Le musicien de Blois
par
Amédée ACHARD
I
Il y avait en 184., à Blois, un petit ménage d’artistes qui habitait une maisonnette avec un jardin, située à l’extrémité de la rue des Fossés, du côté de la campagne. Ce ménage se composait de trois personnes, un vieillard, un jeune homme, une servante. Tout le monde dans la ville connaissait le père Noël, Urbain et la vieille Catherine. Tous les jours, à huit heures, le père Noël sortait pour se rendre à Saint-Louis, où il était organiste ; Catherine partait pour le marché, et Urbain restait seul au logis. Bientôt après, si la saison était belle, on entendait par la fenêtre ouverte les sons d’un piano. À onze heures, le père Noël rentrait, et on déjeunait. Vers midi, Urbain allait en course et ne revenait pas toujours exactement pour l’heure du dîner, malgré les avertissements de Catherine, qui ne manquait jamais de lui dire : « Eh ! monsieur, ne faites pas comme hier ! »
On ne voyait pas dix personnes par an dans la maison du père Noël. Il n’aimait pas à causer, et se bornait à rendre les saluts que lui adressaient les paroissiens de la cathédrale. Les enfants se tenaient cois quand il passait ; billes et toupies, rien n’allait plus. Il ne souriait guère qu’à la vue d’une jeune fille qui était sa pupille et qu’on appelait Madeleine. Elle avait dix-huit ans, et demeurait avec sa mère non loin du quai, à l’autre bout de la ville. Quand Madeleine sonnait à la porte, c’était fête au logis. On n’y travaillait plus. Les seules distractions du père Noël consistaient en longues promenades, qu’il faisait seul le soir sur les bords de la Loire. Comme on connaissait son humeur taciturne, personne ne l’arrêtait jamais. Il allait d’un pas méthodique, les mains au fond de ses poches, comme un philosophe qui médite ou un paresseux qui rêve.
La maisonnette occupée par le père Noël n’avait qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée. Il y avait en bas la cuisine et deux pièces, dont l’une servait de salle à manger ; dans l’autre, on serrait les provisions. Les chambres à coucher étaient au-dessus, séparées par un grand cabinet tout rempli de livres. Celle du père Noël était la plus large. Quelques vieux meubles d’un beau style en bois gris la garnissaient : des instruments de musique étaient accrochés aux murs çà et là ; en face du lit à baldaquin, qui s’élevait jusqu’au plafond, on voyait deux beaux tableaux de saints, dont la sombre couleur et l’expression vigoureuse rappelaient l’école espagnole, et entre eux le portrait d’un colonel des dragons de la garde en grand costume militaire. Une certaine ressemblance existait entre le père Noël et ce portrait, balafré d’une cicatrice au front. La chambre d’Urbain, plus petite, était plus coquette. Un piano était dans un coin, une commode à ornements de cuivre et à pieds tordus dans un autre ; une jolie pendule en marqueterie sonnait les heures sur la cheminée entre deux vases du Japon. Des aquarelles, des gravures, des statuettes, des fleurets, un masque de combat, faisaient le tour de la tapisserie. Un grand fauteuil de cuir était devant la fenêtre, où flottaient des rideaux de perse.
Sauf le bruit du piano, un grand silence régnait dans la maison. Souvent, tandis qu’Urbain jouait, le père Noël se promenait dans le jardin, qui était un peu sauvage. Son pas régulier faisait crier le gravier à temps égaux. Quand il était las de se promener, il prenait un livre et lisait jusqu’au soir. Trois fois par semaine, l’organiste travaillait avec Urbain, à qui il enseignait la composition. De gros vieux bouquins et des cahiers de musique encombraient le parquet ces jours-là. Ces leçons mettaient le père Noël en verve ; la nuit venue, il courait dans sa chambre et se plongeait dans l’étude des vieux maîtres.
« Est-ce beau ! s’écriait-il quand il avait exécuté un morceau de Sébastien Bach ou de Haendel.
– Certainement », répondait Urbain, qui n’avait écouté que d’une oreille.
Aucun lien de parenté n’existait entre le vieillard et le jeune homme, bien qu’une certaine familiarité qu’on remarquait dans leurs rapports de tous les instants eût pu faire croire qu’ils étaient l’un le père et l’autre le fils. Le père Noël était le professeur, et Urbain l’élève seulement, mais un élève auquel le père Noël avait ouvert sa maison, et qu’il traitait comme son enfant. Il s’était mis en tête d’en faire un musicien de premier ordre et n’épargnait rien pour arriver à ce résultat, au sujet duquel, il faut bien le dire, Urbain et le père Noël ne s’entendaient guère. Sur ce chapitre, leurs discussions n’avaient ni fin ni trêve. On parlait du père Noël dans le pays comme du musicien le plus savant et de l’organiste le plus habile qu’il y eût de Tours à Orléans, et d’Urbain, son élève favori, comme d’un jeune homme doué des plus merveilleuses dispositions ; mais où l’un ne voyait que la science et le beau dans l’art, l’autre cherchait le succès.
Un matin donc, vers la fin du mois de juillet, à sept heures, le père Noël entra dans la chambre d’Urbain et ouvrit la fenêtre brusquement :
« Çà ! dit-il en poussant son élève, qui dormait les poings fermés, il faut se lever.
– Déjà ! dit Urbain en se frottant les yeux.
– Comment déjà ! Il fait grand jour depuis une heure.
– Oh ! le dimanche, est-ce qu’il fait jamais jour ? »
Le père Noël sourit.
« Il faut que j’aille à la cathédrale tout de suite. L’évêque officiera ce matin, et je ne suis pas content de mes orgues... Il y a un tuyau qui ronfle un quart de ton trop bas.
– Un quart de ton ! qui diable s’en apercevra ? répondit Urbain en s’étirant.
– Pardieu ! moi. Quand on fait une chose, il la faut bien faire... Il ferait beau voir l’organiste de la cathédrale de Blois négliger ses orgues !... Donc j’y cours... Toi, tu vas te lever prestement et te mettre à cette fugue que tu n’as pas terminée hier. »
Urbain passa un pantalon.
« C’est bon, dit-il, on s’y mettra, à votre fugue. »
Le père Noël sortit, et Urbain s’habilla lentement. Le ciel était tout bleu, et la ville, qui se réveillait, commençait à se remplir de rumeurs. De la fenêtre sur laquelle il s’accouda, Urbain voyait le val de la Loire et entendait le chant des mariniers qui dirigeaient leurs lourdes barques le long du fleuve. Le vent était doux. Urbain alluma un cigare et regarda un nuage blanc qui s’en allait tout seul dans l’azur.
« Tiens ! dit-il, je me souviens qu’il y en avait un tout pareil au-dessus de la forêt, la première fois que je déjeunai à Saint-Germain. »
Il soupira.
« Ah ! c’était le bon temps ! »
Le cigare fini, Urbain s’approcha du piano en sifflant, et prit au hasard quelques feuillets de papier à musique criblés de notes.
« Des fugues, toujours des fugues ! » murmura le jeune homme.
Il s’assit et tira quelques sons de l’instrument. Un instant ses doigts se promenèrent sur le clavier, puis ils s’animèrent, comme excités par le mouvement.
« Eh ! eh ! dit-il, le motif me paraît un peu gai pour du contrepoint. »
Il continua cependant, puis s’arrêta et prit une plume.
« Parbleu ! dit-il, ce sera pour cette barcarolle que la fille du receveur général m’a demandée l’autre jour. »
Urbain eut bientôt couvert deux ou trois pages de caractères hiéroglyphiques, après quoi il battit des mains.
« Ce n’est pas mal !... Le rythme est rapide et vif ; si mademoiselle de Cléry ne m’en fait pas mille compliments, c’est qu’elle ne s’y connaît guère. »
Il joua sa barcarolle pour lui-même, y mit la dédicace, signa, se leva et alluma un second cigare.
« À présent, respirons un peu », reprit-il.
Urbain respirait depuis longtemps lorsque la porte s’ouvrit.
« Ah ! tu fumes ? dit le père Noël en entrant. Et cette fugue ?... »
Urbain rougit.
« C’est qu’une idée m’a traversé l’esprit, dit-il, j’ai laissé la fugue.
– Encore une idée ! s’écria le père Noël ; une idée hier, une idée ce matin, voilà beaucoup d’idées ! Et je remarque qu’elles te dérangent souvent.
– Mais faut-il donc, sous prétexte de travail et d’étude, repousser l’inspiration quand elle vous rend visite ? »
Le père Noël haussa les épaules.
« Je crois que tu prends volontiers l’inspiration pour une coureuse d’aventures : voyons donc le résultat de la visite qu’elle t’a faite. »
Le père Noël ramassa les feuillets qui étaient sur le piano.
« Ah ! une barcarolle ! reprit-il en faisant la moue, et dédiée à mademoiselle de Cléry !... peste ! »
Il posa sa main droite sur les touches et joua quelques mesures.
« C’est donc là ce que tu appelles l’inspiration ? ajouta-t-il. Il y a d’abord une fauté d’harmonie... Regarde. »
En ce moment, une jeune fille, qui venait d’entrer doucement, et qu’on n’avait pas vue, appuya ses doigts effilés sur l’épaule du père Noël et l’embrassa.
« D’abord, dit-elle, il ne faut pas gronder M. Urbain.
– C’est toi, Madeleine ? s’écria le père Noël tout joyeux.
– C’est moi ; ainsi laissez là toute cette musique et donnez-moi à déjeuner.
– Quoi ! la mère Béru a eu la bonne pensée de t’envoyer ?
– Point ! je me suis invitée, et maman y a consenti. C’est l’anniversaire de ma naissance aujourd’hui, vilain tuteur qui n’y pensez pas ! »
Le père Noël prit Madeleine dans ses bras.
« Je n’y pensais pas ! tu aurais vu ce soir... Regarde cette boîte qui est là, sur la cheminée ; mais n’y touche pas : c’est une surprise ! »
Puis, ouvrant la porte qui donnait sur l’escalier :
« Eh ! Catherine, cria-t-il, vite un couvert de plus et un pâté avec des pots de crème de Saint-Gervais ! »
Urbain ramassait les feuillets de sa barcarolle, que le père Noël avait jetés çà et là. Madeleine se tourna vers lui.
« Vous qui composez de si jolies choses, ne ferez-vous rien pour moi ? dit-elle.
– Oh ! vous l’avez entendu ;... il paraît que je suis très fort sur les fautes d’harmonie !...
– Vous savez que le père Noël gronde toujours. Écrivez tout de même. Je ne suis pas mademoiselle de Cléry, mais cela me fera plaisir.
– Ah ! si tu lui parles comme ça, tout est perdu », dit le père Noël, qui rentrait en se frottant les mains.
Madeleine prit un air mutin.
« Chacun parle comme il l’entend, dit-elle ; vous égratignez, moi, je caresse. Donc, monsieur Urbain, faites ce que je vous demande, et je vous remercierai.
– En attendant, prends mon bras, petite ; nous déjeunerons dans le jardin, ce sera plus gai », dit le père Noël.
Le couvert, était mis sous une tonnelle ; sur la nappe bien blanche, on voyait un gros bouquet préparé par Catherine ; le cabinet de verdure en était tout parfumé.
« Suis-je étourdie ! s’écria Madeleine en s’asseyant ; j’ai là dans la poche deux lettres que l’on m’a remises pour vous, monsieur Urbain, au moment où je montais... Votre musique m’a tout fait oublier. »
Urbain prit les lettres et les ouvrit.
« Qu’est-ce que cela ? demanda le père Noël.
– C’est une invitation à dîner chez le président du tribunal et une autre de madame de Boisgard, qui me prie de faire de la musique chez elle, demain soir, en petit comité », répondit Urbain, dont les joues s’étaient couvertes d’une légère rougeur.
Le père Noël frappa de son couteau sur la table.
« Bon ! dit-il, encore des invitations !
– Mais, répliqua Urbain, ne faut-il pas me créer des relations qui pourront m’être utiles un jour ?
– Compte sur toi, au lieu de compter sur les salons !... On tapote du piano, on babille comme des moineaux sur un toit, on se couche tard, et le lendemain on ne fait rien.
– Voyez cependant : les personnes les plus considérables de la ville m’ont promis leur appui...
– Et le prennent ton temps ! Chemins de traverse que tout cela ! Le travail et l’étude, voilà les seuls vrais chemins. Ils sont roides, mais ils mènent tout droit. »
Urbain regardait par-dessus le mur du jardin et faisait aller son pied sous la nappe.
« Eh bien ! dit Madeleine en coupant le pâté, M. Urbain ira d’abord chez le président, puis chez madame de Boisgard, et la semaine suivante il fera tout ce que vous voudrez. Ne grondez plus.
– Est-ce que je gronde ? J’enrage seulement », s’écria le père Noël.
Vers la fin du déjeuner, le père Noël tira sa montre.
« Ma foi, tant pis, dit-il ; la mère Béru dira ce qu’elle voudra, il faut que la débauche soit complète : je vous emmène tous deux à ma campagne.
– Aux Grouets ? dit Madeleine.
– Oui, j’ai mon idée ; c’est bientôt le temps des vacances, et les invitations n’iront pas nous chercher là. Comment trouvez-vous mon château avec ses quatre peupliers ?
– Pas mal, dit Urbain.
– Très joli, dit Madeleine.
– Alors dès demain j’y ferai transporter un piano. »
II
A l’époque où commence ce récit, Urbain Lefort, âgé de vingt-six ou vingt-sept ans, était, si l’on nous pardonne cette expression un peu vieillie et ridicule, le lion de Blois. Ce n’était pas la fortune ni l’éclat des alliances qui lui avaient valu cette position, mais bien un concours particulier de circonstances qui nous oblige à entrer dans quelques explications. Fils unique d’un honnête mercier dont la boutique s’ouvrait sur la Grand’Rue, Urbain était entré dans la vie par la porte basse de la misère. Son père, Jacques Lefort, qui avait travaillé pendant vingt ans pour se créer une clientèle et amasser un petit pécule, avait été brusquement et totalement ruiné par une crise commerciale qui avait eu pour cause première un débordement de la Loire. Élevé dans une certaine austérité de principes, le mercier, qui aurait supporté la lutte et les privations avec courage, ne sut pas résister à la perte de ce qu’il appelait son honneur. Quand il se vit en présence de deux ou trois billets protestés, il fut pris d’un frisson qui effraya quelques personnes qui l’entouraient.
« Eh ! tout s’arrange, monsieur, dit un vieux commis qui l’aidait dans son travail ; l’an prochain nous n’y penserons plus et nous vendrons de beaux rubans. » Jacques ne répondit rien.
Il s’enferma dans la soirée, passa la nuit à mettre toutes ses affaires en ordre, et se brûla la cervelle au petit jour. Une lettre adressée au maire de Blois et cachetée de noir était sur son pupitre ; elle contenait ces seuls mots : « Je lègue mon fils Urbain aux bonnes âmes de la ville. »
Cette mort et ce legs d’un enfant qui pouvait avoir alors une dizaine d’années touchèrent quelques personnes. Le père passait pour un parfait honnête homme ; le fils avait une jolie figure et de beaux cheveux bouclés. Quand on vit le petit Urbain tout en noir et pleurant derrière le cercueil du mercier, l’attendrissement fut général ; dans ce moment-là, dix familles l’auraient adopté. Le lendemain, on pensa moins à l’orphelin. Cependant des personnes charitables se cotisèrent pour assurer le payement de sa pension au collège ; son trousseau fut renouvelé avec assez d’exactitude, et il fut élevé tant bien que mal jusqu’à dix-huit ans. Urbain avait toujours sa jolie figure, ses cheveux bouclés, et de plus une certaine aptitude musicale qui lui faisait retenir par cœur et exécuter avec une singulière précision sur le piano tous les airs qu’il entendait. Le père Noël avait reconnu dès longtemps cette aptitude ; savant et très bon musicien lui-même, il y voyait les germes d’une vocation plus sérieuse, et s’était pris d’amitié pour le jeune orphelin, auquel il avait donné des leçons avec un soin tout particulier. L’enfant, il faut le dire, en profitait à merveille, soutenu qu’il était par une grande mémoire et une prodigieuse facilité. Ces leçons de musique, prodiguées avec un zèle que rien ne ralentissait, n’étaient pas les seuls témoignages d’affection que le père Noël eût donnés à Urbain. Il avait été l’un des premiers à répondre à l’appel touchant du pauvre mercier, et, si on l’avait laissé faire, il n’aurait demandé l’appui de personne pour pousser son jeune élève dans le monde.
Ce père Noël, que personne n’appelait jamais monsieur Noël, on ne sait pourquoi, était à vrai dire un personnage singulier. Toujours vêtu d’une longue redingote vert-bouteille, d’un pantalon et d’un gilet noirs, fort grand, maigre et tout couvert de cheveux gris, il avait un aspect imposant, qui pouvait devenir terrible sous l’influence de la colère, mais que tempérait une grande expression de bonté. Ceux qui le connaissaient le mieux affirmaient que le père Noël avait été jadis capitaine de cuirassiers. Un grand chagrin, sur lequel on n’avait pas de détails précis, lui avait fait quitter l’épaulette. Il s’était retiré à Blois, où son talent lui avait valu l’emploi d’organiste à Saint-Louis. Un cuirassier si bon musicien, cela était assez rare pour appeler l’attention. Le silence entêté du père Noël découragea les plus curieux : on l’oublia, et les enfants, pour lesquels il avait institué une classe gratuite de musique, devinrent ses seuls amis. Il les grondait fort et leur donnait des bonbons, parfois aussi quelque argent, quand la famille était pauvre. Ils lui appliquèrent bientôt le sobriquet de père Noël. Dans l’opinion de bien des gens, le père Noël passait pour avoir d’assez belles économies. Le plus clair était qu’il ne dépensait rien pour lui. Il avait alors soixante ans.
La première fois que le père Noël vit Urbain, l’enfant lui prit la main et marcha à son côté.
« Çà ! dit le père Noël, où vas-tu, mon bonhomme ?
– Je vais où vous allez », dit Urbain.
Ce mot fit sourire le vieillard : il embrassa l’enfant et l’adopta en quelque sorte, si bien que, dès l’âge de vingt ans, Urbain composait des romances et d’autres morceaux de musique dont la ville raffolait. Le père Noël ne les aimait peut-être pas beaucoup et aurait préféré plus d’assiduité au travail ; mais, tout en grondant, il se réjouissait des succès précoces de son élève.
À cette époque de la vie d’Urbain, les facultés du jeune artiste paraissaient d’autant plus brillantes, qu’il avait devant lui un plus long avenir. Développées par le travail auquel le père Noël le forçait de s’assujettir, excitées par les premiers élans d’une verve qui ne demandait qu’à s’épancher, elles se manifestèrent par quelques œuvres fugitives, où les connaisseurs voyaient non sans raison les germes d’un talent réel que le temps et l’étude viendraient mûrir. Ces succès faciles, auxquels la position particulière d’Urbain prêtait plus de retentissement, l’animèrent d’un bel enthousiasme ; il répondit à toutes les avances, paya sa bienvenue dans les salons qui lui furent tout grands ouverts par des compositions ornées de dédicaces et rapidement improvisées, et se vit fêter partout. Avec les illusions qui naissent d’elles-mêmes dans un cœur de vingt ans, Urbain crut tout possible et ne vit aucune limite à sa légitime ambition. Ce n’était qu’applaudissements quand on l’écoutait. L’Opéra passa dans ses rêves comme une chimère enflammée. La question pour lui n’était pas d’y réussir, mais seulement d’y mettre le pied. L’orgueil était né avec le premier triomphe, et la ville, charmée de son pupille, se montrait complice de cet orgueil dont le père Noël avait deviné les juvéniles atteintes.
Le talent d’Urbain n’était pas, il faut bien le dire, la seule cause de l’espèce de fascination qu’il exerçait sur l’esprit des habitants de Blois. Il y avait en lui une sorte de séduction indéfinissable à laquelle il était bien difficile d’échapper, et qui agissait même à son insu. Urbain acceptait cette bienveillance générale comme un fait, et cherchait à en tirer le meilleur parti sans songer beaucoup peut-être à la mériter. Sa seule préoccupation était alors de mettre la dernière main à la composition d’un album musical qui devait être le couronnement de sa réputation naissante, et, quand l’album parut, on ne parla plus à Blois que de la vocation d’Urbain Lefort. On le citait comme un prodige. Un soir, un enthousiaste de salon émit la pensée de le pousser plus avant dans son art. Fallait-il tenir un compositeur sous le boisseau ? Le maire comptait parmi les personnes qui s’étaient intéressées au sort de l’orphelin : il adopta cette idée avec empressement. On décida séance tenante que la ville payerait la pension d’Urbain au Conservatoire de Paris.
À cette nouvelle, le père Noël fronça le sourcil ; il avait peur de Paris. Il prit Urbain à part :
« Écoute, lui dit-il, tu es bien jeune pour aller dans une ville dont on dit beaucoup de mal. Reste auprès de moi. J’ai une chambre fort propre que je te donnerai. Avec ma place, mes leçons et une petite rente dont je jouis, nous aurons assez pour deux. Tu apprendras le contrepoint mieux que là-bas, et tu feras des fugues sous ma direction. Un jour, tu seras organiste : c’est quelque chose. Si tu as plus de goût pour la musique profane, eh bien ! tu écriras ton premier opéra sous mes yeux... Je m’y connais, et tu ne te trouveras pas mal de mes avis... Plus tard, on verra... Tu auras acquis l’habitude du travail et de solides connaissances... Cela sert toujours. Si mon idée te va, mets ta main dans la mienne, et allons souper. »
Urbain répondit par un refus. Ce mot de Paris avait brillé devant ses yeux comme une flamme ; l’idée de plaisir s’associait dans son esprit à l’idée de travail, et il connaissait la sévérité du père Noël en matière de leçons. Ce voyage, d’ailleurs, le mettait à la porte de l’Opéra ; son rêve prenait un corps, sa destinée allait s’accomplir. Le refus de son élève attrista le vieil organiste, qui tenait à Urbain plus qu’il ne le faisait paraître.
« Va donc, lui dit-il, et sois heureux ; mais, si quelque jour tu regrettes ma chambre, reviens : ton couvert sera bientôt mis. »
Ce soir-là, le père Noël se promena longtemps sur les bords de la Loire. Il avait le visage si farouche avec ses sourcils froncés, que pas un de ses petits écoliers n’osa l’approcher. Il marchait les mains enfoncées dans les poches de sa redingote vert-bouteille.
« Bah ! cela devait être, murmurait-il ; tête de liège, cœur de pierre... Je l’aimais cependant !.. »
Il ne rentra qu’à minuit et ferma sa classe le lendemain. Urbain ne témoigna pas qu’il fût louché de l’offre du père Noël ; sa jeunesse ne voyait que triomphes dans l’avenir. Comme un jeune cheval qui aspire l’air vif du matin, il aspirait avec une ivresse mal déguisée la pensée de la liberté. Avant qu’il dût quitter Blois, on organisa une souscription pour l’assurer contre les chances du tirage au sort ; elle produisit au delà de ce qu’il fallait : la garde-robe d’Urbain fut remise à neuf, et il partit avec une petite somme dans sa bourse. Le nom du père Noël était en tête de la liste, et c’était lui qui avait glissé un rouleau de pièces blanches dans la poche du fugitif.
Le premier séjour d’Urbain à Paris dura trois ans, après lesquels une maladie violente faillit couper court aux sacrifices que les bonnes âmes de Blois s’étaient imposés pour obéir aux vœux du pauvre mercier. Urbain vainquit la mort suspendue sur sa tête pendant un mois ; mais la convalescence fut longue et pleine de périls. Les médecins conseillèrent l’air natal. Urbain retourna donc à Blois. Tout le monde lui fit bon accueil ; le père Noël l’embrassa en pleurant.
« Viens, lui dit-il, ta chambre est prête. »
Cette chambre était en bon air et gaiement éclairée par le soleil. Urbain y respirait la vie à longs flots ; mais sa première vigueur et sa jeunesse avaient été comme épuisées par la maladie. La pâleur s’effaçait lentement de son front. Au bout d’un an, il n’était pas entièrement rétabli. Quelques mots surpris dans un moment de malaise et d’abattement avaient fait comprendre à l’organiste que des excès de tout genre étaient bien pour quelque chose dans ce résultat. En sa qualité de vieux cuirassier, le père Noël ne gronda pas ; mais il ne put s’empêcher de s’écrier :
« Que diable avais-tu besoin d’aller au Conservatoire ! »
Les circonstances ayant fait d’Urbain l’enfant de tout le monde, la ville ne se déshabitua pas de l’aimer. Cet air de souffrance répandu sur toute sa personne était un motif de plus de s’intéresser à l’orphelin. Cette séduction qui était en lui agit de nouveau. On le plaignit donc sans rechercher les causes de sa langueur. Le père Noël lui-même se sentait disposé à le gâter, tout en se disant qu’Urbain méritait de graves reproches. Un peu de dissipation et quelques dépenses de plus qu’il n’était besoin, ce n’était pas ce qui le contrariait : il regardait au fond de l’âme du jeune artiste, et de là venait son chagrin. Ce n’est pas qu’il y vît grand mal encore, mais il n’y voyait pas ce qu’il voulait, le ferme et persévérant désir de racheter les années perdues par un travail opiniâtre et la volonté de faire bien après avoir fait facilement. Le contraire s’y montrait, c’est-à-dire un sentiment excessif de personnalité, la préoccupation constante de l’opinion publique, un appétit singulier, âpre, violent, de bruit et d’éloges. On aurait dit que là seulement était pour Urbain la marque du génie ; le père Noël en avait le pressentiment et s’affligeait de dispositions que son caractère condamnait ; mais, tout en n’épargnant pas les conseils et les remontrances à son élève, il ne pouvait se défendre de lui donner une large part de son cœur, comme il lui donnait une large part de son temps.
Pendant les premières semaines qui avaient suivi son retour, Urbain avait composé un grand morceau qu’il avait intitulé l’Agonie. Ce morceau, où régnaient une mélodie facile et un certain sentiment de tristesse poétique, obtint un succès d’enthousiasme. On l’exécuta partout. Le maire estima qu’il était frappé au coin du génie. Le père Noël se contenta de dire qu’il n’était pas mauvais.
« Ah ! s’il voulait travailler !... » ajouta-t-il.
