Le clou
par
Don Pedro Antonio de ALARCÓN
LE CLOU
(CAUSE CÉLÈBRE).
PROLOGUE
Felipe alluma un cigare et parla ainsi :
FIN DU PROLOGUE.
I
LE NUMÉRO I.
En posant le pied sur le marchepied d’une diligence pour entreprendre un long voyage, ce que chaque homme désire par-dessus tout, c’est que les voisins de compartiment qui lui doivent échoir soient gens d’agréable conversation, qu’ils partagent ses goûts et ses défauts, qu’ils ne soient pas trop importuns, qu’ils aient bonne éducation, et que leur simplicité ne dégénère pas en familiarité.
C’est que, comme l’ont déjà dit et démontré Larra, Paul de Kock, Frédéric Soulié et autres écrivains qui s’occupent de mœurs, c’est une chose très sérieuse que cette réunion intime et improvisée de deux individus ou plus, qui ne se sont jamais vus et ne se reverront peut-être jamais sur la terre, et qui cependant, par un caprice du hasard, sont destinées à se coudoyer pendant deux ou trois jours, à déjeuner, à dîner et à souper ensemble, à dormir l’un au-dessus de l’autre, en un mot à se livrer les uns aux autres avec cet abandon et cette confiance que nous n’accordons pas même à nos meilleurs amis, avec les habitudes et le laisser-aller du chez soi et de la famille.
Dès que vous ouvrez la portière, les craintes assaillent en tumulte votre imagination. Une vieille femme asthmatique, un fumeur de mauvais tabac, une nourrice à qui la voiture donne mal au cœur, des amours d’enfants qui pleurent et font autre chose encore, un monsieur grave qui ronfle, une vénérable matrone qui tient une place et demie, un Anglais qui ne parle pas espagnol – à supposer que vous-même ne parliez pas anglais – tels sont entre mille, les types que vous craignez de rencontrer.
Parfois vous caressez le doux espoir de vous trouver avec une belle compagne de voyage : par exemple avec une petite veuve de vingt à trente ans (ou même de trente-trois) qui de moitié vous aide à supporter les ennuis du chemin ; mais à peine cette idée vous a-t-elle souri que vous vous hâtez de la chasser mélancoliquement, car une telle chance serait trop grande pour un simple mortel dans cette vallée de larmes et de contrariétés.
Au milieu de craintes si amères, je mis le pied sur le marchepied de la berline qui assure le service de diligence de Grenade à Malaga : il était onze heures moins cinq : une nuit de l’automne de 1844 : pour plus de précision, nuit obscure, nuit de tempête.
En pénétrant dans la voiture, mon billet no 2 dans la poche, ma première pensée fut de saluer ce numéro 1 inconnu qui m’inquiétait avant même de le connaître.
Il faut dire que la troisième place de la berline n’était pas retenue : le mayoral en chef m’avait renseigné.
– Bonsoir ! dis-je, et je m’assis assez mal, lançant ma voix vers l’encoignure où devait se trouver mon compagnon de voyage.
Mon « bonsoir ! » fut suivi d’un silence aussi profond que l’obscurité régnante.
– Diantre ! pensai-je : serait-il sourd... ou sourde, ce compagnon dont j’ignore le genre ?
Et à voix plus haute je répétai :
– Bonsoir !
Le même silence succéda à ma seconde salutation.
– Est-il muet ? me dis-je alors.
Cependant la diligence s’était mise en marche, en course pour mieux dire, enlevée par dix chevaux ardents.
Ma perplexité augmentait.
– Avec qui me trouvais-je ? homme ? femme ? vieille ? jeune ? Qui, qui donc était ce silencieux numéro 1 ? Et quel qu’il fût, pourquoi se taisait-il ? Pourquoi ne répondait-il pas à mon salut ? Serait-il ivre ? ou endormi ? ou mort ? serait-ce un voleur ?
C’était le cas de faire la lumière. Mais je ne fumais pas alors et je n’avais pas d’allumettes...
Que faire ?
J’en étais là de mes réflexions, lorsque l’idée me vint d’en appeler au toucher, puisque la vue et l’ouïe se montraient si inefficaces. Avec plus de prudence que n’en met un pauvre diable pour voler un mouchoir sur la Puerta del Sol, j’étendis la main droite vers l’angle de la voiture.
Mon rêve d’or était de rencontrer une jupe de soie, ou de laine, ou même de percale...
J’avançai donc...
Rien !
J’avançai encore ; j’étendis le bras tout entier... Rien !
J’avançai à nouveau ; je tâtai résolument d’un côté, de l’autre, j’explorai les quatre coins de la voiture, sous les sièges, dans les courroies du plafond...
Rien... rien !
À ce moment un éclair brilla – c’était une nuit de tempête, je l’ai dit –. À sa lueur de soufre je vis.., que j’étais tout seul !
J’éclatai de rire, me moquant de moi-même, et, à cet instant précis, la diligence s’arrêta.
Nous étions au premier relais.
