L’anneau de corail
par
Mathilde ALANIC
Il était une fois un beau roi de vingt ans, nommé Lothario, appelé plus communément le prince Azur, à cause de sa préférence bien connue pour la couleur du ciel.
Ses magnifiques jardins étaient remplis de fleurs bleues, campanules, pervenches ou bleuets. Les clématites couvraient de leurs étoiles les murs de son palais. Des milliers de myosotis ouvraient dans le gazon leurs petits yeux tendres, et les jardiniers devenaient fous, à force de rechercher la rose et le lys bleus.
Bleues étaient les voiles de sa galère et les courtines de son lit. Bleues comme le glacier transparent, les prunelles pâles de la belle Claudia, sa fiancée.
Bleues aussi, sans doute, les pensées qui s’envolaient de son âme bénévole et candide.
Et le peuple goguenard, et les courtisans malicieux, se moquant de son penchant à voir le beau côté de toutes choses, assuraient qu’il était né avec des lunettes bleues sur le nez !
Le prix des turquoises et des saphirs avait doublé sur toute l’étendue du royaume.
Ce règne était le triomphe des poètes et des femmes blondes, mais les soldats grondaient sourdement, ennuyés de fourbir leurs armes sans jamais s’en servir ; et les beautés brunes enrageaient de ne pouvoir rehausser leur éclat par les couleurs amies, le jaune aux riches reflets et la pourpre sanglante. Il n’en faut pas tant pour amener une révolution.
Un soir d’été, la galère de Lothario glissait doucement sur la mer, où se baignait le reflet tremblant des étoiles, et le roi, assis seul à l’arrière, rêvait en contemplant la face bénigne de la lune. Les petits esprits de l’air et des eaux, si peureux d’ordinaires, jouaient sans crainte devant lui.
Le prince Azur souriait à leurs ébats innocents.
Mais comme il regardait la farandole des sylphes glisser dans un rayon de lune et se dérouler sur la crête des vagues, il aperçut dans le sillage du navire, plus blanche que l’écume où elle se jouait, la forme merveilleuse, les cheveux flottants et les yeux de flamme d’une sirène.
Comme il se penchait pour mieux la voir, attiré par une curiosité, un choc violent le jeta au milieu des flots. Et il perdit le sentiment.
En rouvrant les yeux, il fut ébloui par un paysage fantastique, aux arbres étranges, aux fleurs bizarres, éclairé par une mystérieuse clarté. Il crut s’éveiller à une seconde vie, s’étonnant seulement de garder le souvenir et le regret de tout ce qu’il laissait sur la terre. Mais une voix plus douce que le chant de la harpe caressa son oreille. Et il vit, près de lui, la belle sirène qui le contemplait avec extase.
– Éveille-toi, mon beau prince ! murmura-t-elle avec amour. Je t’attends depuis si longtemps ! Je t’ai reçu dans mes bras et t’ai porté jusqu’ici dans le palais de feu où chaque soir descend le soleil. Tu partageras ma souveraineté et tu connaîtras des délices surnaturelles. Sois heureux d’être choisi entre tous par la chimère que tant d’hommes poursuivent toute leur vie sans l’atteindre, et viens goûter, dans le royaume du rêve, les félicités que peut seul donner l’amour d’une immortelle.
Mais le prince Azur détourna ses yeux attristés et la repoussa doucement.
– Je ne puis répondre à ton affection, bonne sirène. J’ai laissé mon cœur sur la terre ! Pourrais-je jouir du bonheur idéal que tu me promets en pensant aux larmes que mon absence fait couler, à l’inquiétude de mon peuple, au désespoir de celle que j’aime ?
La sirène jeta une clameur terrible qui était à la fois un rire et un sanglot.
– Insensé ! cria-t-elle, ton dédain devrait être un arrêt de mort, mais ma vengeance sera plus complète et plus sûre : si demain soir, au lever de la lune, tu n’as pas changé d’avis, tu retourneras là-haut, sur cette terre grossière que tu regrettes.
Le prince la remercia de sa clémence. Pendant deux jours, l’enchanteresse essaya d’ébranler la fidélité du roi par ses fascinations et ses chants mélodieux, et les larmes qui lui voilèrent l’éclat de ses yeux la rendirent encore plus troublante.
