Wénonah, la fiancée des érables
par
Eugène ACHARD
Chassée du camp par la haine et l’injustice, Wénonah se dirigeait vers la grève du lac Érié. Là, elle laissa errer quelque temps son regard sur les eaux où la lune promenait les reflets de son rayon argenté. Mais toute cette paix nocturne contrastait trop avec la tempête qui bouillonnait dans son cœur ; levant vers le ciel constellé d’étoiles un visage que mouillaient les larmes, elle s’écria :
– Taronhiawagon ! ô toi, le Grand-Esprit, écoute favorablement la voix d’une pauvre orpheline et envoie un guerrier de ma nation pour me sauver.
La jeune fille pencha la tête pour donner libre cours à ses larmes.
Dans le grand silence de la nuit, les arbres de la forêt glissaient leurs notes plaintives.
Un grand pin dont la brise caressait la ramure, exhala dans un souffle la réponse de la divinité.
– Oui ! avait murmuré le grand arbre.
Et ce gémissement tomba sur l’âme de la jeune Indienne comme une rosée consolatrice.
À ce moment, on entendit le bruit d’un aviron qui battait la vague et une voix perça les ténèbres.
– Qui es-tu, demandait la voix, toi qui, en terre iroquoise, invoque le Dieu des Hurons ?
La jeune Indienne tressaillit. Elle s’était crue seule dans la nuit. Cependant la voix qui venait de se faire entendre était plutôt sympathique et inspirait plus de confiance que de terreur.
À ce moment une forme se montra sur les eaux et bientôt la pointe d’un canot mordit le sable du rivage. Trois hommes, un Indien et deux Blancs, sortirent de l’embarcation.
L’Indien prit le canot, le tira sur le sable de la grève et le renversa afin qu’il ne fût pas repris par les flots. Puis se tournant vers la jeune fille :
– Est-ce ici un village Onontagué ? demanda-t-il en pointant son doigt vers le lieu d’où venait la lueur des foyers trouant la nuit.
– Oui, répondit la jeune Indienne avec un accent où se lisaient la haine et le dégoût, c’est là que vivent ces chiens de la prairie.
L’étranger alors se tourna vers ses compagnons, leur parla dans un langage inconnu et tous trois se dirigèrent vers le camp.
Cependant Wénonah était demeurée sur la grève, examinant le canot.
– Ce n’est pas un Iroquois, remarqua-t-elle.
Soudain les trois étrangers s’arrêtèrent, tinrent un conciliabule, et tandis que les deux Blancs s’asseyaient sur le sol, l’Indien revint sur ses pas, près de la jeune fille :
– Comment se fait-il que ma sœur erre seule dans la nuit, au lieu d’assister à la fête, là-bas, demanda-t-il, car la lueur des foyers indique une réjouissance.
Les manières douces de l’étranger inspiraient la confiance. Wénonah leva vers lui des yeux timides.
– La fête dure depuis huit jours, expliqua-t-elle ; il y avait des courses aujourd’hui. J’ai couru avec les filles iroquoises, mon pied touchait à peine le sol et je suis arrivée la première. Mais les femmes ont crié que j’avais triché, que je m’étais mise en avant pour partir. Ce n’était pas vrai, mais une Huronne peut-elle faire quelque chose de bien chez les Onontagués ? « Va ! va ! m’ont-elles crié, va t’asseoir parmi les vieilles squaws aux dents branlantes ; c’est la seule place qui convienne à l’esclavage des Onontagués. »
Et des larmes de rage se mirent à couler sur les joues de la jeune Indienne.
L’étranger sentit quelque chose lui traverser le cœur. Il s’assit sur le sable, à côté de la pauvre désespérée. Les rayons de la lune frappaient en plein son visage et Wénonah pouvait le contempler à son aise. Il était jeune encore mais déjà grand et beau, ses traits annonçaient un mélange de force et de douceur.