Je me disposais à m’enquérir auprès du Mayoral du voyageur qui manquait, lorsque la portière s’ouvrit et, à la lueur d’une lanterne portée par l’aide-postillon, je vis... cela me parut un songe, ce que je vis !
Montant sur le marchepied de la berline (de mon compartiment !) je vis une femme d’une beauté extrême, jeune, élégante, pâle, seule, vêtue de deuil...
C’était le numéro 1 ; c’était mon compagnon de voyage, dont j’ignorais le genre auparavant ; c’était la veuve de mes espérances ; c’était la réalisation du rêve que j’avais à peine osé former ; c’était le nec plus ultra de mes illusions de voyageur !... c’était elle !
Ou plutôt, je veux dire ; avec le temps, ce devait être elle.
II
ESCARMOUCHES
Dès que j’eus donné la main à l’inconnue pour l’aider à monter et qu’elle eut pris place à côté de moi en murmurant un « merci... bonsoir » qui m’alla jusqu’au cœur, une pensée amère et déchirante se présenta à mon esprit :
– Jusqu’à Malaga il n’y a que dix-huit lieues ! Que ne sommes-nous sur la péninsule du Kamtchatka !
Cependant on ferma la portière et nous restâmes dans l’obscurité.
C’était, pour moi, ne plus la voir !
Je demandais au ciel des éclairs, comme Alfonso Munio d’Avellaneda 1.
Horrible tempête, envoie-moi un rayon !
Mais, oh douleur ! la tourmente se retirait déjà vers le sud.
Et le plus affreux n’était point de ne plus la voir mais que l’air sévère et triste de la gente dame m’en avait imposé à ce point que je n’avais d’audace pour rien...
Toutefois, au bout de quelques minutes, je lui posai les premières questions et fis les observations usuelles qui mettent peu à peu quelque intimité entre les voyageurs :
– Comment allez-vous ?
– Allez-vous à Malaga ?
– Avez-vous aimé l’Alhambra ?
– Venez-vous de Grenade ?
– La nuit est humide !
À quoi elle répondit
– Merci.
– Oui.
– Non, monsieur.
– Oh !
– Pft.
Assurément ma compagne de voyage avait peu envie de parler.
Je m’efforçai donc de mieux coordonner mes questions, et, voyant que je n’y arrivais pas, je me mis à réfléchir.
– Pourquoi cette dame était-elle montée au premier relais et non à Grenade ?
Pourquoi voyageait-elle seule ?
– Était-elle mariée ?
– Était-elle veuve ?
– Était-elle... ?
– Et sa tristesse ? Qua de causa ?
Sans être indiscret je ne pouvais trouver réponse à ces questions, et la voyageuse me plaisait trop pour courir le risque de lui paraître vulgaire par de sottes questions.
Comme j’aspirais au lever du jour !
En plein jour on parle plus librement et cela paraît normal... Mais la conversation dans l’obscurité a quelque chose du contact, elle va à tâtons : c’est comme un abus de confiance...
De toute la nuit l’inconnue ne dormit pas, à en juger par sa respiration et par les soupirs qu’elle poussait de temps en temps.
Inutile de dire que moi-même je ne pus trouver le sommeil.
– Vous sentez-vous mal ? lui demandai-je à l’une de ses plaintes.
– Non, monsieur, merci. Je vous en prie, dormez sans inquiétude.., me répondit-elle avec un ton de grave amabilité.
– Dormir ! m’écriai-je.
Puis j’ajoutai
– J’ai cru que vous souffriez.
– Oh ! non... ; non, je ne souffre pas, murmura-t-elle doucement ; mais dans son accent je pus percevoir quelque amertume.
Le reste de la nuit n’apporta que de brefs dialogues du même genre.
Enfin, le jour se leva...
Qu’elle était belle !
Mais sur son front quelle douleur était empreinte ! Quelle mélancolie dans l’obscurité de ses beaux yeux ! Quelle expression tragique sur tout son visage ! Il y avait au fond de son âme quelque chose de très triste.
Ce n’était pourtant pas une de ces femmes étranges, extraordinaires, à l’aspect romanesque, qui vivent en dehors du monde, dévorant leur douleur ou évoquant quelque tragédie...
C’était une femme à la mode, une femme élégante au port distingué : la moindre de ses paroles trahissait une de ces reines de la conversation et du bon goût qui ont pour trône un fauteuil dans leur boudoir, une calèche sur le Prado ou une loge à l’Opéra, mais qui, transportées hors de leur élément, hors du cercle de leurs égaux, gardent le silence.
Avec l’arrivée du jour, l’enchanteresse voyageuse s’anima quelque peu : soit que ma réserve de la nuit passée et la gravité de ma physionomie lui inspirassent bonne opinion de ma personne, soit qu’elle voulût donner quelque compensation à l’homme qu’elle n’avait pas laissé dormir, le fait est qu’elle commença de poser à son tour les questions traditionnelles :
– Où allez-vous ?
– Nous aurons une belle journée.
– Quel splendide paysage !
À quoi je répondis plus généreusement qu’elle ne l’avait fait.
