De deux langages merveilleux et de leur pouvoir mystérieux

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Wilhelm Heinrich WACKENRODER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le langage des mots est un immense don du ciel, et ce fut l’éternel bienfait de notre Créateur, que d’avoir libéré la langue du premier homme ; en sorte qu’il pût nommer tous objets et toutes choses que le Très-Haut avait posés autour de lui dans le monde, comme aussi les images spirituelles dont son âme était le siège, exerçant ainsi son esprit dans tous les jeux divers de cet empire du nom et sa richesse. Par la parole et par les mots, notre domination s’étend à tout le royaume de la terre ; par les mots et par la parole, nous prenons sans grand effort possession de tous les trésors de ce monde. Il n’y a guère que l’invisible, suspendu au-dessus de nous, qui ne descende dans notre âme à l’appel des mots.

Toutes choses terrestres sont là, sous notre main, pour peu que nous prononcions leurs noms ; mais si c’est l’absolue Bonté de Dieu que nous entendons nommer, ou la vertu des saints – quand justement nous devrions de tout notre être les saisir –, notre oreille seule est comme emplie de sonorités vides d’écho, et notre esprit n’est aucunement, comme il devrait l’être, hautement élevé.

Néanmoins je connais deux langues miraculeuses, par la grâce desquelles le Créateur a donné aux humains de saisir et comprendre toutes choses du ciel dans leur pleine puissance, autant du moins (pour ne point parler avec témérité) qu’il est possible aux créatures mortelles de le faire. Mais c’est par des voies tout autres, et non sous le couvert des mots, que ces langues pénètrent au plus secret de nous-mêmes : elles émeuvent d’un coup, de façon merveilleuse, notre être entier, et elles se pressent dans tous nos nerfs, dans chacune des gouttes de notre sang. L’une de ces langues miraculeuses, il n’y a que Dieu seul qui la parle ; et la seconde, quelques rares élus seulement parmi les hommes, qu’il s’est choisis. Nature et art, voilà ce que je veux dire.

Depuis ma première jeunesse, où j’apprenais à connaître le Dieu des hommes dans les vieux livres saints de notre religion, la nature a toujours été pour moi le livre clair et grand ouvert expliquant au mieux Son essence divine et Ses attributs. Le murmure du vent dans les hauteurs de la forêt, le roulement du tonnerre, m’ont rapporté sur lui des choses mystérieuses que je ne saurais exprimer en paroles. Un splendide vallon, fermé par la découpure étonnante des rocs, un miroitant cours d’eau où les arbres se penchent, ou bien la verte paix des champs tout brillants sous le bleu du ciel... oh ! plus que les mots jamais ne pourront dire, ces choses ont suscité au plus profond de moi des élans merveilleux, et mon esprit en a été entièrement rempli, et tout comblé de la grandeur toute-puissante et toute bienfaisante de Dieu ; mon âme en a été toute purifiée, élevée, exaltée. El j’ai le sentiment que la langue des mots est elle-même un instrument par trop grossier et beaucoup trop terrestre pour traiter aussi bien du monde immatériel que du matériel.

Aussi est-ce pour moi un grand motif de louer la puissance et la haute bonté du Créateur, qu’il nous ait entourés, nous humains, d’un nombre infini de choses et d’objets qui tous ont leur essence, et chacune différente, et que nous ne saisissons ni comprenons aucunement. Car nous ne savons pas ce qu’est un arbre ; ce qu’est une prairie, nous ne le savons point, ni ce qu’est un rocher ; nous ne pouvons parler notre langue avec eux. Il n’y a qu’entre nous que nous nous comprenions. Ce qui n’empêche que notre Créateur ait posé dans le cœur humain une telle et si merveilleuse sympathie pour ces choses, qu’elles se montrent capables de nous amener, par des voies inconnues, à des dispositions d’esprit ou à des sentiments, à des pensers ou quel que soit le nom qu’on veuille leur donner, auxquels jamais par le moyen des mots les plus précis et les mieux adaptés nous ne saurions parvenir.

La sagesse du monde et ses représentants, emportés par un zèle en soi louable pour la vérité, sont tombés dans l’erreur : ils ont voulu découvrir les secrets du ciel et les poser parmi les objets de la terre, dans les lumières de la terre, chassant du plus intime de leur cœur l’obscur sentiment qu’ils en avaient toujours, se maintenant dans leur outrecuidance. L’homme dans sa faiblesse peut-il prétendre apporter son explication, ouvrir de sa lumière les mystères du ciel ? Croit-il dans sa témérité pouvoir tirer au jour ce que Dieu couvre de sa main ? Peut-il s’autoriser dans son orgueil à chasser hors de soi ces sentiments obscurs qui descendent sur nous tels des anges voilés ?... Avec l’humilité la plus profonde, je les honore ; car c’est une grâce infinie de Dieu, s’il envoie jusqu’au fond de nous ces justes témoignages de la Vérité.

