Au château de Barbe-Bleue

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Mathilde ALANIC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le voyageur qui descend le Val de Loire, en suivant du regard le fleuve qui éclaire le paisible paysage d’un ruban fluide, azur et argent, se trouve soudain, à un tournant de la route d’Angers à Nantes, devant une vision d’un tout autre aspect. Une haute tour dont la base puissante surgit d’un amas formidable de décombres, écroulés jusqu’à l’eau saumâtre d’une douve, se dresse comme une menace, une interdiction de passage, projetant un caractère sinistre sur le tableau souriant jusque-là des prés, des champs, des boqueteaux.

Tronqué d’une grande partie de son élévation, lézardé, fendu en deux, ébréché, ce donjon n’en reste pas moins hautain, hostile, évoquant avec les vestiges immenses des remparts, une époque de coups de force, de violences, d’embuscades. On n’imagine pas autrement le guet d’un repaire de bandits, de gens de sac et de corde, prêts à fondre sur les infortunés passants. Cette impression est justifiée par le lugubre passé de ses sombres pierres. La ville close et la citadelle à onze tourelles de Chantocé furent l’enjeu de luttes acharnées, où s’affrontèrent d’omnipotents compétiteurs, ducs de Bretagne, d’Anjou et autres grands féodaux. Que de malheureux, manants ou nobles, au cours de ces conflits, franchirent le pont-levis pour étouffer une vie sans espoir dans les redoutables oubliettes ! Mais ce sont là épisodes ordinaires de l’histoire médiévale ; la révolte qu’on peut en ressentir disparaît sous l’horreur, quand on apprend quel nom infâme stigmatisent ces débris.

Pour les bonnes gens d’alentour, ces ruines sont tout ce qui reste du fabuleux château de Barbe-Bleue.

Le même nom odieux désigne les donjons de Tiffauges, Pouzauges, Machecoul et d’autres seigneuries.

Appellation erronée. Mais comment réagir contre une tradition, propagée durant des siècles ? Le tyran abhorré dont la réputation exécrable persista si longtemps dans les régions qu’il terrifiait, n’a rien de commun avec le héros du conte de Perrault qui se plut à occire méchamment six épouses. Ce sextuple meurtre ne paraît presque plus qu’un fait divers très banal en regard des abominations diaboliques, des épouvantables forfaits qui se sont commis à l’abri de ces voûtes maintenant effondrées, sous l’instigation et par la main même de Gilles de Raiz, le tueur d’enfants !

Rien de plus saisissant, de plus lamentable que la chute verticale dans la fange sanglante de l’ignominie du haut et puissant seigneur que fut Gilles de Raiz ! Arrière-petit-neveu du grand Duguesclin, ayant eu l’honneur incomparable d’être à Orléans avec Dunois, La Hire et autres valeureux guerriers, un des compagnons d’armes de notre immortelle Jeanne d’Arc, il mérita par sa conduite intrépide à Lagny, dans la guerre de Délivrance, de se voir attribué, par le roi Charles VII, le titre de Maréchal de France.

Ainsi associé à nos gloires les plus pures, apparenté à d’illustres familles, il possédait, par ses héritages, un patrimoine extrêmement étendu, de riches apanages, dans de fertiles provinces, dont il tirait des revenus supérieurs aux intérêts incommensurables que peut recevoir aujourd’hui un milliardaire américain.

Brave, courtois, il affectionnait, à l’exemple de René d’Anjou, les beaux missels, les meubles fastueux, les splendides tapisseries, les réjouissances publiques. Amateur de musique, il entretenait à grands frais une collégiale renommée pour la beauté de ses chants, et défrayait une troupe nombreuse de comédiens qui représentaient le Mystère du Siège d’Orléans (où il était grandement congratulé). De plus, sans cesse en mouvement, Gilles entretenait une suite dispendieuse : chapelains, chevaliers, moindres seigneurs qui tous possédaient, payés par lui, une monture et des serviteurs, et tout ce monde s’habillant, festoyant à ses dépens. Toujours à court d’argent avec un tel train, il revendait à vil prix ce qu’il avait payé très cher et hypothéquait l’un ou l’autre de ses domaines, s’il ne les vendait pas.