Nous déjeunâmes à Colmenar.
Les voyageurs de l’intérieur et de la rotonde n’étaient guère fréquentables.
Ma compagne en fut réduite à parler avec moi.
Inutile de dire que je me consacrai entièrement à elle, et qu’à table je la servis comme une reine.
De retour dans la voiture nous nous traitions déjà avec quelque confiance.
À table nous avions parlé de Madrid et dire du bien de Madrid à une Madrilène qui en est éloignée constitue la meilleure des recommandations.
Rien n’a plus de charme que Madrid perdu.
– Maintenant ou jamais, Felipe, me dis-je alors. Il reste encore huit lieues... Abordons la question d’amour...
III
CATASTROPHE
Malheureux ! À peine avais-je dit à ma beauté un mot galant et je vis que j’avais mis le doigt sur une plaie...
À l’instant je perdis tout ce que j’avais gagné dans son esprit.
Un regard indéfinissable me le fit savoir, qui m’arrêta la voix sur les lèvres.
– Merci, monsieur, merci, me dit-elle ensuite, voyant que je changeais de conversation.
– Vous ai-je fâchée, Madame ?
– Oui : l’amour me fait horreur. Qu’il est triste d’inspirer ce sentiment ! Que ne ferais-je pas, pour ne plaire à personne ?
– Vous devez faire quelque chose, si vous ne prenez plaisir au malheur d’autrui ! lui répondis-je très gravement. La preuve en est que vous me voyez ici, souffrant de vous avoir connue... sans être heureux, du moins je vivais en paix, hier... et me voilà malheureux de vous aimer sans espérance !
– Il vous reste une satisfaction, mon ami, répliqua-t-elle en souriant.
– Laquelle ?
– Si je n’accepte pas votre amour, ce n’est point parce qu’il vient de vous, mais parce que c’est l’amour. Vous pouvez donc être assuré que ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, homme ne recevra de moi ce que je vous refuse. Jamais je n’aimerai personne !
– Mais, pourquoi, Madame ?
– Parce que mon cœur ne veut pas, ne peut pas, ne doit pas lutter davantage ! Parce que j’ai aimé jusqu’à la folie et que j’ai été trompée Enfin, parce que je hais l’amour !
Discours merveilleux ! Je n’étais pas amoureux de cette femme. Sa distinction et sa beauté inspiraient ma curiosité et mon désir : mais de là à une passion la distance était grande encore.
Aussi en entendant ces dernières et douloureuses paroles, mon cœur cessa de discuter : mon imagination d’artiste entra en jeu. Je commençai à parler à l’inconnue un langage philosophique et moral du meilleur goût : par là je pus conquérir à nouveau sa confiance et elle me répondit quelques-unes de ces généralités mélancoliques dans le genre de Balzac.
Ainsi nous arrivâmes à Malaga.
C’était le bon moment pour connaître le nom de cette très singulière dame.
En prenant congé d’elle au palais de l’Administration, je lui donnai mon nom, lui indiquai la maison où je pensais descendre et y ajoutai mon adresse à Madrid.
Elle me répondit, d’un ton que je n’oublierai jamais :
– Je vous remercie très vivement des aimables attentions que vous m’avez accordées durant le voyage : je vous prie de m’excuser si je vous cache mon nom au lieu de vous donner le faux sous lequel je figure sur la feuille...
– Ah ! répondis-je, nous ne nous reverrons donc jamais !
– Jamais !... Vous n’en devez avoir nul regret.
Cela dit, la jeune femme sourit sans gaieté, me tendit la main avec une grâce exquise et murmura :
– Priez Dieu pour moi.
Je pressai cette main jolie et délicate et d’un salut je mis un terme à cette scène qui commençait à devenir pour moi fort pénible.
À ce moment une voiture élégante arriva à la station.
Un laquais en livrée noire vint prévenir mon inconnue.
Elle monta en voiture, me salua une fois encore et disparut par la Puerta del Mar.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Deux mois plus tard je la revis.
Voyons en quelles circonstances.
IV
AUTRE VOYAGE
À deux heures de l’après-midi, le 1er novembre de cette même année, monté sur un mauvais cheval de louage, je cheminais par la chaussée qui conduit à ***, ville importante et chef-lieu de district de la province de Cordoue.
Mon domestique et mon bagage allaient sur un autre cheval bien pire encore.
Je me rendais à *** pour affermer quelques terres et rester trois ou quatre semaines chez le juge de première instance, bon ami que j’avais connu à l’Université de Grenade quand tous deux nous étudiions le droit : nous avions sympathisé, noué une étroite amitié : nous fûmes inséparables. Depuis nous ne nous étions pas vus une fois en sept ans.
À mesure que j’approchais de la localité, terme de mon voyage, parvenait plus distinct à mes oreilles le glas mélancolique de nombreuses cloches qui tintaient pour les morts...
Maudit hasard qui me ménagea si lugubre coïncidence.
Cependant ce glas n’avait rien d’anormal : je devais m’y attendre puisque nous étions à la veille du Jour des Morts.
