Philosophie réaliste

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Albert Maria WEISS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous seriez bien aimable, monsieur, de m’indiquer la marche à suivre, pour arriver une bonne fois à la conviction qu’il existe un être suprême.

– Excusez-moi, je vous prie, mais des questions de ce genre sont trop difficiles et trop subtiles pour moi. Je suis un réaliste renforcé, et les longs détours ne me plaisent pas. Vous en ferez vous-même l’expérience, si je vous réponds en vous posant moi aussi une question. Dites-moi, lequel des deux, de la poule ou de l’œuf, a existé le premier ?

– La poule ou l’œuf ? Mais, c’est une question pour rire que vous me posez là. – Pas du tout. Lequel des deux a existé le premier ? – Pas si vite, de grâce, laissez-moi réfléchir un instant. – Eh bien ! qu’en dites-vous ? – Oh ! Il n’y a pas moyen de raisonner. Écoutez, c’est une question à vous rendre fou.

– Allons ! du calme ! Je vais vous dire mon opinion là-dessus. Il est à croire que vous deviendrez d’humeur plus facile, quand je vous aurai mis sur la voie. Il me semble que c’est la poule qui a dû exister la première. À quoi serviraient tous les œufs du monde, s’il n’y avait pas de poule pour les couver ?

– C’est vrai. Mais la poule ? D’où est-elle venue ? De ma vie, je n’ai jamais vu de poule venir d’ailleurs que d’un œuf.

– Ni moi non plus. Donc qu’à cela ne tienne. Si vous préférez, admettons que l’œuf existait avant la poule.

– Mais, encore une fois, vous n’y pensez pas. D’où les œufs viendront-ils, si ce n’est pas une poule qui les fait ?

– Je l’avais pensé aussi. Mais il faut pourtant que l’un dos deux ait précédé l’autre. Il faut vous décider ou pour la poule ou pour l’œuf.

– Vous avez raison. Eh bien ! disons que c’est l’œuf. Pourtant non. Ce n’est pas cela. Supposons que c’est la poule. Mais... Ah ! vraiment, c’est à en perdre la tête. Il faut cependant en finir ; ce jeu ne peut durer indéfiniment.

– Donc, vous êtes pour la poule ? – Oui, va pour la poule. Disons que c’est la poule qui a précédé l’œuf.

– Bien. Mais il me semble que cela revient un peu au même. Tout ce qu’il y a de certain, c’est que l’un a dû exister avant l’autre. D’ailleurs peu importe, c’est entendu : la poule a existé la première. Mais si la poule a existé la première, alors il n’y avait rien avant elle. Or, rien ne naît de rien. Comment cela s’est-il passé ? Rien auparavant, et puis tout d’un coup la poule !

– C’est tout de même vrai. Décidément je n’ai pas de chance. Eh bien ! je préfère dire que c’est l’œuf qui a existé le premier.

– Très bien. Mais si l’œuf a existé le premier, il n’y avait rien avant lui. – Ce n’est peut-être pas une poule qui l’a pondu. – Attention ! Monsieur, science et hypothèse ! Restons sur le terrain des faits. Avez-vous jamais vu un œuf provenir d’autre chose que d’une poule ? Je ne suis pas plus crédule que vous. Cependant, ceci accepté, il s’ensuivra que cette autre chose était la première. Et alors, à son sujet, la même question que celle de tout à l’heure se pose à nouveau.

– Oui. Mais cette chose ne pourrait-elle pas provenir d’une autre, et celle-ci à son tour encore d’une autre, et cela indéfiniment ? Et puis, est-il bien nécessaire qu’il y en ait une qui ait existé la toute première ? Vous devez savoir que c’est l’opinion que je partage avec Darwin.

– Doucement ! doucement ! N’évoquez pas ici le nom de votre maître ; vous le feriez tressaillir dans sa tombe. Darwin est bon pour disloquer tous les singes de la création, comme Hegel toutes les idées, – excusez un tel langage dans la bouche d’un réaliste ; – mais nous n’avons rien à faire ici avec Darwin et Hegel. Quand vous supposeriez des millions d’autres choses, et que vous feriez remonter notre œuf jusqu’au protoplasme primitif, nous ne serions pas plus avancés après qu’avant. La question ne serait toujours pas résolue. Ce qui existait avant toutes ces autres choses dont vous me parlez, est évidemment ce qui a existé en premier lieu. Comme vous le disiez vous-même, cela ne peut se continuer indéfiniment. Car, s’il n’y a pas un premier principe, il n’y a pas de commencement non plus, et là où il n’y a pas de commencement, il n’y a pas de continuation. Là où il y a un second, il faut qu’un premier ait existé avant lui ; et ce premier est le commencement ; et avant le commencement il n’y avait rien.

Restons-en donc à notre poule et à notre œuf. Voici la poule. Nous avons dit que nous la faisions apparaître en second lieu, qu’alors l’œuf existait le premier, et qu’avant l’œuf il n’y avait rien. Cependant la poule est là et l’œuf aussi. Comment y sont-ils venus ? Voilà la question. Elle est claire. À vous d’y répondre clairement.

– Cela commence par devenir désespérant. La poule ne peut pourtant pas s’être faite toute seule, l’œuf encore moins. Et avant eux, il n’y avait rien... Rien ne naît de rien... Et cependant ils sont là tous deux... Alors, il faut ou bien qu’ils se soient faits eux-mêmes de rien, ou bien qu’un autre les ait faits de rien.

– Inutile de vous répondre sur la première alternative, n’est-ce pas ? car vous l’avez déjà fait vous-même : rien ne naît de rien. Il n’est personne qui nie la valeur de ce principe.

Reste donc la possibilité que quelqu’un ait fait l’œuf de rien. Or, remarquez qu’ici également l’expression de rien est inexacte Personne ne peut faire quelque chose de rien. – D’accord, ou dans ce cas c’est un miracle. – Mais alors vous m’accordez aussi que nous en sommes précisément au point où vous vouliez m’amener avec votre première question. Les hommes sont arrivés à la notion de Dieu, non pas par des boutades intellectuelles, et par des aberrations sentimentales, mais par la réflexion calme ; non parce qu’ils étaient des insensés, mais parce qu’ils ne voulaient pas le devenir.

Pour parler en vrai réaliste, ma réponse est donc celle-ci : L’idée d’une cause première, c’est-à-dire de Dieu, exista lorsque le premier esprit pensant vit la première poule ou le premier œuf, – l’œuf-monde gazéiforme de Laplace, si vous voulez. – Il dut alors se dire : ou bien il me faut croire à un créateur, ou bien je suis un insensé.

 

 

Albert Maria WEISS,

Sagesse pratique : pensées, récits, conseils,

ouvrage traduit de l’allemand sur la 6e édition

par l’abbé L. Collin, 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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