Le retour des Rois Mages
par
Eugène ACHARD
L’enchantement était terminé ; comme s’il eût voulu faire comprendre à ses adorateurs lointains que le moment était venu de retourner dans leur pays, le divin enfant ferma les yeux, le nimbe de lumière qui auréolait sa tête s’adoucit et, avec un sourire, la Vierge mère posa un doigt sur ses lèvres. À ce signal, les anges qui chantaient encore le cantique triomphal se turent subitement ; il se fit un grand silence et les trois Mages, se levant, quittèrent l’étable, graves et recueillis.
À la porte, ils retrouvèrent les bergers qui se racontaient, de l’un à l’autre, les merveilles accomplies. Ils arrivèrent au campement où leurs chameaux accroupis pêle-mêle, parmi les serviteurs, se livraient à l’insouciance du repos. Instinctivement, ils levèrent leurs yeux vers le ciel : l’étoile était là, plus brillante que jamais. Cependant un changement s’était opéré : tandis qu’au premier jour, ses rayons descendaient droits sur l’étable, ils s’inclinaient maintenant vers l’Orient. Les Mages comprirent sa muette invitation et bientôt la longue file des chameaux caparaçonnés d’étoffes aux voyantes couleurs, fut prête à reprendre le chemin du retour.
Au pas cadencé des montures, elle défila par les rues étroites de Bethléem. Les Mages revirent le caravansérail où ils s’étaient arrêtés, le premier jour, en quête de renseignements ; ils passèrent la synagogue devant laquelle, indifférents aux choses qui venaient de changer la face du monde, des rabbins discutaient gravement ; ils franchirent la porte que gardait une cohorte de soldats romains et bientôt ils retrouvèrent la campagne sillonnée de troupeaux.
Et voilà qu’au moment de s’engager sur la route qui mène à Jérusalem, l’étoile, par ses rayons obliques, indiqua nettement la direction du désert, invitant les Mages à retourner par un autre chemin.
Sans doute avaient-ils promis au roi Hérode de venir lui apprendre où se trouvait ce roi des juifs qu’il voulait adorer à son tour ; mais puisque l’étoile les guidait vers une autre route, c’est que Dieu le voulait ainsi. Ils suivirent l’étoile.
Pendant les trois jours qu’ils avaient passés au pied de la crèche, ils avaient tout oublié. Perdus dans l’adoration de l’enfant divin qui leur souriait, ils avaient laissé, pour un instant, les pensées qui d’habitude hantaient leur esprit : le nombre des palmiers qui formaient leurs domaines, l’emplacement des puits où s’abreuvaient leurs troupeaux, le recensement des tribus qui leur obéissaient, les limites de leurs royaumes, les querelles qui les séparaient de leurs voisins, tout avait disparu dans le divin enchantement.
Et voilà que soudain, ils se ressouvenaient de toutes ces choses ; ils entendaient de nouveau retentir, à leurs oreilles, les paroles cauteleuses du vieil Hérode :
– Allez, informez-vous de cet enfant, et quand vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir afin que j’aille, moi aussi, l’adorer.
Et ils se rendaient compte, maintenant, du regard à demi voilé qui accompagnait ces paroles. Les yeux du vieux renard annonçaient une âme ténébreuse et prête à tous les crimes. Du fond de son palais, sans doute guettait-il leur retour ; et quand il apprendrait leur fuite, peut-être enverrait-il, contre eux, ses armées. Mais que leur importait ? À ce moment, ils seraient loin ; devant eux s’ouvrait le désert, vaste plaine où le vent de la nuit efface la trace laissée durant le jour par le pied des chameaux.
Et la caravane, en longue file, continua son voyage jusqu’au coucher du soleil.
À la halte du soir, le chef de la caravane fit enlever les riches tentures qui ornaient les chameaux et les remplaça par des housses dont le gris pâle se confondait avec la teinte du sable. Les serviteurs revêtirent eux aussi des tuniques sombres.
La transformation terminée, il avança vers le roi Gaspar et, s’inclinant devant lui, il lui présenta une tunique de toile grossière.
– Le désert s’ouvre devant nous, dit-il ; il est infesté de brigands et de pillards ; s’ils aperçoivent des gens magnifiquement vêtus, ils s’imagineront que la caravane transporte une riche cargaison et ne manqueront pas de l’attaquer.