Enfin, je tombai, de très mauvaise humeur, dans les bras de mon ami qui m’attendait à l’entrée de la ville.
À l’instant il remarqua ma préoccupation et après les premiers saluts :
– Qu’as-tu ? me dit-il en m’embrassant, tandis que ses domestiques et le mien s’éloignaient avec les chevaux.
– Ami, je serai franc... lui répondis-je. Je n’ai jamais mérité et ne pense mériter jamais qu’on m’élève des arcs de triomphe : jamais je n’ai éprouvé cette joie immense qui doit remplir le cœur d’un grand homme au moment où un peuple enthousiaste vient le recevoir tandis que les cloches sonnent à toute volée ; mais...
– Où veux-tu en venir ?
– À la seconde partie de mon discours. Voilà : si en cette ville je n’ai pas reçu les honneurs d’une entrée triomphale, je viens d’être l’objet d’autres honneurs très semblables quoique de caractère totalement opposé. Avoue, ô juge ignorant, que ces glas funèbres qui célèbrent mon entrée à *** auraient contristé l’homme le plus jovial de l’univers !
– Bravo, Felipe ! répliqua le juge, que nous appellerons Joaquin Zarco. Tu ne saurais me plaire davantage. Cette mélancolie cadre parfaitement avec ma tristesse...
– Toi, triste !... et depuis quand ?
Joaquin haussa les épaules et non sans peine retint un soupir...
Quand deux amis qui s’aiment vraiment se revoient après une longue séparation, on dirait que ressuscitent toutes les pensées sur lesquelles ils n’ont pas pleuré ensemble.
Je feignis de ne pas comprendre pour le moment, et entretins Zarco de choses indifférentes.
Sur ce nous pénétrâmes dans son élégante demeure. Je ne pus retenir une exclamation :
– Diantre, mon ami ! tu es bien installé ! quel ordre, quel goût en tout point ! Idiot que je suis !... Je devine... tu te seras marié !...
– Je ne me suis pas marié, répondit le juge, la voix un peu troublée. Je ne me suis pas marié et ne me marierai jamais.
– Que tu ne te sois pas marié, je le crois, puisque tu ne me l’as pas écrit... ! La chose aurait valu la peine d’être annoncée ! Mais que tu ne te maries jamais, cela me paraît plus difficile et moins croyable.
– Je te le jure ! répliqua Zarco d’un ton solennel.
– Étrange métamorphose ! dis-je à mon tour. Toi, toujours partisan si résolu du septième sacrement, toi qui, voilà deux ans, m’écrivais pour me conseiller le mariage, me sortir maintenant cette nouvelle ! Mon ami, il a dû t’arriver quelque chose, et quelque chose de bien pénible !
– À moi ? dit Zarco en tressaillant.
– Oui, à toi ! poursuivis-je, et tu vas me le conter ! Tu vis ici tout seul, enfermé dans la morne réserve qu’exige ta fonction, sans un ami à qui révéler tes faiblesses de mortel.... Eh bien, raconte-moi tout, et voyons si je peux te servir à quelque chose.
Le juge étreignit mes mains en disant :
– Oui... oui... Tu sauras tout, mon ami ! Je suis bien malheureux !
Puis il se rasséréna un peu et ajouta, la voix brève :
– Habille-toi. Aujourd’hui toute la ville va visiter le cimetière : cela ferait mauvais effet si j’y manquais. Tu viendras avec moi. La soirée est belle : tu dois marcher pour te reposer du trot du cheval. Le cimetière est situé au milieu d’une campagne magnifique : la promenade ne te déplaira pas. Chemin faisant je te conterai l’histoire qui a empoisonné ma vie et tu verras si j’ai ou non quelques motifs de détester les femmes.
Une heure plus tard nous marchions, Zarco et moi, dans la direction du cimetière.
Mon pauvre ami me parla ainsi :
V
MÉMOIRES D’UN JUGE DE PREMIÈRE INSTANCE
I
Il y a deux ans, étant Promoteur fiscal à ***, j’obtins la permission de passer un mois à Séville.
Dans l’hôtel où j’étais descendu vivait depuis quelques semaines une femme jeune, élégante et très belle : on la disait veuve : d’où venait-elle ? quels motifs la retenaient à Séville ? autant de mystères pour les habitants de l’hôtel.
Son isolement, son luxe, son manque de relations et l’air de tristesse qui l’enveloppait permettaient mille conjectures ; tout cela joint à sa beauté incomparable, à la flamme et au goût avec lequel elle chantait et jouait du piano, ne tarda pas à éveiller en mon âme une inclination invincible vers cette femme.
Son appartement était juste au-dessus du mien, si bien que je l’entendais chanter et jouer, aller et venir : je savais même quand elle se mettait au lit, quand elle se levait, et – ce qui était très fréquent – les nuits qu’elle passait sans dormir. Au lieu de manger à la table d’hôte, elle se faisait servir dans sa chambre : jamais elle n’allait au théâtre : j’eus cependant l’occasion de la saluer plusieurs fois, soit dans l’escalier, soit dans quelque magasin, soit de balcon à balcon : au bout de peu de temps nous étions tous deux assurés du plaisir que nous éprouvions à nous voir.