Cette réticence dans une telle bouche était un éloge. Ce morceau, écrit au réveil d’une maladie qui l’avait presque poussé au tombeau, excita l’intérêt des femmes en faveur d’Urbain. Elles le virent au travers d’une auréole de poésie. On en fit une espèce de Malfilâtre musical, un Malfilâtre avant la mort. Toutes les sympathies lui furent acquises, et chacun se mit en frais dans la ville pour lui témoigner l’intérêt qu’on lui portait. La nonchalance d’Urbain reçut comme un coup de fouet de ces marques universelles de bon vouloir, et, sollicité par sa vanité, qui voulait faire voir à quel génie la maladie avait audacieusement coupé les ailes, il se mit au travail avec une ardeur inusitée.
Urbain avait rapporté dans son bagage parisien un certain poème de Sardanapale, avec lequel il se proposait de battre en brèche les portes redoutables de l’Opéra. Il s’enferma pendant une semaine et ne quitta pas le piano ; deux airs, un chœur et un duo, tels furent les résultats de ce grand effort. Il jugea que c’était bien et se reposa ; puis, au lieu de présenter ces différents morceaux au père Noël et de lui demander conseil, il les fit exécuter chez le préfet. On applaudit à outrance. L’orphelin au piano était si pâle, il avait de si beaux cheveux ! Comment ne pas battre des mains et l’encourager ! Des salons de la préfecture, les deux airs, le chœur et le duo firent le tour de Blois, et naturellement Urbain les suivait. De là venaient ces nombreuses invitations qui mettaient le père Noël si fort en colère. On sait comment un beau matin il prit subitement la détermination d’y couper court. Huit jours après le déjeuner auquel Madeleine avait assisté, le père Noël déménagea, emmenant avec lui Urbain.
« À la campagne, les distractions ne lui viendront pas de tous côtés », disait-il.
Bientôt après, la mère Béru lui confia sa fille pour le temps des vendanges ; et le père Noël installa bravement son élève et sa pupille dans deux chambres que la sienne séparait.
« Tu as une jolie voix, tu chanteras, disait-il à Madeleine ; Urbain est paresseux, il travaillera, reprenait-il, et le grand air vous fera du bien à tous deux. »
Si à Blois les relations des deux jeunes gens n’allaient pas au delà de quelques rencontres et de courts entretiens, à la campagne il en fut bien vite autrement. On se retrouvait à toute heure, on avait mille occasions de se promener ensemble, et il faut ajouter qu’on ne les fuyait pas. Madeleine, qui connaissait l’histoire d’Urbain, s’intéressait à ce pauvre jeune homme sitôt frappé par l’adversité ; pour son cœur tendre et ouvert au sentiment de la compassion, il avait le prestige du malheur. Elle le savait seul au monde ; dans l’occasion, elle le protégeait avec des grâces de sœur aînée. Maintenant qu’elle le voyait dans une intimité de tous les jours, ce besoin de protection, qui lui était naturel, prenait des proportions plus nettes et des allures plus franches. Il faut dire en outre que le visage d’Urbain avait une expression maladive qui touchait Madeleine. Il n’avait pas besoin de parler : son air de souffrance parlait pour lui. S’il toussait, elle le grondait. S’ils faisaient quelque course ensemble, elle avait toujours sous la main un vêtement chaud pour le couvrir au moment où vient le soir. Le front charmant d’Urbain, tout entouré de longues boucles de cheveux, ne nuisait pas à cette sympathie. Le père Noël, qui avait fait sauter Madeleine sur ses genoux, ne s’était pas aperçu que la petite fille avait grandi peu à peu. Il la laissait donc courir seule par les champs, ne remarquant pas encore que Madeleine avait dix-huit ans et de beaux yeux. Seulement, quand il la voyait sortir avec son élève :
« Eh ! petite, criait-il, tu devrais bien dire à Urbain de travailler. »
Un jour que Madeleine était près des cuves dans lesquelles les vendangeurs vident leurs paniers, elle vit Urbain porter un mouchoir à ses lèvres après un accès de toux et le retirer légèrement taché de quelques filets rouges.
« Qu’est-ce ? » s’écria-t-elle.
À son insu, Urbain avait certains côtés féminins dans le caractère ; il mettait de la coquetterie dans la souffrance et trouvait un charme singulier à se faire plaindre.
« Ce n’est rien, dit-il avec un regard et une voix qui contredisaient ses paroles ; cela m’arrive souvent. J’ai la poitrine en feu. »
Le visage de Madeleine devint tout pâle.
« Ah ! mon Dieu, dit-elle, et vous n’en parlez pas !
– Pourquoi faire ? » répondit Urbain en souriant.
Urbain avait connu à Paris quelques jeunes artistes qui jouaient l’indifférence et la résignation, comme à une autre époque on avait joué l’ironie et le désespoir. Ainsi qu’il avait adopté leurs gilets, il avait adopté leurs sentiments : c’était affaire de mode. Madeleine s’y trompa. Tant de jeunesse unie à si peu d’espoir la bouleversa ; elle se sauva en courant, pour ne rien laisser voir de son trouble. Les larmes la suffoquaient. Vers le soir, elle entra furtivement dans l’église du village ; elle portait à la main un gros bouquet de fleurs des champs et semblait craindre d’être aperçue. Il n’y avait dans l’église que deux bonnes vieilles femmes qui ne la connaissaient pas. Elle se glissa vers une chapelle consacrée à la Vierge, et se mit à genoux après avoir couvert de ses fleurs les pieds de la sainte image. Elle voulut ouvrir la bouche pour prier ; elle éclata en sanglots. Tout ce qu’elle put faire, ce fut de prononcer le nom d’Urbain. Elle resta abîmée dans sa douleur jusqu’à la nuit. Quand elle sortit, l’obscurité était déjà profonde. À partir de ce soir-là, elle aima Urbain de toutes les forces de son cœur.
Le lendemain au point du jour, elle chercha le père Noël pour le quereller au sujet d’Urbain. Au premier mot qu’elle dit, il haussa les épaules.
« Laisse-moi donc tranquille, s’écria-t-il, Urbain vivra cent ans !
– Mais ce sang ? reprit Madeleine.
– Qu’il laisse là les cigares, qu’il se couche de bonne heure, et dans huit jours il n’y paraîtra plus. Tu ne sais donc pas qu’il fume comme un Turc, ton malade ? »
Ce que le père Noël n’ajoutait pas, c’est que la veille Urbain, entraîné par des musiciens et des chanteurs qu’on avait engagés pour un concert dans un château voisin, avait passé la nuit chez un traiteur de Blois. Ces sortes d’excès lui étaient familiers et n’avaient pas peu contribué, avec un notable contingent de bals masqués, à déranger sa santé pendant son séjour à Paris. Mais le coup était porté, et l’ironique insouciance et les demi-révélations du père Noël n’y purent rien : Madeleine aimait.
Urbain fut quelque temps sans s’apercevoir de cet amour. Malgré une sorte de rouerie qu’il avait rapportée du Conservatoire, où tout son temps n’appartenait pas à la musique, il ne pénétra pas du premier coup dans ce cœur tout imprégné de tendresse et de chasteté. L’absence complète de coquetterie, qui était l’un des caractères de cette charmante nature, fut précisément ce qui trompa Urbain. Il ne voyait rien, parce qu’on ne lui cachait rien. Le père Noël partageait cet aveuglement, mais par une autre cause : est-ce que l’amour et une petite fille comme Madeleine pouvaient avoir rien de commun ensemble ?
Il fallut bien cependant que le musicien ouvrît les yeux. Un soir qu’il revenait d’une longue course, le visage tout en sueur, Madeleine se dépouilla vivement d’un petit châle qu’elle avait et le lui jeta sur les épaules.
« Pourquoi ce châle ? dit Urbain en faisant mine de l’ôter.
– Mais, dit Madeleine, il fait froid ce soir ; vous pourriez vous enrhumer, tomber malade... »
Sa voix tremblait. Urbain la regarda.
« Eh bien, dit-il de cet air où le dédain se mêlait à la résignation, qu’est-ce que cela fait ?
– Et moi donc ! vous ne pensez pas à moi ! » s’écria Madeleine, dont les yeux parurent subitement tout humides.
Rien ne touche plus que l’expression d’un amour attentif et dévoué, bon et vigilant. Le cœur d’Urbain s’attendrit comme une cire à la chaleur pénétrante et douce de cet amour. Il rendit un peu de ce qu’on lui donnait, pas trop peut-être, mais plus qu’il n’avait jamais fait. Les études qu’il avait commencées à Paris ne lui avaient malheureusement pas inspiré une grande délicatesse ; mais, quand il voulut pousser les choses plus loin, Madeleine l’arrêta tranquillement, car il n’était pas dans sa nature de se fâcher.
« Votre amie toujours, dit-elle ; votre femme s’il plaît à Dieu... Rien de plus. »
Cela fut dit de façon à ne plus permettre de nouvelles tentatives ; Urbain s’y résigna, non sans un certain étonnement, et traita dès lors la pupille de l’organiste comme elle le désirait. Il souriait seulement au souvenir du Conservatoire.
L’attrait qu’éprouvait Urbain pour Madeleine s’accrut bientôt de la connaissance qu’il eut de ce qu’elle valait. Et puis il faut ajouter que la fille de madame Béru avait bien en dot cinquante bonnes mille livres qui lui venaient d’une tante. Or ce n’était pas une somme à dédaigner. La mère Béru avait en propre un peu de bien, et ajouterait certainement quelque chose à cette dot. Avec cela, on pouvait aller à Paris et y tenter fortune. La réputation et la popularité du jeune musicien, si grandes qu’elles fussent à Blois, n’allaient pas jusqu’à lui faire trouver des héritières. De ce côté-là, il n’y avait nul espoir à conserver. On applaudissait Urbain, on le bourrait de petits gâteaux, on l’accablait de compliments, il n’était pas de bonnes réunions sans lui ; mais c’était tout, et, les portes closes, on n’y pensait plus. Cette dot de cinquante mille francs était un présent du ciel qui devait l’aider à faire son chemin dans le monde. Urbain y songea, et s’habitua à penser que Madeleine serait un jour sa femme.
Une certaine naïveté parut dans cette résolution, à laquelle il ne se laissa pas aller sans combats. À son sens, il donnerait, en se donnant, plus qu’il ne recevrait. Qu’était-ce qu’une somme de quelque vingt mille écus en présence de sa réputation et de l’importance du rôle qu’il jouait à Blois ? En retour de cette aisance momentanée, il promettait dans l’avenir une existence faite de rayons et d’étoiles. Il n’avait qu’à attendre, et, le lendemain du jour où Sardanapale serait représenté, les dots lui arriveraient par douzaines ; mais il devait bien ce sacrifice à l’amour de Madeleine : un mélange singulier d’égoïsme et d’attendrissement, de calcul et d’émotion, d’élan et de personnalité, se fit voir quand il accepta la parole qu’elle lui offrait. Il était un peu comme un grand seigneur épris qui tend la main et fait monter jusqu’à lui une personne d’une condition inférieure.
La saison des vendanges étant finie, on revint à Blois. Le père Noël ne savait rien encore. Absorbé qu’il était par l’étude amoureuse des vieux maîtres et certaines contemplations dont il avait contracté l’habitude dans l’isolement, peut-être n’eût-il jamais rien deviné, si Madeleine ne lui avait pas tout avoué. C’était un matin qu’elle avait le cœur gros, et l’on peut ajouter qu’elle l’avait eu ainsi dès les premiers jours. La fête d’Urbain était arrivée la veille ; Madeleine n’avait pas manqué de lui envoyer un gros bouquet noué par un ruban qu’elle portait au cou, et que son ami lui avait demandé. Le lendemain, saisissant au hasard un prétexte, elle courut chez son tuteur pour voir Urbain. Urbain n’y était pas ; le bouquet était par terre dans la chambre, et le ruban traînait sur un meuble. Madeleine, tout essoufflée, resta sur la porte. Le père Noël la surprit.
« Qu’est-ce ? dit-il.
– C’est mon bouquet, dit Madeleine.
– Eh bien ?
– Et le ruban ! il ne l’a pas même emporté...
– Qu’est-ce que ça te fait ?
– Comment, ce que ça me fait !... Mais si j’avais quelque chose de lui, moi, est-ce que je le quitterais jamais ? »
Cela dit, Madeleine rougit jusqu’à la racine des cheveux. Le père Noël la prit par les épaules :
« Çà ! dit-il, est-ce que par hasard... ?
– Eh bien, oui, répondit Madeleine ; c’est depuis les vendanges, au temps où il toussait, vous savez ? »
Le père Noël ne fut que médiocrement satisfait de cette confidence. Depuis que son élève vivait dans son intimité, il avait pénétré ce caractère dans sa plus secrète profondeur avec une finesse que bien des gens, qui le voyaient silencieux, ne lui supposaient pas. Madeleine s’assit en face de lui et raconta tout. Le père Noël se frappa le front.
« Ah ! dit-il, que n’as-tu parlé plus tôt !
– Qu’auriez-vous donc fait, père Noël ?
– J’aurais mis cent lieues entre vous !
– Et les chemins de fer ? » dit Madeleine en riant.
Dès ce moment, le père Noël trembla pour l’avenir de sa pupille ; mais ses conseils et ses remontrances ne purent rien contre un mal qui avait jeté des racines déjà trop vigoureuses.
La dissimulation était une des choses qui répugnaient le plus à Madeleine. Un moment de franchise l’avait dégagée de la contrainte qu’elle éprouvait auprès du père Noël ; vis-à-vis de la mère Béru, son embarras continuait. Un soir qu’elle était rêveuse au coin du feu, les mains sur ses genoux, l’esprit perdu dans les chimères, et la tête inclinée sur la poitrine, sa mère la prit brusquement par le menton.
« Voyons ! qu’as-tu ? lui dit-elle ; tu as les yeux rouges, et voilà trois fois que je t’appelle sans que tu répondes. »
Le cœur de Madeleine déborda comme un vase trop plein.
« J’ai, dit-elle, que je pense à Urbain Lefort, et que je songe à l’épouser. »
Madame Béru laissa tomber l’écheveau de laine qu’elle dévidait.
« C’est donc pour ça, reprit-elle, que tu chantes soir et matin ces romances qu’il a faites ?
– Oui, ma mère.
– Chante donc, mais ne l’épouse pas. »
Madeleine s’approcha de sa mère et lui passa les bras autour du cou.
« Ne vous fâchez pas, poursuivit-elle ; pourquoi ne me permettriez-vous pas d’épouser un brave garçon qui a du talent et qui me rend tout l’amour que j’ai pour lui ? »
La mère prit sa fille par les épaules et la regarda dans les yeux.
« Es-tu folle ? dit-elle. Du talent, tant que tu voudras ;..... à quoi cela sert-il ? Cent écus vaudraient mieux. Il ferait beau voir la fille de Louis de Béru épouser un méchant petit musicien qui n’a pas un sou vaillant ! »
La mère Béru ramassa son écheveau de laine en grondant :
« Mademoiselle de Béru mariée à M. Urbain Lefort ! répétait-elle ; il faut que tu aies perdu l’esprit... Et tu t’imagines que je consentirai à une telle mésalliance ? »
Madeleine resta immobile devant sa mère, sans plus parler. Le premier coup était porté : il ne fallait pas insister davantage.
III
Pour bien comprendre le sens de ce que la mère Béru avait répondu à sa fille, il est bon de dire que Juliette Badenier, surnommée la Biche dans sa première jeunesse à cause de la vivacité de ses allures, fille de maraîchers, et blanchisseuse jusqu’à l’âge de vingt ans, avait épousé M. Louis de Béru, au grand scandale de la ville de Blois, qui rompit soudain avec le mari à cause de la femme. M. de Béru, officiel d’artillerie jusqu’à trente-huit ans et d’une famille considérable du département, s’était épris, durant un congé de semestre, d’une passion folle pour la Biche, qui repassait son linge. La Biche se fit un bouclier de sa vertu, et, attisant la passion du capitaine par sa résistance et un manège habile de larmes, de transports et de coquetteries, elle l’amena par de longs circuits à demander sa main. M. de Béru ne tarda pas à reconnaître la faute qu’il avait faite ; sa femme n’avait pour elle que sa jeunesse et sa jolie figure. Il envoya sa démission, se retira dans une maison de campagne aux portes de la ville, et ne vécut plus que pour sa fille, à laquelle il donna une éducation solide et simple. Juliette, qui avait pris de l’embonpoint en avançant en âge, ne pardonna jamais à son mari de ne l’avoir pas introduite dans le monde qui la repoussait, et lui fit un crime de la solitude où, disait-elle, il enterrait sa beauté. M. de Béru ne se plaignit jamais et ne lui reprocha rien. La première sottise venant de lui, il endura tout ; mais, timide à l’excès et rendu plus sauvage encore par le sentiment de sa situation fausse, il refoula en lui-même ses chagrins de tous les jours et communiqua à Madeleine, qui tenait tout de son père, l’habitude du recueillement et des méditations intérieures.
Au moment de mourir, il appela près de lui le père Noël, avec lequel il s’était lié d’amitié par de certaines affinités de caractère et par la communauté de leur ancienne profession. Il lui prit la main, et, lui montrant Madeleine, qui avait alors quinze ans : « Je vous la confie », dit-il. C’était assez pour le père Noël. La veuve du capitaine d’artillerie avait depuis longtemps abdiqué toute prétention à la coquetterie, et, grasse, ronde, haute en couleur, tracassière et remuante, elle furetait sans relâche dans la maison, courant comme une caille de la cuisine au potager. La Biche des anciens jours, renommée pour sa danse et la franchise un peu gauloise de ses reparties, n’était plus que la mère Béru. On avait supprimé la particule, et c’était encore un reproche qu’elle faisait à la mémoire de son mari, qui, disait-elle, n’avait pas su la maintenir à son rang.
La famille du capitaine, qui n’avait jamais voulu de rapprochement entre elle et Juliette Badenier du vivant de son mari, ne se souvint pas de Juliette quand elle fut veuve. Plus tard, un hasard mit en contact une sœur de M. de Béru et Madeleine. L’enfant plut à sa tante par une certaine manière de parler, un regard et une expression dans le sourire qui rappelaient son père. De là vint ce legs de cinquante mille francs qui devait entrer dans la dot de Madeleine. Le père Noël, qui fréquentait assidûment la maison, était la seule personne avec laquelle la jeune fille fût en communion de pensées et de sentiments. Elle avait reporté sur lui une partie de la tendresse dont elle entourait son père, et se laissait volontiers guider par ses conseils. Il fut donc et naturellement le premier confident de la secousse violente qu’elle avait éprouvée de sa rencontre avec Urbain.
Si surprise qu’elle fût, à quelque temps de là, par la réplique de sa mère, Madeleine aimait trop sincèrement Urbain pour ne pas faire de nouvelles tentatives ; mais elle rencontra la même résistance. Quand la singulière vanité que la mère Béru tirait de son nom s’effaçait par intervalles, Madeleine trouvait un obstacle, plus difficile dans une parcimonie implacable qui était l’âme de la maison.
« Beau parti ! disait la mère, ton amoureux n’a ni sou ni mailles. »
Ce dernier mot mettait fin à la conversation. Madeleine savait par expérience que, si elle avait essayé de répondre, la mère Béru, qui manquait de patience, lui aurait bientôt fait voir qu’elle avait conservé de son ancien état le geste vif et la main leste.
Les choses en étaient là lorsqu’un matin le père Noël annonça à Madeleine que le conseil municipal de la ville avait volé des fonds pour l’établissement d’une école communale de musique, et qu’il avait tout espoir de faire obtenir à Urbain la direction de cette école. Le cœur de Madeleine battit à ces mots ; elle s’arrangea pour voir Urbain dans la journée.
« Je sais, dit l’élève du père Noël, on m’a parlé de cette place... rien ne sera décidé avant ce soir. »
Madeleine réfléchit une seconde.
« Alors il faut que je vous voie ce soir, reprit-elle.
– C’est que je dîne en ville, chez madame de Boisgard.
– Ce sera donc après votre dîner, sur le Mail ; je vous attendrai... Dieu sait avec quelle impatience ! »
Le soir même, au moment où l’horloge de l’église de Saint-Nicolas sonnait neuf coups, Madeleine sortit à pas furtifs du jardin de la mère Béru et prit sa course du côté du Mail.
On était alors au mois de mars ; un vent humide et bas faisait trembler les branches dépouillées des tilleuls et ridait la surface du fleuve. Madeleine se cacha sous les arbres et prêta l’oreille. On n’entendait pas d’autre bruit que le clapotement de la Loire, qui se brisait contre les piles du pont. La jeune tille ramena les plis de sa mante autour de ses épaules et fit quelques pas en frissonnant. Une ombre épaisse l’entourait ; elle avait presque peur. Il lui sembla enfin qu’on marchait du côté du pont. Elle pencha la tête pour mieux voir et aperçut quelqu’un qui s’avançait à grands pas.
« C’est Urbain ! » dit Madeleine. Et, sortant du couvert des arbres, elle s’élança au-devant de lui.
« Eh bien ? dit-elle quand elle eut pris le bras d’Urbain avec un mouvement plein de tendresse et de vivacité.
– Eh bien, on m’a fort applaudi, et j’ai reçu mille compliments, répondit Urbain.
– Tant mieux, poursuivit Madeleine avec une légère nuance d’impatience ; mais cette place dont le père Noël m’a parlé ? Voilà la grande affaire ! »
Urbain parut embarrassé.
« Ah ! cette place ! fit-il, j’ai beaucoup réfléchi ; elle n’est pas si avantageuse que je le croyais. Il ne s’agit que de dix-huit cents francs... Qu’est-ce que cela ?
– C’est le pain de tous les jours. »
Urbain haussa les épaules.
« Oh ! le pain ! Vous imaginez-vous que j’en manquerai jamais ? Un jeune homme qui était chez madame de Boisgard m’a dit qu’il suffisait de vouloir pour faire fortune à Paris. Paris ! vous ne savez pas ce que c’est que Paris !
– Paris est bien loin, et la place est bien près ! » murmura Madeleine.
Urbain réprima un geste de mauvaise humeur.
« Que vous fait cette place, reprit-il, et que vous importe que je l’aie ou que je ne l’aie pas ? Elle n’est pas déjà si merveilleuse !
– Ce ne sont pas les appointements que j’y vois, mais le moyen d’amener ma mère tout doucement à consentir à nos projets. Et ces projets ne sont-ils pas les plus chers désirs de nos cœurs ? »
La voix de Madeleine était devenue caressante ; elle se serra contre Urbain comme pour lui demander aide et protection, mais quelque chose d’inexplicable était entre eux qui les gênait. Il semblait que leurs pensées ne fussent pas à l’unisson. Le cœur de Madeleine battait sous son fichu.
« Sans doute, reprit Urbain avec une certaine lenteur, et j’y pense toujours comme vous, Madeleine ; mais n’est-il pas singulier que votre mère soit plus sensible aux avantages d’un misérable emploi qu’à toutes les chances de succès que m’offre l’avenir ? Elle changerait peut-être d’avis si elle me voyait chez madame de Boisgard.
– Elle n’y va pas, dit Madeleine doucement.
– Je le sais ; madame de Boisgard ne reçoit que la société la plus aristocratique de Blois, répondit Urbain avec une féroce naïveté. Après l’exécution de ce grand morceau que j’ai intitulé Pensée du soir, c’était à qui me féliciterait ; l’un en trouvait la facture fort originale, un autre en vantait la mélodie : j’aurais voulu que vous fussiez là pour tout entendre.
– Ah ! vous l’auriez voulu ? dit Madeleine avec l’accent du doute.
– Vous ne le croyez pas ? cependant j’ai bien pensé à vous dans ce moment-là.
– Bien vrai ? s’écria Madeleine avec un mouvement de joie.
– Est-ce que je ne rapporte pas à vous tout ce qui m’arrive ? N’êtes-vous pas l’unique et cher mobile de toutes mes actions ?
– Si cela est, reprit-elle en croisant ses deux petites mains sur le bras du musicien, pourquoi ne vous résignez-vous pas à être heureux tranquillement ? »
Si l’ombre avait été moins opaque sur le Mail, Madeleine eût pu voir les sourcils d’Urbain se rapprocher.
« Mais, reprit-il avec une sorte de violence, voulez-vous donc que je renonce à une carrière où tout me promet gloire et fortune ? Voyez quelles ovations m’accueillent et quelles protections m’ont assurées mes premiers efforts ! Je sais que les commencements sont quelquefois difficiles ; de chaudes et sincères amitiés amoindriront ces obstacles, que je surmonterai, n’en doutez pas. La lutte vous fait-elle peur ? et, quand tout le monde croit à cette vocation, dont je ne veux plus combattre les irrésistibles entraînements, êtes-vous la seule à hésiter ? »
Urbain marchait avec une extrême agitation et frappait la terre du pied.
« Craignez-vous de vous associer à mon sort ? reprit-il tout à coup.
– Quel qu’il soit, je le partagerai, vous le savez bien », dit Madeleine d’une voix émue et ferme.
L’expression de cet amour humble et dévoué qui s’abandonnait tout entier ne parut pas toucher beaucoup Urbain. Il allait devant lui le regard perdu dans l’espace et s’écoutant penser. Au bout du Mail il ôta son chapeau et exposa son front à la brise qui soufflait.
« J’ai comme la fièvre, dit-il ; une sorte d’ivresse s’est emparée de moi au bruit de toutes ces mains qui battaient. Tous les regards me cherchaient. Le vieux père Noël me crie sans cesse qu’il faut me méfier de toutes ces louanges, qu’elles sont fausses pour la plupart ; quelque chose me dit là qu’on ne mentait pas. Est-ce que ma présence dans ces salons où l’on n’admet que la noblesse du pays n’est pas déjà une preuve de ce que je suis et de ce que je vaux ? Vous êtes une créature bonne et dévouée, Madeleine ; si vous étiez dégagée de l’influence de votre mère, vous me comprendriez. Une parcelle de cet enthousiasme qui me dévore passerait dans vos veines.
– Vous me le dites, et je vous crois. La pensée que vous avez du talent ne peut rien ajouter à ce que j’éprouve là, dit Madeleine en appuyant la main sur son cœur. Vous ne seriez rien, que je vous appartiendrais tout de même. À présent, dites-moi, qu’avez-vous décidé chez madame de Boisgard ? Le préfet y était-il ? Pouvez-vous compter sur son appui ?
