Le dévouement français

 

                          OU

 

LA FIÈVRE JAUNE À BARCELONE.

 

 

 

CHANT D’UN BARCELONNAIS.

 

 

     J’ai vu le calme et l’abondance

Régner en nos murs fortunés,

J’ai vu de gloire et d’opulence

Nos bords riants environnés ;

Chaque jour une mer féconde

Nous versait les tributs du monde

Avec le tribut de ses eaux ;

Et dans mon heureuse patrie,

Les arts, le luxe et l’industrie

Étalaient des trésors rivaux.

 

     D’où vient qu’en des jours de ténèbres

Se sont changés de si beaux jours ?

D’où vient que des crêpes funèbres

Ont voilé nos superbes tours ?

Vomi d’une plage funeste,

Tout chargé du courroux céleste

Un navire a touché le port !

Il entre !... sur la poupe humide

Apparaît la peste homicide,

Exhalant un souffle de mort.

 

     Sur notre rive elle s’élance ;

Et répand ses poisons brûlants.

Le trépas, de son aile immense,

A couvert les bords catalans ;

D’un coup subit quand l’un succombe,

L’autre avant d’entrer dans la tombe

Épuise neuf jours de douleur ;

Son sang à flots noirs et fétides

Jaillit.... et sur ses traits livides

S’étend une affreuse pâleur.

 

     À peine, muets d’épouvante,

Au sein de nos vastes remparts,

D’une foule autrefois bruyante

Se traînent les restes épars.

Ainsi, quand, voilant la nature,

La nuit épand son ombre obscure

Aux champs de l’éternel repos ;

Sortis du fond des noirs royaumes

On voit errer quelques fantômes,

En silence, autour des tombeaux !...

 

     Et pourtant, aucun de nos frères

Ne semble à nos maux compatir !

À votre aspect, murs solitaires,

Je les ai vus trembler et fuir ;

Tel, aux rivages de l’aurore,

Quand fumaient les tours de Gomorrhe

Sous les foudres d’un ciel vengeur,

Craignant d’appeler sur sa tête

Les feux de l’horrible tempête,

Fuyait le pâle voyageur.

 

      « Qu’un rayon d’espoir reparaisse,

Amis, sur ce funeste bord ;

Écartez la sombre tristesse ;

Nous venons combattre la mort. »

Quelle est cette voix secourable ?

As-tu, Providence ineffable,

Ici daigné jeter les yeux ;

Et, vers nous déployant ses ailes,

Quelqu’un de tes anges fidèles

S’est-il abaissé sur ces lieux ?

 

     Ô gloire ! ô dévoûment sublime !

Ce sont des mortels, des Français !

Pour nous leur pitié magnanime

Vient du trépas braver les traits.

Échos de ma triste patrie,

Remparts déserts, rive flétrie,

Redites ces accents sacrés :

« Honneur, amour, reconnaissance ;

Triomphe aux enfants de la France,

Bénis soient leurs noms révérés !... »

 

     Le ciel, indulgent et facile,

Leur révéla ces grands secrets

Qui forcent la mort indocile

À révoquer ses noirs arrêts.

Des dons que le ciel nous partage,

Se sont-ils dit, on doit l’usage

À l’infortune, au monde entier ;

Et tous, animés d’un beau zèle,

Où l’humanité les appelle,

Brûlent de se sacrifier.

 

     De ces étrangers tutélaires

Dites-nous les soins généreux ;

Obscurs réduits où solitaires

S’éteignaient tant de malheureux ! !

Et vous, qui comme des abîmes,

Engloutissiez tant de victimes,

Hôpitaux, dévorant séjour,

Vous, où le mal sur tous les âges

Promenant ses affreux ravages,

Sans choix les frappait tour à tour.

 

     Souvent, jalouse et frémissante,

La Mort fléchit sous leur pouvoir ;

Souvent de sa faux impuissante

Ils ont trompé l’avide espoir.

Mais, hélas ! une illustre vie

Dans la froide tombe engloutie

Suivra ces périlleux succès ;

Frémis, frémis, ô Barcelone !

La mort de son ombre environne,

La mort va ravir un Français !

 

     C’est toi, Mazet 1 .... ni ton courage,

Ni les efforts de notre amour,

Ni tes talents, ni ton jeune âge,

N’ont reculé ta fin d’un jour.

Pour toi d’une foule éperdue

Les vœux enfin lassent la nue ;

J’entends le funeste soupir !...

Anges des voûtes immortelles,

Ouvrez les portes éternelles,

Recevez l’âme d’un martyr !...

 

     Nous, Espagnols, plaçons sa cendre

Sous un marbre silencieux :

Puisse ton ombre nous entendre,

Mazet !... souris à nos adieux !

« Toi dont cette pierre sacrée

Presse la dépouille adorée,

Adieu, le premier des héros !...

Nul, à la voix de la misère,

Ne vint sur la terre étrangère

Chercher des destins aussi beaux ! »

 

     Il disait : « Ô toi que j’adore,

Quelles vont être tes douleurs,

Ma mère !... » Il pouvait dire encore :

Ô France, quels seront tes pleurs !....

Mais, en pleurant sa destinée,

De sa couronne fortunée

Tous ont envié le cyprès ;

Bientôt deux femmes intrépides 2,

Pour Barcelone à pas rapides

De leur séjour quittent la paix.

 

     Espoir nouveau de nos rivages,

Colombes du Seigneur, salut !

Nous n’irons pas de nos hommages

Vous offrir l’impuissant tribut !...

Vous pour qui l’encens de la terre,

Semblable à la vapeur légère,

Fuit sans laisser de souvenir ;

Vous, dont la sainte indifférence

A placé sa seule espérance

Dans les jours du grand avenir !

 

     Mais vainement, vierges célestes,

Vous cherchez l’ombre et le secret ;

Vous et vos compagnes modestes,

Déjà l’Europe vous connaît !...

Déjà Lutèce vous a vues,

Quand ses phalanges abattues

Deux fois ont fléchi sous vingt rois,

À travers le glaive et la foudre,

Aux braves couchés dans la poudre

Sans crainte apparaître deux fois.

 

     Des hauteurs du céleste empire,

Le grand Belzunce à ces grands cœurs

Sourit d’un immortel sourire,

Et les proclame ses vainqueurs.

De dévouer à sa patrie

Ses talents, son sang et sa vie,

Souvent l’honneur est disputé :

Mais ce n’est qu’une âme sublime

Qui va, volontaire victime,

S’immoler pour l’humanité !

 

     Amis, consacrons la mémoire

De leurs services éclatants !

Que dans nos vers et notre histoire

Leurs grands noms triomphent des temps !

Que sur le bronze impérissable

Leur souvenir ineffaçable

Reste pour la postérité !

Et que dans la suite des âges

Nos fils environnent d’hommages

Cette auguste immortalité !

 

     Mais que peut l’humaine faiblesse

Pour un dévoûment plus qu’humain ?

Quel prix en paîrait la noblesse ?

La terre l’essaîrait en vain.

Tu paîras la vertu vulgaire,

A dit l’Éternel à la terre ;

Je te la puis abandonner.

Mais, pour les vertus plus qu’humaines,

Je veux de ces mains souveraines

Moi-même un jour les couronner.

 

 

 

Alphonse AGNANT.

 

Recueilli dans Gusman ou l’expiation, 1843.

 

 

 

 

 

 

 



1 Jeune médecin, enlevé par la peste à une mère dont il était le soutien.

2 Deux sœurs de Sainte-Camille.

 

 

 

 

 

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