Une fête de Noël au Groenland en l’an 1001

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Eugène ACHARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était la fête de Yul (Noël) chez le logmadr de Brattalid, Éric, surnommé Rauda, à cause de sa barbe qui eut jadis la couleur de l’ambre, mais que les ans avaient depuis longtemps blanchie 1.

Éric recevait noblement ses hôtes, les logmadrs des budirs voisins ; il les connaissait tous par leur nom, car ils avaient été ses pairs dans la lutte et les compagnons de sa fuite au Groenland ; tous étaient des jarls fameux, des vikings.

Dans la grande salle de la maison, il y avait un beau festin. On riait, on buvait et l’on se voyait tout rouge, aux reflets de la flamme des deux immenses foyers où se consumaient ces énormes troncs d’arbres que la mer apportait de pays inconnus.

L’immense table était abondamment servie ; ni la bière, ni l’hydromel ne manquaient, et les convives crièrent de joie quand on apporta, sur un immense plat d’argent, le porc rôti tout entier, qui semblait se tenir debout, avec des pommes entre les mâchoires et, sur la tête, une guirlande de lichen aux senteurs aromatiques.

Éric connaissait les lois de l’hospitalité. Dès que le plat fut déposé devant lui, il saisit son poignard, trancha le morceau le plus délicat et l’offrit à Biorne le dernier venu dans l’assemblée de Brattalid.

À toi, mon hôte, dit-il, en déposant le morceau devant lui. À toi, pour te marquer tout le plaisir que j’ai à te recevoir dans ma maison.

Aussitôt les cornes cerclées d’argent 2 furent remplies jusqu’au bord d’une bière mousseuse et blonde. Elles se heurtèrent les unes contre les autres.

– Je bois à toi, Biorne Keitilfson 3, ta vue me réjouit et je te dis : Sois le bienvenu dans ma maison, comme tu l’aurais été dans la maison de Kétilf, s’il n’était déjà parti vers le grand pays de la Walhalla 4.

Biorne se leva à son tour. Son visage était triste car il pleurait encore la mort de son père, mais ses traits s’adoucirent du plaisir de la bienvenue.

– À toi, je bois, Éric, jarl et viking, dit-il, en élevant sa coupe d’où débordait une mousse blonde. La chaleur de ton foyer réchauffe mon cœur cruellement frappé par la mort d’un père qui fut, lui aussi, un jarl fameux 5.

Les cornes du festin, de nouveau remplies, s’entrechoquèrent et la chaleur qu’elles jetaient dans le sang fit monter les voix de plusieurs tons.

Éric présidait noblement au festin. Les ans qui le chargeaient n’avaient pas réussi à courber sa haute stature. Il dépassait de la tête tous ses compagnons. Il était magnifiquement vêtu, car il fut autrefois pirate heureux et pillard avide. Dans une chambre secrète, il gardait les dépouilles arrachées aux châteaux de la Northumbrie et de l’Armorique 6.

Il portait, ce jour-là un manteau de velours rouge brodé de soie d’or ; à son cou pendait un collier d’or massif et dans sa ceinture, sur des plaques émaillées, étaient enchâssées des pierres précieuses qui luisaient comme des flammes.

Près de lui était assise sa fille aînée, l’ardente Freydisa qui, sous des traits de jeune vierge, cachait une âme de guerrier. Un peu plus loin était sa cousine Gudrid, plus belle encore, et si tendre que la seule vue du sang lui arrachait des larmes.

À l’autre bout de la salle était Leif, le fils aîné d’Éric. Il était allé en Norvège, apprendre le métier des armes et de la navigation. À son cou pendait une chaîne terminée par une croix d’or, présent du roi Olaf, et l’on chuchotait qu’abandonnant le culte de Thor 7, il était devenu chrétien.

Cependant les serviteurs circulaient autour de la table, remplissant les cornes à mesure qu’elles se vidaient. Déjà l’excitation se faisait sentir ; les voix s’animaient, les guerriers s’interpellaient.