Tu le sais, sans être triste, j’étais grave et ma réserve convenait parfaitement à l’existence retirée de cette femme : jamais je ne lui adressai la parole, jamais je ne tentai de lui rendre visite chez elle, jamais je ne la poursuivis de cette curiosité odieuse des autres habitants de l’hôtel.
Ce respect que je portais à sa mélancolie dut plaire à son orgueil de femme endolorie : je le dis parce qu’elle ne tarda pas à me regarder avec une certaine déférence, comme si nous nous étions révélés l’un à l’autre.
Quinze jours s’étaient écoulés ainsi, lorsque la fatalité..., rien moins que la fatalité..., m’introduisit un soir dans la chambre de l’inconnue.
Comme nos appartements occupaient la même situation dans l’immeuble, sauf qu’ils se trouvaient à étages différents, leurs entrées étaient semblables. Ce soir-là donc, en revenant du théâtre, je montai, par distraction, plus haut que je ne devais, et j’ouvris la porte de sa chambre croyant que c’était la mienne.
La belle inconnue lisait et sursauta en me voyant. Je fus si déconcerté que je pus à peine m’excuser, mais mon trouble même et la hâte que je mis à vouloir m’éloigner convainquirent la dame que cette erreur n’était pas une ruse. Elle me retint donc avec une amabilité exquise « pour me prouver, dit-elle, qu’elle croyait à ma bonne foi et que je ne la dérangeais pas : elle finit par me demander de me tromper encore, mais sciemment désormais : elle ne pouvait supporter qu’une personne de mon caractère passât ses soirées sur le balcon à l’écouter chanter comme elle m’avait vu le faire, alors que son modeste talent serait honoré d’une attention plus rapprochée.
Malgré tout, ce soir-là, je crus de mon devoir de ne pas m’asseoir et je sortis.
Trois jours passèrent durant lesquels je n’osai pas davantage profiter de l’offre aimable de la belle chanteuse, au risque de passer pour rustre à ses yeux. C’est que j’en étais follement amoureux et je savais qu’en de telles amours avec une telle femme il ne pouvait y avoir de milieu : ou bonheur délirant ou souffrance extrême ; et puis je craignais l’atmosphère de tristesse qui l’entourait.
Cependant, ces trois jours passés, je montai au deuxième étage.
J’y restai toute la soirée : la jeune femme me dit qu’elle s’appelait Blanca, qu’elle était madrilène et veuve : elle joua du piano, chanta, me posa mille questions sur ma personne, ma profession, mon état, ma famille, etc. Toutes ses paroles, toutes ses observations me charmèrent, me captivèrent. De cette nuit, mon âme fut esclave de la sienne.
Le lendemain je revins, et le surlendemain aussi, et puis tous les jours et tous les soirs.
Nous nous aimions et n’avions pas prononcé un mot d’amour.
Mais, parlant d’amour, j’avais souligné plusieurs fois l’importance que j’attachais à ce sentiment, la violence de mes idées et de mes passions, et tout ce dont mon cœur avait besoin pour être heureux.
Elle, de son côté, m’avait montré qu’elle pensait comme moi.
Un soir elle me dit : – J’épousai mon mari sans amour. Peu de temps après, je le haïssais. Aujourd’hui, il est mort ! Dieu seul sait ce que j’ai souffert. Voilà comme j’entends l’amour : bonheur suprême ou enfer. Et pour moi, jusqu’à cette heure, il n’a toujours été qu’enfer !
Cette nuit-là je ne dormis pas.
Je la passai à analyser les derniers mots de Blanca.
Comme je suis superstitieux ! Cette femme me faisait peur. En viendrions-nous à ce point que je sois son bonheur céleste, et elle mon enfer ?
Cependant mon mois de congé expirait.
Je pouvais en demander un autre sous prétexte de maladie,... mais devais-je le faire ?
Je consultai Blanca.
– Pourquoi me le demandez-vous, à moi ? répondit-elle en me prenant la main.
– Mais, cela va de soi, Blanca..., répandis-je. Je vous aime : est-ce mal ?
– Non ! répliqua-t-elle en pâlissant.
Et ses yeux noirs laissèrent échapper deux torrents de flamme et de volupté...
II
Je demandai donc deux mois de congé : grâce à toi on me les accorda. Si seulement tu ne m’avais jamais rendu ce service !
Mes relations avec Blanca ne furent pas de l’amour, mais un délire, une folie, un fanatisme.
Loin de se calmer avec la possession de cette femme extraordinaire, mon exaltation s’accrut chaque jour davantage : chaque jour je découvrais en elle de nouveaux trésors de bonheur, de nouvelles sources de félicité...
Mais, dans mon âme comme dans la sienne, surgissaient en même temps de mystérieux effrois.
Nous avions peur de nous perdre !... Voilà notre inquiétude.