Tout autre que celle de la nature, et d’une tout autre sorte est la langue de l’art. Mais elle aussi possède, et par des voies également obscures et secrètes, un merveilleux pouvoir sur le cœur humain. Elle parle par le moyen des images humaines, et s’il faut qu’elle se serve d’une écriture hiéroglyphique, ses signes aussi seront par nous, du dehors, et connus et compris. L’immatériel et le spirituel, elle les coule dans les formes visibles d’une manière à la fois si émouvante et admirable, que de nouveau notre être entier et tout ce qui s’y rapporte en est touché, bouleversé jusqu’au tréfonds. Que de peintures représentant la Passion du Christ, ou notre Sainte Vierge, ou l’histoire des saints, ont purifié mon cœur – j’ose le dire – et dans mon sentiment le plus intime, ont fait naître des pensers plus vertueux et saints que tant de considérations morales et de pieuses méditations ! Entre autres, il me souvient encore avec ferveur d’un tableau plus que magnifiquement peint de notre saint Sébastien, qui est attaché nu à un arbre, avec un ange qui lui retire les flèches de la poitrine et un autre ange descendant du ciel, qui pose sur son front une couronne de fleurs. Oui, je rends grâce à ce tableau de sentiments chrétiens très profonds et durables : et c’est à peine si je puis, aujourd’hui, le revoir en esprit si vivement sans que les larmes me montent aux yeux.

Les doctrines des sages ne s’en prennent qu’à notre cerveau, ne mettent en mouvement que la moitié de nous-mêmes ; mais les deux langues merveilleuses, dont je proclame ici la puissance, émeuvent aussi bien nos sens que notre esprit. Bien mieux encore (je ne vois pas comment le dire autrement), elles semblent constituer de toutes les parties de notre être (qui nous demeure indéchiffrable) un tout, une unité, un nouvel organe qui saisit et comprend, par cette double voie, les miracles du ciel.

L’une de ces langues – la nature éternellement vivante et infinie, que le Très-Haut parle toujours et sans fin d’éternité en éternité – nous porte et nous entraîne à travers les immenses espaces aériens, tout droit vers la divinité. Mais l’autre, celle de l’art qui, par la combinaison géniale de terre colorée et de quelque humidité, reproduit dans un espace étroit et strictement mesuré, mais en s’efforçant vers une perfection tout intérieure, imite et reproduit la figure humaine (une sorte de création qu’il a été donné aux mortels d’accomplir) – l’autre langue nous découvre tous les trésors enfouis dans la poitrine de l’homme, oriente notre regard vers l’intérieur et nous montre l’Invisible : je veux dire tout ce qu’il y a de noble, de grand et de divin dans l’apparence humaine.

Lorsque, quittant le temple divinement consacré de notre monastère et les méditations sur le Christ en Croix, je m’avance en plein air, enveloppé du chaud et vivant manteau des rayons du soleil épandus du ciel bleu, le regard caressé par le beau paysage, ses montagnes, ses eaux vives et ses bosquets – alors c’est un vrai monde de Dieu que je vois devant moi, et d’une vraie manière je sens en moi se lever, du plus profond de moi, grandeur. Et lorsque, revenant de dehors, j’entre à nouveau dans le temple de Dieu et me remets en méditations devant le tableau du Christ en Croix, alors je vois encore un autre et vrai et immense monde de Dieu devant moi, et je sens d’une autre vraie manière se lever en moi, du plus intime de moi-même, la grandeur.

L’art nous donne la perfection humaine la plus haute ; la nature, autant que la peut voir un œil mortel, est semblable aux fragments de paroles de l’oracle tombé des lèvres de la divinité.

Et, si toutefois il est permis de s’exprimer ainsi sur ces sortes de choses, peut-être pourrait-on dire que Dieu se plaît à regarder la nature tout entière ou l’univers entier, analogiquement, comme nous aimons nous-mêmes contempler un chef-d’œuvre, comme nous aimons à regarder une œuvre d’art.

 

1797

 

 

Wilhelm Heinrich WACKENRODER.

Traduit par Armel Guerne.

Recueilli dans Les romantiques allemands,

Desclée De Brouwer, 1957.

 

 

 

 

 

 

 

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