– Le concert aura lieu dans quinze jours. On n’exécutera que des morceaux de ma composition ; tous les billets sont pris. Avec le produit, qui sera considérable, je ferai graver cet album de symphonies, dont la dernière a été achevée le jour de votre naissance. Plus tard je me rendrai à Paris, et les lettres de recommandation qu’on m’a promises m’ouvriront les portes des meilleurs salons. Madame de Boisgard a une sœur qui demeure au faubourg Saint-Germain et qui me mettra en relation avec les personnages les plus influents. »
Urbain et Madeleine restèrent quelque temps sur le Mail. Penchée au bras de celui qu’elle s’était donné pour maître, Madeleine l’écoutait avec un mélange d’inquiétude et de ravissement. Le charme qui se dégage toujours de la présence de la personne qu’on aime agit bientôt sur elle ; à mesure qu’Urbain parlait, elle sentait se dissiper ses craintes. Il montrait à la fois tant d’abandon et de chaleur dans ses épanchements, il était si plein de fougue et de confiance, il avait si bien su, rien que par la force de sa jeunesse et de son inspiration, se créer des appuis dans la ville, il lui semblait si beau à demi éclairé par un rayon tremblant de la lune, qu’il y avait presque de la cruauté à combattre son élan. Madeleine avait entendu parler de ces fières vocations dont la voix impérieuse est accoutumée à commander. Urbain était peut-être un de ces tristes et glorieux élus, appelés d’en haut à tous les triomphes et à toutes les douleurs. Ce qu’il avait fait déjà ne témoignait-il pas en faveur de ce qu’il pourrait faire un jour, lorsque sans entrave il marcherait vers son but ? Pourquoi ne réussirait-il pas ? Dans un autre ordre d’idées, avait-elle bien le droit d’user de son influence pour l’arrêter ? N’était-ce pas par la tendresse et la soumission que la femme se montrait forte ? Madeleine inclina doucement sa tête sur l’épaule d’Urbain.
« Au moins m’aimerez-vous toujours ? » murmura-t-elle.
La cloche sonna de nouveau. Urbain compta dix coups.
« Ah ! dit-il, on m’attend chez le receveur général. J’y cours !
– Encore un mot ! dit Madeleine en le retenant par le bras.
– Est-ce possible ? reprit Urbain ; mademoiselle de Cléry chante ma barcarolle, et M. de Cléry doit me présenter à un journaliste de Paris. »
Urbain appuya ses lèvres sur le front de Madeleine, puis se mit à courir. Madeleine le suivit des yeux aussi longtemps qu’elle put le voir. Quand il eut disparu, elle quitta le Mail et se dirigea lentement vers la petite maison du quai. À présent qu’elle n’entendait plus la voix d’Urbain, l’inquiétude la reprenait. À cette inquiétude se mêlait un sentiment indéfinissable qui la faisait souffrir. Tenait-elle dans son cœur la même place qu’il tenait dans le sien ? Une voix douloureuse lui criait que non. Elle s’efforçait de ne pas l’écouter et s’accusait de n’être pas heureuse des succès d’Urbain. Une humble fille comme elle pouvait-elle comprendre ce qui se passait dans cette âme de feu ? Madeleine ne savait que prier, travailler, aimer. Urbain avait du talent.
Elle s’approcha du pont et regarda la rivière couler. Le silence était profond, la nuit froide et transparente. Elle se pencha sur le parapet pour voir la lune qui brillait dans l’eau. Un bruit de chants à demi voilés qui venait d’un cabaret dont les vitres rouges étincelaient de l’autre côté de la Loire attira son attention. Elle s’arrêta pour écouter et se sentit gagnée par une invincible tristesse. Comme elle était immobile et tout entière plongée dans cette rêverie, une main s’appuya sur son épaule. Madeleine tressaillit et se retourna vivement.
« Ah ! vous m’avez fait peur, père Noël ! » dit-elle en s’efforçant de sourire.
Le père Noël tourna le visage de Madeleine en plein du côté de la lune.
« Tu pleures !... Tu pensais à Urbain ? » dit-il.
Madeleine rougit très fort.
« Moi ! dit-elle avec un rire aigu ; puis, changeant de ton : Eh bien ! c’est vrai... »
Le père Noël passa le bras de Madeleine sous le sien.
« J’arrive de chez toi, où je voulais te parler de cette place qu’on offre à Urbain ; la mère Béru m’a dit que tu dormais... Je n’en ai rien cru, ayant rencontré Urbain qui courait comme un lièvre, et c’est pourquoi je te cherchais. Je n’aime pas ces promenades nocturnes.
– Oh ! c’est la première...
– Bon ! ce sera la dernière aussi, promets-le-moi. À présent essuie tes yeux et dis-moi ce qu’il y a.
– N’allez pas croire au moins que ce pauvre garçon m’ait fait de la peine, répondit Madeleine vivement. Je pleurais sans savoir pourquoi. »
Le père Noël hocha la tête.
« Je n’aime pas des larmes qui coulent sur des joues de vingt ans. Autrefois tu étais comme une fauvette, et c’était plaisir de te voir ; mais, depuis les vendanges de l’an dernier, bonsoir... Ça te tient donc toujours, ce bel amour ?
– On n’est pas maître de ces choses-là !
– Tant pis ! Entre nous, mon ami Urbain Lefort n’est pas le mari que j’aurais choisi. Où donc allait-il avec son bel habit noir ?
– Il allait en soirée chez le receveur général.
– Toujours des soirées !... Et il t’a laissée là ? Ah ! le travail et toi, ma petite, vous n’êtes pas seuls à remplir son cœur !
– Pourvu que la place que j’y occupe ne me soit pas disputée, je m’en contenterai, dit Madeleine humblement.
– Ainsi, c’est bien décidé, tu veux l’épouser ?
– Oui.
– Et la mère Béru, qui te croit couchée et bien endormie, est-elle du même avis ?
– Oh ! ma mère ne pense pas tout à fait comme moi sur ce chapitre !... Il faudra bien cependant qu’elle se rende.
– Ma foi, ça te regarde.
– Mais non ! c’est bien plutôt sur vous que je compte pour obtenir son consentement.
– Sur moi ? merci : tu feras la commission toi-même !
– Oh ! si je vous en priais bien fort, auriez-vous le cœur de me refuser ?
– Parfaitement.
– En êtes-vous bien sûr ? reprit Madeleine en portant à ses lèvres la main du père Noël.
– Il est clair que, si tu le voulais absolument... Mais ce sera, mignonne, la plus grande preuve d’amitié que je t’aurai jamais donnée. Aussi ne me demande plus rien après !... »
Le père Noël et Madeleine marchaient le long du quai à petits pas. Mille choses se pressaient sur les lèvres du vieillard, qui n’osait pas les dire ; mille choses sur celles de Madeleine, qui n’osait pas les demander. Enfin le père Noël prit les mains de Madeleine entre les siennes :
« Tu es ma pupille, donc tu es mon enfant. As-tu bien réfléchi ? vois-tu bien clair dans le cœur d’Urbain ? »
Les lèvres de Madeleine tremblèrent un peu.
« Je sais ce que vous voulez dire ; n’ajoutez pas un mot. Ne faut-il pas que quelqu’un qui soit tout à lui reste à son côté ? »
Le père Noël entoura Madeleine de ses bras.
« Je te comprends à mon tour, dit-il ; fais donc ce que tu voudras. Les bonnes âmes se doivent peut-être à ces cœurs faibles. Jusqu’où tomberaient-ils, si on ne les aimait pas ? Faibles ils sont, mauvais ils deviennent.
– Ah ! vous êtes dur ! dit Madeleine, qui frissonna malgré elle ; il est impossible que vous ayez de lui une telle opinion...
– Eh ! l’opinion que j’ai de lui, personne ne la connaît... C’est inexplicable, et je ne vois pas clair en moi. Urbain a du talent, mais qu’est-ce que cela prouve ? On peut faire bien des sottises et même plus que cela avec du talent !... Je voudrais voir en lui quelque chose qui n’y est pas : une solidité, une mesure, une persévérance sans lesquelles ses meilleures qualités tourneront contre lui. Pardieu ! que tu te sois laissée prendre à sa bonne mine, à sa jeunesse, à un je ne sais quoi qui plaît en lui, ce n’est pas ce qui m’étonne ; mais auras-tu bien la force de le guider ?... C’est là ce qui m’effraye pour toi, pour lui, car tu sais bien que je l’aime ; cependant je m’en veux de l’aimer ainsi, et je lui en veux de te faire pleurer.
– Eh bien, continua Madeleine d’une voix persuasive, donnez-le-moi, et je m’efforcerai de le rendre si heureux, que vous n’aurez plus la force d’en vouloir à personne, ni à vous, ni à lui.
– Soit ! » répondit le père Noël.
Le lendemain de bonne heure, le vieillard se rendit chez madame Béru et entama vigoureusement l’entretien. Dès les premiers mots, la veuve du capitaine d’artillerie poussa les hauts cris. Que le père Noël tînt à marier son élève, cela se comprenait ; mais qu’elle consentît à donner sa fille à un pauvre diable qui n’avait rien, c’était à quoi il ne fallait pas songer. Cette opposition et les termes dans lesquels elle s’exprima irritèrent le père Noël. Par un de ces retours de cœur inexplicables, il se sentit blessé dans son for intérieur de ce qu’on fît si peu de cas d’un jeune homme qu’il avait élevé. Il s’échauffa et plaida la cause d’Urbain avec plus d’entrain que Madeleine n’aurait pu l’espérer. À bout d’éloquence et d’arguments, le père Noël se dressa tout à coup :
« Çà ! dit-il, si Urbain avait des rentes ?
– Quoi ! dit la mère Béru, qui devint pourpre comme au temps où elle dansait, le vieux mercier avait donc une sacoche quand il est mort ?
– Il ne s’agit pas du pauvre homme, mais d’un autre qui vous parle. On est organiste, c’est vrai, et on vit dans un grenier ; mais on a quelque part de bons gros sous qui ne doivent rien à personne, et on n’a pas d’héritier, madame Béru ? »
La question ainsi posée fut bientôt résolue ; on décida que le père Noël assurerait cinquante mille francs à Madeleine à l’insu des deux jeunes gens. Madame Béru serait chargée d’en servir la rente, et ce serait comme un cadeau qu’elle consentirait à faire, sur son propre fonds.
La mère Béru ne trouva point d’objection contre cet arrangement ; puis, se ravisant tout à coup :
« Voilà qui est fort bien, dit-elle : mais que me revient-il, à moi, de tous ces comptes-là ?
– À vous ?
– Oui, je parle en bon français, ce me semble. Ma fille s’en va, Urbain emporte la dot, et j’ai le crève-cœur de leur envoyer chaque mois de bons écus qui me passent par les mains sans y rien laisser ; ils sont heureux : qu’est-ce que j’y gagne ? »
Le père Noël avait envie de battre la mère Béru. Il regarda du côté de la fenêtre de Madeleine, derrière laquelle tremblait un petit rideau blanc.
« Vous y gagnerez trois mille francs », dit-il d’une voix rude.
Les yeux de la mère Béru pétillèrent.
« Bien vrai ! s’écria-t-elle, mille écus ?
– Que je vous compterai de la main à la main le jour de la signature du contrat.
– Touchez là, voisin ; c’est fait, dit la veuve : Madeleine est à Urbain... Ils s’aiment tant, ces pauvres petits ! »
Le père Noël était un peu triste en quittant le jardin de la mère Béru. Il était comme chagrin d’avoir réussi. L’expression de ses traits étonna Madeleine ; elle pâlit en le voyant.
« Elle ne veut donc pas ! s’écria-t-elle.
– Au contraire, mon enfant, dit le père Noël, la mère Béru consent à tout. »
Le visage de Madeleine changea de couleur.
« Ah ! dit-elle, je vous aimais bien déjà, père Noël ; que sera-ce à présent ! »
Le père Noël, toujours soucieux, la prit par le bras et fit avec elle un tour d’allée.
« J’ai comme un poids sur la conscience, reprit-il ; car enfin je réponds de toi, petite. Voyons, Urbain ne sait rien encore ; il ne saura jamais rien si tu veux : pense bien à ce que tu vas faire ! »
Madeleine sauta au cou du père Noël.
« Embrassez-moi, père Noël, je suis décidée », dit-elle.
Une clarté si douce brillait dans ses yeux, il y avait sur son visage une expression si touchante de tendresse et de bonté, que le père Noël se sentit soulagé.
« Elle le transformera peut-être », se dit-il.
Madeleine voulut être la première à annoncer cette bonne nouvelle à Urbain. Elle s’attendait à une explosion de joie, à cet élan, à cette ivresse qu’elle éprouvait elle-même.
« La mère Béru n’est pas sotte, dit-il, mon éditeur de Paris vient de m’écrire pour me demander un second recueil de mélodies ; le premier a été enlevé ; c’est ma fortune qui commence. »
Le mariage d’Urbain et de Madeleine eut lieu un mois après. Il y eut beaucoup de monde à Saint-Louis le jour de la bénédiction nuptiale. Madeleine, émue, pâle et repliée en elle-même, marchait les yeux baissés. Urbain regardait de tous côtés pour voir si les grands fonctionnaires et les personnes riches qu’il connaissait étaient là. La curiosité les y avait attirés presque tous. Il poussa Madeleine du coude pour lui montrer le préfet. Le cœur de Madeleine était tout à la prière : elle ne vit que Dieu et son mari.
Un grand nombre de personnes s’étaient réunies dans la sacristie pour signer l’acte de mariage sur les registres de la paroisse. Parmi elles se trouvait le journaliste parisien auquel le receveur général avait présenté Urbain.
« Monsieur, dit-il en saluant le nouveau marié, voici mon souvenir. Le bien que cet article dit de vos dernières productions n’est pas la moitié de ce que j’en pense. »
Urbain prit le journal que lui tendait son ami de fraîche date ; l’article était signé Paul Vilon.
« Ne me remerciez pas, poursuivit celui-ci ; vous m’avez rendu si heureux pendant une heure que je reste votre obligé. »
Un jeune substitut, tout nouvellement arrivé de Paris, poussa le coude de Paul Vilon.
« Est-ce bien sérieux, ce que vous dites-là ? murmura-t-il à son oreille.
– Vous ne connaissez pas les musiciens, répondit Paul. Si on cesse de les abreuver d’éloges un instant, ils crient qu’ils ont soif. Pourquoi dirais-je la vérité à qui ne veut pas l’entendre ? Je ne la dois qu’à ceux qui m’honorent d’une confiance sincère et que j’aime. »
Tandis que Paul Vilon s’éloignait, Urbain lisait avec des éblouissements l’article où ses mélodies étaient portées aux nues.
La semaine n’était pas terminée, que déjà Urbain parlait de partir pour Paris. La mère Béru, qui comptait et recomptait du matin au soir les mille écus du père Noël, n’y voyait aucun obstacle. Le père Noël grondait tout haut, et Madeleine lui venait en aide tout bas ; mais Urbain n’en voulait pas démordre. Un jour qu’ils se promenaient ensemble au bord de la Loire, le ciel était pur, le vent tiède ; on voyait la ville, échauffée par le printemps, se mirer dans l’eau claire. Madeleine pressa le bras d’Urbain, et lui indiqua du doigt les vitres de leur petite maison, qui étincelaient au feu du soleil couchant derrière les pêchers en fleur.
« N’est-on pas bien ici ? dit-elle. Ce repos n’est-il pas voisin du bonheur ? »
La cloche de Saint-Louis tinta.
« Si tu voulais, reprit-elle, tu serais organiste un jour dans l’église où l’on nous a mariés. Cela nous porterait bonheur ; notre vie s’écoulerait à l’ombre de ce clocher... Ce talent que tu as, et qui est un don de Dieu, en serait meilleur. Nous serions plus heureux que là-bas. »
Urbain était attendri. Ces premiers bonheurs qui suivent l’union de deux êtres jeunes qui s’aiment avaient en quelque sorte amolli son cœur ; il regarda Madeleine et l’embrassa sur le front sans répondre. Madeleine se pressa contre lui.
« Ce soir, nous dînons chez le père Noël, reprit-elle ; il dépendra de toi que je sois bien heureuse au dessert.
– Va ! tu le seras toujours ! » dit Urbain.
Paul Vilon vint à passer et s’arrêta.
« Eh ! eh ! dit-il, vous vous endormez dans les délices de Capoue ! Qu’avons-nous fait de cette belle ambition et de cette ardeur où je vous ai vu ? »
Urbain rougit.
« J’ai le temps ! dit-il.
– On voit bien que vous ne connaissez pas Paris, reprit l’autre. À Paris, ceux qui marchent n’arrivent pas, il faut courir. On vous porte intérêt, je le sais, et, s’il vous plaît de passer sur le corps à vingt rivaux, je vous engage à ne pas perdre une minute ! »
Urbain regarda Madeleine de nouveau ; mais l’expression de ses yeux était changée. On y voyait comme une sorte de lièvre. Tous ses anciens instincts venaient de se réveiller à la fois.
« Eh bien, je partirai ! » dit-il.
Le journaliste lui tendit sa carte.
« Quand vous serez à Paris, souvenez-vous de Paul Vilon, et ne manquez pas de me venir voir. Je vous piloterai dans cette ville, où il y a autant d’écueils que de pavés, mais où les hommes de talent comme vous réussissent toujours. »
Paul Vilon salua Urbain avec un regard qui s’adressait à Madeleine et s’éloigna.
« Qu’en penses-tu ? dit Urbain.
– Je pense, dit Madeleine, que ce monsieur est bien prompt à l’éloge. »
La figure d’Urbain se rembrunit.
« Chacun a son opinion, mais je sais que la famille Béru est d’un autre avis. »
Madeleine ne lui connaissait pas cette voix, et le regarda effrayée : elle venait, à son insu, de mettre le doigt sur la plaie. La promenade fut interrompue, et on retourna au logis sans échanger une parole. Urbain sortit dans la soirée et ne rentra que fort tard. Il se coucha sans embrasser Madeleine, il dormit sans entendre qu’elle pleurait. Le lendemain elle n’y tint plus.
« Tu es injuste, dit-elle ; pourquoi me faire un crime des craintes qui m’assiègent quand je pense à Paris ? Est-ce que je ne te suivrai pas partout ? Si tu n’étais pas Urbain, est-ce que je t’aurais aimé comme je l’ai fait du premier jour que je t’ai vu ? Est-ce que je ne suis pas fière de ton nom ? »
Ces derniers mots fondirent la glace. Urbain lui rendit son baiser.
« Eh bien, fie-toi donc à moi, dit-il ; je veux que dans trois ans tout le monde, en te voyant, dise : C’est madame Lefort, vous savez, la femme de ce compositeur qui a fait Sardanapale ! »,
Une inspiration illumina soudain Madeleine.
« Tu ne m’as pas comprise, dit-elle ; qui songe à mettre obstacle à cette légitime ambition que tu as de te faire connaître ? Tu me crois timide ou même indifférente ; mais c’est au nom même de cette réputation qui fait mon orgueil que je te parle. Il faut que les portes te soient ouvertes toutes grandes dès ton arrivée à Paris et que chacun t’y fasse bon accueil. On dit qu’il y a un stage en toutes choses : fais ton stage à Blois. Achève Sardanapale, achève cette symphonie dont tu m’as joué un passage hier, et si la fin répond au commencement, je serai la première à te dire : Pars ! »
Urbain était dans les premiers enchantements du mariage : sa femme était comme sa maîtresse, un baiser venait de sceller leur réconciliation. Il céda à cette voix tendre qui le flattait et semblait l’inviter par les plus délicates caresses à marcher plus glorieusement vers le but qu’il ambitionnait. Plein d’une ardeur plus vive, il se mit à l’œuvre le jour même et ne quitta presque pas sa chambre pendant tout un mois. Quelques promenades dans les beaux sites qui entourent la ville, quelques soirées passées avec le père Noël, étaient ses seules distractions. Un sentiment inconnu paraissait l’animer. La candeur, l’esprit juste, la raison ferme et droite de Madeleine agissaient sur lui ; imprégné de cette atmosphère de jeunesse et de pureté qui enveloppe une femme chaste et bonne, il ouvrait son cœur à une influence plus saine et avait de meilleures aspirations. Il pensait bien encore à cet avenir brillant dont il avait souvent caressé les perspectives, mais il le faisait plus tranquillement, avec une sorte de gravité et de mesure qui rassurait presque le père Noël. En même temps les conseils du vieil organiste étaient écoulés. Ce changement réjouissait l’âme tendre de Madeleine : elle y voyait comme le présage d’une vie heureuse et la récompense de son obstination. Comment aurait-il pu se faire qu’insensible aux appels de son cœur, Urbain n’écoutât pas la voix du dévouement et de l’amour ? Son mariage, un peu assombri dans ses prémices, eut son printemps. Dans sa joie, elle embrassait le père Noël et lui reprochait de ne point partager sa confiance. Le père Noël hochait la tête, et, tout en riant, grondait encore.
« Il faudra voir, disait-il ; un mois ou deux, ce n’est pas déjà si long ! »
Le premier résultat de cette retraite et de ce travail où Urbain se retrempait fut d’assouplir son talent et de le rendre plus ferme en ne lui faisant rien perdre de son éclat. Un soir, après l’exécution d’un morceau qu’il avait achevé, le père Noël ne put s’empêcher de le complimenter si franchement, qu’un éclair de joie parut dans les yeux du jeune compositeur. Un acte entier de Sardanapale fut alors écrit. À quelque temps de là, Urbain eut l’idée de prêter son concours à un festival qu’on organisait au profit des pauvres. Son offre fut acceptée avec empressement. Le père Noël vit un danger dans le projet d’Urbain, et s’en ouvrit à Madeleine. La fièvre du succès pouvait enivrer le jeune artiste et lui faire prendre la résolution immédiate de quitter Blois. S’il partait, était-il mûr pour la lutte ? Il y avait là un écueil. Madeleine le comprit, mais il était trop tard pour empêcher le festival, et elle en attendit le résultat avec un mélange de crainte et d’impatience.
Tout le beau monde de Blois remplissait la salle où le festival eut lieu. On était revenu de la campagne pour assister à cette solennité musicale, la plus belle que le chef-lieu eût vue depuis longtemps. Le grand intérêt de la réunion se concentrait sur Urbain. Quand il prit l’archet pour conduire l’orchestre, une salve d’applaudissements l’accueillit. Une ouverture et quelques morceaux furent exécutés. Toutes les mains battirent avec fracas.
« Voilà ce que je craignais ! » murmura le père Noël.
Le concert fini, cent personnes entourèrent Urbain pour le féliciter. Que tardait-il pour transporter sur un plus grand théâtre les productions éclatantes de son talent ? L’épreuve était faite, sa place était marquée à Paris. On ne tarissait pas en éloges ; il n’y avait qu’une voix sur le succès qui l’attendait.
« Souvenez-vous seulement alors de ceux qui vous l’ont prédit », lui disait-on.
Urbain, complètement fasciné, rentra résolu à suivre ces conseils. Madeleine hasarda quelques timides avis. Il pouvait rester à Blois, terminer paisiblement son œuvre et faire un voyage à Paris. De cette façon, quoi qu’il arrivât, il ne compromettrait rien ; la succession du père Noël ne lui manquerait pas. Il serait organiste.
« Pourquoi pas chantre de paroisse ! » répondit-il brutalement.
Rien ne s’opposa plus au départ d’Urbain. Madeleine en avertit le père Noël. Elle ne put retenir quelques larmes en regardant la Loire et les doux paysages où son cours paresseux se déroule.
« Nous ne sommes pas faits pour être heureux, dit-elle, puisqu’il n’a pas voulu l’être ici. »
Elle hâta les préparatifs du voyage avec une sorte de fièvre. Mille inquiétudes inexpliquées l’agitaient. Les paroles que le père Noël lui avait dites avant la courte réforme d’Urbain lui revenaient sans cesse à l’esprit. En outre, une crainte superstitieuse la tourmentait à la pensée de quitter la ville qui avait été la protectrice et comme la mère de l’orphelin. Avant de partir, elle voulut revoir la campagne où son amour avait commencé. Le père Noël avait inventé un prétexte pour l’accompagner dans ce pèlerinage, dont, par un secret sentiment de pudeur, Madeleine n’avait pas voulu lui confier le véritable motif. Il le comprenait et devinait ce qui se passait en elle ; mais il s’efforça de plaisanter, pour ne pas exciter une émotion inutile.
« Paris est comme un champ de bataille, dit-il ; tu pars pour la guerre, mon enfant ; rien là-bas ne te rappellera nos heureuses promenades. »
Madeleine serra la main de son vieil ami.
« N’ayez pas peur, dit-elle, j’aurai du courage. »
Vers la tombée du jour, Madeleine quitta le vieil organiste, disant qu’elle voulait embrasser la petite fille du fermier, qu’elle avait vue à l’autre bout d’un pré. Le père Noël s’achemina vers l’église d’un pas tranquille.
« Ah ! si j’avais rencontré une fille de ce cœur-là à vingt-cinq ans ! » murmura-t-il.
El malgré lui sa pensée se reporta vers une jeunesse dont il ne parlait jamais. Quand Madeleine sortit de l’église, elle le trouva debout près de la porte. Elle rougit comme si elle venait de commettre une faute.
« Qui vous a dit que j’étais là ? » dit-elle.
Le père Noël haussa les épaules.
« C’est ici que tu l’as connu, dit-il ; tu étais triste, j’étais bien sûr de te retrouver où l’on prie. »
IV
Urbain et Madeleine quittèrent Blois le lendemain. Au moment du départ, le père Noël, usant d’un reste d’influence, fit promettre à son élève de se loger chez une personne de sa connaissance qui demeurait du côté de la place Saint-Sulpice, et qui, moyennant une somme modique, loua au jeune ménage trois pièces meublées fort propres, où Urbain et Madeleine s’établirent provisoirement. Le père Noël estimait qu’avec cinq mille francs de rente et le travail d’Urbain, deux personnes pouvaient vivre honnêtement à Paris ; mais il fallait éviter les occasions de dépenses où la vie des quartiers élégants et la fréquentation du monde vous entraînent. La première chose qui frappa les yeux de Madeleine fut un piano qui, tout ouvert dans un coin de la pièce principale, semblait attendre qu’une main amie en caressât les touches. C’était un dernier souvenir du père Noël. Urbain fut touché de cette attention. Encore ému de ses récents triomphes, il se mit à l’œuvre avec un courage auquel Madeleine applaudissait. Il travaillait le matin, et dans la journée il allait voir quelques personnes pour lesquelles le préfet, le maire, le receveur général, lui avaient donné des lettres d’introduction. L’histoire qu’on y faisait de sa jeunesse intéressait tout le monde ; les sympathies lui étaient acquises avant qu’il eût parlé ; elles ne diminuaient pas, tant s’en faut, aussitôt qu’on l’avait vu. Seulement, par un indéfinissable sentiment où la vanité n’avait que trop de part, Urbain éprouva un certain froissement à la pensée qu’on connaissait l’abandon où il avait vécu. Il aurait voulu que tous ces détails fussent cachés. En creusant un peu plus avant dans son cœur, peut-être y aurait-on découvert cette pensée que son mérite actuel devait faire oublier ce passé, et qu’il était malséant de s’en souvenir quand lui n’y songeait plus. Le charme qu’il exerçait naturellement agit encore dans ces nouvelles circonstances, et il eut bientôt, dans un monde distingué, des appuis, des protecteurs, même des amis. Madeleine, introduite dans quelques maisons, y réussit par sa réserve et son air de simplicité. L’entrée dans la vie parisienne se faisait sous d’heureux auspices. Les lettres de Madeleine au père Noël témoignaient de son contentement.