– Les hommes m’ont chassée, continua-t-elle. Ils m’ont envoyée ramasser du bois pour le feu de camp. Et ce soir, tandis que la venaison cuisait dans la chaudière, ils n’ont pas voulu me laisser asseoir autour du festin ; ils m’ont jeté à la tête les os qu’ils venaient de ronger et ils m’ont chassée du camp. C’est pourquoi je suis ici, sur le bord de la grève.
– Ta mère n’est-elle pas avec toi ? demanda l’étranger.
– Non, ma mère est partie au grand pays des chasses bienheureuses, elle ne reviendra jamais plus consoler Wénonah. Elle était la seule qui m’eût jamais aimée ; c’est elle qui m’a appris à invoquer Taronhiawagon. Mais le Grand-Esprit des Hurons n’aime pas la terre des Iroquois ; il se bouche les oreilles, lorsque ces chiens veulent aboyer vers lui. Ma mère était bonne. Elle chantait pour m’endormir. Elle me disait qu’un jour les Hurons reviendraient, qu’ils massacreraient les Iroquois et nous ramèneraient dans notre village. Mais mère est morte et Wénonah est seule.
– Whoa ! exclama le jeune homme. L’été dernier, j’étais sur les bords du grand lac des Hurons, et j’ai entendu parler d’une mère qui avait été enlevée avec son papoose, il y a plusieurs années. Les guerriers hurons avaient promis de la venger, mais ils attendent toujours.
– Les guerriers hurons ont la langue prompte, mais leur bras est lent ! prononça la jeune fille avec amertume. – Mon frère est-il Huron ? demanda-t-elle, après quelques instants de silence, craignant de l’avoir offusqué.
– Je suis un Algonquin, répondit le jeune homme avec fierté. Je connais plusieurs langues, y compris celle des Visages Pâles et je leur sers d’interprète dans leurs excursions de commerce.
– Ce sont des marchands qui sont venus avec mon frère ? Achètent-ils des esclaves ?
– Ce sont des Robes-Noires. J’étais à Hochelaga avec ceux de ma nation, pour la traite des fourrures, et ils m’ont engagé comme guide et interprète pour les conduire aux Cinq-Nations. Ils se disent envoyés par le Grand-Esprit pour enseigner la vérité aux Hommes Rouges.
– Que mon frère m’explique ; qu’enseignent les Robes-Noires ? demanda la jeune Huronne.
– Je ne comprends pas encore très bien avoua le jeune homme. Ils m’ont parlé d’un homme avec sa squaw, d’où seraient nés tous les autres hommes. La squaw aurait rencontré un serpent dans les bois et ce serpent aurait parlé.
– Oh ! gémit la jeune Indienne, prise d’une frayeur soudaine et glissant de la proue du canot où elle était assise, sur le sable, à côté de son compagnon, comme pour trouver auprès de lui un refuge.
– Ils avaient deux enfants, poursuivit le narrateur, l’un était bon, il devint le père des Hurons et des Algonquins, l’autre était méchant, il fut la souche de tous les Indiens au cœur mauvais.
– Hugh !... ce devait être un Iroquois.
La conversation se prolonge bien avant dans la nuit, tandis que les deux Visages Pâles, assis à quelque distance, tenaient un colloque à voix basse, tout en roulant des grains entre leurs doigts.
Enfin, comme la lune allait disparaître à l’horizon et que les feux commençaient à s’éteindre, les étrangers entrèrent dans le camp, guidés par Wénonah.
Le lendemain, les deux jeunes gens se retrouvèrent.
– Mon frère ne m’a pas dit sous quel nom on le nomme, s’informa la jeune fille.
– Ton peuple m’a surnommé Iskadou (la Comète), parce que je vais ici et là, sans jamais me fixer nulle part.
– Mon frère repartira-t-il d’ici ? demanda la jeune fille avec un soupir.
L’étranger demeura quelques instants à réfléchir.
– Quand les deux Robes-Noires connaîtront la langue iroquoise, ils n’auront plus besoin d’interprète ; alors Iskadou partira.