Melchior et Balthasar les rejoignaient en ce moment. Ils entendirent la remarque du chef caravanier.
– Est-il donc nécessaire de nous cacher ? demanda Balthasar. Certes nous portons un immense trésor, mais il n’est pas de ceux qui attirent les voleurs.
– La paix est venue sur le monde, proclama Melchior, les anges l’ont chantée là-bas : Paix sur la terre, aux hommes de bonne volonté ! Nous sommes les messagers de la bonne nouvelle et c’est notre devoir de l’annoncer même aux pillards du désert.
– Avançons sans crainte et sans subterfuges, conclut Gaspar ; Dieu avait-il caché aux yeux des méchants l’étoile qui nous a conduits ?
Et les trois Mages gardèrent les insignes de leur rang. Au matin, ils dirent adieu aux dernières collines et le pied des chameaux foula le sable brûlant. Ils marchèrent tout le jour.
Mais quand, le soir, ils s’arrêtèrent pour camper, le chef de la caravane revint vers eux. Son front était soucieux.
– Le chemin que nous suivons, dit-il, est loin des grandes pistes ; cependant j’ai relevé des traces nombreuses. Nous sommes sûrs de rencontrer des tribus pillardes qui ne respectent ni les biens des voyageurs ni même leur vie.
– Avançons quand même puisque l’étoile nous a indiqué ce chemin, dit Gaspar.
– Les traces que j’ai remarquées ne sont pas seulement celles des hommes, poursuivit le chef caravanier. J’ai démêlé parmi elles les pistes des chacals affamés et celles, plus redoutables encore, du lion solitaire.
– Qu’importe, dit Melchior, n’avons-nous pas adoré Celui qui commande à toute la nature ? Il saura fermer la gueule du lion et de l’hyène, ou leur faire découvrir une autre proie.
Mais le chef de caravane insista.
– Je crains que nous ne puissions trouver des puits pour abreuver nos chameaux ; cette partie du désert me semble plus stérile que toutes les autres.
– Mais Lui, n’est-il pas la fontaine d’eau vive qui jaillit dans le désert ? prononça Balthasar.
Et la caravane, après le repos de la nuit, reprit sa marche monotone.
Mais voilà que vers la fin du troisième jour, le chef de caravane courut de nouveau vers ses maîtres.
– Je l’avais dit. prononça-t-il, et maintenant nous voici en face des pillards. Ils sont là-bas qui nous guettent au passage du défilé, entre la double ligne de rochers qui resserre le chemin. Ils sont cinquante au moins ! Et armés !
La caravane s’arrêta. Les Mages déroulèrent leur turban, et la couronne d’or, incrustée de pierreries qu’ils portaient sur leur tête, étincela aux rayons du soleil couchant. Ayant pris bravement la tête, ils s’avancèrent seuls au-devant des pillards.
Leur bande arrivait comme une trombe. Parvenue à une certaine distance, elle s’immobilisa soudain, se développant, comme un mur de défi.
– Halte ! cria le chef, maîtrisant avec peine sa monture, un superbe cheval arabe, au poil luisant, aux naseaux de feu.
Mais le cortège des Mages continua d’avancer au-devant des agresseurs.
– Halte ! cria une seconde fois le chef, tirant du fourreau une dague étincelante.
Les Mages avançaient toujours.
Et voilà que soudain un cri d’effroi s’éleva de la troupe ; au-dessus des trois couronnes, plus brillantes que jamais, l’étoile lançait des rayons étincelants dont le reflet dépassait celui du soleil couchant.
Les pillards, saisis d’effroi, sautèrent à bas de leurs montures et, se prosternant dans le sable, ils redirent la salutation du désert :
– Salaam aleyk ! (la paix soit avec vous).
– Nous vous retournerions le souhait, proclama Gaspar, si vous étiez des hommes de bonne volonté.
Et la bande des pillards, toujours saisis de crainte, se rangea pour laisser passer la caravane de la paix.
Trois jours encore, on avança dans le désert sans eau, mais chaque soir, un puits se trouvait là pour abreuver les chameaux.