Vers cette époque, Urbain fut malheureusement présenté chez une de ces étrangères qui arrivent du Nord chaque année et qui étudient la France aux Champs-Élysées et à l’Opéra. La comtesse Czerniska jouissait, dit-on, d’une de ces fortunes fabuleuses dont, les contes de fées et la Russie gardent seuls le privilège. Son mari remplissait une mission politique en Italie. La comtesse l’attendait à Paris, où elle avait ouvert un salon. Grande dame, fort oisive, riche et ennuyée à l’avenant, elle trouva original de se faire la protectrice d’un artiste. Le monde désœuvré qui passe une saison à Paris accueille avec un empressement de convention tous ceux qu’une renommée déjà vieille ou naissante fait sortir de la foule. Présenté par la comtesse à ses connaissances, Urbain fut le bienvenu partout ; on le vanta fort, et une sorte de conspiration se fit autour de lui pour le transporter d’un bond à ces hauteurs où l’on ne monte que par le double effort du temps et du génie. Il parut commode à Urbain de se laisser ainsi conduire au succès par le flot de la mode et de l’engouement. Il payait cette propagande par des improvisations ornées de dédicaces. Ce n’était déjà plus ce que Madeleine aurait voulu. Cette popularité de salon une fois acquise, Urbain sut l’exploiter avec un mélange singulier de finesse et de nonchalance ; il entrevoyait la possibilité d’entrer au théâtre par la porte de la faveur ; son talent ferait le reste. Il s’adonna donc entièrement aux réunions de la comtesse Czerniska, où il prit une place qui tenait le milieu entre celle de favori et celle de commensal. La comtesse n’attachait pas une importance extrême aux relations que le hasard et l’oisiveté lui avaient fait nouer avec Urbain. Les plus habiles n’auraient pu préciser la limite exacte où elles s’arrêtaient, et il lui importait peu de savoir ce qu’on en pensait. Elle ne savait pas au juste si le compositeur dont elle ornait son piano était marié ou non ; elle n’avait nul souci de son avenir, et nulle jalousie de son passé. Sa jeunesse, sa bonne grâce, son talent d’improvisation, l’avaient charmée. Il lui paraissait en outre de bon goût de mêler quelques parias de l’intelligence aux élus de l’aristocratie qui paradaient dans son salon. Ses amis du faubourg Saint-Honoré se souvenaient qu’à son premier voyage elle avait fait éclore au doux feu de son boudoir un poète qu’elle comparait à lord Byron ; le poète avait publié un volume d’élégies, et personne ne savait ce qu’il était devenu ; les vertes palmes qu’on promettait à son jeune front s’étaient fanées avant de fleurir. À présent la comtesse se passionnait pour la musique, comme autrefois elle était de flamme pour la poésie. On pensait que le tour de la peinture viendrait plus tard.
Les salons ne sont pas rares à Paris, où l’on fait profession de pousser des génies vers l’immortalité. Des héroïnes titrées s’y rencontrent pour aider à leur vol. On y parle volontiers, en un langage parfumé, de Raphaëls, de Pergolèses et de Dantes inconnus. Au fond de ces enthousiasmes, qui ont la durée des pâquerettes, il n’y a que de la frivolité et du désœuvrement. Le malheur est que de pauvres esprits s’y laissent prendre et se croient appelés à de hautes destinées sur la foi de ces adoptions. Or le salon de madame la comtesse Czerniska était un des endroits où l’on aimait le plus à découvrir de petits grands hommes pour les hausser sur un piédestal éphémère.
Parmi les personnes qui s’y montraient assidûment, il s’en rencontra une qui jouissait de quelque crédit à l’administration des beaux-arts. L’ami de la comtesse complimenta chaudement Urbain, promit de l’appuyer, et obtint de faire exécuter une de ses compositions à une grande représentation à bénéfice qu’on devait donner à l’Opéra. À cette bonne nouvelle, la tête du jeune artiste s’enflamma. Pendant quatre ou cinq nuits, il travailla sans relâche aux morceaux que comportait la cantate avec chœurs qui lui avait été confiée. Dans la journée, il chantait à Madeleine les parties achevées, puis il portait chez la comtesse les feuilles de papier maculées d’encre. Sa femme ne se plaignait pas trop de cette assiduité et de ces absences, dont cependant elle souffrait : elle y croyait l’avenir d’Urbain engagé. Le soir vint de cette représentation solennelle ; la société de la comtesse remplissait les premières loges : Madeleine se cacha dans une baignoire. La cantate fut applaudie dès les premières mesures ; à la fin, ce fut un vrai tonnerre de bravos : Madeleine pleurait de joie. Comme elle se suspendait au bras de son mari, tout émue et bouleversée, Urbain lui apprit qu’il soupait chez la comtesse avec quelques personnes, parmi lesquelles se trouvait Paul Vilon le journaliste. Elle rentra seule et l’attendit une grande partie de la nuit. Il revint enfin, pâle de lassitude, mais enivré, flatté outre mesure, et tout confit d’adulations banales : il croyait de bonne foi qu’il avait fait un chef-d'œuvre. Tout en causant avec sa femme, il fredonnait les motifs de sa cantate, et s’interrompait pour lui en faire savourer les délicatesses. Le lendemain, il n’attendit pas le déjeuner pour disparaître : la comtesse voulait répéter au piano les principaux airs qu’elle avait applaudis la veille. Un mot peindra la situation d’Urbain auprès de cette protectrice qu’il appelait sa bonne fée. Un jour qu’il venait de chanter avec éclat une mélodie qui portait son nom, elle demanda à Paul Vilon ce qu’il pensait d’Urbain. Le journaliste lui montra du doigt des pêchers rangés en espaliers le long d’un mur.
« Tous ces arbres portent des fleurs, dit-il ; combien porteront des fruits ?
– Bon ! répondit-elle, je n’aime que les bouquets. »
À peu de jours de là, Urbain annonça à sa femme qu’il allait déménager : trois pièces meublées, aux environs de la place Saint-Sulpice, ne lui paraissaient plus suffire à sa position nouvelle. Une partie des raisons qu’il fit valoir avait un certain poids ; Madeleine s’y rendit en soupirant. Il était dans sa nature de s’attacher aux lieux où elle avait cru rencontrer le bonheur, et ce modeste salon où Urbain avait passé de si belles heures entre elle et le travail lui semblait un coin béni. Elle ne dit donc pas adieu à ces honnêtes meubles d’acajou tapissés de drap rouge galonné de passementerie jaune sans un secret serrement de cœur ; mais, tout en quittant ce premier asile où son obscurité s’était abritée, Madeleine aurait voulu qu’on cherchât un quartier paisible où la vie ne fût pas coûteuse et où la solitude fût encore facile. Urbain secoua la tête : il ne fallait à aucun prix s’écarter des théâtres, où mille occupations l’appelleraient prochainement. Il fit donc choix, rue des Martyrs, d’un joli appartement qui donnait sur des jardins. Quand Madeleine, qui présidait aux soins de l’installation, voulut faire enlever le piano du père Noël, elle apprit qu’Urbain l’avait vendu. La jeune femme en éprouva un chagrin profond : ce piano, qui venait de leur vieil ami et sur lequel Urbain avait composé sa cantate, était pour elle comme une relique : elle s’était accoutumée à le voir. Il lui semblait que quelque chose de leur intimité disparaissait avec le piano du père Noël ; elle ne put s’empêcher de le dire à Urbain, dont on devine la réponse. Un si modeste instrument pouvait-il convenir à un artiste qu’avait applaudi le public de l’Opéra ? Il fallait désormais à Urbain un mobilier magnifique, et Madeleine entrevit aussitôt un coin de l’abîme dans lequel des rêves plus brillants que solides pouvaient un jour précipiter son mari. Espérant toutefois retenir Urbain sur la pente où il n’était que trop disposé à courir d’un pied leste, elle partagea les soins qu’il donnait à leur appartement, et s’enquit avec lui de tout ce qui pouvait le rendre plus agréable. Elle voulut être le frein qui modérerait son ardeur étourdie, mais un frein doux et facile. Debout dès l’aurore, vigilante et joyeuse, elle donnait à tout ce coup d’œil qui maintient l’ordre et accroît le bien-être. Elle était heureuse si Urbain la remerciait d’un sourire.
Familier avec tous ces menus plaisirs de la vie parisienne qui affriandent les femmes par une légère saveur de fruit défendu, Urbain voulut faire partager à Madeleine quelques-unes des distractions banales dont il avait pris l’habitude. Madeleine se crut aimée : c’était déjà la meilleure part du bonheur qu’elle ambitionnait. Que n’eût-elle pas fait pour ce cher Urbain qu’elle entourait de mille tendresses ! N’était-il pas naturel de penser qu’à son tour Urbain ferait pour elle ce qu’elle demanderait ? Il ne fallait pas se hâter seulement. Urbain prenait langue et se renseignait. Comme un lutteur, il rassemblait ses forces avant d’entrer dans la lice. Ses promenades dans les théâtres avaient pour but d’étudier l’art dramatique et le goût du public. Il le lui disait du moins, sans ajouter que la plupart de ces promenades se faisaient en compagnie de la comtesse Czerniska. Urbain, que la comtesse appelait son cher maestro, croyait sans peine à tout le bien qu’on disait de lui, et sur ce chapitre ne contredisait personne, mais en même temps il trouvait agréable d’exploiter l’intérêt qu’on lui témoignait, et d’en tirer profit au double point de vue de sa réputation et de son avenir. Paul Vilon, qui avait renoué connaissance avec Urbain à l’occasion de la cantate exécutée à l’Opéra, n’avait pas hésité à lui prêter l’appui de sa plume, bien qu’il eût peu de confiance dans l’avenir d’un talent livré, avant l’heure des succès durables, aux faciles ovations du monde. Les relations d’Urbain avec les amis de la comtesse n’étaient malheureusement pas les seules qui exerçassent une action directe sur sa vie ; il la gaspillait d’un autre côté sur le boulevard, dans les foyers de théâtre, où il avait mille connaissances recrutées un peu partout. Le jeune compositeur côtoyait la bohème et s’y mêlait quelquefois ; la ligne qui la sépare du monde sérieux des artistes, où le travail est la seule loi, est indécise : il ne tarda pas à la franchir.
Le jour vint cependant où Madeleine eut un enfant, une petite fille, qu’on appela Louise, en souvenir de son grand-père de Béru, et dont le père Noël fut le parrain par procuration. Ses premiers sourires, ses premiers bégayements, l’empêchèrent de voir avec effroi l’absence totale de labeur sérieux et de résultats appréciables où se consumaient les jours d’Urbain. Quand elle berçait et caressait sur ses genoux cette chère créature, où elle revoyait les traits de son père, pouvait-elle croire qu’Urbain s’oubliait aux Champs-Élysées dans la calèche de la comtesse Czerniska, ou plus tristement encore dans un cabinet particulier avec une prima donna sans emploi ? Un jour qu’elle veillait auprès de ce doux berceau, Urbain lui apporta une petite bourse pleine d’or qu’il vida sur sa robe ; puis, tirant de sa poche un écrin de velours, il passa un bijou au bras de Madeleine.
« Me reprocheras-tu encore de ne rien faire ? dit-il de sa voix la plus câline ; voici le prix d’un recueil de mélodies que j’ai vendu ce matin. Ce bracelet te le rappellera. »
Madeleine baisa la main de son mari. Certes, depuis qu’il avait pris son vol dans le monde, Urbain ne l’avait pas lassée par trop de fréquentes démonstrations de tendresse ; mais un peu par nature, un peu par calcul aussi, il avait de ces mouvements qui ravissent les femmes et endorment leurs inquiétudes. Des observateurs chagrins auraient bien pu dire que la prudence y avait autant de part que la bonté ; mais ces réveils et ces élans semblaient si spontanés, qu’il fallait avoir l’âme bien soupçonneuse pour y voir l’apparence de l’habileté.
Trois ans se passèrent ainsi. Sardanapale dormait, le directeur de l’Opéra n’était pas venu, et la bohème gagnait chaque jour du terrain sur le monde. Le petit éclat qu’Urbain avait jeté pendant les premiers jours allait s’affaiblissant. L’oisiveté, la dissipation, l’amour-propre, faisaient leur œuvre. À mesure que les chances s’éloignaient, l’ancien élève du père Noël travaillait moins. Bientôt une certaine aigreur se montra dans l’expression de son orgueil froissé. L’éditeur auquel il avait cédé un second album après la vente du premier ne sonnait plus à sa porte. Un certain vide se faisait autour de lui. Un soir, il se présenta chez la comtesse Czerniska, qu’il n’avait pas vue depuis quelque temps ; elle était partie. Ce départ sans un mot d’adieu trahissait un dédain qui blessa profondément l’artiste. Il se laissa aller à quelques imprécations contre les grandes dames, imprécations qui n’étaient ni bien neuves ni bien justes, et se jeta plus avant dans la bohème. Il n’y trouva ni bons conseils, ni bons exemples, mais au contraire un levain qui activait la fermentation déjà si violente de son esprit.
Quand Madeleine le questionnait, il ne manquait pas de belles paroles pour la rassurer ; cependant, malgré son indulgence, elle avait été contrainte de remarquer que le piano ne s’ouvrait jamais ; une ride s’était faite à la surface de son bonheur. Il était impossible que cela continuât longtemps sans amener les plus fâcheux résultats. Madeleine savait par une sorte d’intuition qu’on ne travaille un peu que lorsqu’on travaille beaucoup. Or Urbain ne faisait rien. Un jour donc qu’il paraissait de bonne humeur, elle ouvrit le piano, et, préparant du papier à musique, elle prit doucement le bras de son mari.
« Eh bien ! dit-elle, cette mélodie que vous m’aviez promise ? »
Urbain tira sa montre.
« Demain, répondit-il ; aujourd’hui j’ai affaire. »
Madeleine savait par cœur cette réponse : elle ne se découragea pas, elle employa mille charmantes coquetteries pour amener son mari à reprendre la plume, et un moment elle put croire qu’elle avait réussi. Urbain ne sortit pas, et il travailla même pendant quelques heures. Madeleine battait des mains. Quand il quitta le piano et la plume, elle l’embrassa, tout illuminée d’une joie folle.
« J’ai bien le droit de t’inviter à dîner. Allons à la campagne, cela te reposera », dit-elle.
Urbain accepta. Elle profita de ce bon mouvement pour le gronder, avec mille gentillesses, de l’oubli qu’il faisait du monde, où autrefois il allait trop. Il ne fallait pas tomber d’une exagération dans une autre. Certaines relations étaient à ménager : Paul Vilon, qui avait quelque influence ; une sœur de madame de Boisgard, madame de La Chable, à laquelle il avait été particulièrement recommandé. Le soir, il se montrerait dans un salon ou deux, le matin il travaillerait, et il lui resterait bien encore deux ou trois heures par jour pour voir ses amis. En six mois de cette vie, il aurait pris une bonne place dans l’estime de tous, et Sardanapale serait achevé.
« Tu as raison, dit Urbain, entraîné par ce langage plein d’onction et de chaleur. C’est un homme nouveau que tu vas voir. »
Il lui pressa tendrement le bras et se mit à causer avec un abandon qu’il ne montrait pas depuis longtemps. Jamais journée ne parut plus belle à Madeleine ; ils dînèrent ensemble à Asnières et revinrent en causant par les bords de la Seine jusqu’au pont de Neuilly. La soirée était calme, les étoiles tremblaient dans le lit du fleuve, où se reflétait la longue tige des peupliers. Madeleine se souvint de la Loire et du père Noël. « S’il nous voyait, pensa-t-elle, il serait content. » Toute crainte s’était alors dissipée ; elle voyait l’avenir comme son amour et Urbain le lui montraient.
Le lendemain, Urbain se rendit chez Paul Vilon. Le journaliste, qui rédigeait son feuilleton, le reçut comme un étranger. Sur quelques paroles d’Urbain il posa sa plume et le regarda avec plus d’attention.
« Oui ! oui ! dit-il, je me souviens ! Vous avez composé quelque part une cantate, il me semble. Depuis lors, avez-vous fait représenter un opéra ? La ville regorge de grands prix de Rome qui ne peuvent arriver à rien. »
Urbain frissonna ; il se contint cependant, et parla de ses projets à Paul Vilon, auquel il glissa quelques mots au sujet des promesses qu’il en avait reçu.
« Certainement, dit Paul en reprenant sa plume qu’il se mit à mordiller, faites jouer quelque chose et venez me trouver après. »
Au moment de sortir, Urbain eut l’idée d’engager le journaliste. Paul se souvint de Madeleine qui lui plaisait, il accepta. Dans la soirée du même jour, Urbain exécuta bravement chez madame de La Chable un petit nombre de compositions rapportées de Blois. Le fils du mercier avait le sentiment de l’expression musicale ; sans avoir beaucoup de voix, il chantait avec goût, et surtout avec un certain élan qui fondait la glace habituelle d’un salon. Exalté par sa récente conversation avec Madeleine, il voulut plaire et réussit. Plusieurs invitations lui furent adressées coup sur coup. Il les accepta toutes, et pendant quinze jours il s’habitua à ne rentrer qu’à trois heures du matin. Ce n’était pas là précisément ce que Madeleine aurait voulu. Il y avait rechute, et non pas guérison.
Urbain revint un soir fou de joie. M. le duc de R... l’avait invité à prendre le thé chez lui.
« Est-ce le directeur de l’Opéra ? » demanda Madeleine avec une feinte naïveté.
– Un duc ! s’écria Urbain comme s’il avait parlé d’un dieu de l’Olympe : De telles relations peuvent mener à tout !
– Je désire seulement qu’elles te mènent à l’Opéra-Comique », répondit Madeleine.
Restée seule, la jeune femme éprouva un vague effroi. Ce n’était pas là ce qu’elle avait espéré. Le bon sens, que l’amour n’avait pu éteindre, lui disait que le monde, auquel sacrifient tant d’artistes à leurs débuts, prend plus qu’il ne donne. Urbain n’était pas un instrumentiste pour s’y tant dévouer. On avait vu souvent un maître sortir d’un grenier ; on n’en connaissait point sortant d’un salon. C’était là une éducation factice, un de ces stages de serre chaude par lesquels les réputations se flétrissent plus souvent qu’elles n’arrivent à maturité.
« Il s’habituera aux petites choses, se disait-elle, et les grandes lui seront impossibles. »
Le dîner auquel Urbain avait engagé Paul Vilon eut lieu. Huit ou dix personnes recrutées sur les boulevards et dans deux ou trois salons y assistaient. On parla beaucoup, on but aux succès à venir d’Urbain, on rit un peu ; Paul ne manqua pas d’esprit, et Urbain fut enchanté. Le café pris, on passa sur une terrasse pour fumer ; un des convives poussa Paul du coude.
« Que pensez-vous du maître de la maison ? dit-il.
– Je pense que sa femme est jolie », répondit Paul.
Le lendemain, il annonça à Madeleine que ces dîners se renouvelleraient fréquemment.
« Tu vois, dit-il, je tiens ce que je t’avais promis... Avant six mois, tout Paris saura que tu es la femme d’Urbain Lefort. »
Madeleine n’osa pas lui demander ce que serait Urbain Lefort dans six mois. Six mois après, Urbain, dont la verve abondante ne tarissait pas, eut l’idée de donner un concert dans la salle Herz. De l’idée à l’exécution, il n’y eut qu’une course de cabriolet jusqu’à la rue de la Victoire. La salle fut louée, et Paul invité à mettre son influence au service du compositeur ; il le promit et tint parole. Les prospectus se multiplièrent ; deux ou trois articles parurent çà et là accompagnés de vingt réclames. Urbain passa tout un mois en courses ; il ne descendait plus de voiture et ne cessait pas de rendre visite aux artistes qui lui avaient promis leur concours. Il voulut avoir un orchestre pour jouer sa dernière symphonie et le paya. Pendant trente jours, il eut la fièvre ; Madeleine ne le voyait plus que la nuit fort tard ou aux heures des repas, et encore pas toujours. Elle ne songeait qu’aux périls de cette épreuve ; il ne parlait que d’espérances. Sa personnalité l’absorbait entièrement ; il lui semblait que son concert était l’évènement du jour. Il engagea des chanteurs et des choristes pour exécuter une grande scène lyrique qu’il avait ébauchée au commencement de son séjour à Paris et qu’il termina en trois nuits. La chose achevée, il réveilla Madeleine pour la lui jouer au piano. Il était dans le ravissement. Cette exaltation fit mal à Madeleine. « Ah ! mon Dieu ! pensa-t-elle, si c’était une chute ! » Et elle frissonna. Dans son inquiétude, elle crut devoir interroger Paul Vilon pour connaître son opinion. Paul cria au miracle. L’exagération de ce langage lui fit peur : elle y sentait la banalité. Un incident ajourna le concert d’un mois. Urbain recommença ses courses. En attendant, les dîners allaient toujours. Tous les soins de la maison roulaient sur Madeleine. Les notes lui arrivaient de tous côtés ; les revenus du mois étaient mangés dès les premiers jours. Effrayée des proportions que prenait ce concert, Madeleine essaya de faire quelques observations. Urbain se mit à rire.
« Madame de La Chable a pris cent billets ; M. le duc de R... en a voulu cent autres ; j’en ai placé cinq cents parmi les habitués de leurs salons. Il n’y a que toi qui doutes de mon succès... Il est-vrai que tu es ma femme ! »
Madeleine ne dit plus rien.
Paul cependant ne se faisait pas faute d’aller chez Urbain aux heures où il était sûr de ne pas le rencontrer. Il l’attendait alors et causait avec Madeleine. Il éprouvait une sympathie réelle pour cette jeune femme, dont la franchise et la simplicité ne se démentaient jamais. Malheureusement, Madeleine était jolie, et Paul, qui la voyait beaucoup, ne put se défendre d’un sentiment plus vif que l’amitié. Il ne s’en rendit pas bien compte d’abord ; puis ne cessa pas d’aller rue des Martyrs, quand il vit plus clair dans son cœur. Il n’avait pas de projets préconçus ; peut-être cependant comptait-il à tout hasard sur l’occasion. La pente était trop douce pour ne pas l’entraîner, et d’énigmatique son langage devint plus précis. Madeleine avait le cœur trop droit pour rien soupçonner durant les premières visites ; plus tard, elle regarda bien en face l’ami d’Urbain, et comprit tout. Elle en ressentit une telle indignation, qu’elle en éprouva comme un doute par contrecoup : il était impossible qu’un homme qu’elle recevait dans son intimité et qui serrait la main de son mari eût de telles pensées. Elle se fit violence pour recevoir Paul de nouveau. Cette fois, le journaliste ne lui permit plus la moindre illusion. Elle se contint néanmoins.
« Quand vous me connaîtrez mieux, vous ne me parlerez plus ainsi », dit-elle en se levant.
Paul, qui se connaissait en physionomie, la quitta.
« Hum ! se dit-il, j’aurais préféré une grande colère. »
Madeleine demeura jusqu’au soir dans une singulière perplexité. Sa candeur la poussait à tout dire à Urbain ; mais n’était-il pas à craindre que, dans sa première et légitime irritation, il ne provoquât M. Vilon ? Elle prit un détour, et, s’appuyant, sur l’épaule d’Urbain tandis qu’il transcrivait quelques notes :
« Ne trouves-tu pas que M. Vilon vient beaucoup ici ? dit-elle.
– Il vient parce qu’il m’a pris en amitié, répondit Urbain, qui écrivait toujours... Ce matin encore il a parlé de mes compositions en des termes qui me prouvent le cas qu’il fait de moi.
– Ah ! tu crois ? »
Urbain posa sa plume.
« Que veux-tu dire ? » reprit-il d’un ton singulier.
Madeleine eut peur.
« Rien... Je trouve seulement qu’il vient un peu trop quand tu n’y es pas, dit-elle ; et puis il a une manière de parler...
– Bon ! vas-tu t’imaginer par hasard qu’il te fait la cour ? Il vient quand il peut, et il est clair qu’il ne parle pas comme le père Noël... Es-tu drôle avec tes idées !... »
Urbain reprit sa plume ; Madeleine jugea qu’il ne fallait pas pousser l’entretien plus loin.
Si Urbain avait suivi les conseils de sa femme et de quelques amis désintéressés, il aurait fait appel à toutes ses facultés pour produire une œuvre importante, qui aurait figuré avec éclat dans son concert. Il fallait, après un trop long temps d’oisiveté, frapper un grand coup, prouver enfin qu’on valait quelque chose. On est parfois indulgent aux premiers efforts d’une vocation qui s’éveille, on l’écoute avec complaisance, on lui sourit ; mais, la carrière ouverte, on devient bientôt sévère : on exige davantage en raison même de la facilité qu’on a montrée. C’est donc un combat sérieux, auquel il faut s’apprêter avec des armes bien trempées. Malheureusement, le sens du travail était amolli chez Urbain ; il n’eut pas le courage de le réveiller, et il se contenta de faire quelques emprunts à son bagage musical apporté de province.
La veille du jour fixé pour le concert, plusieurs lettres arrivèrent chez Urbain. Madeleine les ouvrit : elles contenaient toutes les billets de concert que son mari avait placés chez ses connaissances du monde. Madame de La Chable elle-même renvoya la moitié de ses billets, et M. le duc de R... tout autant : l’expression des regrets les plus vifs accompagnait ces lettres.
« Mais la salle sera vide ! » murmura Madeleine.