– Wénonah souhaite qu’ils soient longtemps à l’apprendre, dit la jeune fille en souriant craintivement.
Et il en fut ainsi.
Cependant, grâce à l’interprète, la vérité pénétrait dans quelques âmes ; mais un grand nombre d’autres demeuraient fermées aux exhortations de l’Évangile.
Les hommes de cette tribu avaient mis leur confiance dans un sorcier puissant par ses œuvres, mais plus encore par son astuce. Il se nommait Chectasic et se vantait de conduire le soleil. Chaque soir, lorsque l’astre du jour déclinait à l’horizon, Chectasic le conjurait, par ses incantations, de ne pas délaisser pour toujours la terre des Onontagués mais de reparaître encore le lendemain. Sa prière d’abord douce et timide, s’animait à mesure que l’astre s’enfonçait de plus en plus, il se levait, piétinait le sol, étendait les bras aux quatre coins de l’horizon, écumait, se roulait dans la poussière en exhalant un grand cri et retombait comme mort, au moment où le dernier rayon disparaissait. Au bout d’un moment, il ouvrait les yeux, sa prière était exaucée, l’astre avait promis de reparaître le lendemain.
Mais si par malheur on manquait d’égards au grand sorcier, si, au retour d’une expédition de chasse, la venaison ne s’entassait pas assez abondante à l’entrée de son wigwam, les incantations de Chectasic se traduisaient moins véhémentes, sa conjuration moins forte, son cri d’appel moins assuré. Et si le lendemain, un soleil pâle se traînait parmi les nuages, le village apprenait avec terreur qu’il avait déplu au prêtre du soleil ; que des pluies mauvaises allaient nuire aux récoltes et faire pourrir le maïs. Ainsi Chectasic régnait-il par la terreur.
Or, en voyant quelques Onontagués se tourner vers les Robes-Noires, le sorcier fut alarmé. Il craignit pour son prestige et se mit à guetter une occasion de battre en brèche la doctrine des nouveaux venus.
Cependant les jours se succédaient. Les Robes-Noires ne faisaient que peu de progrès dans la difficile et dure langue des Iroquois.
Ils devaient d’ailleurs pourvoir eux-mêmes à leur subsistance, aidés de leur interprète.
Un jour que Wénonah revenait d’une excursion de pêche avec Iskadou et les missionnaires, ils trouvèrent le village en ébullition : un guerrier huron avait été capturé.
Le visage peint de couleurs guerrières, la tête parée de plumes qui indiquaient son rang de chef, le captif se tenait debout au milieu de ses ravisseurs, avec sur la lèvre, un sourire de mépris.
– Je le reconnais, murmura le jeune homme, c’est Tahionnon, le plus grand des capitaines hurons de la tribu de l’Ours, celle qui occupe le rivage du grand lac.
Les guerriers, glorieux de leur exploit, formaient un groupe bruyant. Près de là, les chefs se tenaient assis autour du feu. Ils avaient la pose d’hommes qui ne s’occupent de rien, mais sous leur paupière à peine levée, leur œil scrutait le prisonnier et les traits de leur visage se durcissaient à l’aspect de son attitude insolente. Parfois aussi, leur regard s’éclairait par avance de la joie du supplice qui allait être infligé au superbe Huron ; leurs oreilles s’emplissaient déjà des cris de la victime. La torture serait si ardente, qu’il crierait comme une femme, et la honte de sa faiblesse rejaillirait sur toute la nation huronne.
Soudain, l’un des sachems se leva et, s’adressant au prisonnier, lui tint ce discours qui était en même temps sa condamnation.
– Tahionnon, lui cria-t-il, nous te connaissons ; plusieurs fois ton couteau de guerre s’est teint du sang des Onontagués, mais comme le loup qui craint d’attaquer son ennemi en face, tu as toujours rampé sous le feuillage. Et cependant, te voilà pris, car l’œil des Onontagués est semblable à celui de l’aigle, il aperçoit le lièvre qui se terre dans la brousse.