Au quatrième, des formes indécises parurent à l’horizon ; pourtant le chef caravanier continua de cheminer tranquillement au pas de son chameau ; ayant vu le miracle, il ne craignait plus.
Les formes se précisent bientôt : il s’agit d’une caravane nombreuse et bien ordonnée. Des cavaliers se détachent et s’avancent au-devant des voyageurs pour connaître leurs intentions.
À la vue des Mages, ils s’inclinent profondément et tandis que l’un d’eux court informer ses maîtres, les autres se forment en escorte pour guider les nobles voyageurs.
En approchant, les Mages reconnurent la grande caravane qui, chaque année, traverse le désert, pour porter vers la mer les trésors des pays de l’intérieur : tapis chatoyants de la Perse, perles précieuses de l’Inde, armes étincelantes ciselées à Bagdad, encens de la Chaldée ou parfums de Saba, poudre d’or du pays d’Ophir, épices, aussi précieuses que l’or, des îles lointaines.
À l’approche des nobles visiteurs, un long tapis fut déroulé sur le sol ; des serviteurs aidèrent les trois princes à descendre de leur monture, tandis que le chef des marchands, ayant revêtu une tunique de soie précieuse, s’avança au-devant d’eux.
– Salaam aleyk ! dit-il en s’inclinant et tout en guidant ses hôtes vers la tente principale.
– Aleykom es salaam ! répondirent ensemble les trois rois.
– Nous avons cheminé par vos royaumes, continua le chef, et nous y avons trouvé la paix et la prospérité. Vos peuples heureux vous bénissent. Nulle part avons-nous été mieux reçus et cheminé avec plus de sécurité. Et maintenant, nous allons vers la grande mer de l’Occident. Mais ce nous est une joie de vous rencontrer et de vous offrir quelques présents qui vous remercieront pour la gracieuse permission de traverser vos royaumes.
– Nos peuples vivent dans la paix, répondit Balthasar ; aussi longtemps que vous serez des hommes de paix, vous pourrez traverser nos royaumes sans avoir à payer d’autre tribut que le péage des chemins.
– Cette gracieuse permission augmente notre gratitude et nous aimerions la traduire dans un présent qui vous rappellera notre rencontre au milieu du désert. Voici la tente où nous avons rassemblé les meilleures de nos marchandises. Vous pourrez choisir celle qui vous plaira et l’emporter comme gage de notre mutuelle amitié.
– Vous avez acquitté le péage ; vous ne nous devez rien de plus.
– Mais notre gratitude demeure et nous serons heureux de vous voir choisir un présent comme marque réciproque de bon vouloir.
Pour être agréables à leur hôte, les trois Mages entrèrent dans la tente. Ils y virent accumulées les marchandises les plus rares ; ils défilèrent le long de la riche rangée de tapis que les meilleurs ouvriers de la Perse avaient tissés.
– Voici maintenant, dit le chef, en les guidant vers une autre partie de la tente, des bijoux et des armes ciselés à Bagdad.
Et le Mages défilèrent parmi les dagues aux lames d’acier, aux poignées d’or enrichies de pierreries ; ils virent les plats d’or et d’argent incrustés d’émaux rutilants.
– Admirez ici les perles que nous avons été chercher jusqu’au pays de Ceylan ; nulle part en trouverez-vous de plus limpides, avec un orient plus beau.
Chacune de ces perles, en effet, semblait solliciter le regard par son éclat et la perfection de ses formes ; chacune d’elles était digne de la couronne d’un roi.
– Voici les soieries les plus fines du pays de Cathay, nulle part en trouverez-vous d’aussi douces au toucher, d’aussi chatoyantes pour la vue.
Et le marchand développa les plis vaporeux d’étoffes si légères qu’on les eût dites tissées par la main d’une fée.
– Ces coffres, ajouta le marchand, n’ont pas été ouverts car ils contiennent les épices les plus odorantes, les parfums les plus subtils. Mais toutes ces choses attendent votre choix. Quel que soit l’objet qui arrêtera vos regards, il est à vous et ce nous serait une peine que de vous voir repartir sans emporter un présent qui sera le signe matériel de notre amitié.
Et c’est ainsi qu’au milieu du désert aride et nu, les Mages se promenaient parmi des richesses qui auraient fait la fortune de plusieurs royaumes.