Biorne causait maintenant avec Sigmund, pirate redouté, dont les drakkars étaient à l’ancre dans le fiord voisin ; il était arrivé depuis peu et se préparait à repartir pour la vie ardente de la mer.

– Je suis content de te revoir, Sigmund.

– Et moi, ta vue me réjouit, Biorne Keitilfson.

Un serviteur passait, il remplit les deux cornes et les deux guerriers les ayant choquées l’une contre l’autre, les vidèrent en silence.

– Tu as fait de belles prises ? demanda Sigmund.

– J’ai été jusqu’à Roudou (Rouen) avec Hastein 8. Nous avons pris la ville et pillé les églises ; il y a eu grand butin. Pourquoi n’étais-tu pas avec nous, toi qui commandes à cinq drakkars ?

– Pendant que tu étais chez les Franks 9, mes drakkars ravageaient les côtes de la Norvège pour tirer vengeance du roi Olaf qui a fait périr mon frère Thorweg.

– Et maintenant, quels sont tes projets ? Es-tu engagé dans quelque entreprise ?

– Olaf a fait sonner du cor contre moi ; il a juré ma mort ; ses guetteurs surveillent la mer ; je ne puis me montrer sur les côtes de Norvège. Dans quelques jours, je partirai à la recherche d’une île solitaire ; j’en ferai un lieu de refuge pour mes drakkars et un dépôt pour mes prises.

– Puisque tu es libre, je te parlerai demain d’une affaire qui peut être bonne pour tous deux. Tu cherches une île, peut-être trouverons-nous un royaume plus vaste que la Norvège. À présent, écoutons, car voici Harald qui se lève et va nous chanter une de ces belles sagas dont il a le secret.

Harald était le meilleur scalde du Groenland et de l’Islande. Nul n’excellait comme lui à chanter la belle vie northmane, la vie libre et fière des pirates qui vont, sur la croupe des vagues, insouciants de la tempête et du danger. Il prit sa harpe, préluda quelques instants et commença d’une voix forte.

Debout, près d’Éric, les yeux au ciel, tandis que ses doigts frémissaient sur les cordes sonores, il chanta les amours du Nord, l’aventure de la belle Godruna au cœur d’acier, qui combattit vingt ans comme un viking, faisant trembler les castels et les villes. Elle avait juré de ne donner sa main qu’à celui qui saurait la vaincre par les armes. Le jeune Hagbard, son compagnon d’enfance, la poursuivait sans jamais pouvoir la rencontrer. Un jour enfin, il trouve sa flotte dans un golfe de Finlande, il reconnaît son bouclier bleu suspendu au mât de son drakkar, il livre bataille, monte à l’abordage et, vainqueur, met un genou en terre pour réclamer le prix de sa victoire. Godruna sourit en lui tendant la main, mais au moment où le jeune viking veut la saisir pour déposer sur son front le baiser de ses fiançailles, la vierge guerrière s’affaisse tout à coup défaillante et expire. Une flèche trop sûre l’avait atteinte au défaut de la cuirasse et lui avait percé le cœur. Alors, Hagbard, fou de douleur, ordonna de mettre le feu au navire, puis prenant la main de sa fiancée, il s’étendît à ses côtés, voulant au moins que la mort les réunît, puisque la vie cruelle les avait séparés. Le navire s’enfonça, entraînant aux abîmes les deux héros ; mais depuis, dans la nuit sereine, lorsque l’aurore boréale déploie ses draperies mystérieuses, on peut voir deux ombres apparaître sur les flots. C’est l’ombre du jarl Hagbard qui revient lutter encore pour conquérir sa fiancée insaisissable.

Aux accents de la voix attendrie du scalde, le cœur des rudes guerriers tressaillit sous la cotte de fer et leurs yeux qui avaient contemplé le carnage et la mort sans s’émouvoir, se mouillaient de larmes au souvenir des deux amants infortunés.