C’est notre coutume de faire chanter au prisonnier sa chanson de mort, et pour en rendre les accents plus agréables à nos oreilles, nous lui permettons de marcher les pieds nus sur les charbons ardents. C’est ainsi que nous en usons avec un guerrier. Mais toi, qui es-tu ? Un chien de Huron qui hurlerait à la première brûlure. Puisque tu n’as pas le courage de mourir en guerrier, nous allons te laisser vivre et travailler avec nos squaws, les vieilles squaws dont la tribu est fatiguée.
Cette insulte était une offre déguisée. Les Iroquois connaissaient le courage de leur prisonnier et ils désiraient l’incorporer à leur tribu. Il appartenait à Tahionnon d’acquiescer par une réponse fière, mais dans laquelle se traduirait le désir de vivre et l’acceptation de combattre aux côtés des Iroquois.
Tel ne fut pas l’avis du prisonnier ; il avait écouté d’un air méprisant l’offre qui lui était faite et la réponse arriva cinglante comme un fouet.
– Préparez votre feu, fils de chiens. Tahionnon va vous montrer comment meurt un guerrier huron.
À ce moment, Iskadou s’avança devant le conseil.
– Onontagués, dit-il, je ne suis ni un Huron, ni un Iroquois, ayant vu le jour dans le pays où le soleil se lève, près du grand lac d’eau salée dont personne n’a jamais connu les deux rives. Eh bien ! je vous le dis, prenez garde. Vous avez fait prisonnier le chef Tahionnon. Mais il n’était pas seul. Je le connais, c’est un grand capitaine ; il commande à des guerriers nombreux. Il est seul ici, au milieu de vous, mais combien sont-ils, ceux qui se cachent aux alentours ? Si leur chef périt, ils se vengeront. Les Hurons sont braves et adroits. Leurs flèches vont droit au cœur frapper leur ennemi. Ils tomberont sur vous comme l’éclair qui surgit des nuages, sans qu’on puisse savoir d’où il est parti. Croyez-moi, renvoyez ce capitaine avec honneur dans sa tribu et il sera désormais l’ami des Onontagués. Areskoui veut la guerre, mais le Grand-Esprit aime la paix.
Les sachems regardèrent Iskadou avec colère et l’orateur lui répondit :
– Étranger, nous t’avons reçu en ami, parce que tu nous as dit que tu portais, dans ta bouche, la parole des Robes-Noires ; nous ne manquerons pas aux lois de l’hospitalité en punissant ton discours imprudent, mais prends garde à toi ; nous t’avertissons de ne pas te mêler des affaires des Onontagués. Ce n’est pas notre coutume de laisser un étranger nous donner des conseils.
Wénonah pleurait, le visage caché dans sa couverture. Iskadou revint près d’elle.
– Console-toi, lui dit-il, le chef huron saura mourir en brave et ses guerriers te délivreront un jour. Wénonah reverra sa tribu.
Un foyer ne tarda pas à être allumé. Il avait la largeur d’un wigwam. Sa flamme s’élevait jusqu’au ciel et sa lueur perçait au loin l’obscurité de la forêt.
Quand les charbons furent bien ardents, ils y conduisirent leur victime.
Impassible, Tahionnon s’élança dans les flammes, entonnant sa chanson de mort. Ses habits prirent feu, les plumes qui ornaient sa chevelure furent consumées en un instant, mais insensible, le guerrier continuait à chanter en courant sur les braises rouges.
Les Iroquois se regardaient les uns les autres, pleins d’admiration.
– Vois comme il est brave, murmura Iskadou, posant sa main sur l’épaule de Wénonah, seul un Huron peut avoir cette force d’âme. Il défie ses ennemis, c’est la chanson de mort des Hurons, il appelle la vengeance de sa nation sur les Iroquois. Ses guerriers l’entendent. Ils sont trop peu nombreux pour venir le délivrer, mais ils le vengeront.