À la fin, ils se consultèrent à voix basse ; puis Gaspar, se tournant vers le marchand, lui dit :
– Simon Ben Alem, tu as là des richesses merveilleuses ; jamais les caravanes n’en avaient porté autant et de si belles. Nous n’aurions qu’à tendre la main, pour tenir, de ton amitié, des bijoux, des armes ou des étoffes qu’un prince paierait d’un haut prix. Et pourtant, nous n’en ferons rien, car notre cœur est détaché des choses de la terre, maintenant que notre œil a contemplé le plus grand trésor du monde.
– Le plus grand trésor du monde ?
– Oui, Simon Ben Alem, un trésor auquel nul autre n’est comparable.
– Dans le palais d’Hérode, sans doute. Le vieux roi se connaît en bijoux, en étoffes fines, en perles rares ; ne l’a-t-on pas surnommé Hérode le Magnifique. Mais je dois passer par Jérusalem, je verrai ce trésor.
– Ce trésor ne se trouve pas dans le palais d’Hérode et c’est pourquoi il en est jaloux et voudrait s’en emparer.
– Je comprends, dit Simon Ben Alem, c’est dans le temple de Jérusalem que vous avez contemplé ce trésor merveilleux. Certes, le nouveau temple est loin d’égaler la magnificence de celui que construisit le roi Salomon, pourtant, je connais les tapis précieux qui entourent le Saint des saints et je donnerais beaucoup pour avoir les pareils ; les lampes d’or finement ciselées qui brûlent devant l’arche sont de pures merveilles, et c’est en vain que j’ai chargé les ouvriers les plus habiles d’en ciseler de semblables pour Hérode qui voudrait en orner son palais ; celles du temple, il ne les aura pas car elles appartiennent à Jéhovah.
– Tu te trompes, Simon Ben Alem, ce n’est ni dans le palais d’Hérode, ni dans le temple, ni à Jérusalem que nous avons contemplé la merveille dont nos yeux gardent encore la vision.
– Ce n’est pas à Jérusalem ?
– C’est à Bethléem, dans une étable...
– À Bethléem ?... Dans une étable ?...
– C’est un enfant nouveau-né, couché dans une crèche.
– Un enfant ?... couché dans une crèche ?...
Simon Ben Alem demeurait interdit. Un moment, il fixa le regard de ses hôtes, mais il y vit une telle irradiation, qu’il sentit passer quelque chose de divin ; il lui sembla que l’ombre de Jéhovah planait dans la tente et éclipsait d’un coup toutes ses richesses. Après un moment de silence, il s’inclina de nouveau et annonça :
– Dans la tente voisine, nous avons préparé des rafraîchissements ; peut-être voudrez-vous nous faire l’honneur d’y goûter.
Les Mages entrèrent dans la tente et, pour être agréables à leurs hôtes, ils acceptèrent les rafraîchissements gracieusement offerts.
S’étant ainsi reposés, ils se préparèrent au départ.
– Acceptez au moins ces tapis pour couvrir le dos de vos chameaux, insista Simon Ben Alem ; ainsi comprendrai-je que vous ne méprisez pas votre serviteur et qu’il sera le bienvenu sur vos terres.
– Nous prendrons chacun l’un de ces tapis, consentit Gaspar, et tu seras toujours le bienvenu dans nos royaumes. Mais tu le sais, le désert n’a pas de maître, seul le vent y commande au sable ; avertis tes guides d’avancer avec prudence, car plusieurs bandes de pillards rôdent sur cette piste.
Simon Ben Alem sourit :
– Nous sommes accoutumés à ce genre de rencontres et nous sommes armés en conséquence. Nous étions préparés à toutes les éventualités, sauf à la nouvelle qu’il existe un trésor plus précieux que la multitude de ceux que nous avons rassemblés ici.
– Oui, Simon, il existe.
– Et mes yeux pourront le contempler ?
– Oui, à Bethléem, dans une étable, tu trouveras un enfant enveloppé de langes et couché dans une crèche.
L’étonnement reparut dans les grands yeux de Simon Ben Alem ; il allait encore interroger, mais avec un sourire mystérieux, Melchior se contenta de lui dire :
– Tu iras et tu verras.