Quand Lothario sentait son cœur s’amollir, il murmurait tout bas le nom de Claudia et recouvrait aussitôt la force de résister à toute magie. Le soir du second jour, la sirène vaincue, brisant une branche de polypier, en forma un anneau qu’elle passa au doigt du prince.
– Prends cette bague de corail, lui dit-elle ; ce talisman te fera lire comme en un livre dans l’âme de tous ceux qu’il touchera. Pars donc, tu es libre ! Quitte le pays de l’idéal, et cours au devant des décevantes réalités !
Et se voilant de ses longs cheveux, tordant ses beaux bras avec désespoir, elle disparut dans les flots.
Une nacelle formée d’une légère coquille de nacre, traînée par deux dauphins, eut bientôt transporté le prince Azur à la grève la plus proche de sa capitale. Le prince sauta sur la rive ; le flot vint baiser ses pieds avec un murmure plaintif, où il crut distinguer encore la voix éplorée de la sirène.
Et pressé de revoir ceux qu’il chérissait et de mettre fin à leur inquiétude, il s’élança à travers la campagne.
Le prince Azur fut surpris d’apercevoir la salle du trône brillamment illuminée.
– Sans doute, pensa-t-il, les ministres se sont réunis pour expédier en mon absence les affaires les plus pressantes. Comme ils doivent être embarrassés, et quel soulagement pour eux quand, tout à l’heure, ils me verront sain et sauf !
En arrivant près du corps de garde, situé à l’entrée de la cour d’honneur, il entendit, par la fenêtre ouverte, les soldats causer entre eux en jouant aux dés.
– Ainsi, disait l’un d’eux, quoiqu’on n’ait pas retrouvé son corps, c’est donc demain qu’ont lieu les funérailles du prince Bleu ?
– Oui, répondit une voix enrouée. Et tout de suite après, on fera le couronnement du prince Rico ! Quelle belle fête ! On boira à tonnes défoncées ! Pense donc ! Il sera si content d’être roi !
Un rire grossier accompagna ces paroles.
– À la santé du roi Rouge ! firent-ils en choquant leurs verres. Il aime la guerre, au moins celui-là, et nous procurera de bons pillages !
Le prince, frémissant d’indignation, fut tenté de se montrer à ces misérables, afin de les punir des viles pensées qu’ils imputaient à son cher Rico, qui devait, à cette même heure, se lamenter sur sa disparition. Mais il avait trop hâte de revoir son frère et ses amis, pour retarder ce bonheur de quelques minutes.
La sentinelle, en le voyant franchir le seuil du palais, crut voir un fantôme et tomba la face contre terre ; les valets effarés s’enfuirent à son approche. Lothario, riant de leur terreur, parvint à la grande salle du trône et aperçut Rico, debout sur l’estrade, félicité par les courtisans dont l’échine se ployait en demi-cercle.
– Rico ! s’écria joyeusement Lothario, me voici ! Me prends-tu donc aussi pour un spectre que tu deviens si pâle ! Je suis vivant, bien vivant. Viens donc m’embrasser pour t’en convaincre !
Rico traversa en chancelant la foule interdite et muette, et vint tomber dans les bras que son frère lui tendait.
Mais aussitôt, le prince Azur s’arrachant à cette étreinte, repoussa Rico si violemment, qu’il alla rouler jusqu’au pied du trône.
– Fratricide ! s’écria Lothario avec horreur. Quoi ! tu avais soudoyé un matelot pour me jeter à la mer afin de régner à ma place.
Il se couvrit le visage de ses mains, plus accablé par cette découverte, due au magique pouvoir de l’anneau de corail, que le coupable ne l’était par le poids de son crime.
– Va-t’en ! reprit-il d’une voix sourde. Je te laisse la vie, mais je te bannis à jamais de ma présence ! Va-t’en !... Va-t’en !...
Rico disparut avec la promptitude du serpent qui fuit en rampant. Les courtisans vinrent tour à tour s’agenouiller devant le roi pour lui baiser la main, mais chaque fois que leurs lèvres effleuraient l’anneau de corail, le pauvre prince Azur avait peine à réprimer son dégoût et son chagrin.
Car à toute minute, le talisman lui révélait une nouvelle trahison, quelque turpitude cachée, quelque infamie impunie, chez ceux-là mêmes qu’il avait comblés de bienfaits et qu’il croyait des serviteurs fidèles.