Un nuage de fumée cachait le supplicié ; on n’apercevait qu’une silhouette rougie des reflets du brasier et une plume qui, brûlée, demeurait encore attachée sur sa tête. Mais le chant résonnait toujours.
Soudain, l’air changea, les accents sortirent plus terribles de la gorge altérée. C’était un chant de haine, de vengeance et de triomphe à la fois.
Wénonah pleurait toujours, Iskadou la serra contre lui :
– Écoute, dit-il, c’est sa chanson de mort, il va finir en noble guerrier ; il mourra sans défaillance, en véritable Huron.
La danse continua, trépidante, invincible, jusqu’à ce que les muscles refusèrent de porter plus longtemps la victime ; alors les sons devinrent plus rauques et soudain, dans un grand cri qui traversa l’espace pour aller retentir là-bas, en terre huronne, Tahionnon plongea tout entier dans le brasier pour y trouver la mort.
Alors la foule hurlante se précipita, déchirant ce qui restait du prisonnier ; un chef lui arracha le cœur et le dévora tout sanglant, dans l’espoir de s’incorporer sa force.
Longtemps on parla dans la tribu de la bravoure du chef huron Tahionnon.
Cependant les deux missionnaires continuaient leur apostolat ; peu à peu, ils devenaient plus habiles dans la langue iroquoise ; ils enseignaient chaque jour et déjà un petit groupe suivait leurs instructions.
Chectasic sentait son influence diminuer ; plusieurs fois il avait remarqué des yeux narquois lorsqu’il répétait ses incantations au soleil. Il se sentit perdu, s’il ne réussissait pas à chasser les Robes-Noires. Mais comment faire ? Chaque jour de nouveaux adeptes se joignaient au petit groupe des catéchumènes, attirés malgré eux par cette religion qui disait :
– Pardonnez à vos ennemis.
L’occasion que cherchait le grand sorcier ne tarda pas à se présenter. Vers la fin de l’hiver, le chef de la tribu tomba malade. Chectasic arriva aussitôt avec ses amulettes et commença ses incantations. Comme la maladie n’était pas grave, le chef recouvra bientôt la santé et la réputation du sorcier grandit du jour au lendemain.
Il y eut un festin de réjouissance durant lequel le jongleur prit rang parmi les capitaines.
Vers la fin du repas, le chef, s’adressant au sorcier, lui dit :
– Chectasic est grand parmi tous les sorciers, non content de conduire le soleil, il a vaincu la mort. Que veut-il en récompense ?
– Chectasic a reçu sa récompense, puisqu’il a rendu la santé au grand capitaine des Onontagués, répondit l’astucieux devin ; mais si le grand capitaine veut honorer son ami, le sorcier de la tribu, Chectasic a deux faveurs à lui demander.
– Que Chectasic parle, reprit le chef, et ce qu’il veut sera fait.
– Tout d’abord qu’on éloigne ces deux Robes-Noires qui viennent prêcher ici une religion que personne ne connaît. Si Chectasic a pu guérir le chef, qu’avons-nous besoin du dieu des Robes-Noires. Areskoui m’a parlé, il m’a révélé que les Robes-Noires sont venues jeter des sorts sur la tribu des Onontagués afin de nous affaiblir pour le jour où les Visages-Pâles viendront nous attaquer. Qu’on les éloigne et nous serons heureux.
Le chef fut un peu contrarié par cette demande. Il avait confiance dans son sorcier, mais il aurait voulu conserver les missionnaires qui lui faisaient des présents et, à l’occasion, pouvaient devenir des otages contre les guerriers d’Ononthio. Cependant, il craignait d’irriter Chectasic en manquant à sa promesse.
– Les Robes-Noires sont nos hôtes, répondit-il, nous leur avons promis de les garder durant trois lunes. Passé ce temps, ils partiront. Quelle autre faveur demande Chectasic ?
– Chectasic a fait un rêve, répondit le sorcier. Il a rêvé qu’en retour de la santé qu’il a rendue au grand capitaine des Onontagués, il recevrait comme épouse la jeune esclave huronne qui encombre le wigwam du grand chef.