Mais déjà Harald préludait à une saga nouvelle. Il chantait les splendeurs du Walhalla, le bonheur des héros et les combats sans nombre qu’ils se livrent sous les yeux d’Odin. Il chantait avec une telle force que les yeux étincelaient, le sang montait aux joues et plus d’un viking étreignait fortement la poignée de son épée.

Il se tut, et tout demeura dans le silence. Les visions magiques passaient encore devant les yeux.

Mais quand on vit Éric détacher ses bracelets d’or ornés de pierreries et les jeter au scalde, il y eut un grand tumulte de joie. Les cornes se remplirent d’hydromel et furent vidées en l’honneur d’Harald.

Alors Éric se leva.

L’assemblée se tut, respectueuse, attendant la parole du chef.

– Biorne, dit-il, tu connais comme moi les lois qui nous gouvernent. Elles disent : « Si un étranger se présente à ta porte, reçois-le comme un frère, donne-lui la meilleure place à ton foyer et le morceau choisi de ta venaison. Et quand ses membres seront réchauffés, quand sa faim sera apaisée, il ouvrira la bouche pour te raconter les choses qu’il a vues. » Or, si tu n’es pas ici un étranger, tu es du moins le dernier venu, c’est pourquoi je t’ai donné la place d’honneur. Et maintenant, le moment est arrivé de nous faire le récit de tes aventures.

Alors Biorne raconta comment il courait les mers depuis trois ans, sur son navire, le Sneggar, tantôt pirate et tantôt marchand. Une aventure l’avait conduit en Islande et il avait résolu de pousser jusqu’au Groenland pour embrasser son vieux père une dernière fois.

– Par malheur, dans la hâte du départ, nous avions négligé d’offrir à Thor les trois corbeaux traditionnels et le cruel dieu des tempêtes ne tarda pas à nous le rappeler.

« Bientôt, en effet, la tempête fondit sur nous, l’éclair déchira les nues, illuminant la mer en furie ; les voiles repliées gémissaient, les cordages claquaient le long des mâts, le vent sifflait sur le pont où les matelots avaient peine à se tenir. Le Sneggar, secoué jusque dans sa quille, menaçait à tout instant de nous engloutir avec lui.

« Puis le calme renaissait, plus effrayant encore que la tempête, car nous demeurions enveloppés d’une obscurité pleine d’embûches. Les heures passaient, les jours succédaient aux jours et les matelots découragés se demandaient si nous n’avions pas franchi les bornes du monde et si nous ne voguions pas sur la mer ténébreuse du chaos éternel.

« Soudain, à l’issue d’un des derniers accès de la tempête, les brumes se déchirèrent et l’arc-en-ciel apparut sauveur au-dessus de nos têtes. À cette vue, les matelots s’agenouillèrent, car l’arc-en-ciel n’est-il pas l’image du pont de Bafrost par où les âmes montent de la terre à la Walhalla bienheureuse.

« Or quand nos yeux se furent accoutumés à la lumière, nous aperçûmes, à l’horizon, la silhouette d’une terre inconnue. Le vent nous y portait et chacun se réjouissait à la pensée d’être enfin rendu au terme du voyage.

« Mais bientôt les côtes se nuancèrent de teintes étranges ; au lieu de montagnes aux blancs sommets, s’étendaient d’immenses plaines recouvertes de pierres plates. Non, ce n’était pas là le Groenland que nous cherchions. Mes compagnons auraient voulu descendre quand même sur cette terre et la visiter, mais moi, impatient du retour, je fis virer des trois-quarts et pointer la proue du Sneggar vers l’étoile polaire. Une voix parlait en moi et me disait : “Hâte-toi, si tu veux revoir ton vieux père, car ses jours sont comptés.” Hélas ! malgré ma hâte, je suis arrivé trop tard et je n’ai plus trouvé à Keitilfbudir qu’une tombe fraîchement remuée... »

À ce moment, un siège, repoussé du pied, tomba sur le sol avec fracas. Leif était debout. Son visage respirait la colère.

