Sainte Russie
N’était-ce pas pour toi que Suzdale et Moscou
Avaient su rassembler la terre en apanages,
Et dans des sacs pesants amasser des trésors ?
T’ayant accumulé cette dot en leurs coffres,
Elles t’avaient, ainsi qu’il sied aux fiancées,
Élevée à l’étroit d’un secret gynécée.
N’était-ce pas pour toi qu’aux sources de tes fleuves
Le Tsar Charpentier fit dresser largement
Sa maison aux croisées ouvertes sur cinq mers ?
Des fiancées la plus belle et la plus vaillante,
N’étais-tu pas la plus convoitée des princesses
Parmi les héritiers des Princes d’outre-mer ?
Mais toi, tu ne rêvais, depuis ta tendre enfance,
Que de vastes forêts, d’hermitages rustiques,
Que de courses sans but, sans route, au gré des steppes,
De vie libre et sans frein, mais aussi de cilices,
D’usurpateurs, de larrons, de prêtres maudits,
De rossignols chanteurs, mais aussi de prisons.
Ton dessein n’était point d’être une souveraine...
Quelle aventure alors, quelles vicissitudes :
L’ennemi te soufflait : Gaspille sans compter,
Prodigue tes trésors, rends ton épargne au riche,
Ta puissance à l’esclave, à l’ennemi ta force,
Ton honneur à ta plèbe, à tes traîtres tes clefs.
Tu te soumis alors aux perfides conseils.
Et tu t’abandonnas au voleur, au brigand,
Tu mis le feu à tes faubourgs, à tes silos,
Tu réduisis ton antique demeure en cendres,
Et tu suivis ta route, avilie, outragée,
Esclave désormais du dernier des esclaves.
Mais est-ce là grief à te jeter la pierre ?
Blâmerai-je ta flamme ardente et tourmentée ?
Je me prosternerais bien plutôt dans la boue
Et j’irais bénissant de tes pieds nus la trace,
Ô toi, privée d’abri, âme errante et fantasque,
Vagabonde inspirée, ô Russie dans le Christ !
(1918)
M. A. VOLOCHINE.
Recueilli dans Anthologie de la poésie russe,
choix, traduction et commentaires
de Jacques David, Stock, 1948.