Les larmes
Les larmes sont un don.
Lorsque d’un pas distrait nous poursuivons nos rêves
Sous l’ombrage doré des grands bois murmurants,
Par les plaines de trèfle et les doux champs de fèves,
Ou sur les rocs hardis qui bordent les torrents,
Et que, par intervalle, arrêtés sous un chêne,
Nous sentons lentement pénétrer dans l’esprit
Le calme radieux et la splendeur sereine
De la terre qui chante et du ciel qui sourit :
D’où vient que, malgré nous, une vague tristesse,
Qu’on ne peut définir et qu’on craint de montrer,
Monte de l’âme au front, qui s’incline et s’affaisse,
Et que, sans le savoir, on se prend à pleurer ?
D’où vient que dans un bal, quand l’orchestre déchaîne
Le galop bondissant en tourbillons fougueux,
Ou par degrés s’apaise et mollement ramène
La valse échevelée au quadrille amoureux ;
En voyant tous ces fronts étinceler, reluire
Dans un air saturé de parfums enivrants,
Ces regards se chercher, ces lèvres se sourire.
Et ces roses briller sur des seins haletants ;
D’où vient que de ces flots de joie et de lumière,
On sent se dégager un nuage de deuil,
Et que, le cœur troublé par une ombre sévère,
On s’enfuit brusquement une larme dans l’œil ?
D’où vient que dans un temple, à genoux sur les dalles,
Quand l’orgue vespéral a cessé de gémir,
Et que le dernier bruit qui s’élève des stalles
Expire au fond du cloître en un vaste soupir ;
En contemplant la nef déserte et solitaire,
Les reflets incertains qui tombent d’un tableau,
Le Christ pâle et glacé qui surmonte la chaire,
Et l’autel morne, noir et froid comme un tombeau ;
D’où vient donc qu’à l’aspect de ces saintes images,
Ne pouvant ni prier, ni bénir le Seigneur,
L’homme, par des sanglots, adresse ses hommages
À l’Être tout-puissant qui règne sur son cœur ?
D’où vient que dans ces jours si chers à la mémoire.
Quand une artiste-reine apparaît à nos yeux,
Et, du haut d’un théâtre étoilé de sa gloire,
Nous ouvre les palais d’un monde merveilleux ;
Quand de l’âme et des sens sa voix tendre ou hautaine
Parcourt en triomphant le sonore clavier,
En fait jaillir l’amour, la colère, la haine,
Et tient courbé sous elle un peuple tout entier ;
D’où vient donc que ce peuple, en relevant la tête
Pour saluer l’artiste au moment du départ,
Ne trouve pour ses vœux de plus digne interprète
Que les pleurs éloquents qui mouillent son regard ?
Ainsi que nous l’avons appris de notre mère.
Et que les livres saints le disent à leur tour,
L’homme, errant ou captif, n’est-il donc sur la terre
Qu’un sublime exilé du céleste séjour ?
Et quand son œil se voile et que son front s’incline
Devant un grand spectacle admiré de nous tous,
Qu’il sent pâlir son cœur au fond de sa poitrine,
Et qu’insensiblement il fléchit les genoux :
Est-ce le souvenir de sa gloire perdue,
Un retour fugitif aux splendeurs du passé,
L’amer ressentiment de sa grandeur déchue
Qui fait tomber ces pleurs sur son sein oppressé ?
Théodore WEUSTENRAED.
Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi
par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,
professeur à l’Université de Liège, 1874.