Pour se soutenir, pour ne pas décroître, les amours vulgaires ont besoin de crainte. C’est pourquoi l’on a dit que toute relation illégitime est plus violente que le mariage. Mais un amour comme le nôtre trouvait des douleurs cachées dans sa fragilité même, dans son instabilité, dans son manque de liens indissolubles...
Blanca me disait :
– Jamais je n’espérai être aimée d’un homme comme toi ; et après toi je ne vois pour mon cœur ni amour, ni bonheur possibles. Joaquin, un amour comme le tien, voilà ce qu’il fallait à ma vie : je m’étiolais sans lui ; et sans lui je mourrais... Dis-moi que jamais tu ne m’oublieras.
– Marions-nous, Blanca ! répondais-je.
Et Blanca inclinait la tête tristement.
– Oui, marions-nous ! redisais-je, sans comprendre ce désespoir muet.
– Comme tu m’aimes ! répliquait-elle. Un autre homme à ta place repousserait cette idée, si je la lui proposais. Toi, au contraire...
– Moi, Blanca, je suis orgueilleux de toi ; je veux te montrer aux yeux du monde ; je veux perdre toute inquiétude pour l’avenir ; je veux savoir que tu es à moi, pour toujours. Et puis, tu connais mon caractère : tu sais que jamais je ne transige avec l’honneur... Eh bien, la société où nous vivons traite notre bonheur de crime... Pourquoi ne pas nous racheter au pied de l’autel ? Je te veux pure, je te veux noble, je te veux sainte ! Je t’aimerai alors bien plus qu’aujourd’hui !... accepte ma main !
– Je ne puis ! répondait cette femme incompréhensible.
Et ce débat se reproduisit mille fois.
Un jour que je parlai longuement contre l’adultère et contre toute immoralité, Blanca s’émut étrangement : elle pleura, me remercia, et répéta comme de coutume :
– Comme tu m’aimes ! Que tu es bon, et grand, et noble !
Avec cela la prolongation de mon congé touchait à sa fin.
Il me fallait revenir à mon poste : je l’annonçai à Blanca.
– Nous séparer ! cria-t-elle avec une angoisse infinie.
– Tu l’as voulu ! répondis-je.
– C’est impossible !... je t’adore, Joaquin.
– Blanca, moi aussi je t’adore !
– Abandonne ta carrière... Je suis riche... nous vivrons ensemble ! s’écria-t-elle en me fermant la bouche pour arrêter ma réplique.
Je lui baisai la main et répondis :
– De mon épouse, j’accepterais cette offre, malgré le sacrifice que je devrais faire... Mais de toi...
– De moi ! dit-elle en pleurant. De la mère de ton enfant !
– Qui ? Toi ! Blanca !
– Oui... Dieu vient de me dire que je suis mère... Mère pour la première fois ! Par toi ma vie est complète, Joaquin ! Mais à peine ai-je commencé à jouir de cette félicité absolue que tu veux arracher l’arbre de mon bonheur ! Tu me donnes un enfant et tu m’abandonnes, toi !...
– Sois mon épouse, Blanca ! telle fut ma réponse. Nous ferons le bonheur de cet ange qui frappe aux portes de la vie.
Longtemps Blanca demeura silencieuse.
Puis elle leva la tête avec une tranquillité inexprimable et murmura :
– Je serai ton épouse.
– Merci ! Merci, Blanca chérie !
– Écoute, dit-elle au bout d’un moment : je ne veux pas que tu abandonnes ta carrière...
– Ah ! femme sublime !...
– Rejoins ton tribunal... Combien de temps te faut-il pour y régler tes affaires, solliciter du Gouvernement une prolongation de congé et revenir à Séville ?
– Un mois.
– Un mois... repartit Blanca. Bien ! Je t’attends ici. Reviens dans un mois et je serai ton épouse. Nous sommes le 15 avril... Le 15 mai, sans faute !
– Sans faute !
– Tu me le jures ?
– Je te le jure !
– Encore une fois ! répliqua-t-elle.
– Je te le jure.
– M’aimes-tu ?
– De toute mon âme.
– Eh bien pars, et reviens ! Adieu...
Elle dit et me supplia de la laisser et de partir sans perdre un moment.
Je me séparai d’elle et partis pour le jour même.
III
J’arrivai à ***.
Je préparai ma maison pour recevoir mon épouse : je sollicitai et obtins, comme tu le sais, un nouveau congé d’un mois : je réglai toutes mes affaires si activement qu’au bout de quinze jours je me vis libre de revenir à Séville.
Je dois te faire remarquer que, durant ce demi-mois, je ne reçus pas une seule lettre de Blanca, bien que je lui en eusse adressé six. Ce fait m’avait contrarié vivement. Le délai que m’avait concédé ma bien-aimée n’était qu’à moitié écoulé : néanmoins je partis pour Séville où j’arrivai le 30 avril.
Immédiatement je me dirigeai vers l’hôtel qui avait été le nid de nos amours.