Comme elle empilait les billets sur un meuble, elle entendit le pas de son mari dans la pièce voisine. Elle prit tous les coupons ensemble et les poussa dans une boîte. Il entra tout essoufflé.
« Ah ! dit-il en se jetant dans un fauteuil, quelle fatigue, mais aussi quel résultat ! Avec le service de la presse et les billets que j’ai donnés à des amis, il ne me reste plus une stalle.
– Tant mieux », dit Madeleine.
L’altération de sa voix frappa Urbain.
« Qu’as-tu donc, reprit-il, tu es toute pâle ?
– C’est l’émotion... N’est-ce pas naturel, quand je pense que c’est demain le grand jour ? répondit Madeleine troublée.
– Bah ! est-ce que je suis ému, moi ?... Regarde. »
Et Urbain passa la main dans ses cheveux en se mirant dans une glace.
Cette fameuse soirée, si longtemps attendue, arriva enfin. Madeleine se cacha dans un coin plus morte que vive. Elle n’avait plus la confiance des premiers jours, et savait où mènent les ovations prématurées. Sa conscience lui criait qu’Urbain avait d’ailleurs plutôt perdu que gagné depuis l’époque déjà lointaine où sa cantate excitait tant d’applaudissements. À trois ans d’intervalle, l’épreuve lui paraissait bien autrement redoutable. Maintenant, tout pour elle était en jeu : son cœur, son amour-propre, l’intérêt de son amour et de son avenir. Elle allait voir pour la seconde fois face à face son mari et ce public de Paris qu’elle savait si délicat et si blasé, s’il se montre parfois si complaisant. Urbain était tranquille. Les premiers pas des personnes qui entrèrent dans la salle tintèrent aux oreilles de Madeleine ; les premiers et vagues accords de l’orchestre résonnèrent dans son cœur. Elle entendait le moindre bruit ; les silences lui semblaient éternels : jamais on n’avait tant toussé. Ses yeux ne découvraient partout que des places vides : elle souhaita qu’Urbain devînt aveugle. Mais il avait voulu diriger l’orchestre et tournait le dos à la salle ; d’ailleurs il avait comme un bandeau sur les yeux. Ce concert ne dura guère que trois heures. Aucune nuit d’insomnie ne parut plus longue à Madeleine : les morceaux ne finissaient pas. Elle avait la langue sèche et la poitrine serrée. Malgré la crainte qu’elle avait de Paul Vilon, elle ne put s’empêcher de le regarder. Paul, qui avait le goût ferme et sûr, fit avec les lèvres une moue dont elle comprit la signification : l’effet du concert était manqué.
« Ah ! mon Dieu, que de gens enrhumés ! dit-elle à Paul avec un rire nerveux.
– Il y a des soirs où c’est une épidémie », répondit Paul.
Madeleine ne répliqua rien ; elle regarda par une ouverture.
Cependant les connaissances d’Urbain applaudirent consciencieusement, Paul surtout : une partie du public les imita. Urbain salua avec l’ivresse dans les yeux.
« Eh bien ! que t’avais-je dit ? » s’écria le musicien tout radieux en rejoignant Madeleine.
Madeleine se leva et courut derrière une porte, où Paul la vit pleurer.
Peu de jours après, il fallut compter. Les quelques sommes qu’Urbain avait reçues disparurent bien vite. Quand il n’y eut plus rien pour solder les notes, il parla d’envoyer chez les personnes auxquelles il avait remis des billets.
« Et il nous restera bien encore cent louis, dit-il.
– Voici le moment », pensa Madeleine.
Il sonna pour avoir un commissionnaire.
« C’est inutile, dit-elle.
– Pourquoi donc ? »
Sa femme ne savait que répondre. Elle le regardait comme une mère regarde son fils.
« Voyons, parleras-tu ? » reprit Urbain.
Madeleine s’empara de la boîte dans laquelle elle avait caché les billets rendus, et sauta sur les genoux d’Urbain.
« Vois-tu, dit-elle de sa voix la plus câline, les commencements sont les plus difficiles ; il ne faut pas le décourager... Et puis cela ne prouve rien... »
Urbain ouvrit la boîte brusquement, et vit tous les billets. Il devint tout pâle et les prit par poignées. Les lettres étaient auprès ; il en parcourut cinq ou six : elles se ressemblaient toutes.
« C’est une cabale ! » s’écria-t-il.
Il repoussa Madeleine et se promena par la chambre à grands pas.
« Quelles intrigues ! dit-il ; tuez-vous donc à travailler après cela ! »
Il frappa du pied et reprit avec une violence extrême :
« Des gens pour qui j’ai cent fois joué du piano, cent fois chanté des romances ! Que de pages d’albums n’ai-je pas remplies ? Je servais à tous leurs amusements, et voilà comme ils me récompensent, voilà comme ils me soutiennent ! »
Tout compte fait, ce concert, qui devait rapporter, outre la gloire, cent jours de bénéfice, coûta deux mille francs au ménage de la rue des Martyrs. Urbain ferma son piano avec rage, puis, se frappant le front comme la tradition rapporte que le fil André Chénier :
« Ah ! dit-il, si je ne me sentais pas quelque chose là, je ne finirais jamais Sardanapale ! »
Paul Vilon se présenta dans la soirée ; le premier mouvement de Madeleine, fut de ne pas le recevoir. Le journaliste lui fit passer une carte sur laquelle il avait écrit ces mots au crayon : « J’ai à vous parler sérieusement. » Ce dernier mot était souligné. Madeleine donna l’ordre de l’introduire. Paul lui tendit la main à peine entré ; Madeleine hésita à lui donner la sienne.
« Oh ! vous pouvez la prendre et la serrer franchement, dit-il, c’est celle d’un ami... J’ai fait une sottise, mais je n’ai pas trente ans et je vis dans un singulier monde ; voilà mon excuse... Prouvez que vous valez mieux que moi en me pardonnant. »
Madeleine ne savait pas résister à une bonne parole : elle prit la main de Paul.
« À la bonne heure, dit-elle ; à présent, je vous aimerai tant que vous voudrez.
– Ménagez-moi, reprit Paul en riant, ma convalescence est toute fraîche... Cela dit, parlons d’Urbain. »
Madeleine rapprocha son fauteuil de celui de Paul.
« Me permettez-vous de vous dire bien toute ma pensée ? poursuivit-il.
– Je vous la demande.
– Eh bien, vous n’avez plus qu’une chose à faire : il faut ramener Urbain à Mois. »
Madeleine leva les yeux sur lui.
« Vous souvient-il de notre première rencontre ?...
– Très bien ! vous allez m’accuser de contradiction. Eh ! mon Dieu, alors je ne vous connaissais pas, surtout je ne connaissais Urbain que pour l’avoir vu deux ou trois fois dans des salons où il buvait l’ambroisie... Je lui ai parlé le langage qu’il aimait, le seul qu’il voulût entendre : c’est la coutume. À présent que je vous connais telle que vous êtes, je m’en repens... Oh ! je vous ai vue l’autre soir derrière cette porte, quand vous pleuriez. J’ai bien compris que vous n’étiez pas pareille aux autres.... Donc il faut un remède énergique : parlez au plus tôt !...
– L’expérience du concert vous paraît-elle décisive ? dit Madeleine après un court silence.
– Non, le concert ne prouve rien. Bien plus même, dans cette symphonie qu’on a mal écoutée, dans ces airs applaudis au hasard, il y a un talent réel, incontestable. Combien ont réussi qui n’avaient rien de plus ! Vous me regardez et semblez chercher à me comprendre. Tenez, laissez-moi vous raconter l’histoire d’un jeune homme que j’ai beaucoup connu et qu’on appelait, Paul Vilon. »
Madeleine sourit.
« J’écoute, dit-elle.
– Ce Paul Vilon avait lui aussi un certain talent, reprit Paul : où cela l’a-t-il conduit ? À barbouiller des feuilletons qui durent vingt-quatre heures quand on y prend garde, ce qui n’arrive pas tous les jours. Il avait comme Urbain une déplorable facilité, et il s’en vantait, le malheureux ! Ah ! que cette facilité s’est bien vengée ! Paul a beaucoup produit, il n’a jamais travaillé. C’est là ce que fera Urbain : il se fiera à son talent d’improvisation, et son talent le perdra. Est-il homme à passer des nuits, le coude sur la table, cherchant à rendre l’idée musicale limpide, simple et vigoureuse ? Vous ne le croyez pas plus que moi, et on ne monte haut qu’à cette condition. Vous me direz que mon ami Paul a pris son parti d’être ce qu’il est. Sans doute, mais Paul est seul, il ne se doit à personne, et, si la bohème, à laquelle, entre nous et bien bas, il a un peu sacrifié jadis, pouvait un jour l’emporter, ce malheur ne regarde que lui. Mais plairait-il beaucoup à la femme d’Urbain que son mari courût les divans et les coulisses et gaspillât sa vie entre une choppe et une figurante ? Vous frissonnez...
– Ah ! dit Madeleine, j’ai une fille.
– Eh bien ! poursuivit Paul avec force, Urbain est sur une pente fatale ; des influences délétères agissent sur lui, il suit les conseils de l’amour-propre et de l’oisiveté. Du salon qui l’agite, il peut tomber jusqu’à la taverne qui le perdra. Il est temps encore de l’arrêter... N’hésitez pas.
– Merci », dit Madeleine.
Urbain arriva sur ces entrefaites.
« Victoire ! cria-t-il ; le duc de R... m’écrit pour me prier de mettre en musique un poème que les artistes de l’Opéra-Comique exécuteront prochainement chez lui.
– Ah ! le duc de R... ? » dit Paul.
Il regarda Madeleine tristement et sortit.
V
Depuis que Madeleine avait mis au monde une fille, cette joie suprême l’avait rendue plus grave, en lui faisant voir de quel doux fardeau son avenir était chargé. La mère absorbait un peu la femme. Se souvenant des conseils de Paul, elle parla un langage plus ferme à son mari. Il l’écoutait avec des alternatives de faiblesse et d’emportement. Un jour il répondait qu’elle avait raison et qu’il allait se mettre résolument au travail, mais ses bonnes intentions avaient la fragilité du verre et l’inconstance du vent ; une autre fois, il s’écriait qu’il savait mieux qu’une femme ce qu’il devait faire, et qu’il n’avait d’avis à recevoir de personne. Madeleine ne se fâchait jamais. Il lui suffisait de le regarder quand il rentrait pour deviner une partie de ce qui s’était passé. Le boulevard et mille courses inutiles dévoraient le temps d’Urbain. Il se mit enfin à composer la musique de ce libretto au sujet duquel le duc de R... lui avait écrit, et dont les vers avaient été rimés par un poète de salon dont les cartes de visite étaient timbrées d’une couronne de marquis. La composition de l’opéra prit deux mois ; les répétitions en prirent un autre. Les soins qu’il fallait y apporter le retenaient presque toujours hors de son logis. Un peu par désordre, un peu par affectation, il désertait le foyer domestique. On le surprenait souvent, seul, dînant chez un restaurateur. Quelquefois il traitait un ami ou deux. Il croyait que la régularité dans les habitudes n’était pas compatible avec le génie, et que le décousu dans la vie était une preuve d’imagination. De prétendus artistes le lui avaient fait comprendre, et il pratiquait ce beau système en attendant que le génie vînt. Rien ne venait, et l’argent s’en allait.
Les feuilles musicales cependant, à la prière de Paul, qui était devenu l’ami de la maison depuis son explication avec Madeleine, s’étaient occupées avec une certaine suite d’Urbain et de ses compositions. Le père Noël avait ainsi lu le nom de son ancien élève cité dans divers articles ; mais le vieil organiste, qui connaissait Paris, ne se payait pas de cette monnaie. Il avait donc écrit souvent à Madeleine pour savoir sérieusement où en étaient les affaires de son mari. Madeleine se garda bien de répondre la vérité. Toutes ses lettres parlaient d’Urbain et de ses succès. On l’appelait par-ci, on le demandait par-là. De sa conduite, pas un mot, si ce n’est des éloges. Le père Noël hochait la tête.
« C’est singulier, disait-il, il n’y a que l’Opéra où l’on n’appelle jamais cet homme qu’on appelle partout !... »
Les répétitions achevées et l’œuvre mise en état de faire figure sur la scène, Urbain fut invité à passer huit jours au château de M. le duc de R..., qui devait réunir un nombre considérable de gens du monde pour cette solennité musicale. L’invitation était pour Urbain seul ; il partit seul. Lentement, et par l’effet de ses habitudes de plus en plus dissipées, il avait séparé sa vie de celle de sa femme, qu’il renfermait dans le cercle du ménage. Le duc de R... ne soupçonnait même pas l’existence de Madeleine. Le château qu’il possédait à quelque distance de Paris était alors habité par une brillante compagnie, qui mit une politesse exagérée à recevoir Urbain. On montait à cheval presque tous les jours ; on se promenait en calèche et on préludait à la représentation de l’opéra par de petits proverbes improvisés dont la direction lui était confiée. Urbain, tout entier aux douceurs de cette existence pour laquelle il ne doutait pas qu’il ne fût né, ne se souvint de Madeleine que pour la prier de lui envoyer quelque argent. Il avait perdu noblement tout le sien à la bouillotte.
Enfin arriva le grand jour de la représentation du Bouquet de Jacqueline ; tel était le titre de l’opéra du marquis. La société brillante qui remplissait le salon, belles dames chargées de diamants et beaux messieurs chamarrés de croix, applaudit fort les paroles, qui étaient de l’un des siens, et le compositeur prit pour lui la plus grosse part de cet enthousiasme. On le complimenta, et il soupa en compagnie de princesses que de grands laquais attendaient aux portes du château. Ce soir-là, Madeleine avait vendu pour payer un fournisseur un pauvre petit châle de cachemire que le père Noël avait mis dans sa modeste corbeille de noces.
Après deux ou trois jours passés au château du duc de R,... en compagnie de jeunes gentilshommes qui tous avaient cinquante mille francs de rente, Urbain Lefort, de plus en plus fasciné, reparut au café Cardinal ; il portait la tête comme un triomphateur. Il n’y avait pour lui qu’une chose au monde : c’était le Bouquet de Jacqueline, et il se faisait voir sur le boulevard par complaisance. Il donna un grand dîner aux artistes qui avaient chanté et à son collaborateur. Le soir, il demanda à sa femme si le directeur de l’Opéra n’était pas venu chez lui. Cette question décida Madeleine à tenter un dernier effort pour venir en aide à cette ambition aveugle. À sa prière, Paul Vilon, usant de son influence de journaliste, parla au directeur d’un théâtre lyrique et négocia une entrevue entre lui et Urbain.
La chose arrangée, Paul rendit compte du résultat de sa visite à Madeleine.
« Vous êtes bon, dit-elle en lui tendant la main.
– Vous m’avez gâté », répondit Paul, d’un air à la fois triste et gai.
Peu de jours après, le directeur, auquel Paul Vilon avait parlé, accueillait Urbain poliment et lui promettait d’examiner le Bouquet de Jacqueline, dont on lui avait dit grand bien.
– Faites mieux, dit Urbain, veuillez me faire l’honneur de venir chez moi ; vous en entendrez les principaux morceaux ; on les exécute après-demain ; M. Paul Vilon assistera à cette réunion. »
Le directeur donna une réponse évasive. Urbain comptait néanmoins sur sa présence. Il venait de se mettre en rapport avec un capitaliste, qui avait engagé des fonds dans l’exploitation du théâtre. Ce personnage, nommé M. de Béjaud, frisait la cinquantaine ; il avait des prétentions aux belles manières et se vantait de protéger les arts. Urbain l’avait invité à l’audition du Bouquet de Jacqueline, et M. de Béjaud avait daigné accepter, en promettant d’amener le directeur, son ami. Un soir donc, l’appartement de la rue des Martyrs fut éclairé splendidement, et ce qui devait être une audition se changea en une soirée. Le visage de Madeleine témoignait de son inquiétude. Urbain l’embrassa.
« Tranquillise-toi, dit-il, je sème pour recueillir. »
Quelques amis complaisants, chez lesquels Urbain avait prodigué ses romances, se rendirent à son invitation. Madeleine fit les honneurs de chez elle avec une grâce parfaite. Elle était tout en blanc, sans un seul bijou. M. de Béjaud la regarda beaucoup et complimenta Urbain, qui le plaça près de sa femme pendant le souper. La soirée fut fort gaie ; on but à la centième représentation du Bouquet de Jacqueline.
Urbain ne manqua pas de revoir le directeur. Le vent de l’illusion gonflait de nouveau ses voiles. Celle fois le directeur déclara qu’il était tout disposé à mettre le Bouquet de Jacqueline à la scène ; il aurait préféré cependant une œuvre inédite. Il avait dans ses cartons divers poèmes qui lui paraissaient convenir mieux au talent de M. Lefort. Il verrait lequel de ces poèmes n’était pas promis ; il en connaissait même un en trois actes auquel un auteur habile travaillait en ce moment. Cette réponse était bien vague : le poème en trois actes pouvait ne jamais être fini. Urbain courut chez M. de Béjaud.
« Je sais, je sais, dit le capitaliste. Mon cher directeur est fort affairé ; il n’y aurait place pour personne, si on l’écoulait... Entre nous, c’est vrai ; mais vous êtes un de ces hommes qu’on ne fait pas attendre, je verrai le directeur dès ce soir... C’est moi qui serai votre parrain. »
Urbain respira.
« Au reste, ajouta M. de Béjaud, nous reparlerons de tout cela. Si vous le permettez, j’irai vous voir. »
L’artiste le permit avec ravissement. Sa joie n’avait pas de bornes. Un succès en trois actes lui ouvrait à deux battants les portes de l’Opéra. Que de choses ne ferait-il pas avec l’argent que les éditeurs de musique s’empresseraient de lui apporter de tous côtés ! Il se souvint même de sa femme, et lui donna en imagination un meuble en bois de rose pour sa chambre à coucher. Cependant le poème n’arrivait pas, et le piano restait muet. Naturellement il n’était plus question de Sardanapale. Urbain avait pris l’habitude de sortir dès le matin ; il cognait souvent à la porte du directeur. En revanche, M. de Béjaud sonnait quelquefois à celle d’Urbain et paraissait toujours surpris de ne pas le trouver. Il lui rendit son dîner et mit sa loge à la disposition de Madeleine, qui n’en profila pas autant qu’Urbain l’aurait désiré ; mais l’aventure de Paul l’avait éclairée. Enfin, persécuté par Paul Vilon, le directeur, auquel M. de Béjaud avait dit un mot, remit une moitié d’acte à Urbain.
« Travaillez toujours là-dessus, le reste viendra plus tard », lui dit-il.
Quand il vit ces quelques feuilles de papier, Urbain, au lieu de chercher une inspiration nouvelle, et de se bien pénétrer du caractère des personnages et de la situation, appliqua sur les paroles une musique dont les premières mesures dataient de Blois. Ainsi fait, ce travail fut terminé en dix jours.
« Déjà ! » s’écria le directeur en revoyant Urbain.
Le compositeur rougit.
« C’est improvisé, dit-il, mais j’étais en verve.
– Nous verrons bien », répondit le directeur froidement.
Il remit à Urbain la fin de l’acte scène à scène. Le procédé qui avait servi pour la première partie servit pour la seconde. La prophétie faite par Paul Vilon commençait à se réaliser. Le compositeur ne savait déjà plus soumettre son esprit au travail. L’idée première était toujours la meilleure et la bienvenue. Un soir, Urbain exécuta l’acte tout entier au piano, devant le directeur, Paul et M. de Béjaud. Il avait, on le sait, une exécution facile et une voix fraîche dont il se servait avec beaucoup d’art. Le finale achevé, M. de Béjaud applaudit, avec transport, et baisa la main de Madeleine dans un bel élan d’enthousiasme.
« Ah ! madame, quelle musique ! »
Le directeur se leva.
« J’ai affaire au théâtre, nous causerons de cela demain », dit-il.
L’expression de son visage était glacée. Cependant Urbain, qui s’était grisé lui-même en jouant, le suivit, entraînant M. de Béjaud, dont il voulait être épaulé.
Aussitôt que la porte fut refermée, Madeleine et Paul se regardèrent.
« Ai-je bien compris ? dit-elle.
– Que trop, répondit Paul.
– Tant d’épuisement après si peu d’effort ! reprit-elle.
– Vous venez d’en indiquer la cause. Le travail est un instrument de fer. Quand on le néglige, la rouille s’y met.
– Ah ! pauvre Urbain ! » s’écria Madeleine en cachant son visage entre ses mains.
Paul descendit lentement la rue des Martyrs ; il pensait à Madeleine, il pensait à Urbain, et il comprenait que l’exécution du Bouquet de Jacqueline dépendait bien plus de la femme que du musicien, et quelque chose lui disait qu’il ne serait jamais représenté.
Le lendemain de cette soirée, Urbain était inquiet. Il le fut bien plus encore les jours suivants. Le directeur ne se montrait pas fort empressé et faisait mille objections. Urbain fit une tentative nouvelle auprès de M. de Béjaud, qui promit de donner une réponse définitive avant la fin de la semaine. Pendant trois jours, Urbain ne vécut pas. Comme il montait chez lui le soir du quatrième, il croisa M. de Béjaud sur l’escalier. Il en reçut un salut froid.
« Ah ! que je suis fâché de ne m’être pas trouvé chez moi ! dit Urbain.
– Ce que j’avais à vous dire n’a nulle importance ; il s’agit d’un nouvel ajournement », répondit le capitaliste d’un air rogue. Et il passa.
Urbain trouva sa femme émue, debout, accoudée sur le coin de la cheminée.
« M. de Béjaud sort d’ici, dit-il en jetant son chapeau sur un meuble, il m’a presque évité... Que lui as-tu donc fait ?
– Tiens ! répondit Madeleine, c’est un méchant homme... Ne le reçois plus ! »
Urbain haussa les épaules.
« Dieu ! quelle provinciale ! » dit-il à demi-voix.
Madeleine regarda son mari dans les yeux, puis elle se couvrit le visage de ses deux mains et se sauva : elle avait peur de voir jusqu’au fond de cette âme.
VI
Le moment était venu de mette à exécution le conseil de Paul. Madeleine le tenta, mais sans succès : Urbain se fâcha même et l’accusa de vouloir le décourager. Si vraiment elle l’avait aimé, aurait-elle eu jamais la pensée de le renvoyer à Blois ? La mauvaise foi d’un directeur prouvait-elle qu’il eût moins de talent ? Si la crainte seule de ne pouvoir vivre sur le même pied la faisait parler, il fallait qu’elle se rassurât ; il n’était pas encore, Dieu merci, à bout de ressources. Il resta donc. Une nouvelle phase de son existence commençait, phase dangereuse, dans laquelle il débuta par quelques emprunts faits lestement, un jour dans la poche d’un ami, le mois d’après dans celle d’un éditeur. Il avait une manière de demander si naturelle, que l’on n’avait même pas l’idée de refuser. C’était la désinvolture d’un grand seigneur, la franchise d’un gentleman, mêlées à l’originalité d’un artiste à court d’argent par étourderie. Il rendit quelquefois. Si les revenus étaient mangés, la dot répondait du reste, bien qu’écornée passablement déjà. Urbain avait mis les deux pieds dans un monde où la morale est un peu traitée comme une prude avec qui l’on ne fraye pas. Il n’avait pas la tête meublée de principes assez solides pour résister à la contagion de l’exemple. L’important pour lui était de vivre sans rien changer à ses habitudes, en attendant qu’une occasion le tirât d’affaire. La question d’art se compliquait ainsi d’une question d’industrie. Il cherchait une affaire presque autant qu’un poème. Chaque semaine écoulée précipitait cette œuvre de désorganisation intellectuelle. Le compositeur allait s’effaçant. Le cœur de Madeleine se serrait au spectacle de cet abaissement du niveau moral contre lequel elle luttait en vain. Qu’il était loin alors, l’Urbain convalescent qu’elle avait vu aux Grouets ! Vers cette époque, Urbain avait fait la connaissance d’un certain Bergevin, qui mariait habilement les affaires industrielles et la collaboration à des journaux inconnus. Grâce à ses jambes et à une certaine gaieté, Bergevin avait des relations un peu partout. Ce n’était point tout à fait un malhonnête homme, bien qu’il ne poussât pas la délicatesse jusqu’au scrupule ; mais il avait l’art de présenter les choses sous un jour qui les rendait séduisantes. Dix rencontres l’avaient introduit dans l’intimité de l’artiste, auquel il n’épargnait pas des louanges qui ne lui coûtaient rien. Il avait flairé de ce côté-là un peu d’argent comptant, et son amitié de fraîche date en avait été aiguillonnée, comme l’est la convoitise d’un brochet qui a vu frétiller une carpe dans ses eaux. Un jour il arriva tout radieux au café, où le compositeur passait une heure ou deux chaque matin, et, lui frappant sur l’épaule :
« Embrassez-moi, dit-il, votre fortune est faite ; la gloire vous rendra bientôt visite sous la forme d’un garçon de recette, un sac sous le bras.
– Comment cela ? demanda Urbain.
– C’est fort simple ; un propriétaire de mes amis veut se défaire d’un établissement qu’il exploite aux Champs-Élysées ; il s’agit d’un café-concert. Il a l’idée d’une plus grande entreprise ; pour quelque argent il vous met en son lieu et place. J’ai tout un système que je vous communiquerai en temps utile, une affaire qui est une vraie mine d’or. Vous ferez exécuter vos symphonies et chanter vos grands airs par des artistes à vous ; moi, j’administrerai, et nous partagerons les bénéfices à la fin du mois. »
Bergevin n’était jamais à court d’arguments. On pouvait calculer les frais de l’exploitation à vingt sous près ; comment n’être pas sûr de la vogue avec des compositions inédites signées d’Urbain Lefort ? On se vengerait des directeurs, et le succès forcerait l’intrigue et le mauvais vouloir à capituler. Quand il eut fait luire cette belle perspective aux yeux éblouis d’Urbain, son ami, qui le vit alléché, entama la question des chiffres. Il restait bien encore quelques milliers de francs disponibles sur la dot de Madeleine. Urbain n’hésita pas à les promettre. Il apporta le soir même à Bergevin la somme demandée, et Madeleine apprit bientôt avec étonnement que son mari était propriétaire-directeur d’un café-concert.
« Est-ce fait ? s’écria-t-elle avec une terreur instinctive.
– Oui, répondit Urbain. As-tu peur ?
– À quoi bon te le dire à présent ?