Wénonah frémit d’horreur en voyant le doigt du sorcier se diriger vers elle pour la désigner.
– Chectasic a déjà trois épouses, répondit le chef en riant, et il les laisse mourir de faim. Que fera-t-il d’une quatrième ?
– Les squaws que tu m’as données, reprit Chectasic, sont vieilles et ridées ; elles sont plutôt une charge ; la jeune squaw que je te demande me vaudra plus que les trois autres.
Wénonah jeta un regard de détresse vers Iskadou.
Mais le chef reprit.
– Que Chectasic prépare ses incantations, le printemps approche, déjà la neige commence à disparaître ; dans quelques jours les érables vont commencer à nous verser leur liqueur. Si nous faisons une abondante récolte de sucre, Wénonah sera la fiancée des érables et elle deviendra l’épouse de Chectasic.
– Hi ! ho ! ha ! répondit l’assistance, c’est-à-dire : que cela soit.
Wénonah défaillante s’était appuyée sur l’épaule d’Iskadou ; celui-ci la soutenait d’une main, tandis que de l’autre, il serrait sa hache de guerre, se demandant si le moment n’était pas venu de fracasser la tête au vieux sorcier. Voyant la pauvre orpheline sans défense, il s’avança vers la table du chef.
– Onontagués, dit-il, je l’ai déjà dit, je n’appartiens ni à la nation iroquoise, ni à celle des Hurons, je n’ai donc pas à me mêler de vos disputes, mais voilà mon avis : ne permettez pas à ce milan de s’emparer de cette colombe.
Un éclair de colère brilla dans les yeux du chef, aussi bien que dans ceux de Chectasic.
Ce dernier allait parler, lorsque le chef prit lui-même la parole :
– Depuis quand les Onontagués ont-ils besoin d’aller chercher des conseils chez les étrangers ? Iskadou aurait-il formé le dessein de s’adjuger la colombe dont il prend la défense ?
Iskadou comprit son imprudence, aussi répondit-il avec indifférence.
– Iskadou n’a qu’un désir, accomplir sa mission auprès des Robes-Noires et dès qu’elle sera terminée, il retournera dans sa tribu où plus d’une Algonquine sera heureuse et fière de partager son wigwam.
Après le festin, l’interprète accompagna Wénonah jusqu’à l’entrée de sa tente. Au moment de soulever la peau de buffle, elle laissa errer son regard sur les eaux du lac et, les reportant sur Iskadou, elle demanda craintivement :
– Mon frère pense-t-il que l’eau sera encore bien froide, à la saison des sucres ?
Le jeune Algonquin comprit la pensée de l’orpheline.
– Wénonah n’aura pas besoin de prendre ce moyen pour échapper au grand sorcier, répondit-il, avant que la saison des sucres soit terminée, l’épervier aura cessé de vivre et Wénonah sera libre.
Mais la scène avait laissé une trop forte émotion dans l’esprit d’Iskadou ; avant de rejoindre le wigwam où demeuraient les Robes-Noires, il voulut faire une promenade à l’orée du bois sombre. Et voilà qu’il fut témoin d’une scène gracieuse. Un jeune Onontagué, qui depuis plusieurs mois courtisait une jeune fille de la tribu, avait résolu de la demander en mariage. Mais auparavant, il voulut s’assurer des sentiments de celle qu’il aimait. Ayant donc pris l’écorce blanche d’un bouleau voisin, il y traça, à l’aide des couleurs dont il portait un sachet suspendu à son cou, des figurines qui disaient ses sentiments et ses projets. Puis, l’écorce fut attachée à une flèche et, lancée d’une main sûre, vint s’enfoncer dans le sol, à l’entrée du wigwam où habitait celle qui était l’objet de son culte.
Sans doute la jeune Indienne attendait-elle le message, car elle sortit aussitôt, saisit l’écorce peinte, la déchiffra sans peine et, souriante, y ajouta les figures qui disaient son acceptation. Après quoi, bandant son arc, elle renvoya le message à celui qui l’avait lancé.
