Deux femmes

 

 

À M. E. LA RIVIÈRE.

 

                                                      Caritas Deo placet.

 

 

                                       I

 

 

C’était un mardi-gras ; la neige sur la terre

Tombait à gros flocons, et le vent soufflait fort ;

Les tout petits enfants dormaient près de leur mère,

Sur la ville planait un silence de mort.

 

C’est que l’hiver est triste au dehors des demeures !

On y sent le matin des frissons inconnus

En voyant sur nos seuils, pendant de longues heures,

Tant de pauvres petits qui pleurent demi-nus !

 

Ce matin-là, surtout ; – j’étais à ma fenêtre,

Je voyais devant moi, debout et grelottant,

Aux portes d’un hôtel, où l’on dansait peut-être,

La misère en haillons sous les traits d’un enfant !

 

L’orchestre aux mille voix venait à son oreille,

Vague et mystérieux, comme un concert lointain.

– Hélas ! il était là, glacé, depuis la veille,

Vers les heureux du jour tendant sa faible main !

 

Car pour l’aider à vivre, il n’avait plus personne,

Il était trop petit pour travailler encor ;

Il n’avait de secours que dans la main qui donne

À celui qui n’a rien quelques parcelles d’or.

 

Il était seul au monde, il n’avait plus de mère !

Oh ! sa misère est grande et son ennui profond !

Il n’avait pas dix ans... et plus rien sur la terre :

Pas un endroit, la nuit, où reposer son front !

 

Pas un endroit, hélas !... qu’une grange déserte,

Faite au milieu des champs pour servir au besoin,

Par des chiens disputée, à tous les vents ouverte...

C’était là qu’il dormait sur la paille et le loin !

 

– Heureux enfants ! ô vous dont les bouches soyeuses

Encadrent mollement les visages rosés,

En vous voyant ainsi, que vos mères joyeuses

Laissent sur vos cous blancs tomber de doux baisers ! –

 

 

                                       II

 

Le bal allait finir ; et je vis une dame

Et belle et nonchalante aux bras de son époux,

Rouge encor du plaisir que sent un cœur de femme

Quand la valse frémit et tourne autour de vous ;

 

Elle avait en sortant jeté sur son épaule,

Sur sa robe de bal, un manteau ravissant

Qui la rendait, ma foi ! la plus charmante idole

À présenter aux vœux d’un blond adolescent.

 

Enveloppant son cou d’une riche fourrure,

Et se plaignant du froid, je la vis s’enfoncer

Sur les coussins moelleux d’une chaude voiture

Et dire en grelottant au laquais d’avancer.

 

Mais voici que l’enfant à ses yeux se présente :

– « Un petit sou ! dit-il ; je prierai Dieu pour vous ! » –

Sa voix est bien plaintive, et sa main est tremblante :

Ne laisserez-vous pas y tomber quelques sous ?

 

– « N’approche pas, petit ! tu salirais ma robe ! » –

Voilà ce que la dame au pauvre enfant donna ;

Puis, rapide, à nos yeux le beau char se dérobe ;

Il disparaît au loin... et l’enfant reste là !

 

 

                                      III

 

Il reste là, pleurant et respirant à peine :

– Les enfants sont si beaux alors qu’ils sont joyeux !

Leurs sanglots me font mal, et je ressens leur peine :

Dieu les fit pour avoir le sourire en leurs yeux ! –

 

Une femme sortit d’une maison voisine :

Elle est bien belle encore ! un cercle bleu pourtant

Entoure sa paupière, et le passant devine

Pourquoi ce long regard autour d’elle en sortant.

 

Relevant les longs plis de sa robe traînante

Pour éviter la neige, – ou pour mieux dévoiler

Un pied leste et mignon, une jambe charmante, –

Légère, dans la rue elle semble voler.

 

Sa robe, – cette nuit, sans doute, – s’est fanée,

Son chapeau couvre mal des cheveux d’un beau noir ;

– Pourquoi ne pas dormir toute la matinée ?

Les lits sont bien plus doux le matin que le soir ! –

 

On ne saurait vraiment, en voyant sa parure,

Si le bal ou l’amour ont dépensé sa nuit ;

C’est peut-être la sœur de la dame en voiture ?

Pourtant elle est à pied et se glisse sans bruit !...

 

En la voyant passer personne ne salue ;

Seuls quelques jeunes gens peut-être souriront

Si le hasard la montre au détour d’une rue,

Marchant les yeux baissés et la rougeur au front !

 

– Le pauvre enfant la voit et s’avance vers elle :

– « Un petit sou ! dit-il ; je prierai Dieu pour vous ! » –

Et la dame s’arrête, elle était vraiment belle,

Et ses regards alors étaient tristes et doux !

 

– « Ne pleure pas ! fit-elle avec un frais sourire ;

« Je n’ai que ces dix francs ; tiens, partage avec moi ! »

– Puis elle disparaît ; et l’enfant se retire

En comptant son trésor et plus heureux qu’un roi !

 

 

                                      IV

 

La première est du monde, elle est belle et coquette, 

Ses amours sont cachés, on l’adore à genoux !

– Et l’autre est courtisane, on la nomme Fauvette,

Et, sans avoir d’amour, elle se vend à tous !

 

Mais quand Dieu devant lui rappellera ces femmes,

Oh ! sur laquelle alors baissera-t-il les yeux ?...

– L’aumône est le grand fleuve où se lavent nos âmes, 

Et c’est la charité qui nous conduit aux cieux !

 

 

 

F.-E. ADAM.

 

Paru dans La Tribune lyrique populaire en 1861.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net