– Tiens ! reprit-il, que serais-je devenu si je t’avais écoutée ? Tu es la femme du découragement et l’ange de la mélancolie ! »
Content du mot qu’il avait fait, Urbain alluma un cigare et courut rejoindre Bergevin. Madeleine avait compris dès les premiers mots tous les périls d’une affaire commerciale où ce qui lui restait de fortune allait être englouti. Elle savait Urbain tout à fait incapable de diriger une entreprise où la première condition de réussite est un ordre exact, uni à une extrême économie. Ce qu’elle savait de Bergevin ne lui inspirait pas une grande confiance ; son mari pouvait donc y compromettre son honneur et peut-être l’y laisser. Malheureusement l’acte était signé ; elle garda toutes ses inquiétudes pour elle-même et n’en dit rien à Paul. Elle se montra même plus gaie et affecta de paraître heureuse d’une résolution qui la poussait vers une ruine inévitable. Son amour pour Louison en devint plus ardent ; on la surprenait quelquefois la couvrant de baisers avec une sorte de fièvre et d’emportement sauvage. C’était la seule chose entière qui lui restât.
Jusqu’alors Urbain avait vécu à moitié sur l’asphalte des boulevards ; il y prit racine. Les prétextes ne manquaient pas ; il fallait signer des engagements, recruter des musiciens, composer un personnel nombreux. Madeleine ne tarda pas à reconnaître quelle fâcheuse influence les nouvelles relations d’Urbain exerçaient sur ses habitudes intimes. Les personnes qui l’avaient accueilli un peu par obligeance, un peu pour faire montre d’un compositeur jeune et bien tourné, qui les amusait à peu de frais et leur permettait de prendre en surcroît des airs de Mécène, l’abandonnèrent lestement aussitôt que le génie, en passe de se faire connaître, eut fait place à un impresario de concerts en plein vent. Une certaine gène commençait en même temps à se faire sentir dans le ménage. Madeleine n’osait pas interroger Urbain. Les recettes de sa triste entreprise étaient presque entièrement absorbées par les frais. Sa femme lutta quelque temps, puis la pensée lui vint de chercher des ressources pour parer aux embarras qui mettaient son ordre et son économie en défaut. Il fallait bien qu’elle s’ouvrît à quelqu’un. Elle songea à Paul ; la franchise loyale qu’il avait montrée dans l’aveu de son repentir lui inspirait une grande confiance, qui contrastait avec la concentration habituelle de son caractère. Un soir donc que Paul était venu la voir, elle lui demanda timidement quel conseil il donnerait à une femme qui voudrait gagner quelque argent avec son travail. Madeleine eut grand soin d’ajouter qu’elle parlait au nom d’une amie qui ne voulait pas être connue et qui savait faire de petits dessins et colorier. Elle était toute rouge en parlant ainsi, et tenait les yeux baissés. Le résultat de la conférence fut que Paul promit de recommander la personne dont le nom devait rester inconnu à un éditeur de livres illustrés. Comme il était sur le pas de la porte, Madeleine lui posa la main sur le bras doucement.
« Il est inutile de raconter tout cela à Urbain », dit-elle avec un regard suppliant.
Quand il fut dans la rue, Paul se retourna pour voir la lumière qui brillait dans la chambre de Madeleine.
« Et ce soir Urbain dînait au café Anglais ! dit-il à demi-voix, et il n’était pas seul ! »
Quelques semaines se passèrent. Un matin, Paul entra chez Madeleine à l’improviste. Elle tenait Louison dans ses bras, et la petite fille jouait avec quelques pièces d’or qui tintaient sur sa robe. « C’est bien à toi, disait la mère en l’embrassant ; je les ai gagnées... garde-les ! »
Elle vit Paul et se leva toute confuse.
« Eh bien ! dit-elle, si vous m’avez entendue, vous ne me trahirez pas ! »
Elle posa sa fille à terre et entraîna Paul sur le balcon. Son visage était en quelque sorte illuminé : il rayonnait de joie et de tendresse.
« Ah ! dit-elle, vous ne savez pas combien je suis heureuse ! Moi aussi je travaille ; j’en suis toute fière !
« Tenez, ajouta-t-elle avec des yeux tout humides, vous avez bien fait de me surprendre, je ne savais comment faire pour vous remercier. »
Tout le temps qu’elle pouvait dérober aux soins du ménage, elle le donnait au travail. Elle y consacrait une partie de la nuit et toutes ses soirées. Tout lui semblait facile, et les heures passaient vite.
« Prenez garde de vous fatiguer », dit Paul.
Elle tourna la tête à demi et regarda Louison qui jouait dans la chambre.
« Bah ! dit-elle, c’est pour elle. »
Le soir même, le temps étant clair et doux, Madeleine habilla sa fille d’une robe toute neuve et la conduisit aux Champs-Élysées. La mère était assise au pied d’un arbre. Louison jouait auprès d’elle. Des voitures et des cavaliers allaient et venaient sur la chaussée. Tout à coup Madeleine eut comme un éblouissement : elle venait d’apercevoir Urbain dans un coupé avec une femme qui avait un chapeau rose et à laquelle il parlait en riant.
« C’est impossible ! » pensa-t-elle.
Urbain lui avait dit à déjeuner qu’il passerait la journée dans les bureaux du ministère, où il sollicitait une extension de privilège. Elle pencha sa tête en avant ; un embarras de voitures força le coupé à s’arrêter ; une de ces petites filles qui courent les Champs-Élysées avec des fleurs plein les mains s’approcha de la portière. L’homme qui était dans le coupé tira une pièce de monnaie de sa poche, prit le bouquet qu’on lui offrait et le présenta à sa voisine. C’était bien Urbain. Madeleine devint toute pâle, et le coupé disparut. Louison, qui n’avait rien vu, s’approcha d’elle et l’embrassa avec câlinerie. Madeleine ne lui rendit pas son baiser. Le pressentiment d’un grand malheur l’avait comme frappée. Elle regarda sur la chaussée, les yeux gros de larmes. Elle avait toujours dans la pensée le chapeau rose de cette femme. Le coupé ne revint pas. Lasse d’attendre, elle prit sa fille par la main et l’entraîna vers la rue des Martyrs. Elle répondait par monosyllabes aux questions que Louison, un peu inquiète, ne cessait de lui adresser, et la plupart du temps elle ne l’écoutait même pas. Elle marchait tantôt lentement, tantôt vite. Une calèche qui arrivait au grand trot faillit les renverser toutes deux au coin du boulevard et de la Cbaussée-d’Antin. L’enfant eut grand-peur et se mit à pleurer. Madeleine l’emporta en courant.
« Ce ne sera rien ! lui dit-elle ; calme4oi. »
C’était elle qui avait besoin d’être calmée ! En arrivant rue des Martyrs, elle trouva une lettre par laquelle Urbain la prévenait qu’une affaire urgente ne lui permettait pas de rentrer pour dîner. Madeleine froissa la lettre et s’assit à table avec Louison ; elle ne mangea rien. Le chapeau rose était toujours devant ses yeux. Quand Louison fut couchée, elle voulut prendre son pinceau et ses couleurs. Elle resta immobile, la main en l’air sur son papier.
« Bien sûr, je me suis trompée, se disait-elle, ce n’était pas lui. Pourquoi me tromperait-il ? que lui ai-je fait ? Il se moquera de moi ce soir, quand je lui dirai tout. »
Puis, par un mouvement subit, elle se leva, jeta un châle sur ses épaules et courut du côté des Champs-Élysées.
Elle se trouva tout à coup devant le café chantant tout illuminé ; elle s’arrêta un peu embarrassée et ramena son voile sur son visage. Elle regardait partout, cherchant Urbain. Un garçon qui vint à passer et qu’elle interrogea d’une voix tremblante lui apprit qu’on ne l’avait pas vu de la journée.
« D’ailleurs, mademoiselle Irma ne chante pas ce soir », dit-il avec un sourire.
Madeleine s’appuya contre un arbre, elle entendait son cœur battre à coups pesants ; l’orchestre jouait, et un monsieur qui avait des gants blancs chantait sur l’estrade avec force gestes ; on riait beaucoup ; elle aurait voulu n’être pas venue et désirait s’éloigner. Une force invincible la retenait clouée à sa place. Étonnée des regards qui s’attachaient sur elle, elle fit au hasard quelques pas autour du café ; les instruments de cuivre retentissaient dans sa tête.
Au moment où la dernière romance venait d’être terminée, le bruit d’un coupé qui s’arrêtait sur la chaussée la fit se retourner instinctivement. Un homme et une femme en descendirent. Madeleine avait reconnu Urbain avant de le voir. Comme il entrait dans le café, elle saisit une petite bouquetière par le bras.
« Comment s’appelle cette dame qui passe là ? dit-elle.
– Cette dame, c’est madame Irma », répondit la bouquetière.
Madeleine sentit ses jambes trembler sous elle.
« Madame ne veut pas de mes fleurs ? » reprit la marchande, qui tenait à la main des bouquets pareils à celui qu’Urbain avait offert à la dame au chapeau rose.
Madeleine tira une pièce de cent sous de sa poche, et, la mettant dans la main de la bouquetière, elle s’éloigna en chancelant. À peine chez elle, Madeleine tomba sur son lit, ahurie et brisée. Elle avait d’horribles envies de crier ; pour y résister, elle cacha sa tête dans un oreiller. Le feu de ses paupières avait séché ses larmes.
« C’était donc vrai, bien vrai ! » répétait-elle avec la monotonie d’un balancier qui bat les secondes.
Il y avait des instants où le bruit de sa voix la faisait tressaillir. Alors elle s’arrêtait. Elle pensa tout d’un coup à la campagne où elle s’était mise à aimer Urbain.
« Ah ! malheureuse !... » s’écria-t-elle.
En une minute, ses joues furent inondées de larmes. Elle ne croyait plus aimer Urbain avec cette violence et cette ferveur des premiers jours. Elle l’entendit rentrer bien avant dans la nuit. Le bruit de la clef tournant dans la serrure la fit sauter sur son lit. Madeleine éprouva une envie sauvage de courir au-devant d’Urbain et de lui crier : « Je sais tout ! » – Mais après ?... Elle regarda le berceau de sa fille, et se contint. Au matin, lasse de pleurer, elle se leva pour ouvrir la fenêtre et respirer un peu d’air frais. Un miroir lui renvoya son image blêmie et altérée par la douleur et la fatigue de cette nuit d’insomnie. Elle sourit.
« Ah ! voilà ce que le père Noël ne m’avait pas dit ! » murmura-t-elle.
VII
Celle découverte avait brisé sa force, comme un bûcheron casse un jeune arbre d’un seul coup de hache. Elle n’eut pas un seul instant la pensée du doute ; mais, au milieu de son abattement, elle fut surprise par des révoltes intérieures ; elle s’indignait de trouver l’image de son mari si maîtresse de son cœur alors qu’elle avait une fille.
« Pourquoi lui seul ? pourquoi ? se disait-elle..... Oh ! je l’en arracherai ! »
Pendant quinze jours, elle ne put se résoudre à prendre un pinceau. Paul frappa à sa porte inutilement. Madeleine ne voyait personne. La pensée, moins que la pensée, l’espérance qu’Urbain l’aimait toujours l’avait soutenue jusqu’alors. Privée de cet appui, elle se sentait seule. À qui pouvait-elle se plaindre ? Ne l’avait-elle pas choisi contre le conseil de tous les siens ? Il lui fallait donc dévorer sa douleur et s’en repaître jusqu’à ce qu’il n’en restât rien. Quelquefois la nuit elle se réveillait en sursaut ; elle venait de revoir en rêve les yeux hardis et le profil maigre de la femme au chapeau rose. Pour la chasser de son souvenir, elle courait au petit lit de Louison et la couchait près d’elle.
Au bout d’un certain temps, Urbain, qui ne passait pas une heure chez lui, s’aperçut de ce changement ; il questionna Madeleine.
« C’est une fièvre nerveuse, dit-elle.
– Toujours les nerfs ! » reprit-il en haussant les épaules.
Chaque jour Madeleine surprenait chez son mari des mouvements d’impatience et une préoccupation dont la cause ne lui échappait plus. Mademoiselle Irma, la femme au chapeau rose, ne se montrait pas tous les jours facile. Elle avait le génie du désordre. Les ressources du café-concert n’étaient pas inépuisables ; les frais seuls suivaient une progression constante. Les emprunts ne pouvaient plus suffire à combler le déficit ; d’ailleurs ils étaient moins faciles. On se lasse de prêter même à qui a le don de charmer ; les éditeurs auxquels Urbain n’avait rien fourni, les amis auxquels il n’avait pas remboursé grand-chose, se montrèrent récalcitrants, malgré toutes ses roueries de solliciteur. On commençait à le connaître à fond. Quand il avait fait vingt courses inutiles pour se procurer quelque argent, par un retour soudain, inexplicable, l’artiste reprenait le dessus, et momentanément l’emportait sur l’impresario ; mais ce n’étaient là que de fugitifs élans : la noble ambition du compositeur faisait bientôt place à des appétits vulgaires, et Madeleine voyait l’idole qu’elle avait tant aimée s’en aller de son cœur pièce à pièce, comme ces statues de terre que les gelées de l’hiver ont crevassées et qui tombent en poudre aux premières pluies. Tous les indices de médiocrité jalouse qu’elle n’apercevait pas au temps de sa sécurité éclataient maintenant à ses yeux comme la vive lumière du soleil. Elle en souffrait, mais elle se plongeait violemment dans cette souffrance avec l’espoir qu’elle serait plus courte. Victorieuse enfin d’elle-même, elle reviendrait tout entière à sa fille. Toutes ces luttes, ces tortures, ces veilles, ces angoisses combattues avec acharnement, l’épuisaient. Madeleine y perdait la santé. Urbain ne voyait rien. Il avait le cœur et la chair calcinés.
Un soir, après le dîner, il passa chez sa femme et lui demanda une petite somme qu’elle avait reçue en héritage depuis peu d’une parente morte à Beaugency, et dont elle était la filleule.
« Je ne l’ai plus », répondit Madeleine.
Urbain dressa l’oreille.
« Hein ! dit-il, et qu’en as-tu fait ?
– Je l’ai mise dans une tontine.
– Et pourquoi ce caprice ? pourquoi cette tontine ? demanda Urbain d’une voix âpre. Il me fallait cet argent pour retenir une artiste qui veut partir. »
Madeleine, douloureusement éclairée par la secousse morale qui venait de l’éprouver, sentit sous ses paupières comme des picotements. Pour la première fois elle ne fut pas maîtresse de son désespoir.
« Ah ! dit-elle, vous ne voulez donc pas que Louison ait du pain quand je ne serai plus là !
– Oh ! des phrases ! » répondit Urbain.
Il frappa du pied avec impatience et s’en alla. Le même soir, Madeleine eut un grave accès de fièvre. Sa femme de chambre, effrayée, voulut aller chercher un médecin :
« Non ! non ! dit-elle, et surtout qu’il n’en sache rien ! »
Elle s’enferma, abattit les rideaux de sa fenêtre, et resta seule dans cette nuit factice. Le matin la trouva assise dans le même fauteuil. Le chagrin était plus fort que son courage maternel. Elle eut peur pour Louison, et, prenant une plume, elle écrivit à sa mère qu’elle serait bien heureuse si sa fille pouvait passer une saison à Blois, où l’air était si bon. « Plus tard, si je peux, j’irai l’embrasser », disait-elle en finissant.
La mère Béru communiqua cette lettre au père Noël, qui la parcourut d’un trait.
« Quitter sa fille ! se séparer de Louison !... Madeleine est malade ! » s’écria-t-il.
Le jour même, le vieil organiste partit pour Paris et tomba comme la foudre chez Madeleine. Elle était assise au coin de la fenêtre, les mains pendantes, regardant les fleurs du tapis. Au bruit de la porte qui s’ouvrait brusquement, elle releva la tête, poussa un cri et se jeta tout en pleurs dans les bras du vieillard.
Le père Noël eut des caresses de femme et de mère pour calmer ce pauvre cœur qui sanglotait ; Madeleine se suspendit à son cou :
« Ah ! ne me quittez plus ! » dit-elle quand elle put parler.
Urbain les surprit tous deux. Il voulut sourire en reconnaissant le père Noël ; mais le vieil organiste se dressa d’un air terrible, et, lui montrant sa femme de sa main tendue :
– Qu’as-tu fait de Madeleine ? » s’écria-t-il les yeux pleins.de flammes.
Urbain balbutia : « Mais... je ne sais... » dit-il.
– Ah ! tu ne sais pas !... Eh bien, regarde ! »
Et d’un geste violent il ouvrit la robe qui couvrait la poitrine de Madeleine. Sa maigreur et son épuisement apparurent aux yeux d’Urbain. Il retint un cri ; mais le père Noël, le poussant de sa main rude :
« Regarde donc ! reprit-il ; es-tu content ? Tu la tues ? »
Urbain se cacha le visage entre les mains. Le regard du père Noël effraya Madeleine ; cette tendresse dont elle croyait s’être déshabituée lui revint au cœur comme un flot. Elle s’élança d’un bond et entoura Urbain de ses bras : « C’est ma faute, je ne lui disais rien ! » s’écria-t-elle.
Le père Noël fut désarmé ; il enleva Madeleine doucement des bras de son mari.
« Allons, dit-il, ne pleure plus, j’arrive à temps pour vous sauver ! »
Il profita d’un moment où Madeleine endormait sa fille pour entraîner Urbain dans une pièce voisine.
« Çà, lui dit le père Noël avec un geste d’autorité qui ne permettait pas le mensonge, tu n’as plus rien ? »
Urbain fit un signe de tête affirmatif.
« Et il n’y a pas cinq ans ! s’écria le père Noël. L’expérience est-elle faite ? » reprit-il en passant la main dans sa crinière de cheveux gris.
Urbain n’osa pas répliquer. Malgré l’audace et l’aplomb qu’il avait puisés dans le milieu malsain où il aimait à vivre, il se sentait vaincu. Le père Noël était pour lui comme une apparition ; il ne pouvait soutenir sa voix ni son regard. Et puis mademoiselle Irma l’avait quitté la veille ! C’était un corps sans âme.
Le vieil organiste eut promptement pris son parti. Il repoussa la porte, et, rentrant avec Urbain dans la chambre où se tenait Madeleine :
« Demain, dit-il, nous parlons pour Blois. »
L’émotion fit pâlir Madeleine. Par un mouvement instinctif, elle embrassa Louison, qu’elle avait sur les genoux.
« Tous ? demanda-t-elle avec l’anxiété peinte sur le visage et sans regarder Urbain.
– Oui, tous ! » répliqua le père Noël.
Et, frappant sur la poche profonde de son gilet, qui rendit un son métallique :
« J’ai apporté là de quoi suffire au plus pressé... Et quand ce sera fini, on en retrouvera », dit-il.
Madeleine était folle de joie ; elle mit sa fille dans les bras du père Noël, et se jeta dans ceux d’Urbain,
« Est-ce bien possible ? répétait-elle ; tous à Blois ! tous ! »
Elle revoyait la petite maison, le jardin, le beau fleuve, le ciel pur tout plein de lumière ; l’air natal remplissait déjà sa poitrine rafraîchie. Mais telles n’étaient pas les impressions d’Urbain, le son métallique qu’il avait entendu, avait fait germer d’autres pensées dans son esprit. Tandis que Madeleine, sûre maintenant de l’avenir, vidait joyeusement les tiroirs, apprêtait les malles et racontait à Louison, qui n’y comprenait rien, tous les bonheurs qui les attendaient à Blois, Urbain cherchait d’une manière adroite l’occasion de communiquer ses projets au père Noël. Il s’agissait d’obtenir un nouveau privilège ; mais, aux premiers mots, le père Noël l’arrêta :
« Si tu veux rester, reste, dit-il, mais ne compte pas sur moi.
– Oh ! les hommes ! murmura Urbain, et j’ai pu croire que celui-là m’aimait ! »
Au moment de quitter Paris, Madeleine voulut revoir Paul Vilon. Elle lui écrivit deux lignes, et il accourut. La vue des malles et des paquets qui encombraient la chambre lui fit tout comprendre ; elle lui raconta ce qui s’était passé, l’arrivée du père Noël, la résolution prise tout à coup et la joie qu’elle en éprouvait.
« Mais le père Noël, pourquoi est-il venu ? demanda Paul.
– J’étais malade, répondit Madeleine.
– Et je ne le savais pas ! » s’écria le jeune homme.
Madeleine lui prit les mains.
« Ne m’en veuillez pas, reprit-elle, je souffrais trop... Tenez, de tout Paris, je ne regrette que vous.
– Bien vrai ? » dit Paul.
Il avait la gorge serrée.
« Vous faites bien de partir », reprit-il.
Madeleine était émue. Paul était le seul ami sincère et dévoué qu’elle eût rencontré à Paris.
« Vous nous rendrez visite à Blois, dit-elle.
– Pourquoi faire ? reprit-il avec brusquerie... Pour vous perdre encore ?... »
Au même moment, on entendit marcher dans la pièce voisine.
« C’est Urbain », dit-elle.
Paul se redressa.
« Oh ! lui, je ne veux pas le voir », reprit-il.
Il sauta sur la main de Madeleine, la pressa sur ses lèvres, et se sauva.
VIII
Le voyage se fit tristement. Madeleine n’osait se laisser aller à ses impressions ; Urbain ne parlait pas. La mère Béru reçut sa fille avec de grands cris et de grandes démonstrations de joie qui attendrirent les voisins. L’arrivée de Madeleine était comme un accident, une distraction dans sa vie un peu monotone. Elle mit donc sa maison tout entière à sa disposition, lui recommandant de ne se gêner en rien, et poussa la munificence jusqu’à faire venir le dîner de chez le traiteur. Toutefois, au bout de quelques jours, cet accident, si bien accueilli d’abord, la dérangea dans ses habitudes. Louison faisait du bruit et marchait sur les plates-bandes du petit jardin ; d’un autre côté, la mère Béru ne savait où mettre les pots de confitures et les fruits qu’elle avait retirés de la chambre occupée autrefois par Madeleine. Elle ne lui épargnait pas les allusions désobligeantes, tout en l’appelant sa chère mignonne. La ménagère était de mauvaise humeur du matin au soir. Le père Noël avait prévu tout cela ; à l’insu de Madeleine et dès son retour à Blois, il avait fait préparer un joli logement rue des Fossés, tout proche de celui qu’il occupait encore. On n’était qu’à quelques pas de la campagne.
Un malin, il prit Madeleine par le bras.
« Madame Béru, dit-il, j’emmène votre fille et la petite avec, il est même probable que je ne la ramènerai pas. »
La mère Béru, qui surveillait sa lessive, retourna la tête à demi.
« Cela regarde Madeleine, dit-elle ; mais, si elle ne doit pas revenir, avertissez-moi bien vite, je ferai ajuster des cordes dans sa chambre pour suspendre mon linge.
– C’est bon, répondit le père Noël, faites planter des clous. »
La mère Béru tira une pièce de dix sous de sa poche et la donna à Louison.
« Tiens, voilà pour toi, petite », dit-elle, d’un air tranquille.
Puis, se tournant vers Madeleine :
« Tu ne diras pas que c’est moi qui te renvoie, ajouta-t-elle ; ai-je regardé au dérangement pour te recevoir ? »
Le père Noël et Madeleine n’avaient pas fait trois pas dans la rue, qu’ils entendaient la voix de la mère Béru qui appelait une servante et lui ordonnait d’aller débarrasser la chambre de sa fille.
« Marchons vite », dit Madeleine.
Elle fut bientôt installée dans le petit appartement du père Noël ; rien n’avait été oublié : il y avait une chambre pour elle, une autre tout auprès pour Louison, un grand cabinet de travail pour Urbain ; elle reconnut quelques-uns des meubles qu’elle avait du temps qu’elle était petite fille, et d’autres qui avaient été à l’usage de son mari. Elle prit les mains du vieil organiste et les serra entre les siennes.
« Pourquoi me remercier ? dit-il ; je n’ai rien à faire, et ça m’amuse de penser à toi. »
Il lui fit voir un piano dans un coin de la pièce réservée à Urbain.
« Il est bon, reprit-il, je l’ai choisi moi-même. La question est de savoir s’il voudra y toucher. »
C’était en effet une question bien difficile. Depuis son retour à Blois, Urbain était comme un mort ; il ne se fâchait pas, il ne grondait pas, il ne se plaignait pas ; seulement il n’existait plus. Au milieu de l’air frais et salubre qu’il respirait de sa fenêtre, il regrettait la poussière du boulevard ; l’asphalte lui manquait. D’étranges inquiétudes le tourmentaient au moment où il avait coutume de rejoindre Bergevin, qui l’attendait tous les soirs aux Champs-Élysées. Il se levait et marchait au hasard dans le jardin ; on aurait dit qu’il cherchait une porte pour s’enfuir. Il s’arrêtait quelquefois sur un banc et battait la mesure avec une baguette qu’il avait arrachée à un arbrisseau en passant. Quand il lisait un journal de Paris, certains mots le faisaient devenir tout rouge. Un jour qu’il froissait le papier avec rage, Madeleine se pencha doucement sur son épaule.
« Qu’est-ce donc ? » lui dit-elle.
Urbain posa le doigt sur un feuilleton qui rendait compte de la première représentation d’un opéra qui avait obtenu un grand succès. Il était d’un jeune compositeur appelé Charles Gaujal.
« Quelles intrigues ! s’écria Urbain ; un garçon qui n’a aucun talent ! À mon arrivée à Paris, on ne lui aurait pas confié les paroles d’une romance ! Voilà qu’on le joue à l’Opéra, et on n’a pas voulu seulement entendre mon Sardanapale ! »
Urbain n’oubliait que deux choses : c’est que ce pauvre garçon, qui n’avait, selon lui, aucun talent, travaillait sans relâche depuis quatre ans, et que lui, Urbain, depuis son arrivée à Paris, n’avait pas travaillé dix heures en tout à son fameux Sardanapale.
Madeleine voulut l’encourager ; sa patience n’y put rien. Pendant plus de six semaines, toutes les fois qu’elle cherchait à le pousser vers le piano :
« À quoi bon ! disait-il ; je ne suis pas Charles Gaujal ; je ne sais pas intriguer, moi ! »
Cette réponse, il l’eût faite en dormant ; elle était comme stéréotypée sur ses lèvres. Elle était devenue un prétexte à toutes les paresses et à toutes les récriminations.
Une autre fois il lut dans un journal que le monde élégant de Paris et tous les étrangers de distinction se donnaient rendez-vous à la Charmille des Rosiers. Le directeur de ce jardin public était précisément Bergevin. Urbain frappa du poing sur la table.