Il lui semblait s’enfoncer dans un bourbier, et une seule pensée le soutenait : aller retrouver force et courage auprès de sa bien-aimée Claudia. Elle seule pouvait réconforter son pauvre cœur endolori, qui naguère ne croyait pas au mal et que le doute étreignait maintenant entre ses griffes de fer.
Il galopa sur son cheval le plus rapide jusqu’au château de sa fiancée. Le boudoir de Claudia était seul éclairé, et cette lumière parut au prince l’étoile même de l’espérance. Quel bonheur d’aller ainsi la surprendre, alors qu’elle pleurait sans doute le cher disparu !
Comme il oublierait vite à ses genoux, le visage enfoui dans les chastes plis de sa robe, les infamies, les vilenies qui l’avaient affligé ! L’univers ne tient-il pas tout entier dans le cœur qui vous aime ?
À pas furtifs, s’opposant à ce qu’on la prévint, il arriva jusqu’à la porte restée ouverte. Claudia, assise devant une glace, essayait un collier de rubis qui formait un cercle de flamme autour de son col blanc.
En apercevant soudain, dans le miroir, la pâle figure de son fiancé, elle jeta un cri perçant et se leva tremblante. Le prince courut pour la soutenir, mais à peine l’eut-il touchée qu’il la laissa tomber lourdement sur le tapis, et s’élança hors de l’appartement avec un gémissement d’agonie.
Comme à la lueur d’un éclair, l’âme froide et égoïste de Claudia lui avait livré son secret. Ce qu’elle voulait, c’était la couronne et la puissance, mais lui, elle ne l’avait jamais aimé, et, à l’instant même, elle se parait, dans l’espoir de séduire Rico, héritier du trône qu’elle convoitait !...
Il chevaucha toute la nuit, escaladant les monts, traversant les forêts et les fleuves, planant au-dessus des précipices, enfonçant ses éperons dans les flancs déchirés de sa monture. Ses pensées tourbillonnaient dans son cerveau comme une envolée de feuilles sèches soulevées par le vent ; des sanglots rauques lui brisaient la poitrine et il pleurait ses illusions détruites, la confiance, l’enthousiasme, l’amour, chers trésors de sa jeunesse, qui s’échappaient de la plaie béante de son cœur !
Au petit jour, il arriva sur un roc dominant la mer ; il regarda longtemps les vagues laiteuses et calmes, les nues vaporeuses comme des voiles d’épousées ; et fut tenté d’aller chercher, sous cette eau tranquille, le bonheur idéal ou l’éternel repos.
– Non, pensa-t-il, le berger ne quitte pas son troupeau. Si toute joie est détruite à jamais pour moi, il me reste à remplir mon devoir de prince. Le talisman m’instruira de la vérité et je m’efforcerai d’agir avec justice.
Son cheval épuisé tomba mort à l’entrée du palais.
Depuis cette terrible nuit, on ne vit plus jamais sourire Lothario et les courtisans tremblèrent devant celui dont ils raillaient jadis la candeur et la crédulité juvéniles.
Les lunettes bleues étaient brisées, et tout apparaissait sous de mornes couleurs au roi désenchanté. Dans les ombres flottantes de la nuit, il ne voyait plus, comme autrefois, de gracieuses fées, mais des sorcières décharnées. Et il prenait les papillons d’or pour des chauves-souris.
Il n’osait plus préjuger de rien, ni se fier à personne, avant d’avoir tenté l’épreuve de la redoutable pierre de touche. À ce contact, les réputations, les apparences sous lesquelles les hommes ont coutume de se connaître, s’évanouissaient comme de fragiles bulles de savon ; le masque menteur tombait pour laisser voir la conscience plus ou moins trouble.
Mais le peuple et la cour, incapables d’apprécier les mobiles qui guidaient Lothario, crurent, en voyant disgracier des hommes respectés ou même illustres pour élever au pouvoir des inconnus, que le roi était tombé en démence ; et bientôt ne l’appela-t-on plus le prince Azur, mais le roi Noir, un fou sombre et despote dont tout le monde avait peur.
Les partisans de Rico, qui n’avaient pas cessé d’agiter le pays par leurs sourdes menées, soufflèrent habilement sur cette aversion naissante pour l’enflammer. La populace excitée cerna un jour le palais, réclamant à grands cris l’abdication de Lothario en faveur du prince banni, qui fit bientôt à cheval son entrée triomphale dans la ville.