Et les Mages rejoignirent leur caravane.
Au matin du jour qui suivit, les deux caravanes s’ébranlèrent en même temps, chacune dans la direction opposée ; bientôt elles disparurent aux regards l’une de l’autre.
Tandis que Simon Ben Alem conduisait ses riches marchandises vers la mer, les Mages cheminaient vers leur pays, parmi les dunes de sable à peine recouvertes de plantes maigres et rares.
Enfin ils atteignirent les plaines fertiles que baignent le Tigre et l’Euphrate ; le cri de joie des chameaux annonça la fin du désert. C’était le lieu d’où ils étaient partis, deux mois auparavant.
Alors l’étoile qui les avait conduits disparut à leurs yeux.
Mais qu’importait aux trois augustes pèlerins ; ils étaient près de celui qui leur avait appris le sens même de l’étoile et les avait envoyés vers l’enfant-Dieu. Ne pourrait-il pas les guider encore et leur apprendre ce qu’il leur restait à faire ?
Au pied du mont Ararat, dans un bosquet de palmiers et de dattiers, près d’une source, demeurait l’ermite vénéré de tous, Rahoun al Sherradhin, le Mage des Mages, dont le regard profond lisait dans les astres aussi sûrement que dans un livre ouvert. Rahoun al Sherradhin, le pieux, qui aurait pu être riche et roi, mais qui, donnant aux pauvres les cadeaux qu’on lui offrait, tissait lui-même ses habits et vivait des fruits que ses arbres lui fournissaient.
Les trois rois avaient été salués par des princes, d’innombrables courtisans s’étaient inclinés devant eux ; à leur tour, ils s’inclinèrent devant Rahoun al Sherradhin.
– Salaam aleyk !
– Aleykom es salaam ! répondit l’ermite.
– Rahoun al Sherradhin, nous avons suivi l’étoile, commença Gaspar ; elle nous a conduits vers l’enfant que tu nous avais annoncé ! Nous l’avons adoré et je lui ai offert de l’or, car il est roi.
– Je lui ai offert de l’encens, car il est Dieu, ajouta Balthasar.
– J’ai déposé de la myrrhe auprès de son berceau, dit Melchior, car c’est un Dieu descendu parmi nous, il vivra au milieu des hommes.
– J’ai suivi l’étoile, dit alors Rahoun al Sherradhin, j’ai vu sa courbe immense vous conduire jusqu’à l’étable ; j’ai adoré en esprit, pendant que vous adoriez en vérité.
– Un jour pourtant, l’étoile nous a manqué, remarqua Melchior. Nous étions près de Jérusalem et nous sommes entrés dans la ville pour nous informer. Le roi Hérode a réuni ses docteurs et c’est de leur bouche que nous avons appris le nom de la ville où devait naître le nouveau roi des Juifs.
– Hérode nous a demandé de l’avertir aussitôt que nous aurions trouvé l’enfant, car il voulait, lui aussi, l’adorer, ajouta Balthasar.
– Mais au moment du départ, expliqua Melchior, l’étoile nous a guidés vers le désert, loin de Jérusalem, et nous sommes venus par un autre chemin.
L’ermite releva la tête, son regard profond semblait lire des choses lointaines.
– Hérode a su que Bethléem était le lieu de naissance du nouveau roi, dit-il ; il a envoyé ses soldats qui ont massacré tous les enfants de ce lieu et des environs.
– Mais alors, s’écria Balthasar, avec des larmes dans la voix, mais alors, il est mort... lui qui était Dieu !
– Non, répondit lentement l’oracle, les yeux toujours tournés vers l’infini, non, il avait déjà quitté Bethléem ; pendant que vous traversiez le désert, il a passé tout près de vous, fuyant vers l’Égypte.
– Tout près de nous, soupira Gaspar, et nous n’avons pas connu sa présence.
– Elle vous a protégés pourtant ; rappelez-vous l’étoile qui a brillé sur vos têtes et éloigné les pillards.
– C’était Lui, s’écrièrent à la fois les trois Mages, et c’est pourquoi nous avons senti nos cœurs s’embraser.
– Ah ! comme j’aurais voulu jeter à ses pieds le chef de ces brigands dont l’âme, malgré tout, gardait une certaine noblesse, dit Gaspar avec un soupir de regret.
