Les dieux, preuve qu’il y a un Dieu
par
Albert Maria WEISS
C’est la peur, dit-on, qui a inventé la foi en Dieu.
Dans son ouvrage intitulé « Voelkerkunde », Oscar Peschel a voulu donner la preuve de cette affirmation, au point de vue géographique, en montrant que les fondateurs de religions naissaient seulement sur les parties de la terre où sévit le plus la rage des tempêtes.
Pour des enfants qui ont peur de l’orage, l’argument peut être convaincant. Mais un homme réfléchi, un homme qui sait se dominer, ne fera qu’en sourire et répéter avec Boileau :
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
En réalité, si l’on veut prouver que les hommes ont pu inventer la croyance en Dieu, il ne faut pas vouloir apporter la crainte comme argument.
Quels seraient en effet les hommes qui auraient inventé cette croyance ? Seraient-ce les hommes des temps primitifs, ces hommes de fer qui se battaient avec des quartiers de roche ou des massues en pierre ?
En vérité, des gens comme les Titans, comme Prométhée, Ajax, Grendel, Hagen, ne ressemblent guère à des enfants qui ont peur des troubles atmosphériques.
Seraient-ce les visages blêmes et les muscadins des peuples en décadence ?
Mais, les libertins phtisiques, les débauchés ramollis, les enfants prodigues qui ont usé leurs forces dans le vice, bref, les poltrons trouvent tout, plutôt qu’un Dieu aussi grave que celui en qui nous croyons. De plus, en auraient-ils le courage et la force ? Si l’on veut savoir quel serait le Dieu de ces gens-là, – à supposer qu’ils puissent en inventer un, – on n’a qu’à se renseigner auprès des contemporains de la Pompadour.
Non, ce n’est pas la peur qui a inventé Dieu ; non, ce ne sont pas les hommes qui ont inventé la foi en Dieu. S’il dépendait d’eux de se fabriquer un Dieu, ils auraient également la liberté d’en inventer un avec lequel ils pourraient faire ce qu’ils voudraient. Pourquoi donc alors ne se sont-ils pas entendus pour en inventer un plus commode ? Pourquoi ont-ils trouvé un Dieu fort, immuable, éternel ? un témoin présent partout, un esprit qui sait tout, dont l’œil est plus clair que le soleil, qui sonde les reins et les cœurs, qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes ?
Pourquoi ont-ils inventé un juge incorruptible qui ne fait acception de personne, qui cite à son tribunal nos actions les plus secrètes et nos désirs les plus cachés ? Pourquoi ont-ils inventé un législateur juste, qui ne change pas, qui ne se laisse pas plus tromper qu’il ne trompe ? Pourquoi ont-ils inventé un Dieu jaloux, qui ne partage avec personne ses revendications sur notre cœur, sur notre esprit, et ses droits à notre culte ?
Qui ne comprend que jamais les hommes n’auraient inventé un pareil Dieu, s’ils l’eussent fait de leur propre chef ?
Les anciens, dont on invoque souvent le témoignage en cette matière : Lucrèce, Pétrone, Stace, sont beaucoup plus sérieux que les modernes à ce point de vue. Ils ne disent jamais que la peur a inventé la religion et l’idée d’un Dieu, mais seulement qu’elle a introduit les dieux.
Et, en cela ils ont raison. C’est la peur d’un Dieu saint qui a inventé les dieux corrompus et sensuels des Grecs, les dieux ivrognes, gloutons et querelleurs de la Walhalla des Germains, le dieu goutteux, bon papa et quelque peu tombé en enfance du Rationalisme, le dieu nuageux du Panthéisme. En un mot, la peur d’un seul Dieu juste a inventé les dieux innombrables, grâce aux faiblesses desquels les hommes peuvent apaiser les remords de leur conscience, et donner libre carrière à leurs défauts personnels.
L’invention des dieux non-justes et non-saints est donc la meilleure preuve que l’homme est convaincu de la sainteté d’un vrai Dieu, dont il redoute la justice.
Albert Maria WEISS,
Sagesse pratique : pensées, récits, conseils,
ouvrage traduit de l’allemand sur la 6e édition
par l’abbé L. Collin, 1898.