Tout le monde avait fui, et le roi restait tranquillement dans sa chambre, attendant la horde hurlante dont il entendait les menaces de mort. Une jeune fille, vêtue de la robe de laine bleue des servantes du palais, et portant une colombe sur l’épaule, entra et s’agenouilla devant lui. Il reconnut Merise, la petite-fille du vieux fauconnier presque centenaire, qui était chargé de la surveillance du pigeonnier royal.
– Mon doux seigneur, dit l’enfant, tremblant d’oser parler ainsi à son souverain, grand-père m’envoie vers vous pour vous montrer un souterrain dont personne, sauf lui, ne se rappelle plus l’existence, et qui débouche en pleine forêt. Je vous conduirai ensuite chez mon frère, qui demeure au delà des bois, et vous y attendrez en sécurité des jours meilleurs.
– La vie ne me tente guère, dit le roi, et je t’exposerais à la mort, pauvre enfant !
– Qu’importe ! s’écria la fillette avec l’exaltation du dévouement, et l’entraînant par la main, ma vie appartient à Votre Majesté ! Venez, Sire, il est temps encore !
Et le roi, touché et ravi, baisa solennellement cette humble main qui lui apportait une grande joie à ce moment où il pouvait entendre déjà les battements des ailes de la mort ! L’anneau venait de lui montrer la vision éblouissante d’une âme blanche comme une boule de neige, candide comme un cœur d’oiseau. Il suivit l’enfant sans plus de résistance, dans le sombre couloir et dans les sentiers moussus de la forêt. Et en la regardant marcher, légère et rapide, il s’imaginait revoir les sveltes apparitions de sa jeunesse.
Les fugitifs durent se jeter au plus épais des taillis, pour éviter les émissaires de Rico qui cherchaient partout le prince Azur, et Merise perdit la route. Ils errèrent pendant de longs jours dans l’immense solitude, se nourrissant de racines, de fruits sauvages et d’œufs volés aux nids des oiseaux.
Les vêtements de velours du roi étaient mis en lambeaux par les épines, et ses pieds, ensanglantés par les ronces. Cependant, il eût souhaité que cette traversée de la forêt durât toute sa vie. Son âme, allégée du poids écrasant de la défiance, s’ouvrait à mille jouissances qu’il ne croyait plus ressentir, et il voyait toutes choses avec des regards rajeunis. Il n’avait jamais aussi bien dormi, sous ses rideaux de soie, que sous cette grande nef de verdure à travers laquelle les étoiles clignotaient comme des yeux amis.
Et il goûtait dans toute sa plénitude le plus grand bonheur qui ait jamais enorgueilli un cœur d’homme : protéger la faiblesse de sa compagne contre les dangers de la route. Plaisir tout nouveau pour un roi !
*
* *
Elle était bien lasse, la vaillante petite Merise, quand elle aperçut enfin, à la lisière de la forêt, sur un coteau dominant la mer, près des pierres où dansent les fées, le moulin de son frère étendant ses ailes sur le ciel ensoleillé.
C’était une pauvre maison qui renfermait plus d’enfants que d’argent monnayé, et l’on n’y connaissait la couleur de l’or que par les grands soleils jaunes qui fleurissaient à foison dans le jardin.
Un roi sans trône est un écolier en vacances, et le prince, couché sur la mousse, passa de longues heures dans les délices d’une profonde paix, écoutant chanter les feuilles et pousser l’herbe, pénétré de la joie de vivre comme un arbre ou un moineau.
Et la brise du large délogeait par essaims les papillons noirs qui tourbillonnaient jadis dans son esprit, et rafraîchissait son âme.
Un jour, il imagina de venir en aide à ses pauvres hôtes et voulut se rendre utile. Il apprit à moudre le grain et à ouvrir un sillon bien droit dans la terre brune. Il fut récompensé de sa peine par le sommeil sans rêves, le bon sommeil béni qu’amène la saine fatigue des bras.
Adroit et fort, il excella bientôt à toutes les besognes. Il savait la quintessence de toute science, comme il convient à un roi, et les paysans s’émerveillèrent de sa sagesse.
Le bruit se répandit bientôt que le meunier possédait un aide extraordinaire qui écrivait comme un scribe, calculait comme un tabellion et guérissait les enfants.
