Le livre du monde
« Les livres ont leur sort », disaient déjà les anciens. Ce sort est proportionné au degré de culture des hommes. Pour le barbare, un livre n’est qu’une somme de signes incompréhensibles. Ces signes lui semblent mystérieux et bizarres, mais il ne comprend pas comment ils pourraient lui dire quelque chose.
Pour celui qui sait lire, ces caractères ont un langage multiple. Ce qui toutefois ne veut pas dire qu’il le comprenne entièrement. Pour qu’un livre, avec tout ce qu’il contient, pénètre un lecteur, l’instruise, l’améliore, le transporte d’admiration, il faut que ce lecteur soit passé maître dans les matières qu’il renferme, ou du moins qu’il s’efforce de le devenir.
L’insensé lit, le sage lit ;
Mais bien différent est leur sort.
Le sage s’élève à la lumière,
Le fou ne fait que tourner sur lui-même.
Le plus grand, le plus riche, le plus artistique de tous les livres, c’est le monde, ce livre écrit par la main de Dieu, et dont les créatures sans nombre sont les lettres. Celui qui n’a pas suffisamment exercé son intelligence pour pouvoir lire dans ce livre, ne voit que les caractères qui le forment ; mais il ne comprend pas leur sens.
Sans doute, le naturaliste et l’artiste vulgaires lisent couramment dans ce livre ; ils comprennent même les lois d’après lesquelles sont formulés les principes particuliers qu’il contient ; mais ils ne vont pas jusqu’à comprendre l’œuvre dans son ensemble.
De même, le philologue à cheveux blancs ne voit dans Homère que des applications grammaticales ; mais ce que la poésie a de grandiose disparaît derrière la lettre. Bien rares, en effet, sont ceux qui ont l’esprit assez libre et assez puissant pour s’élever du vers à l’ensemble, des détails à la grande pensée que le poète a voulu exprimer dans son œuvre.
Il en est de même pour cet admirable poème de Dieu, qui s’appelle l’univers. Celui-là seul le comprend, qui a 1’intelligence assez élevée et assez dégagée pour le pénétrer. Tandis qu’il contemple cette œuvre magnifique, une voix intérieure lui dit quel être merveilleux en est le créateur.
C’est ainsi que, de la beauté du monde, il s’élève à cette source de la beauté d’où découle toute beauté perceptible, et qu’il s’écrie avec le poète : « L’œil contemple l’éclat du soleil et le scintillement des étoiles. Il parcourt l’immensité des flots, et s’arrête sur les glaciers étincelants. Dans chaque rayon de lumière, l’esprit voit un reflet mystérieux de cet être, source de toute lumière, qui règne éternellement dans le ciel. »
Albert Maria WEISS,
Sagesse pratique : pensées, récits, conseils,
ouvrage traduit de l’allemand sur la 6e édition
par l’abbé L. Collin, 1898.