L’avare et le Diable
par
Eugène ACHARD
Sur le chemin de Beauport, qui va de Québec à Sainte-Anne de Beaupré, à l’endroit appelé aujourd’hui l’Ange-Gardien, habitait un marchand du nom de Pierre Guyard qui était loin d’avoir la réputation d’un homme généreux.
Il était dur envers le pauvre monde et si quelque débiteur malchanceux ne pouvait, au jour dit, payer sa dette ou les intérêts échus, Pierre Guyard, sans bruit, sans se fâcher, froidement, faisait saisir et vendre à l’encan le mobilier, souvent chétif, du pauvre homme.
« Que voulez-vous, les temps sont durs », répondait-il à ceux qui s’étonnaient de ses procédés par trop expéditifs.
On ajoutait, mais pas trop haut, cependant, car beaucoup le craignaient, qu’il prêtait à gros intérêts.
Il entretenait aussi, avec certains boutiquiers de Québec, on ne savait trop quel commerce de marchandises, qui lui arrivaient par le fleuve, durant la nuit, en grand mystère, et qu’il transportait tout aussi mystérieusement à la ville.
Quoi qu’il en soit, Guyard était riche. Mais plus ses biens s’accroissaient, plus son avarice se montrait sordide. Sa femme et sa fille manquaient parfois du nécessaire.
« Il faut tondre la laine et ne pas toucher à la brebis ; celui qui écorne ses biens-fonds est près de la ruine », ne manquait-il jamais de répondre au curé de Château-Richer, lorsque celui-ci hasardait quelques remarques sur sa manière de vivre et sur les privations qu’il imposait aux siens.
Ah ! le vieil intéressé, comme on l’appelait, il était loin d’écorner ses biens-fonds.
Trois fois par an, en sa qualité de notable, Pierre Guyard devait offrir le pain bénit à l’église paroissiale de Château-Richer. Malgré sa ladrerie, jamais il n’avait cherché à se soustraire à cette obligation ; non point qu’il fût dévot, n’ayant guère d’autre religion que l’argent, mais parce que c’était une habitude prise et qu’il n’eût point osé y manquer.
Seulement pour se rattraper de cette dépense extraordinaire, il veillait à ce que, dans son intérieur on fit des économies, c’est-à-dire que, durant toute la semaine qui précédait et celle qui suivait cette largesse, on mangeait moins que d’habitude. Et comme en temps ordinaire, ni sa femme ni sa fille ne mangeaient à leur faim, vous voyez d’ici ce que pouvaient être ces deux semaines.
Or donc, un soir de novembre de l’an de grâce 1668, maître Guyard, après un frugal repas, prenait le frais devant sa porte. Le frais est bien dire, car cette saison n’est jamais chaude en notre pays, mais c’était encore là qu’on était le mieux, la maison n’étant chauffée que parcimonieusement et seulement aux plus grands froids.
Dame Guyard et sa fille tricotaient à qui mieux mieux sous l’œil attentif de leur époux et père.
– Il fait bien bon, ce soir, femme, dit Guyard, après un long silence. Oui, bien bon, il y a des années que nous n’avons eu de si belles soirées en novembre.
Et cela voulait dire : la bonne affaire, c’est tant de bûches d’économisées sur le chauffage.
– Hein donc ! mon homme, repartit la tricoteuse sans lever les yeux de son travail qu’elle parut vouloir activer encore.
Et la conversation tomba. Les deux époux n’avaient plus rien à se dire. Pierre n’était pas loquace. Les paroles n’abondaient sur ses lèvres que lorsqu’il s’agissait de conclure un bon marché.
Tout à coup passa, en courant, une petite fille qui ramenait chez elle la vache de ses parents. Elle se retourna en criant, à la fois curieuse et troublée :
– Un seigneur ! Un beau seigneur qui vient par le chemin du roi.
En effet, par le chemin tortueux, aux ornières profondes, s’avançait un gentilhomme de haute stature, feutre roux, à larges bords, orné d’une plume rouge énorme, bottes également rouges et épée au côté. Il semblait venir de Sainte-Anne de Beaupré ; il tenait à la main une bride et une selle de cheval.
Lorsqu’il arriva devant la maison de l’avare, il s’arrêta et poliment s’avança vers le groupe.
– Messire, dit-il à Pierre Guyard, mon cheval a fait un faux pas sur la côte et a roulé dans le fleuve ; il a bien failli m’entraîner avec lui. J’ai pu sauver la bride et la selle mais l’onde a gardé le reste. Or je suis pressé ; il me faut absolument un autre cheval pour gagner Québec où je suis attendu, ce soir, chez le gouverneur. Vous plairait-il de me dire si, dans les alentours, quelqu’un pourrait me vendre une monture ?
– Holà ! Monseigneur, repartit le rusé marchand, ceux qui veulent acheter des chevaux ne viennent point à Château-Richer. S’il s’agissait de vaches, il ne serait guère difficile de vous en trouver une, mais des chevaux, dame, c’est plus rare, beaucoup plus rare.
– Vous ne voudriez cependant pas que j’arrive à Québec sur le dos d’une vache, tout le monde se moquerait de moi et M. de Courcelle 1 refuserait certainement de me recevoir en semblable équipage. Mais il doit bien y avoir, par ici, un cheval à vendre, d’autant plus que je payerai bon prix.
– Alors il y aurait peut-être moyen de s’arranger. J’ai deux chevaux à l’écurie, et quoiqu’ils me soient, l’un et l’autre, fort utiles, je pourrais vous en céder un contre argent comptant.
– Allons les voir, dit l’étranger.
– Oh ! ne vous dérangez pas, on va nous l’amener.