Dès lors, charbonniers et laboureurs eurent recours à lui dans toutes les difficultés de leur petite vie. Le prince connut donc, outre la satisfaction de la tâche accomplie, le plaisir sans pareil de s’oublier pour les autres.
Il se plaisait au milieu de ces rudes compagnons ; le talisman n’avait point de prise sur eux, car de braves cœurs battaient sous ces rudes écorces. Et le prince réveillait leur imagination assoupie, enflammait leur courage et leur générosité, par des récits merveilleux qui charmaient les longues veillées autour de l’âtre.
Et le prince Azur, blanc de la tête aux pieds sous la fine poussière de froment, n’avait jamais trouvé les jours si pleins et la vie si bonne. Tout étourdi d’orgueil, en se sachant utile à tant de gens et en se voyant aimé pour lui-même, il n’avait pas besoin de l’anneau magique pour lire, dans les yeux clairs de la petite Merise, le secret d’un amour muet et dévoué. Et un beau jour d’avril, qu’il cheminait près d’elle, dans l’étroit sentier de la falaise, il se délivra pour toujours du talisman fatal, en le lançant au loin dans les flots, et le remplaça par la bague d’argent de l’humble fillette.
C’était le temps où les rois épousaient encore des bergères ; et Lothario n’était qu’un proscrit, – ce qui rend la mésalliance moins choquante.
Par trois fois, le verger devint blanc et rose, vert et or. Le moulin tournait, Merise chantait et aimait son roi de toute son âme. Et Lothario devenait philosophe comme tous les meuniers qui, vivant suspendus entre ciel et terre, peuvent juger les choses de haut.
– Bah ! disait-il quand la bourrasque ou le calme plat affolait ou immobilisait les ailes du moulin, supportons l’averse et rions au soleil. La vie n’est ni toute bleue ni toute noire, de même que les hommes ne sont ni tout à fait bons ni entièrement méchants. Les pires choses ont leur bon côté, ainsi que les plus méchantes gens. Ne regardons que ce côté-là.
Et ainsi, à perte de vue, discourait-il sur les pourquoi et les parce que, tout en dirigeant le soc de sa charrue, plus léger d’esprit que lorsqu’il tenait un sceptre d’or.
Une rumeur d’émeute parvint vers ce temps-là jusqu’en ce coin reculé. Rico perdit la vie dans une insurrection, et le peuple, plus mobile que la roue du moulin, étant d’ailleurs ruiné par les exactions, décimé par la guerre, rappela, avec regret, le souvenir du bon prince Azur.
– Hélas ! que n’est-il encore en vie pour reprendre son trône ! soupirait-on de tous côtés.
Lothario, tout perplexe, regarda la moisson blonde onduler au soleil.
– Ne pouvaient-ils attendre que mon blé fût coupé ! Serai-je aussi tranquille là-bas qu’ici ? Mais n’ai-je pas appris le secret du bonheur ? Le travail, l’amour et l’indulgence. Je puis être heureux partout, en ne laissant jamais ma tête, mon cœur et mes doigts inactifs.
Voyant combien on le désirait, il ne se cacha pas plus longtemps et rentra dans sa capitale en grande pompe, salué par des acclamations de joie, ainsi que Merise, qui se comporta tout de suite comme une vraie petite reine, raide sous son long manteau d’or.
La fête eut un éclat extraordinaire et se termina par un festin magnifique.
Après le paon, qu’on apporta en grand apparat, tout paré de ses plumes, quatre pages déposèrent devant le roi un immense plat contenant un poisson d’une longueur fabuleuse, dans lequel, en le dépeçant, ou trouva un anneau de corail de forme bizarre.
– Messieurs, dit le roi en montrant à tous le talisman, voici une bague merveilleuse, dont le contact fait surgir la vérité la plus cachée. Je puis vous le dire avec certitude, car l’anneau m’appartint jadis : la vérité dans sa nudité est horrible à voir ! Elle n’est séduisante qu’à travers un voile ! N’essayez pas de le soulever, car la curiosité perdit de tout temps le genre humain ! Pour être heureux, il ne faut pas voir trop clairement le fond de l’âme de vos amis ou du cœur de vos femmes : croyez à la sincérité des unes, au dévouement des autres. Et soyez à l’occasion quelque peu aveugles, et judicieusement sourds !
Cela dit, il écrasa l’anneau sous son talon.
Mathilde ALANIC, Contes d'entre-ciel-et-terre,
Flammarion, 1945.