– Son cœur était trop dur encore pour être converti, proclama Sherradhin, il a rencontré les proscrits, il s’est incliné devant eux et les a conduits jusqu’aux portes de l’Égypte ; un jour viendra où il reconnaîtra son Sauveur1.
– L’enfant est parti en Égypte, remarqua Melchior ; notre ami, le marchand Simon Ben Alem, le cherchera vainement lorsqu’il se rendra à Bethléem.
– Simon Ben Alem est trop occupé des choses de ce monde, prononça Rahoun al Sherradhin ; il est arrivé à Joppé2 et ne songe qu’à écouler ses marchandises pour aller en acheter d’autres et augmenter ses richesses. Il faudra que la main de Dieu s’appesantisse sur lui pour qu’il ouvre enfin les yeux et reconnaisse Celui qu’aujourd’hui il a dédaigné. Un jour, devenu disciple fervent, il viendra vous enseigner le mystère d’un Dieu crucifié3.
– Crucifié ! s’écria Balthasar ; doit-il donc mourir ?
– Crucifié et mort pour les péchés du monde ; mais ressuscité pour régner jusqu’à la fin des temps.
– Ces choses étonnantes, quand s’accompliront-elles ? demanda Melchior.
Rahoun al Sherradhin se recueillit un instant, ses yeux de nouveau plongèrent dans l’avenir et d’une voix inspirée, il annonça :
– Vous avez contemplé l’étoile de sa naissance, elle vous a conduits jusqu’à son berceau. Mais quand il vous semblera que la terre sera prise de convulsions, quand le soleil se voilera la face et que les rochers se fendront, alors sachez que votre salut est proche, car le Christ sera mort et il sera ressuscité.
À ces paroles, les Mages jetèrent leurs couronnes à leurs pieds, et le front incliné dans la poussière, ils adorèrent le Dieu qui s’était manifesté à eux petit enfant.
Et il leur sembla entendre comme un écho lointain du cantique de Bethléem : Gloire à Dieu dans le ciel, et paix, sur la terre, aux hommes de bonne volonté.
Alors, reprenant la route de leurs royaumes, ils gagnèrent les pays de Saba, de Tarsis et des îles lointaines où ils attendraient la venue de celui qui leur apporterait la grande nouvelle d’un Dieu mort pour racheter le monde et ressuscité pour régner à jamais.
Eugène ACHARD, Les grandes légendes de l’histoire,
Librairie Générale Canadienne, 1946.
1 Dismas, le bon larron, était chef d’une bande de pillards du désert. D’après la légende, il aurait rencontré la sainte Famille alors qu’elle fuyait en Égypte. Subjugué par le reflet divin qui s’échappait de la personne du Sauveur, non seulement il ne fit aucun mal aux fugitifs, mais avec sa bande, il les escorta jusqu’aux confins du désert. Il n’en continua pas moins, par la suite, à se livrer au meurtre et au pillage. Pris et condamné à mort, il fut crucifié en même temps que Jésus. C’est sur la croix, qu’éclairé d’un rayon intérieur de la grâce, il tourna la tête vers le Rédempteur et prononça la parole qui lui valut le pardon : « Seigneur, souvenez-vous de moi quand vous serez dans votre royaume. ». À cause de sa conversion, plusieurs le regardent comme un saint et son nom est inscrit au martyrologe.
2 Jappé (aujourd’hui Jaffa, sur la Méditerranée) était le grand port de mer de la Palestine.
3 Simon Ben Alem est plus connu, dans l’Évangile, sous le nom de Simon le Lépreux. Il habitait Béthanie et avait été guéri de la lèpre par le Sauveur. Depuis il lui portait une fervente amitié et aimait à le recevoir à sa table. C’est lors du dernier festin qu’il donna en l’honneur de Jésus que Marie-Madeleine vint répandre un parfum précieux sur les pieds du divin Maître, prodigalité qui provoqua les commentaires indignés de Judas, trésorier du Sacré-Collège. Après la Pentecôte, Simon le Lépreux suivit l’apôtre saint Jude en Mésopotamie. Selon la tradition, il y rencontra les Mages et les baptisa.