Pierre Guyard avait en effet deux chevaux à l’écurie, mais comme il avait décidé de vendre le plus mauvais, il ne se souciait pas que l’acheteur put les comparer.
– Mélanie, dit-il vivement à sa femme, va chercher la jument. Et il ajouta en aparté, pensant que le voyageur ne l’entendait pas : « Voilà l’occasion ou jamais de me débarrasser de cette vieille rosse. »
Mélanie courut à l’écurie et revint bientôt traînant, derrière elle, un cheval poussif et à moitié boiteux.
– Hum ! fit le gentilhomme, à la vue de la jument, m’est avis que votre bête ne vaut pas grand argent.
– Comment ! protesta le maquignon improvisé, une bête pareille, travailleuse comme pas une et qui ne mange presque rien.
– Ah ! quant à ne rien manger, je le crois facilement, elle est maigre à faire pitié ! Le diable lui-même ne saurait lui rendre sa vigueur.
– C’est pourtant ce que j’ai de mieux.
– Que doit être l’autre, alors ? N’importe, il me faut un cheval et je prends celui-là ; combien en voulez-vous ? Un louis ?
– Un louis ! Monseigneur veut rire, il me faut vingt louis.
– Peste ! ce n’est pas rien, compère !
– J’ai dit vingt louis, pas un sol de moins.
– Je n’ai, sur moi, que douze louis, mais si vous voulez, je vous laisserai, en gage du surplus, la chaîne d’or que voici.
Et le gentilhomme présenta à l’avare une superbe chaîne d’or, valant à elle seule, cinquante louis.
– J’accepte, Monseigneur, mais il demeure entendu que si, dans un mois, jour pour jour, vous ne m’avez pas payé les huit louis que vous me devez encore, la chaîne m’appartiendra.
Quelques voisins s’étaient groupés à une courte distance, pour voir, de plus près, le bel inconnu.
– Accordé, fit celui-ci.
– Vous êtes témoins vous autres, s’exclama alors Pierre Guyard, interpellant les curieux qui se rapprochèrent.
C’était marché conclu.
Sans ajouter un mot, l’étranger remit à Pierre Guyard les douze louis ainsi que la chaîne d’or dans une magnifique cassette en bois précieux. Puis il harnacha lui-même la jument avec précaution, lui passa doucement la main sur le cou et se mit en selle.
La jument frissonna sous la caresse de l’étranger, hennit avec force et sembla rajeunie aux yeux de tous.
Elle secoua la tête à plusieurs reprises, huma le vent et, à la stupéfaction des spectateurs qui, depuis plusieurs années, la voyaient cheminer lourdement, la tête basse, elle partit ventre à terre, dans un tourbillon de poussière et de flammes, de vraies flammes qui semblaient jaillir du sol sous ses sabots.
– Au revoir et à bientôt, mon vendeur, s’écria l’étranger au moment de disparaître.
Et comme il s’évanouissait au tournant de la route, il laissa échapper un éclat de rire strident, sinistre, qui glaça de terreur tous les assistants.
Pierre Guyard demeurait cloué au sol, la bouche ouverte, le corps penché, les bras ballants.
– C’est pourtant bien ma jument, ma vieille jument, fit-il.
– Hé ! morguienne oui, ça l’est, approuva l’un des voisins, mais elle va d’un train d’enfer. On la dirait montée par le Diable.
– Qui sait ? murmura Pierre Guyard, rêveur... Après tout, qu’importe, il l’a payée bon prix. Me voilà bien débarrassé. Et s’il ne revient pas...
D’un geste amoureux, il caressa la précieuse cassette.
Le lendemain, notre homme n’eut rien de plus pressé que d’aller contempler ses louis tout neufs et surtout la belle chaîne dont il avait rêvé une partie de la nuit.
« S’il pouvait ne pas revenir ! » Et à cette seule pensée, il souriait d’aise.
Il ouvrit la boîte pour contempler une fois de plus son trésor.
Mais à peine eut-il soulevé le couvercle qu’une fumée âcre s’échappa. Au fond de la cassette, plus rien, mais il en sortit une forme rouge avec des yeux de braise qui se mouvait dans la flamme et regardait l’avare.
Pierre Guyard en eut une telle épouvante qu’il poussa un grand cri, tomba à la renverse et rendit l’âme.
Sa femme et sa fille accoururent aussitôt.
Elles trouvèrent la cassette ouverte et, au fond, ce billet, sur une substance inconnue, en lettres rouges, encore brillantes :
« Pierre Guyard a voulu voler le Diable. C’est le Diable qui l’a volé. L’âme de l’avare, de l’homme sans pitié pour le pauvre, est attendue en enfer où elle a sa place marquée pour l’éternité. Elle y descendra au moment où Pierre Guyard ouvrira la cassette pour y admirer et désirer injustement le bijou de Satan. »
Pierre Guyard fut enterré dans un coin de son champ, le curé de Château-Richer ayant refusé au réprouvé la sépulture chrétienne.
Quant à sa femme et à sa fille, elles crurent devoir se dispenser de porter le deuil d’un damné qui, du reste, de son vivant, leur avait fait la vie bien dure.
La jeune fille se maria bientôt à un jeune cultivateur de Beaupré. Mais il répugnait à l’époux d’habiter la maison où était mort un réprouvé ; il la donna au curé de Château-Richer pour être employée aux bonnes œuvres.
Or, comme cette année-là fut fondée la nouvelle paroisse de l’Ange-Gardien, la maison du damné devint le presbytère. Et jamais, au grand jamais, le Diable n’y fit voir le bout de ses griffes, ce à quoi il n’eût certainement pas manqué, si la descendance de l’avare ne l’eût consacrée à un usage pieux.
Eugène ACHARD,
Ce que raconte le vent du soir, 1942.