– Biorne, s’écria-t-il, tu es ici sous le toit de mon père. Je connais les lois de l’hospitalité, mais je connais aussi les lois de la mer et je dis qu’en cette circonstance tu n’as pas montré le cœur d’un viking. Comment ! tu as eu devant tes yeux une terre inexplorée, une contrée propice, peut-être, à de royales aventures et tu n’as pas même pris la peine d’y aborder ! Tu n’y es pas descendu pour y marquer, de nos runes sacrées, le souvenir de ton passage ! Écoute, Biorne, il est heureux pour toi que le vieux Keitilf soit descendu dans la tombe, car, j’en suis sûr, il aurait rougi de toi !

Il y eut un grand silence.

Soudain, on entendit le bruit d’une épée qui sortait du fourreau. Biorne s’avançait sur Leif avec des yeux qui jetaient des flammes.

– Écoute, Leif, s’écria-t-il, d’une voix tonnante, trois hommes m’ont insulté depuis vingt ans et ils sont morts...

– En garde ! Biorne, cria Leif, tirant lui aussi son épée.

Mais on s’était précipité sur les deux adversaires et on les empêchait de se rejoindre.

– Il va y avoir du sang, murmura le jarl Gunmar à l’oreille de son voisin. Je connais Biorne, il est aussi brave que Leif est téméraire.

– Nos lois sont formelles, proféra Thorwald, nul combat ne doit avoir lieu dans la maison où s’est élevée la dispute.

Cependant Biorne avait abaissé son épée.

– Éric, dit-il, s’adressant au père de son adversaire, il ne sera pas dit que j’aurai déshonoré ton hospitalité en répandant le sang dans ta maison, mais ordonne à Leif de sortir afin que nous réglions notre dispute par les armes, car l’insulte qu’il a proférée demande du sang.

Leif affecta de rire à cette provocation.

Éric demeurait silencieux. Il fut jadis très susceptible sur le point d’honneur, mais les ans avaient calmé sa fougue guerrière. Il aimait son fils et une peine profonde se lisait sur ses traits.

Cependant Biorne insistait.

– Logmadr, reprit-il, logmadr, à toi, je demande le combat contre cet homme ; c’est ton fils, je le sais, mais c’est mon insulteur.

Alors Leif ne rit plus : peut-être s’était-il laissé emporter trop facilement. Mais le sort en était jeté et ce n’est pas lui, Leif, qui refuserait de se battre.

– Donne le combat, mon père, dit-il, je ne serai pas long à faire taire cet oiseau criard.

– J’accorde le combat, dit Éric qui semblait soucieux et je nomme Ingmar pour le présider.

Tous les convives poussèrent des cris de joie, car il n’y a rien de meilleur, aux yeux d’un Northman, qu’un beau combat après un bon repas.

– Allons, Ingmar, disait Biorne impatient, désigne-nous le lieu et finissons-en.

– Venez tous, dit Ingmar.

La foule tumultueuse sortit de la maison et descendit jusqu’à la mer.

Arrivé sur le rivage, Ingmar se retourna.

– Voyez, là-bas, dit-il, ce holm, cet îlot de sable ; c’est le champ que je vous assigne. Dans une heure la marée le recouvrira et la mer emportera le corps du vaincu pour l’offrir, comme un trophée, aux Walkyries.

Toute l’assistance cria : hourra !

Mais Ingmar imposa le silence.

– Écoute, Biorne, dit-il, je n’ai pas encore donné le signal. C’est toi qui as demandé le combat, tu peux laisser tomber la querelle et vivre en paix.

– Assez de paroles, répondit celui-ci, venons-en aux mains car la poignée de mon épée me brûle.