« L’imbécile ! murmura-l-il ; vous verrez qu’il fera fortune ! »
Il sortit exaspéré, et se promena dans la ville jusqu’au soir. Un phénomène particulier à certaines natures, et dont les premiers effets avaient été remarqués par Madeleine, se montrait avec plus de force, et, disons-le, plus de cynisme. Urbain s’étonnait avec un mélange bizarre d’impudence et de naïveté que sa conduite pût être l’objet d’un blâme ; sa qualité d’artiste lui semblait une armure derrière laquelle il devait être invulnérable ; il ne comprenait pas qu’on osât l’en dépouiller pour juger l’homme. Cette croyance, dont il avait le germe en lui, s’était singulièrement développée dans le milieu malsain où il avait vécu. C’est un axiome fort goûté de certaines gens que la profession d’artiste donne à quiconque en est revêtu un caractère de vertu indélébile. Ce qui est défendu aux autres créatures du bon Dieu leur est permis. Ils ne relèvent que de leur conscience, et les actions qu’on serait en droit de reprocher à tout autre, quand ils les commettent, ne doivent pas être jugées d’après la règle commune. Urbain avait vu comment cette théorie était mise en pratique parmi les vulgaires héros de la bohème, et il en avait adopté les principes faciles avec un déplorable empressement. Maintenant il s’étonnait de ne plus recevoir le même accueil, de ne pas trouver ouvertes les maisons où il avait été l’objet de tant de sympathies. Il s’étonnait même que les personnes auxquelles il avait emprunté de l’argent osassent se plaindre de ce qu’il ne le rendait pas. Tenait-il un livre en partie double pour se souvenir de ce qu’il devait ?
Ces doctrines, dont quelque chose avait percé dans ses entretiens avec le père Noël, avaient été vertement traitées par le vieil organiste, qui croyait qu’aucune profession n’exempte de remplir honnêtement ses devoirs. Il croyait même que le caractère a le pas sur les dons de l’esprit, et il ne ménageait pas les termes dans lesquels il flétrissait un tel oubli de soi-même. Urbain, dominé par le regard du vieux cuirassier, n’osait répliquer ; mais à part lui il estimait que le père Noël n’avait pas conscience des prérogatives de l’imagination. Le plus clair était que personne ne lui rendait justice. Une autre cause, dont sa vanité ne lui permettait pas de parler, contribuait à lui rendre le séjour de Blois intolérable. Il avait rencontré forcément quelques-unes des personnes qu’il avait connues autrefois chez madame de Boisgard, et ces personnes, un peu oisives comme on l’est dans certaines villes de province, n’avaient pas manqué de le questionner sur les motifs de son retour dans la ville natale. Ces questions se renouvelaient souvent, et Urbain ne savait comment y répondre. Il n’ignorait pas d’ailleurs qu’une partie de la vérité avait pénétré dans le monde de Blois, et son amour-propre en souffrait cruellement. Il avait des frissons quand on l’arrêtait dans la rue. Il voyait dans chaque parole, dans un regard, dans un salut, dans un sourire, une allusion ironique à ce passé dont chaque rue et chaque maison lui rappelaient les jours pleins de promesses. Le venin coulait goutte à goutte sur son cœur ulcéré. Chaque visage lui devenait odieux ; pour lui, tout passant était un ennemi ou un railleur. Il rentrait parfois subitement après être sorti pour une longue promenade, et se renfermait dans un silence farouche dont rien ne le tirait plus ; c’est qu’au détour de la rue il avait aperçu de loin un de ses protecteurs d’autrefois. Alors il se demandait comment il avait pu se décider à quitter Paris. Ses créanciers n’étaient pas des tigres ; on ne l’aurait certainement pas poursuivi. Une haine sourde s’amassait au fond de son âme contre le père Noël.
Le pauvre vieil organiste ne lui disait rien pourtant du chagrin cuisant qui le dévorait. Tout ce qu’il avait redouté s’était réalisé, et au delà ; cependant il ne pouvait encore se détacher pleinement de l’élève en qui si longtemps il avait vu un fils. Quelquefois, le soir, quand il le regardait assis auprès de Madeleine dans son jardin, il lui semblait que rien de ce qui avait bouleversé son cœur n’était arrivé, et la voix du vieillard se radoucissait. Il se souvenait du jour où le fils du mercier avait mis avec confiance sa petite main dans la sienne. Un seul élan, un mot de repentir, et son cœur se serait ouvert. Plusieurs fois, à l’insu d’Urbain, il avait fouillé dans l’amas de musique qu’il avait rapporté de Paris ; et où les morceaux achevés se mêlaient à des motifs à peine indiqués ; ceux-là dataient d’autrefois, ceux-ci étaient presque de la veille. Le père Noël avait tout lu, tout étudié. Hélas ! les meilleurs étaient les plus vieux ; là étaient la sève, l’originalité, le mouvement, ce quelque chose qui court comme une flamme dans les œuvres de l’esprit. Il en exécuta plusieurs en secret, tout seul, et à la vue des qualités réelles qui éclataient en gerbes sous ses doigts, bien des larmes furtives s’échappèrent de ses yeux.
« Ah ! s’écria-t-il un jour, avoir eu de si belles facultés et les avoir perdues ! »
Il souffrait ainsi doublement et par la pensée de ce qu’Urbain était et par la pensée de ce qu’il aurait pu être. Il en avait eu vaguement conscience autrefois, et il se reprochait d’avoir cédé aux prières de Madeleine. Ne l’avait-il pas sacrifiée en la donnant à Urbain ?
« Pourquoi ai-je cru qu’elle le sauverait ? disait-il. Le ver était déjà au cœur du fruit. »
Vers la fin du mois, un matin, le père Noël, qui avait retrouvé pour Madeleine ses jambes de vingt ans, arriva dans la maisonnette ; il avait à la main un jouet pour Louison, et sous son bras un paquet d’étoffes pour la mère.
« Tiens, petite, ça t’occupera pendant que je causerai avec Urbain, dit-il... Taille là-dedans des robes et des jupons... Dans une heure, tu feras mettre le couvert. »
L’air joyeux du père Noël fit bien voir à Madeleine qu’elle ne devait pas avoir d’appréhension sur le résultat de cette conférence ; elle le laissa donc s’enfoncer avec Urbain sous une tonnelle où il y avait un banc pour s’asseoir.
« Tiens ! dit le père Noël en tirant une liasse de papiers de sa poche, la liquidation est finie. Bonté du ciel, les avais-tu embrouillées, ces malheureuses affaires ! Le notaire a failli ne pas s’y reconnaître... Enfin voici les quittances ; tu ne dois plus rien.
– Que reste-t-il ? demanda Urbain.
– Il reste ça ! » répondit brusquement le père Noël en touchant les papiers du doigt.
Urbain étouffa un soupir. Il avait eu l’espoir un instant de pouvoir retourner à Paris. Comme dans un éclair, le boulevard tout resplendissant avait brillé à ses yeux.
« Maintenant il s’agit de vivre », reprit le père Noël.
Urbain le regarda en dessous, retournant les papiers dans ses mains.
« Je ne sais pas si tu t’en es aperçu, poursuivit le père Noël, mais voilà quelque chose comme deux ou trois mois que tu ne fais rien.
– Qui vous l’a dit ? répondit Urbain... On peut ne pas rester assis devant un pupitre et travailler cependant... Un artiste...
– Pas de discours ! s’écria le père Noël en l’interrompant. J’ai lu ce que tu vas me dire dans vingt journaux ; donc tais-toi. Madeleine n’a plus rien, et tu as un enfant. Il faut leur donner du pain. Oh ! si tu étais malade, je serais là, et on trouverait bien encore quelques économies au fond d’un vieux tiroir. Malheureusement pour toi, tu te portes bien ; c’est pourquoi j’ai résolu de te céder ma place. En quelques mois, tu manieras les orgues aussi bien qu’un autre. Tu auras là de bons appointements. De plus, je vais te présenter dans deux ou trois maisons où l’on a besoin d’un professeur ; cela t’occupera le matin et les dimanches. Le reste du temps t’appartiendra. Tu pourras te remettre un peu au contrepoint et revoir aussi les vieux maîtres. Cela ne t’empêchera pas de finir Sardanapale, si tu veux. »
Urbain rougit.
« Donner des leçons, courir le cachet quand on a fait des opéras ! est-ce une situation ? dit-il.
– Je comprends, répondit le vieil organiste ; mieux vaut s’endormir dans un cabaret, c’est plus honorable. »
Il y eut un silence. Urbain cassait machinalement des bouts de branche : le père Noël lui semblait odieux. L’indignation dévorait celui-ci. Il voyait jusqu’au fond l’abîme dans lequel son ancien élève était tombé. Si la pensée de Madeleine, qu’il apercevait à l’autre bout du jardin, ne l’avait retenu, il aurait éclaté.
« Voyons ! c’est une plaisanterie, reprit-il en posant sa main sur le genou d’Urbain, tu acceptes ?
– Oui, fit Urbain de l’air d’un dogue qu’on mène au chenil.
– Alors la conférence est terminée », dit le père Noël.
Madeleine fut instruite des arrangements proposés par le père Noël et acceptés par Urbain. Elle fut soulagée d’un poids énorme. L’habitude des occupations régulières et l’obligation de nouveaux devoirs à remplir chasseraient peut-être les idées qui fermentaient dans le cœur d’Urbain. L’œuvre du travail se ferait et rassérénerait cet esprit malade. Tout le jour elle caressa cette heureuse pensée. Le soir même, au retour d’une promenade, Urbain entraîna Madeleine sur le pont de la Loire. Il paraissait de bonne humeur.
« Tu te souviens de ce pont, dit-il ; allons le voir. »
Madeleine tressaillit. Ces quelques mots l’avaient rejetée de cinq années en arrière ; c’était comme un appel à cette mémoire du cœur qui ne s’endort jamais. Elle pressa le pas, et on atteignit le pont. La nuit était venue, le temps était doux et calme ; il n’y avait personne sur le quai. Madeleine regarda l’eau, où se miraient les étoiles ; la rivière, pleine de scintillements, se brisait aux arches du pont. Les fenêtres d’une auberge brillaient sur l’autre bord ; on entendait des voix qui chantaient dans l’éloignement.
« C’est bien le même soir ! » dit Urbain.
Madeleine tourna les yeux du côté de l’horizon où le croissant de la lune se montrait derrière un rideau noir de peupliers. Il lui semblait qu’elle avait reconquis Urbain ; son cœur, plein de reconnaissance, s’élevait vers Dieu.
« Ne regrettes-tu rien ? reprit Urbain.
– Non, si tu es heureux ! » répondit Madeleine.
Urbain se pencha vers sa compagne et l’embrassa au front. Quelque chose d’étrange se passait en Madeleine : elle se faisait mille reproches et s’accusait d’avoir pu méconnaître son mari. Qui n’avait pas ses heures de faiblesse, et comment avait-elle pu se violenter jusqu’à permettre à sa pensée de s’écarter de lui ? Elle se serra contre Urbain.
« Je travaillerai pour toi, pour Louison, pour nous, reprit-il doucement... Tu verras... Mais il me semble que nous pourrions mieux faire pour l’avenir de notre enfant. On peut bien mener cette vie-là pendant un temps, mais où nous conduira-t-elle ? J’ai bien écouté le père Noël tandis qu’il parlait. Ses intentions sont bonnes, mais il n’est plus jeune, il ne sent pas les choses comme moi... Malheureusement il ne m’écoute pas ; toi, tu as de l’influence sur lui : il fera ce que te voudras...
– Explique-toi, dit Madeleine.
– Le père Noël a plus d’argent qu’il ne l’avoue. Deux fois déjà il m’a parlé de ses économies. Moi, j’ai de l’expérience à présent. S’il me confiait les capitaux qu’il tient en réserve, je pourrais obtenir un nouveau privilège, et qui sait même ? devenir directeur d’un théâtre... Nous serions bientôt riches. »
Madeleine vit se dresser devant elle la figure de mademoiselle Irma. Elle eut un léger frisson.
« Tu as froid, reprit-il.
– Non, ce n’est rien, dit-elle.
– Si je lui faisais une proposition semblable, il la repousserait bien loin, poursuivit Urbain ; si au contraire tu lui en parles comme si l’idée venait de toi, il n’hésitera pas. »
Madeleine était indignée. Sous prétexte de ramener son châle autour d’elle, elle retira le bras qu’elle avait passé sous celui d’Urbain. L’action qu’il lui conseillait lui paraissait plus odieuse encore par la manière dont elle était présentée. Cette mise en scène préparée de longue main, ce semblant de tendresse auquel elle s’était laissé prendre, la révoltaient dans la partie la plus intime de son être.
« Qu’en dis-tu ? continua Urbain, voyant qu’elle ne répondait pas.
– C’est impossible, dit-elle. Jamais je ne me chargerai d’une pareille négociation.
– Quel mal y vois-tu ?
– Tu me le demandes ! Le pain que nous mangeons ne vient-il pas du père Noël ? Faut-il le dépouiller de tout ce qu’il a ? Et pourquoi ? Encore Paris ! encore la même vie ! encore les mêmes angoisses ! »
Urbain regardait le fleuve en frappant de petits coups sur le parapet.
« Ah ! tu ne m’aimes pas ! » s’écria-t-il avec violence.
Ce mot cruel, ce cri suprême de l’amour en détresse ou de la perfidie aux abois, ce mouvement dont tant de femmes ont abusé pour remporter une victoire indécise, remua Madeleine jusque dans les entrailles.
« Je ne t’aime pas ! » dit-elle d’une voix à demi brisée par un sanglot ; puis elle s’arrêta.
Mille souvenirs amers l’assaillaient en foule ; elle entrevit comme dans une vision la chambre de la rue des Martyrs, où elle avait tant pleuré, le coupé des Champs-Élysées, la bouquetière, cette longue soirée passée dans la fièvre, le café-concert avec ses girandoles de feu, et, regardant Urbain tout à coup en face avec des yeux tout étincelants :
« Et si cela était, me le reprocherais-tu ? » s’écria-t-elle.
Urbain ne put soutenir la fixité de ce regard lumineux. Il baissa la tête et se tut. Il pensa qu’elle savait tout.
Ils rentrèrent silencieusement à la maisonnette. La nuit, les étoiles, les doux gémissements du fleuve, ces odeurs des jardins baignés de rosée qu’elle aimait, ne disaient plus rien à Madeleine. Elle avait le cœur engourdi. Elle entendait le bruit de ses pas sur le pavé des rues et regardait machinalement les enseignes. Elle n’était plus maîtresse de sa pensée ; aimait-elle encore Urbain, ou vraiment ne l’aimait-elle plus ? Elle ne le savait pas et ne cherchait point à le savoir. La vue de la lampe qui brillait derrière la fenêtre de la chambre où dormait Louison la tira de sa torpeur. Elle se jeta dans l’escalier et monta avec la rapidité de l’oiseau qui regagne son nid.
Les jours suivants, Urbain accompagna le père Noël à Saint-Louis et dans toutes les maisons où il devait être présenté. Il joua de l’orgue devant la fabrique assemblée, et fut admis comme professeur de musique dans deux pensionnats.
« Tu n’as plus qu’à continuer, lui dit le père Noël, le pain de tous les jours est assuré ; moi, je me charge de la dot de Louison. ».
La santé de Madeleine s’était raffermie, mais la contrainte morale où elle vivait nuisait à son entier rétablissement. Elle avait la conscience qu’Urbain n’était pas heureux, et elle en souffrait. Cette triste victoire qu’elle s’était efforcée d’obtenir sur elle-même dans les derniers temps de son séjour à Paris, elle sentait bien qu’elle était à demi remportée ; elle en éprouvait un profond sentiment de tristesse. L’enchantement de sa vie s’était évanoui. Il fallait au moins qu’Urbain ne s’en aperçût pas. Elle se souvint de l’entretien qu’elle avait eu avec le père Noël au moment où il l’avait surprise sur le pont il y avait cinq ans, et fit taire les plaintes de son cœur. Le mariage tel qu’elle l’avait conçu n’était certes pas un Éden plein de fruits savoureux et de sources rafraîchissantes ; c’était un âpre sentier tout semé d’aspérités. Fallait-il s’étonner à présent si des cailloux et des ronces meurtrissaient ses pieds ? Elle prit son chagrin corps à corps et le secoua comme un fort lutteur secoue la bête cramponnée à son flanc. La voix du devoir parlait plus haut à mesure que les mélodies de l’amour s’envolaient. Elle l’écouta avec les frémissements d’une joie austère.
« Eh bien, dit-elle, ce sera comme si j’avais deux enfants. »
Madeleine se mit donc à l’œuvre courageusement, avec la vaillance et la sincérité d’un esprit qui n’avait jamais fléchi. Elle était levée dès l’aurore, et tenait son petit ménage en ordre avec un soin rigoureux. Urbain s’étonnait de l’aisance qui régnait autour de lui ; il s’étonnait plus encore de ce sourire et de cette égalité d’humeur, de cette vigilance et de cette activité alerte qui rendaient tout facile. Quelquefois il avait comme des éclairs d’attendrissement ; d’autres fois l’égoïsme reprenait le dessus ; alors il pensait qu’elle lui devait bien ce dévouement de tous les jours pour le consoler d’avoir quitté Paris. Seulement, quand il était auprès d’elle, il se faisait en lui comme un apaisement. Il n’osait pas se plaindre. Madeleine avait des câlineries pour les habitudes rapportées de Paris ; jamais il n’avait fumé de meilleurs cigares et jamais bu de café plus chargé d’arôme. Urbain se plongea dans cette pensée qu’elle ne savait rien ; mais alors, pourquoi ce regard et cette exclamation qui l’avaient fait pâlir ? C’était sans doute une allusion à sa dot gaspillée et à l’isolement où il l’avait tenue.
« Après tout, se disait-il, un artiste n’est pas un bourgeois ! »
El il fumait tranquillement la longue pipe à bout d’ambre qu’elle lui présentait tout allumée.
À l’insu même du père Noël, Madeleine avait écrit à l’éditeur de livres illustrés avec lequel elle avait été quelque temps en relation, pour lui demander s’il ne pourrait pas lui fournir quelque travail ; malgré l’éloignement, son habileté plaidant pour elle, il y consentit, et Madeleine se remit à l’ouvrage avec l’énergie des premiers jours. Elle se redressait comme un jeune arbre arraché de terre un instant et qui reprend racine.
Malheureusement, si Urbain respirait auprès de Madeleine une atmosphère de repos, aussitôt qu’il ne la voyait plus il retombait dans ses agitations et ses regrets. Paris lui manquait, comme l’eau-de-vie à un buveur habitué aux liqueurs fortes. Le temps, au lieu d’éteindre ce feu intérieur, l’avivait. Il avait des heures sombres pendant lesquelles il allait dans les cafés, cherchant les commis voyageurs pour avoir des nouvelles du boulevard. La bohème avait déposé son limon dans cette âme, et rien n’en pouvait effacer la trace. Quand une troupe de comédiens donnait des représentations à Blois, il passait ses soirées autour du théâtre et se liait avec les acteurs. L’odeur des quinquets lui faisait plaisir. Dans les récriminations de ces pauvres diables, tous victimes d’odieuses cabales qui leur fermaient, disaient-ils, les théâtres de Paris, il retrouvait l’écho de ses propres déboires et s’y complaisait.
Le hasard voulut une fois que l’un de ces bohémiens de l’art dramatique eût été un temps attaché, en qualité de baryton, au café chantant ; Urbain ne se lassait pas de le voir et de l’écouler : il le questionna sur les destinées de celle qui avait été sa première chanteuse.
« Elle court un peu, dit le baryton ; dernièrement elle a débuté au théâtre Beaumarchais.
– Elle est bien heureuse ! » pensa Urbain.
Un dimanche, en revenant de la cathédrale, Urbain fut accosté par un homme qui portait un habit bleu à boutons d’or, des favoris en collier, et jouait avec un jonc à pomme d’écaille.
« Bergevin ! vous à Blois ! s’écria Urbain ravi.
– Je vous cherchais, dit Bergevin ; venez déjeuner avec moi, nous causerons. En voyage, j’ai toujours faim. »
L’ex-associé d’Urbain l’entraîna à l’hôtel d’Angleterre, et fit dresser le couvert dans sa chambre.
« Çà, dit-il, que faites-vous à Blois ? »
Urbain fit la moue.
« Pas grand-chose, répondit-il.
– Nous avons donc renoncé à Paris ? » poursuivit Bergevin en dépêchant l’aile d’un perdreau.
Urbain frappa sur la poche de son gilet et répéta un mot célèbre dans les annales de la bohème :
« Il le fallait ! »
Bergevin avala un verre de vin de Bordeaux d’un seul trait.
« Cette raison-là, je l’ai connue souvent, reprit-il, et cependant je n’ai jamais émigré. S’il m’avait fallu prendre la fuite toutes les fois que la fortune m’a trahi, au lieu d’être tranquillement assis devant un bon déjeuner, je serais à l’heure qu’il est en Tartarie ou dans le Monomotapa. »
Ce n’était pas le hasard, tant s’en faut, qui, en faisant venir Bergevin à Blois, l’avait mis sur le passage d’Urbain. L’ancien associé du compositeur avait fondé, on le sait, un établissement où les muses de la danse et de la musique étaient honorées. Il lui manquait encore un chef d’orchestre qui fût en état de varier le répertoire par des compositions nouvelles. Il avait alors pensé à son ami Urbain, dont il avait mis à l’épreuve le talent d’improvisation. De là son voyage. Le déjeuner était à peine entamé, que Bergevin attaqua résolument la question, mêlant avec habileté les arguments, les conseils et l’ironie. Que faisait Urbain à Blois ? Une ville de province où il n’y avait même pas de théâtre était-elle un séjour convenable pour un compositeur ? C’était moins une ville qu’un tombeau où il enterrait son talent. La place d’Urbain était à Paris, non ailleurs, à moins cependant qu’Urbain n’aspirât aux fonctions de conseiller municipal ou de marguillier de sa paroisse.
Quand il vit son convive indigné et à moitié vaincu déjà, Bergevin mit de nouvelles paroles sur un autre air. Si Urbain avait échoué dans sa première campagne, c’était moins sa faute que celle des circonstances. Un artiste embarrassé d’une femme n’a plus sa liberté. Seul, Urbain eût été riche ; en une soirée, il eût pourvu aux besoins de tout un mois, et, délivré de sottes préoccupations, il n’eût plus pensé qu’à la gloire. Ah ! si Bergevin avait eu la figure et le talent d’Urbain Lefort, il n’aurait pas mis un temps bien long à monter au plus haut de l’échelle ; mais Urbain était jeune, et la tentative pouvait être recommencée.
Celui-ci prêtait l’oreille avec l’avidité inquiète du chien qui entend au loin le cor de chasse. Bergevin fit apporter deux bouteilles de vin de Champagne, et, remplissant leurs verres comme au temps où ils déjeunaient aux Champs-Élysées, il s’ouvrit à son ex-associé. Un emploi de chef d’orchestre, cent écus d’appointements par mois, de bonnes relations avec tous les artistes et la faculté de faire exécuter autant de morceaux de musique qu’il en composerait, telle était la position qui lui était offerte ; le reste dépendait de lui. À ces mots, tous les instincts mal assoupis d’Urbain se réveillèrent. Paris avec toutes les fêtes et tous les bruits qu’il avait aimés passa devant ses yeux. Il vit aussi Madeleine et Louison, et il soupira. Bergevin devina ce qui se passait en lui.
« Si cela vous contrarie, reprit-il froidement, il n’y faut plus songer. Restez à Blois si Blois vous plaît... Je viendrai vous demander des nouvelles de votre talent dans six mois... Bonsoir ! »
Urbain frappa du poing sur la table :
« C’est dit, s’écria-t-il, je pars ! »
La nuit était venue quand Urbain se sépara de son ami Bergevin. Tout ce qu’il avait entendu bourdonnait dans sa tête comme un essaim de mouches. Par un travail singulier de sa pensée, il en était arrivé à croire que sans Madeleine l’argent dépensé dans son ménage aurait pu le mener à la fortune. Il oubliait que cet argent lui avait été apporté par Madeleine, et que seul il l’avait follement gaspillé. Il prit le plus long pour rentrer chez lui, se raffermissant dans sa résolution par de magnifiques raisonnements. Il était clair qu’on avait brisé sa carrière. Bergevin était venu à propos pour le tirer du sommeil où son génie s’engourdissait. Il trouva Madeleine qui l’attendait pour dîner.
« Tiens, dit-elle, voici un bouquet que Louison t’a fait. »
Il prit le bouquet et s’assit. Il ne put rien manger et se retira de bonne heure, prétextant un grand mal de tête. Madeleine l’entendit marcher quelque temps dans son cabinet, ouvrir et fermer la fenêtre, puis il se coucha. Dans la matinée, il profila d’une course qui retenait Madeleine dans le voisinage pour faire un paquet de son linge et de ses habits qu’il envoya à l’Hôtel d’Angleterre. Pendant le déjeuner, il fut très agité, avec des accès de gaieté qui lui venaient par bouffées. Il prit un instant Louison sur ses genoux et devint très pâle en l’embrassant. Il joua quelques minutes avec elle et la posa brusquement à terre ; il avait une larme dans les veux et se détourna pour l’essuyer. Quelque chose sur quoi il ne comptait pas le remuait. Il s’appuya sur le dossier de sa chaise et regarda devant lui, hésitant ; Louison se roulait dans l’herbe : un orgue de Barbarie vint à passer, jouant une valse qu’il avait composée autrefois et qui avait eu quelque succès. Madeleine lui jeta un coup d’œil.
« La reconnais-tu ? » dit-elle.
Urbain tressaillit : celle valse, dont le bruit allait s’affaiblissant, et dont chaque note lui rappelait un souvenir d’autrefois, était comme la voix de Paris qui le sollicitait. Il prit son chapeau et sortit en sifflant.
Le soir, un garçon de l’hôtel d’Angleterre apporta une lettre pour madame Urbain Lefort. Madeleine la trouva en revenant de chez sa mère. Elle poussa un cri dès les premiers mots et courut chez le père Noël.
« Lisez ! que faut-il que je fasse ? lui dit-elle quand elle vit le papier où Urbain annonçait son départ tomber des mains du vieillard.
– Reste ! s’écria-t-il avec violence.
– Ah ! reprit-elle en sanglotant, si je reste, c’est comme s’il était mort pour moi.