Iskadou fut charmé de cette scène et, pour la première fois, il admira les coutumes des Onontagués.
Mais les jours qui suivirent s’assombrirent pour les étrangers. Le sorcier gagnait de plus en plus la faveur populaire tandis que les Robes-Noires perdaient chaque jour du terrain.
Leurs néophytes mêmes n’osaient plus se montrer en leur présence et l’interprète était enveloppé dans la malveillance qui entourait les missionnaires, porteurs d’une religion qui, assurait Chectasic, n’était pas à la mesure des Onontagués.
Un matin, tandis que Iskadou était en train de pêcher sur le bord du lac pour sa subsistance et celle des missionnaires, Wénonah vint à lui.
– Que mon frère prenne garde, dit-elle, j’ai entendu, hier, Chectasic répandre la rumeur qu’Iskadou n’était pas un Algonquin, mais un espion huron envoyé chez les Onontagués pour les trahir et les livrer aux Visages-Pâles.
– A-t-il dit cela ? demanda vivement le jeune homme. Alors le moment de fuir est venu.
– Oh non ! que mon frère ne parte pas encore, supplia la jeune Orpheline. Sans lui, que deviendra Wénonah ?
Pour toute réponse, Iskadou prit la main de Wénonah.
– Que ma sœur ait confiance, dit-il, de près, de loin, toujours, Iskadou veillera sur elle.
Le temps des sucres était venu. Wénonah se levait avant l’aurore. Un sceau d’écorce à la main, elle faisait la tournée des érables, recueillant la sève précieuse.
Elle était, ce jour-là, à quelque distance du village où tout reposait encore. Elle se sentait seule et triste, car Iskadou n’avait pas paru depuis deux jours. Le jeune Algonquin avait-il fui ? Le jour précédent, elle s’était rendue jusqu’au rivage et, à la même place que quelques mois auparavant, elle avait reconnu, renversé sur le sable, le canot d’Iskadou.
– Il a fui dans la barque d’un autre, se dit-elle. Tiendra-t-il sa promesse ? Viendra-t-il me délivrer ? Oh ! fuir avec lui, et le suivre toujours !
À ce moment, une flèche siffla et vint s’enfoncer dans le tronc de l’érable au pied duquel la jeune Indienne travaillait.
Effrayée, elle voulut fuir : mais bientôt un sourire illumina son visage ; une écorce peinte était attachée à la flèche. C’était un message. Le message d’Iskadou peut-être.
Posant à terre le sceau à moitié plein, elle arracha la flèche et s’empara de l’écorce.
L’ayant déroulée, elle lut clairement le sens des figures qu’une main experte y avait tracées.
Le message disait :
– Espérance ! Quelqu’un pense à toi. Il te ramènera parmi les tiens. Le canot est prêt. Nous partirons à la nuit. Les Robes-Noires partiront avec nous, car leur vie est en danger. Si, ce soir, quand la lune sera haute sur le village, tu n’es pas au même lieu où l’étranger te trouva en arrivant dans ce pays, il partira seul et les rives du lac Érié ne le verront plus jamais.
Un bonheur soudain gonfla la poitrine de la jeune Huronne. D’une main frémissante, elle traça sur l’écorce qui venait de lui apporter le bonheur les signes qui voulaient dire : « Je serai là. » Puis elle sauta sur le tronc couché d’un érable gigantesque abattu par l’hiver, s’éleva sur la pointe des pieds et se prit à examiner les broussailles dans la direction d’où était venu le message.
Ainsi posée, aérienne, l’écorce d’une main appuyée contre sa poitrine et dans l’autre la flèche messagère, les cheveux légèrement ondulés par la brise, elle formait un gracieux tableau.
Bientôt elle découvrit Iskadou, debout près d’un orme, tenant encore à la main l’arc qui lui avait servi à lancer le message.