Et sans plus, il fit ses préparatifs de combat. Il endossa sur sa tunique une fine cotte de maille, plaça son heaume à nasal sur la tête et, tenant son épée comme une canne, il entra dans la mer pour gagner l’îlot.

Leif l’y suivit aussitôt.

Les deux adversaires plantèrent leur épée dans le sable, à côté d’eux, en attendant le signal.

Alors Ingmar éleva encore la voix.

– Logmadrs et jarls qui m’écoutez, dit-il, vous êtes témoins que ces deux hommes se sont provoqués en un combat singulier. Thor va juger entre eux et les dépouilles du mort appartiendront au vainqueur.

Alors les épées commencèrent à jeter des éclairs. Les deux adversaires étaient d’une égale témérité. Les coups qu’ils se portaient résonnaient sur l’acier des casques. Le combat dura longtemps. Déjà la mer commençait à monter.

Soudain Leif, profitant d’une feinte, s’élança sur son adversaire et lui porta un coup destiné à lui briser le crâne. Mais Biorne, aussi agile, para de son épée. À son tour il fondit sur Leif ; le coup qu’il lui porta fut si terrible qu’il retentit sur le casque du guerrier comme un son de cloche, mais le glaive de Biorne gisait à terre brisé en deux.

Biorne était vaincu !

Alors ramassant les tronçons, il les jeta au loin dans la mer. Puis, croisant les bras sur sa poitrine, il dit :

– Frappe, Leif, frappe, Thor qui m’accable a désarmé mon bras. Que m’importe la vie, maintenant, frappe, mes dépouilles t’appartiendront, tu seras maître à bord du Sneggar ; tu partiras pour la terre que j’ai aperçue, tu y débarqueras, mais si Odin écoute ma dernière imprécation, tu y périras inconnu, de faim et de misère, et ton cadavre y pourrira éternellement malheureux parce qu’il n’aura pas de sépulture.

Leif a bondi sous l’injure. Un flot de sang lui monte au visage. Il marche l’épée haute, proférant des menaces.

À cet instant un cri retentit. Une femme traverse les rangs de la foule, elle entre dans la mer, elle atteint l’îlot. La voici entre les deux adversaires. C’est la belle Gudrid au cœur compatissant.

– Leif, crie-t-elle, veux-tu à jamais déshonorer ton nom et le nom de ton père ? Oseras-tu frapper un ennemi désarmé ?

Leif se calme soudain, il comprend la faute qu’il allait commettre ; prenant son épée, il la brise en deux sur son genou et l’envoie rejoindre, dans les eaux, celle de son adversaire.

– Biorne, dit-il alors en tendant les mains, je suis comme toi désarmé, soyons amis. De par le sort des armes, ton vaisseau m’appartient, mais tu y seras toujours le premier après moi. Partons ensemble, retournons vers la terre que tu as vue. Nous l’explorerons, nous en découvrirons d’autres peut-être et j’en fais ici le serment, aussi longtemps que le vent favorable soufflera dans nos voiles, j’irai vers le sud, sans jamais regarder derrière moi.

Un mois après, le Sneggar quittait Brattalid, emportant Biorne et Leif vers de nouvelles aventures.

Ils retrouvèrent la terre entrevue ; ils y descendirent. Elle était couverte de roches, aride et inhospitalière. Leif la nomma Helluland (terre d’ardoise). Et comme une brise légère gonflait les voiles, ils la quittèrent sans regret pour se livrer de nouveau à l’inconnu.

Et voilà que bientôt une terre nouvelle émergea du sein des flots. Elle n’avait pas l’aspect désolé de la première. Une nature riante se montrait partout ; des forêts au magnifique feuillage s’avançaient jusqu’au bord du rivage, des rivières murmurantes portaient leurs eaux à la mer.

– Quel beau pays, dit Leif, il ferait bon vivre dans ces parages !

Et il nomma le pays Markland, c’est-à-dire Sylvanie.

– Arrêtons-nous ici, proposa Biorne, nous y fonderons un royaume semblable à celui des Francs, car ce rivage me rappelle le pays de Roudou.