– Mort ! plût à Dieu qu’il le fût ! »
IX
À quelque temps de là, Madeleine recul une lettre, timbrée de Paris, par laquelle Urbain lui faisait part de ses nouveaux projets. Il travaillait, il composait un opéra qu’il avait l’espoir de faire représenter prochainement. Tout autre détail manquait. Le père Noël envoya aux renseignements ; mais, avant que la réponse arrivât, Madeleine fut surprise un matin par Paul Vilon, qu’aucune lettre n’avait précédé. Elle lui tendit la main comme si elle l’avait vu la veille ; puis la pensée lui vint qu’il apportait une mauvaise nouvelle, elle fut prise d’un tremblement nerveux.
« Vous savez quelque chose ? dit-elle.
– Rien, sinon que vous êtes seule : c’est ce qui m’a donné l’idée de partir : avant de réfléchir, j’étais en route. »
Rassurée à demi, Madeleine interrogea Paul et le conjura de parler franchement. Il avait rencontré Urbain assis devant la porte d’un café. Il était avec deux autres personnes qui fumaient et portaient des paletots râpés aux coudes. D’après ce qu’on lui avait dit, Urbain était attaché en qualité de chef d’orchestre à la Charmille des Rosiers. Il touchait mille écus par an et avait le droit de faire des valses et des mazurkas.
« Ah ! mon Dieu ! si le bal vient à manquer ! » dit Madeleine.
Paul regarda le père Noël ; ils pensaient tous deux que le chef d’orchestre n’attendrait pas si longtemps.
Ce qu’elle apprenait de la nouvelle situation d’Urbain avait rejeté Madeleine dans ce malaise et cet ébranlement général qu’elle éprouvait au moment où le père Noël était venu l’arracher de Paris. Elle s’efforçait néanmoins de cacher son état à tous les yeux. L’insomnie la consumait. La présence de Paul lui apporta une consolation au moment où elle l’espérait le moins ; elle ne lui en fit pas mystère et le supplia de rester quelque temps à Blois. Paul se garda bien de refuser. Les petits voyages qu’on faisait aux environs, et qui parfois se prolongeaient un jour ou deux, étaient pour Madeleine une cause de grandes distractions ; le père Noël en était toujours, et, entre ces deux amis qui la chérissaient, elle éprouvait ce bien-être et ce soulagement qu’on goûte, après une grande fatigue, dans un bain tiède : son cœur s’y délassait.
La fuite d’Urbain avait fait une certaine sensation à Blois. Les visites ne manquèrent pas chez Madeleine. On voulut savoir la cause de ce brusque départ, on l’accabla de questions frivoles, où perçait la curiosité la plus impertinente. Madeleine se contenta de répondre qu’Urbain était parti pour affaires. Personne n’en crut un mot, mais quelques bonnes âmes lui en voulurent de sa discrétion, et rapportèrent que madame Lefort n’avait pas besoin d’amies pour se consoler. Elles soulignèrent le mot en parlant, et ce furent alors mille chuchotements qui allèrent de la rue du Pont à la place des Jésuites.
« Nous n’irons plus chez elle, dit une personne charitable ; nous pourrions peut-être la déranger. »
L’une avait vu Paul dans le jardin de Madeleine ; l’autre l’avait rencontré dans la rue des Fossés. Il était clair que Paul ne la quittait pas. Le nom de Paul revenait dans toutes les conversations. Et il était journaliste !
Une après-midi que Madeleine était chez sa mère, elle y trouva une femme du voisinage qui tenait une boutique de passementerie très achalandée. La passementière prit un air pincé en la voyant, et lui fit un petit salut roide. Au milieu de la conversation, qui s’en allait mourant à chaque mot, la mère Béru demanda à sa fille des nouvelles d’Urbain ; elle ne s’en souciait guère, mais croyait devoir en parler par politesse. Madeleine devint sérieuse : elle n’en avait pas ; il n’écrivait plus ; les nouvelles qu’on lui en avait données indirectement ne la rassuraient pas. La voix de la jeune femme tremblait ; la passementière la regarda.
« Tant pis ! murmura-t-elle entre ses dents, je verrai bien si c’est une hypocrite ! »
El tout haut elle ajouta :
« Ainsi, madame, vous regrettez votre mari... sincèrement ? »
Madeleine l’interrogea des yeux.
« Je ne vous comprends pas, madame.
– Eh bien, reprit la passementière, je vais m’expliquer. »
Et tout au long, sans ménager ses expressions, et seulement, pour confondre les méchantes langues, avec une grande volubilité de paroles où éclatait sa joie, elle ne cacha rien à Madeleine de ce qu’on disait ; elle amplifia même un peu et grossit le mal de quelques bonnes médisances improvisées. En finissant, elle ne respirait plus. Madeleine serrait Louison contre ses genoux comme pour s’en faire un bouclier contre ce déchaînement de propos envenimés d’où suintait la calomnie.
« Le coup est dur, je ne vous en remercie pas moins, et l’avertissement ne sera pas perdu, dit-elle enfin... Quant à me justifier, je n’y songe même pas. »
Rentrée chez elle, Madeleine fît prier Paul de la venir trouver sur-le-champ.
« Mon ami, dit-elle aussitôt qu’il parut, donnez-moi la main et, dites-moi adieu.
– Adieu ! s’écria Paul.
– Oui, et sans hésiter, pas plus que je n’hésite à vous le demander. Ma fille n’a rien que mon nom : il faut que je le lui laisse intact. »
Elle lui raconta ce qui s’était passé chez madame Béru. Paul se frappa le front.
« Ah ! dit-il, j’aurais dû ne pas venir ; voilà que vous allez me haïr.
– Moi, vous haïr ! » répéta-t-elle.
Elle regarda autour de la chambre, et, comme si une idée subite la saisissait, elle courut vers sa fille, l’enleva dans ses bras, et, plus prompte que l’éclair, lui coupa une boucle de cheveux.
« Tenez, dit-elle en la donnant à Paul, c’est ce que j’ai de meilleur : ce sera entre nous le signe d’alliance. »
Puis, tremblante et bouleversée :
« Partez ! partez vite à présent ! » dit-elle.
Paul obéit ; il descendit vers le quai ; il regardait à toute minute cette boucle de cheveux cendrés et fins qui frissonnaient entre ses doigts.
« Si c’est là ce qu’on appelle l’amour, quel triste roman !... Ceci m’apprendra à voyager en province... » reprit-il un moment après.
Il voulut rire, mais le rire expira sur ses lèvres. Il se sentait comme un poids lourd sur le cœur. À deux reprises différentes, il couvrit de baisers les cheveux de Louison.
« Est-ce absurde ! » dit-il.
Et il les serra dans son portefeuille.
À l’hôtel d’Angleterre, on lui dit que le train pour Paris partait dans une demi-heure. Il courut dans sa chambre, fit sa malle en un tour de main, paya la note et se fit conduire au chemin de fer ; la locomotive siffla, et il s’enfonça dans un coin du wagon. Tout à coup il sauta à la portière et regarda dans la nuit du côté de Blois. Quelques lumières piquaient l’ombre ; une masse noire indiquait l’emplacement du château. Il crut voir la clarté d’une lampe dans une maisonnette, derrière un jardin, tout auprès.
« Ah ! se dit-il, je ne la reverrai peut-être jamais ! »
Il retomba dans son coin et se cacha le visage entre ses mains.
Que faisait Urbain pendant ce temps-là ? Il descendait à pas rapides la pente où il avait mis le pied. Durant ses premiers jours de liberté, il avait éprouvé une sorte d’enivrement. Un matin il déjeunait aux Champs-Élysées, un soir il dînait sur le boulevard. Il se rappelait le temps où il était élève du Conservatoire ; les deux cent cinquante francs qu’il touchait par mois lui semblaient inépuisables. D’ailleurs n’avait-il pas les ressources de la composition ? Une chaleur factice l’enflammait ; trois ou quatre fois il s’assit devant un piano qu’il avait loué, et il écrivit une valse ou deux. Il eut des billets pour les premières représentations, et se plongea tout entier dans cette atmosphère tapageuse dont il avait été sevré. La première fois qu’il conduisit l’orchestre dans le pavillon de la Charmille des Rosiers, il fut électrisé par le retentissement des cornets à piston et le ronflement des basses.
« Ah ! je me sens vivre ! » dit-il.
Bientôt Urbain eut un compte ouvert au café le plus voisin du bal. Il ne se gêna guère pour engager ses amis. Les amis ne venaient pas toujours seuls ; la fugitive mademoiselle Irma ne manquait pas de sœurs. Urbain en fit la découverte, et les choses prirent un train si singulier, que le piano qui devait relever sa réputation n’aurait jamais perdu sa poussière si des châles et des burnous ne l’eussent parfois essuyé. Le désordre était dans sa chambre et le chaos dans son esprit. Un matin, le cafetier apporta sa note. Urbain regarda le total d’un coup d’œil et renvoya l’homme à Bergevin avec le geste d’un grand seigneur qui congédie ses fournisseurs. Malheureusement les fonctions d’intendant plaisaient peu au directeur.
« Parbleu ! dit-il, je ne suis pas allé le chercher à Blois pour payer ses folies ! »
Il mit à la porte le cafetier. Urbain, furieux, demanda une explication : elle fut violente, et le directeur rompit avec son chef d’orchestre, qui s’engagea dans un autre établissement. Vers la fin du mois, les oppositions de Bergevin et du cafetier vinrent diminuer de moitié la somme modique allouée à Urbain par son nouveau directeur. Il pensa à Madeleine, qui était à Blois, et à qui rien ne manquait.
« Ah ! dit-il, voilà comment les femmes vous abandonnent ! »
Inquiète sur le sort de son mari et séparée de Paul, Madeleine luttait vaillamment contre la tristesse noire qui l’envahissait. La jeune femme enferma sa vie entre sa mère, le père Noël et Louison. Dans ce cercle étroit où ses anciennes connaissances l’oubliaient après l’avoir blessée, tout n’était pas pour elle douceur et consolation. Elle avait à subir presque tous les jours les récriminations de la mère Béru et ce terrible « Je le l’avais bien dit ! » que tant de gens enfoncent comme une épine dans les plaies vives. Elle supportait tout sans se plaindre et s’acharnait au travail, qui servait du moins à distraire sa pensée. L’excès seul de la fatigue lui faisait trouver le sommeil ; dès qu’elle ouvrait les veux, le sentiment de la réalité rentrait dans son cœur endolori avec la vitesse et la violence d’une pierre lancée par une fronde. Le père Noël, qui l’observait, pouvait calculer heure par heure les progrès du mal contre lequel Madeleine se débattait. Il s’imagina que le séjour de la campagne où elle avait rencontré Urbain aurait une double influence sur son état maladif. Il lui proposa de partir, et elle accepta avec un empressement de bon augure. Elle espérait au moins trouver un silence absolu dans cette solitude, et le silence dans lequel elle se plongeait durant de longues heures était devenu le plus âpre de ses besoins. Dans cette maison des champs, cachée au bord d’un bois, elle en savourerait sans trouble les amères délices. Madeleine s’y blottit donc comme un oiseau blessé dans le creux d’un arbre. Elle revit l’église où deux fois elle avait prié, et s’y agenouilla de nouveau, versant tout son cœur aux pieds de Dieu. Elle en sortit plus forte et put repasser par les mêmes sentiers, s’asseoir sous les mêmes futaies, regarder les mêmes horizons sans un trouble trop cuisant.
« Ah ! dit-elle, c’était le malin : c’est le soir à présent ! »
Elle prit l’habitude des promenades quotidiennes, elle affectionnait particulièrement la lisière d’un grand bois d’où la vue dominait la vallée et s’étendait au loin sur le fleuve, qui prenait des teintes d’or au soleil couchant. La saison était froide ; les oiseaux du nord passaient dans le ciel gris ; le vent chassait les feuilles mortes ; la terre devenait dure et sonore sous les pieds. Madeleine allait et venait le long de la forêt, cherchant à vaincre la fièvre par la marche. L’excessive lassitude lui était un soulagement : elle endormait son agitation nerveuse. Souvent elle emmenait Louison avec elle, s’asseyait sur un tronc d’arbre et la laissait jouer sur la bruyère comme un chevreau. Elle écoutait ses petits cris joyeux et lui souriait. – Elle pensait que le bonheur eût été bien facile !
Deux ou trois fois la pensée lui vint d’écrire à Paul ; elle ne le fit pas, craignant les sollicitations de la plume et du silence. Une lettre invite avec tant de douceur aux épanchements ! Lui était-il permis de s’y laisser aller, au moment où l’abandon de son mari lui créait des devoirs plus austères ? Elle lisait dans son âme ; et, comme un médecin qui prive un malade d’un aliment agréable, mais dangereux, elle se refusa cette consolation.
Un jour, en revenant d’une longue course près de sa chère forêt, on lui remit une lettre qui arrivait de Paris et qui lui avait été adressée rue des Fossés. Le papier était gros, l’écriture toute tremblée. Un nuage lui passa devant les yeux : elle avait reconnu l’écriture d’Urbain. La lettre contenait à peine deux lignes et finissait par ces mots : « Viens, je suis malade... »
Le père Noël était parti le matin pour une petite métairie qu’il possédait du côté d’Amboise, et ne devait rentrer que le lendemain. Madeleine lui laissa un mot, embrassa Louison, qu’elle confia aux soins de la vieille Catherine, et courut à la première station du chemin de fer. Quelques heures après, elle arrivait à Paris.
Urbain avait négligé de lui donner son adresse. Elle se jeta dans une voiture de place et se fit conduire à la Charmille des Rosiers. Le cocher rit un peu.
« Eh ! dit-il en fouettant ses deux haridelles, la petite femme a envie de danser. »
Le concierge du jardin public renvoya Madeleine à la rue Bellefonds, 17. Madeleine serra son voile sur son visage et remonta en voiture. Le cocher grogna un peu, ferma brusquement la portière et partit cependant. Il tombait une petite pluie fine et glacée qui faisait miroiter les pavés sous les feux du gaz. Madeleine avait la tête brûlante et froid par tout le corps. Le fiacre s’arrêta devant la porte du numéro 17. C’était une vieille maison noire, dans laquelle s’ouvrait une allée humide et sombre, accompagnée d’un ruisseau mal fermé ou coulaient les eaux ménagères. Madeleine s’enfonça dans ce couloir étroit, prit la rampe de fer et monta l’escalier boueux. Le portier, qui habitait une loge creusée dans un coin à l’entresol, lui indiqua le quatrième :
« C’est la porte à gauche, au fond du corridor ! » cria-t-il en passant la tête hors du vasistas.
Madeleine grimpa aussi vite que le lui permettait l’obscurité. Une lampe fumeuse lui montra enfin le corridor. Elle courut au fond tout droit et cogna, ne trouvant point de cordon de sonnette. Une voix lui cria d’entrer. Pendant qu’elle cherchait la clef avec précipitation, elle entendit un bruit de pas, et un homme qui portait un flambeau à la main vint ouvrir. Madeleine entra d’un bond dans la chambre et vit Urbain. Elle s’élançait pour l’embrasser, quand de grands éclats de voix lui firent tourner la tête. Dans une pièce voisine, dont la porte était ouverte, un homme et deux femmes étaient assis autour d’une table. L’homme riait, les femmes fumaient des cigarettes.
« Qu’est-ce donc ? » demanda l’une d’elles.
Urbain restait debout, le flambeau à la main.
« Eh bien ! dit-il, c’est ma femme ! Je crois bien que je lui ai écrit. »
Il voulut rire et prendre Madeleine par la main. Un frisson la saisit, et, reculant jusqu’à la porte, elle gagna l’escalier en courant : une terreur folle la poussait. Il lui semblait que la femme qu’elle avait entendue était derrière elle. Elle était sûre de l’avoir vue déjà.
« Ah ! le chapeau rose ! » dit-elle.
Elle arriva dans la nuit même à Blois. Le père Noël eut peur en la regardant. Elle avait les mains glacées, les yeux hagards, le teint blême ; ses dents claquaient. Elle se mit au lit, et le délire la prit dans la matinée. Le père Noël comprenait que le mal venait d’Urbain.
« Certainement je le tuerais ! » disait-il en pleurant sur les mains de Madeleine.
Le délire dura jusqu’au lendemain sans intermittence, puis tomba, revint encore, et ne cessa qu’au bout de trois jours. Plusieurs fois elle parla de Paul, dont elle avait raconté les preuves d’attachement au père Noël. Il pensa que sa présence lui ferait du bien. « Venez vite, lui écrivit-il, Madeleine est en danger ! »
Quand Paul arriva, le délire avait cessé. Madeleine lui tendit une main faible, sans parler. La fièvre était ardente, le pouls battait par mouvements irréguliers et rapides. Le médecin craignait un transport au cerveau et ne répondait pas des conséquences. Louison, qu’on portait quelquefois dans la chambre de sa mère, s’effrayait à la vue de ce visage pâle, qu’elle entrevoyait vaguement sous l’ombre des rideaux. Le père Noël et Paul se relayaient au chevet de la malade. Tout était silence dans la maison. Au milieu de ses moments les plus lucides, Madeleine ne parlait jamais de son voyage à Paris : elle craignait d’avilir Urbain dans la pensée du père Noël. Une seule fois il essaya de la questionner : elle lui fit signe de se taire par un geste si plein d’angoisse, qu’il ne recommença plus. Mais Paul, qui se perdait en conjectures sur la cause du coup violent qui avait poussé Madeleine aux portes du tombeau, voulut savoir la vérité ; il chargea un ami de prendre des renseignements. L’ami rendit visite à l’établissement de Bergevin, rencontra un camarade d’Urbain, et obtint sans trop de frais le récit de cette soirée où Madeleine avait paru au quatrième étage de la rue Bellefonds.
« Ah ! le misérable ! » dit Paul, qui conta toute l’histoire au père Noël.
Madeleine resta gravement malade pendant plus de trois semaines. La vie à tout instant semblait devoir la quitter, comme tombe un fruit mûr d’une branche secouée par le vent. Des alternatives de crainte affreuse succédaient à de rares moments d’espérance. Un soir même, le bruit de sa mort se répandit dans Blois. La mère Béru se mit à courir en poussant de grands cris ; elle eut une explosion de tendresse, une sorte d’amour rétrospectif si bruyant, que tout le quartier fut en rumeur. Cent personnes s’attroupèrent à la porte de Madeleine.
Un musicien qui passait par la ville eut vent de cette nouvelle et la porta à Paris, où Urbain en fut informé. Sa première impression fut un chagrin vague, une sorte de remords confus. Quelque chose lui disait qu’il était la cause de cette catastrophe. Il entra dans un café pour se remettre. À ce moment de sa vie, Urbain avait descendu tous les degrés de la spirale profonde qui commence par la débauche et finit par l’avilissement. Les notions du bien et du mal commençaient à s’effacer de son esprit ; il n’y avait plus en lui ni ressort ni vertu. L’heure de son service quotidien venue, il prenait l’archet et conduisait l’orchestre ; mais, la soirée achevée, la pensée du travail lui faisait horreur. Il ne voyait plus qu’une compagnie douteuse où se mêlaient des éléments divers et mauvais, et que jamais une idée généreuse ne réchauffait. Son élégance native avait presque disparu et ne brillait plus que par éclairs qui rendaient plus sombre encore son apparence délabrée. La flétrissure de son âme se lisait dans ses traits, empreints d’une pâleur malsaine. Assis devant une table sur laquelle un garçon avait posé un verre et un plateau, il laissa tomber sa tête entre ses mains. L’histoire de sa vie lui revint à la pensée, et il en vit confusément les divers incidents, comme on voit un paysage derrière les voiles flottants d’un brouillard. Un soupir gonfla sa poitrine et ses yeux devinrent humides. Madeleine avait toujours été bonne pour lui et l’avait bien aimé...
Bergevin, avec lequel il s’était réconcilié, survint là-dessus, et le trouva dans cette altitude pensive.
« Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il.
– Il y a que ma femme est morte », répondit Urbain.
Bergevin serra la main du chef d’orchestre. Il y eut un moment de silence.
L’attendrissement n’était pas le propre de l’industriel ; d’autres pensées le préoccupaient. Il avait ouï parler d’une certaine fortune que Madeleine possédait de son chef ; peut-être en restait-il quelques débris. Il regarda Urbain attentivement pour voir s’il ne découvrirait pas dans ses yeux le reflet de ce qu’il éprouvait lui-même.
« Il faut se faire une raison dit-il.
– Oui, reprit Urbain.
– C’était une bonne femme, quoique un peu triste, poursuivit le directeur, et puis toujours malade...
– Toujours ! »
Cette pensée consola Urbain ; évidemment, si Madeleine était morte, la faiblesse de sa constitution en était la vraie cause, et non pas sa conduite, à lui Urbain. Bergevin ne venait-il pas de le dire ?
« Et puis, continua Bergevin, elle avait bien quelque chose ?
– Je le crois, dit Urbain.
– Mon ami, il n’y a pas à hésiter, il faut aller à Blois ; tout vous en fait un devoir.
– À Blois ? répondit Urbain, qui tira la doublure de ses poches par un geste expressif.
– Qu’à cela ne tienne, voici de quoi faire le voyage, dit Bergevin en lui mettant deux ou trois pièces d’or dans la main ; partez sur-le-champ, et surtout ne vous faites pas de chagrin ; elle souffrait, elle ne souffre plus ! »
Urbain passa un mouchoir sur ses yeux secs et monta en voiture. L’oraison funèbre de Madeleine était prononcée.
Pendant que cette scène se passait à Paris, le père Noël et Paul ne quittaient pas des yeux le lit de Madeleine. Ils se parlaient à voix basse, rarement. Chacun d’eux rassurait l’autre, et tous deux avaient peur. Il y eut un moment où quelque chose de si terrible passa sur son visage, que tous deux crurent qu’elle rendait l’âme ; ils tombèrent à genoux devant le lit, la tête dans les draps. Au bruit de leurs sanglots, Madeleine ouvrit les yeux et se souleva à demi. À la vue de ces deux hommes, qui lui avaient consacré leur vie et qui pleuraient, il y eut comme un bouleversement dans tout son être. Elle posa sa main blanche sur la tête du père Noël :
« Mais ne craignez donc rien ! est-ce que je n’ai pas une fille ?... Je vivrai ! » s’écria Madeleine.
Le lendemain, Urbain arriva à Blois et se présenta à la maison de la rue des Fossés. Madeleine sommeillait. Catherine le vit la première. Elle monta tout effarée et tira le père Noël par le pan de sa redingote :
« Monsieur, c’est M. Urbain », dit-elle...
Le père Noël descendit.
« Que voulez-vous ? dit-il à Urbain d’une voix sourde ; parlez, vite, mais parlez bas.
– Je sais, dit Urbain, je sais !... On m’a appris là-bas la maladie de cette pauvre Madeleine, et comme j’ai une fille, je suis parti...
– Louison ! Et depuis quand pensez-vous à Louison ?
– Mais, répondit Urbain, que la présence de ce terrible vieillard déconcertait, vous comprenez que maintenant...
– Quoi, maintenant ?
– Dame ! puisque sa mère est morte.
– Madeleine ? mais elle est sauvée ! »
Urbain tomba sur une chaise et regarda le père Noël avec des yeux stupides :
« Sauvée, ma femme ? murmura-l-il. On m’avait dit... je croyais... et alors... »
Sa voix s’éteignit. Ce fut comme une illumination pour le père Noël ; à l’expression de ce visage, où la débauche avait mis son sceau, il devina ce qui se passait dans ce cœur gangrené. Il se dressa comme un lion, et, saisissant Urbain par le bras avec emportement :
« Debout et hors d’ici ! » s’écria-t-il.
Urbain eut un éclair de colère.
« Partout où est ma femme, je suis chez moi, dit-il ; donc je reste. »
Le père Noël devint blanc.
« Écoute, dit-il en posant sur l’épaule d’Urbain une main lourde comme du plomb. Si Madeleine entend ta voix, si par le fait de ta présence elle a une crise comme celles qui nous ont tant effrayés, aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieu, je te tue ! »
Il fixa sur Urbain des yeux qui lançaient des éclairs.
« Tu parles de ta femme, de ta fille, toi !... » reprit-il.
Et chacune de ses paroles partait comme une balle.
« Tu t’en souviens, toi qui deux fois as failli tuer Madeleine ! Le pain qu’elles mangent, est-ce toi qui le gagnes ? Ce lit sur lequel elles dorment, est-ce ton travail qui le leur a donné ? Tu veux rester ici, toi ? Regarde-moi donc en face, si tu peux ! »
Urbain tremblait de la tête aux pieds ; il croyait que sa dernière heure était venue. La porte se rouvrit, et Paul parut.
« Madeleine vous entend et s’inquiète, dit-il ; elle est assise et prête l’oreille... Deux fois elle m’a interrogé du regard ;... je l’ai vue frissonner,... c’est assez.
– C’est trop ! reprit le père Noël... Hors d’ici ! »
Et du doigt il montra la porte de la maison à Urbain. Urbain n’avait plus l’âme assez fière même pour être relevé un instant par la colère. Il marcha vers la porte d’un pas chancelant. Sur le seuil, il s’arrêta.
« C’est que ce voyage a épuisé mes ressources, dit-il. Je n’ai plus rien. »
Le père Noël ouvrit le tiroir d’un petit bureau, et, prenant une pile d’écus qui s’y trouvaient :
« Tiens, ramasse ! » dit-il en les jetant dans le chapeau d’Urbain.
Quelques-unes des pièces roulèrent dans le jardin. Urbain se baissa vivement pour les prendre. Paul le suivit du regard, tandis qu’il marchait le long d’une allée, comptant son argent. Quand il eut disparu derrière le mur qui séparait le jardin de la rue, Paul fit quelques pas.
« Si je le tuais ! dit-il, Madeleine serait tranquille... Un coup d’épée est si vite donné ou reçu !... »
Puis, se ravisant :
« Mais si je le tuais, je ne la pourrais plus voir ! dit-il. Qu’il aille donc ! »
Paul rejoignit le père Noël, qui montait chez Madeleine lentement. Elle était immobile, l’oreille tendue, l’œil fixe.
« Avec qui parliez-vous, père Noël ? dit-elle. J’ai entendu un bruit de voix, puis un sou métallique, comme de l’argent qu’on aurait jeté !... Qu’est-ce donc ?
– C’était un mendiant ! » répondit le père Noël.
Amédée ACHARD,
Les vocations et autres contes, 1859.