Blanca avait disparu deux jours après mon départ sans faire connaître l’endroit où elle se rendait.
Imagine la douleur que me causa cette déception ! Ne pas m’écrire qu’elle partait ! Partir sans dire où elle allait ! Me faire perdre complètement sa trace ! S’échapper enfin comme une criminelle dont la faute est découverte.
Pas un instant il ne me vint à l’idée de rester à Séville jusqu’au 15 mai pour attendre et voir si Blanca reviendrait... La violence de ma douleur et de mon indignation, l’humiliation que j’éprouvais d’avoir aspiré à la main d’une telle aventurière, ne laissaient place à aucune espérance, à aucune illusion, à aucune consolation. Espérer eût été une offense à ma conscience même, qui déjà voyait en Blanca l’être odieux et répugnant masqué jusqu’alors par l’amour ou le désir. Sans aucun doute cette femme voluptueuse et hypocrite m’avait aimé d’un amour tout sensuel ; mais prévoyant l’inconstance habituelle de son cœur capricieux, elle n’avait pas pensé un instant à notre union. Tourmentée à la fin par mon amour et ma loyauté, elle avait joué une ignoble comédie afin de s’échapper impunément. Quant à cet enfant annoncé avec tant d’allégresse, je ne doutais pas non plus que ce ne fût un autre mensonge, une autre fourberie, une autre moquerie cruelle !... On avait peine à comprendre tant de perversité dans une créature si belle et si intelligente !
Je ne demeurai que trois jours à Séville : le 4 mai je partis pour Madrid, renonçant à ma charge, pour voir si ma famille et le tourbillon du monde me feraient oublier cette femme qui pour moi avait été tour à tour et le bonheur suprême et l’enfer.
Enfin, il y a une quinzaine de mois, je dus accepter le poste de juge dans cette autre ville, où, tu l’as vu, on ne peut dire que je vis très content. Mais le pire de tout est que, dans mon horreur pour Blanca, je déteste beaucoup plus encore les autres femmes... pour la simple raison qu’elles ne sont pas elle...
Es-tu convaincu, maintenant, que jamais je ne me marierai ?
VI
LE CORPS DU DÉLIT
Quelques secondes après que mon ami Zarco eut terminé le récit de ses amours, nous arrivâmes au cimetière.
Le cimetière de *** n’est qu’un champ inculte et solitaire, semé de croix de bois et entouré d’un mur de terre. Ni pierres ni sépultures ne troublent la monotonie de ce séjour. Dans la froide terre, pauvres et riches, nobles et plébéiens reposent, rendus égaux par la mort.
Dans ces misérables cimetières, si nombreux en Espagne, et qui sont peut-être les endroits les plus poétiques et les plus originaux de ce pays, il arrive souvent que pour enterrer un corps il faut en exhumer un autre, ou pour mieux dire, tous les deux ans on jette sur la terre une nouvelle couche de morts. Cela tient à l’exiguïté de l’enceinte et a pour résultat qu’autour de chaque fosse nouvelle on voit mille restes blanchis que de temps en temps on porte à l’ossuaire commun.
J’ai vu plus d’une fois ces ossuaires !... En vérité, ils méritent d’être vus ! Figurez-vous dans un coin du cimetière une espèce de pyramide d’ossements, une colline d’ivoire multiforme, un tas de crânes, de fémurs, de tibias, d’humérus, de clavicules brisées, de colonnes dorsales égrenées, de dents semées çà et là, de côtes qui protégèrent des cœurs, de doigts disséminés... et tout cela sec, froid, mort, calciné... Figurez-vous, figurez-vous cette horreur !
Et quels voisinages ! Les ennemis, les rivaux, les époux, les parents avec leurs enfants non seulement rassemblés mais confondus, mélangés en fragments, comme moisson battue, comme paille brisée... Et le bruit impressionnant d’un crâne qui en heurte un autre ou roule de haut en bas à travers ces tronçons brisés et creux qui furent des hommes ! Et le rire insultant de ces crânes !
Mais revenons à notre histoire !
Nous allions, Joaquin et moi, heurtant d’un pied sacrilège tous ces restes inanimés, tantôt pensant au jour où d’autres pieds fouleraient nos os, tantôt prêtant à chaque ossement une histoire, cherchant à trouver le secret de la vie dans ces crânes où peut-être habita le génie ou hurla la passion, et maintenant vides comme la cellule d’un moine mort ; parfois essayant de deviner à la forme, à la dureté et à la dentition, si tel crâne avait appartenu à une femme, à un enfant ou à un vieillard. Tout à coup les regards du juge demeurèrent fixés sur un de ces globes d’ivoire.
– Qu’est cela ? s’écria-t-il en reculant un peu. Qu’est-ce, mon ami ? N’est-ce pas un clou ?
Parlant ainsi, de sa canne il retournait un crâne assez frais encore, qui avait conservé quelques mèches épaisses de cheveux noirs.
Je regardai et demeurai stupéfait comme mon ami... Ce crâne était traversé par un clou de fer ! La tête aplatie de ce clou se montrait sur la partie supérieure du frontal tandis que la pointe sortait par ce qui avait été le palais.