– Non, je ne puis, dit Leif ; j’ai juré de voguer vers le sud tant que le vent me sera favorable.

Biorne demeura longtemps silencieux, contemplant ces parages mystérieux. Enfin il se tourna vers son compagnon.

– Leif, lui dit-il, le Sneggar t’appartient, mon père dort sous la terre du Groenland. Je n’ai plus rien au monde. Donne-moi une barque pour remonter cette rivière dont on voit l’embouchure là-bas, car j’ai décidé de finir mes jours ici.

Leif se rendit avec peine à cette demande ; il lui en coûtait de se séparer de son ami.

La barque fut descendue. Biome y prit place, saisit les avirons et bientôt disparut dans l’épaisseur de la forêt. On n’entendit plus jamais parler de lui.

Quant à Leif, esclave de son serment, il se confia de nouveau à la brise. Quelques jours après, il abordait au Vinland.

Ceci se passait en l’an 1001. Six siècles plus tard, d’autres marins, venus de France, l’antique pays des Franks, débarquaient sur le même rivage. Ils y trouvèrent une peuplade avec laquelle ils firent alliance. Elle avait pour chef un sagamo nommé Membertou qui disait descendre d’un homme blanc venu du nord.

Les Français colonisèrent le pays et le nommèrent Acadie. C’est là que vécut Évangeline, la sœur, par le cœur, de la belle Gudrid.

 

 

 

Eugène ACHARD,

Les contes du Saint-Laurent.

 

 

 

 

 



1 Éric était un viking ou jarl, chassé de l’Islande pour un meurtre politique. Il était parti avec ses fidèles et avait fondé, au Groenland, une colonie qu’il gouvernait. Cette colonie comprenait une dizaine de villages ou budirs, dont les chefs portaient le titre de logmadrs (gouverneurs-propriétaires). Le budir de Brattalid, résidence d’Éric, était la capitale du Groenland et il était lui-même le chef suprême de tous ces villages.

2 Les peuples du nord n’avaient pas de coupes, ils buvaient dans des cornes d’animaux Ces cornes étaient le plus souvent ciselées et ornées de cercles en or ou en argent.

3 Littéralement : Biorne, fils de Keitilf ; c’est ainsi que Leif, fils d’Éric, est souvent appelé Leif Éricson. Le j dans la langue nordique se prononce comme i, on peut donc écrire Biorne ou Bjorne de même que l’on écrit fjord ou fiord.

4 La Walhalla était le séjour des bienheureux dans la religion des peuples du Nord. À cette époque Éric était encore païen ; il devait plus tard se convertir au christianisme ; mais son fils Leif était déjà chrétien, s’étant converti à l’occasion d’un voyage qu’il avait fait à la cour du roi Olaf de Norvège.

5 Keitilf avait été l’un des compagnons d’Éric dans sa fuite au Groenland ; c’est pour le voir une dernière fois que Biorne avait entrepris son voyage, mais retardé en chemin par la tempête, il n’avait pas eu la consolation de fermer les yeux à son vieux père ; à son arrivée, on lui avait montré la tombe où reposait le vieux viking.

6 La Northumbrie était l’un des sept royaumes de l’Angleterre saxonne et l’Armorique une des provinces de la Gaule aujourd’hui, la Bretagne française.

7 Thor était le dieu de la guerre, chez les Northmans ; Odin était le dieu suprême.

8 Hastein ou Hasting, pirate fameux qui répandit la terreur dans tout le nord de la France, au temps des invasions normandes ; il s’avança jusque sous les murs de Paris.

9 Les habitants de la France portèrent d’abord le nom de Gaulois et leur pays était la Gaule ; après l’occupation romaine, le pays fut conquis par la tribu des Francs qui imposa son nom à toute la Gaule. On écrivit d’abord Franks, puis Francs et enfin Français.

 

 

 

 

 

 

 

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