Alors, roulant l’écorce autour de la flèche, elle l’éleva au-dessus de sa tête, la balançant pour lui donner l’élan et la direction. En même temps, elle chantait à mi-voix :
Vole,
vole, flèche légère,
Vole
rapide au gré du vent,
Sois
la
fidèle messagère,
De
mon
cœur et de mon serment.
C’était une mélopée que sa mère lui chantait pour l’endormir aux jours heureux de son enfance.
Encore un élan et la flèche allait partir, quand un froissement de broussailles lui fit tourner la tête.
Alors le message demeura rigide dans sa main, car à l’orée du feuillage, venait d’apparaître la figure grimaçante de Chectasic.
Le sorcier avait son arc à la main et d’une flèche sûre, s’apprêtait à percer la poitrine de l’imprudent étranger qui avait osé envoyer son message à celle qui était la fiancée des érables, réservée au seul Chectasic.
Une angoisse terrible serra le cœur de la pauvre Huronne. Si elle renvoyait à Iskadou la flèche désirée, une autre flèche partirait au même instant et lui percerait le cœur ; elle le verrait mourir à ses pieds. Elle pouvait lui sauver la vie en jetant la flèche à Chectasic.
Ce serait accepter le sorcier pour époux et Iskadou, se croyant rebuté, partirait pour toujours, mais il serait sauvé.
– Qu’il vive ! soupira-t-elle.
Et se tournant vers Chectasic, elle jeta le message à ses pieds.
Le jeune Algonquin perçut le geste et un voile de tristesse couvrit ses traits. Prenant son arc, il le brisa sur son genou et en jeta les morceaux sur le sol ; puis, tournant le dos, il s’enfonça à travers les herbes vers la rive du lac.
– Adieu ! lui cria Wénonah, adieu et sois heureux.
Alors Chectasic s’avança vers elle, tenant à la main l’écorce des fiançailles.
– Viens, dit-il à la jeune fille, Chectasic est un grand sorcier. Areskoui lui a fait connaître qu’une colombe allait entrer dans son wigwam. Allons devant le chef du village afin qu’il tienne sa promesse.
Sans un mot, Wénonah marcha à ses côtés ; mais dans son esprit résonnait encore ce mot de colombe et elle se souvenait de la comparaison faite par Iskadou, lors du festin ; désormais elle était entre les serres de l’épervier.
Ils firent encore quelques pas parmi les érables dont les larmes sonores tombaient goutte à goutte dans les casseaux d’écorce.
– Écoute, continua le sorcier, écoute les arbres ; ils chantent leur fiancée, la fiancée des érables réservée à Chectasic.
Prompte comme l’éclair, Wénonah saisit la flèche où s’enroulait encore l’écorce de la promesse et, trouvant la mort préférable à l’esclavage, elle la dirigea contre sa poitrine.
Mais Chectasic avait vu le mouvement ; d’un geste brusque, il saisit la flèche.
– Fille de chien, s’écria-t-il, tu voulais m’échapper. Tu as oublié que Chectasic est un grand sorcier ; il sait tout. Tu viendras dans mon wigwam ; tu vivras et tu seras ma servante et la servante de mes squaws...
Il n’en dit pas plus long ; un tomahawk lancé d’une main sûre venait de lui briser le crâne. Il s’effondra sans un cri sur le sol, parmi les broussailles qui le cachèrent à tous les yeux.
En même temps, Iskadou lui arrachait Wénonah qu’il avait entraînée dans sa chute.
À la tombée de la nuit, au moment où les Onontagués commençaient à s’inquiéter de la disparition de leur sorcier, dont l’incantation coutumière n’avait pas accompagné le coucher du soleil, les deux missionnaires, l’interprète et la prisonnière huronne s’embarquaient sur le lac Érié.
Ils arrivèrent sains et saufs à Montréal où les deux jeunes gens, ayant été instruits des vérités de la religion, furent baptisés et, le lendemain, reçurent le sacrement qui les unissait pour la vie.
Eugène ACHARD,
Ce que raconte le vent du soir, 1942.