Bref, ces prodigalités exorbitantes l’amenèrent à court délai à la ruine la plus noire.

Mais Gilles de Raiz, avec son tempérament maladivement orgueilleux, ne voulut en rien modifier sa coutume de vivre et modérer son ostentation. Ses ressources diminuaient ! Qu’à cela ne tienne, il fabriquerait de l’or ! Et à cette fin, il rechercha des alchimistes. Puis leurs procédés restant inopérants pour obtenir la transmutation des métaux, il eut l’idée très simple, n’obtenant rien de Dieu, de s’adresser aux démons.

À cette fin, Gilles de Raiz recruta en divers pays force nécromants sorciers, exercés aux pratiques de la magie et aux mystères de la cabale. Mais leurs incantations, leurs fumigations d’encens, d’aloès et de myrrhe, accompagnant le sacrifice de colombes ou autres bêtes innocentes s’avérant inefficaces, on comprit qu’il fallait aux seigneurs infernaux, Belzébuth, Balial, etc., des holocaustes moins bénins. De malheureux petits enfants furent attirés que leurs familles ne revirent plus.

Ne nous étendons pas sur les affreux détails de ces crimes souvent relatés. Qu’il suffise de noter qu’en ce Chantocé même, cédé à prix de misère au duc de Bretagne, il fallut, avant de quitter la forteresse, enlever des souterrains trois sacs d’ossements d’enfants, emportés ensuite à Machecoul pour les incinérer, les eaux de la Loire étant trop basses pour leur confier le dépôt funèbre.

Les disparitions d’enfants se multipliaient dans les parages du château de Gilles de Raiz, les soupçons se fixaient parmi les familles alarmées. L’évêque de Nantes, Jean de Malestroit, justement ému, ordonna une enquête qui amena l’arrestation de l’assassin évocateur de Satan, et le procès juridique et religieux aboutissant pour le seigneur de Raiz, maréchal de France, monstrueux criminel, à la potence et au bûcher.

Ce personnage sinistre sert de saisissant repoussoir à la figure tout en lumière de son contemporain et suzerain René d’Anjou, René, prince débonnaire, ami de la nature, des simples gens, des nobles et pures délectations.

Leurs fins n’offrent pas moins de contrastes que leurs existences ; Gilles, flétri, périt misérablement au gibet ; René, doucement, s’éteignit au milieu de ses Provençaux qui, fanatiques de leur souverain, prétendaient enlever aux Angevins l’honneur de garder sa dépouille mortelle.

Gilles ne s’adjugea pas sept épouses comme le Barbe-Bleue du conte. Il n’eut qu’une femme, très légitime, car il dut l’épouser deux fois, la première étant entachée d’illégalité. Presque toujours séparée de son mari, renfermant sa vie dolente dans son manoir de Pouzauges, Catherine de Thouars, peu après l’exécution de Gilles de Raiz, s’empressa de répudier son nom par un nouveau mariage. Combien différent le destin de Jeanne de Laval, seconde épouse très aimée du duc d’Anjou, la petite amoureuse qu’un tableau de la Galerie Tate représente assise sur le genou de son mari et allongeant les lèvres vers la joue du souriant René, pour un tendre baiser ? Jeanne, devenue veuve, vécut dévotieusement de ses beaux souvenirs dans sa baronnie angevine. Sa mémoire y est restée en telle vénération que la paysanne menant sa vache sur les pacages communs, de nos jours, s’attendrit encore en parlant de la « bonne duchesse, reyne de Sicile », qui octroya à ses serfs la charte de Beaufort.

 

 

Mathilde ALANIC, Contes d’entre-ciel-et-terre,

Flammarion, 1945.

 

 

 

 

 

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