Que pouvait signifier cela ?
De l’étonnement nous passâmes aux conjectures, et des conjectures à l’horreur !...
– Je reconnais la Providence ! s’écria finalement Zarco. Un crime épouvantable allait demeurer impuni et voilà qu’il se dénonce de lui-même à la justice ! J’accomplirai mon devoir d’autant que Dieu lui-même, semble-t-il, me l’ordonne directement en plaçant devant mes yeux la tête transpercée de la victime ! Ah ! oui... je jure de n’avoir de cesse que l’auteur de cet horrible crime expie sa méchanceté sur le gibet !
VII
PREMIÈRES RECHERCHES
Mon ami Zarco était le modèle des juges.
Droit, infatigable, passionné pour la justice autant par goût que par obligation, il vit en cette affaire un champ assez vaste pour déployer toute son intelligence, tout son zèle, tout son fanatisme – excusez le mot – à faire observer la loi.
Immédiatement il fit chercher un greffier et commença le procès.
Après avoir témoigné longuement de sa trouvaille, il appela le fossoyeur.
Le lugubre personnage se présenta devant la loi, pâle et tremblant. À la vérité, entre ces deux hommes devait se passer une scène horrible ! Je me rappelle leur dialogue mot pour mot.
Le Juge. – À qui peut avoir appartenu ce crâne ?
Le fossoyeur. – Où Votre Seigneurie l’a-t-elle trouvé ?
Le Juge. – Ici même.
Le fossoyeur. – Alors il appartient à un cadavre que j’ai déterré hier pour enterrer une vieille morte la nuit d’avant : il est déjà quelque peu « passé ».
Le Juge. – Pourquoi avez-vous déterré ce cadavre et non un autre plus ancien ?
Le fossoyeur. – Je l’ai déjà dit à Votre Seigneurie : pour mettre la vieille à sa place ! La Municipalité ne veut pas admettre que ce cimetière est trop petit pour tous les gens qui meurent maintenant ! Aussi on ne laisse pas les morts se dessécher en terre et je dois les transporter à moitié vifs à l’ossuaire commun !
Le Juge. – Et pourrez-vous savoir de qui est le cadavre dont voici la tête ?
Le fossoyeur. – Ce n’est pas très facile, Monsieur.
Le Juge. – Cependant, il le faut ! Allons, réfléchissez tranquillement.
Le fossoyeur. – J’ai trouvé un moyen de le savoir...
Le Juge. – Dites-le.
Le fossoyeur. – Le cercueil de ce mort était en bon état quand je l’ai sorti de terre. Je l’ai porté chez moi pour utiliser les planches du couvercle. Peut-être portent-elles quelque indication, initiales, galons ou quelqu’une de ces choses dont on se sert aujourd’hui pour orner les cercueils....
Le Juge. – Voyons ces planches.
Tandis que le fossoyeur allait chercher les fragments du cercueil, Zarco ordonna à un agent d’envelopper le crâne mystérieux dans un mouchoir pour l’emporter chez lui.
Le fossoyeur arriva avec les planches.
Comme nous l’espérions, on trouva sur l’une d’elles quelques morceaux de galon doré qui, fixé au bois par de petits clous de laiton, avaient dû former des lettres et des chiffres...
Mais le galon était rompu et il était impossible de retrouver ces caractères.
Mon ami ne se découragea pas cependant : il fit arracher complètement le galon et, à l’aide des clous existants et des traces de pointe des autres qui avaient été fixés sur la planche, il reconstitua les signes suivants :
A. G. R.
1843
R. I. P.
À cette découverte Zarco rayonna d’enthousiasme.
– En voilà assez ! en voilà plus qu’il ne faut ! s’exclama-t-il plein de joie. Avec ce fil, je parcourrai le labyrinthe et je découvrirai tout !
Il confia la planche à l’agent comme il lui avait confié le crâne, et nous revînmes en ville.
Sans un moment de repos, nous nous dirigeâmes vers la paroisse la plus proche.
Zarco demanda au curé le registre des sépultures de l’année 1843.
Le greffier le parcourut feuille à feuille, d’inscription à inscription.
Ces initiales A. G. R. ne répondaient à aucun défunt.
Nous passâmes à une autre paroisse.
La ville en compte cinq : à la quatrième que nous visitâmes, le greffier trouva cette mention de sépulture :
« En l’église paroissiale de San..., de la ville de *** le 4 mai 1843, se célébrèrent les funérailles de première classe, et fut enterré au cimetière commun D. ALFONSO GUTIERREZ DEL ROMERAL, natif et habitant de cette ville, non muni des sacrements de l’Église et mort intestat, ayant succombé la nuit précédente à une apoplexie foudroyante, à l’âge de trente et un ans. Il était marié à dona Gabriella Zahara del Valle, née à Madrid, et ne laisse pas d’enfants. Et pour valoir...
Zarco prit acte de cette inscription, certifiée par le curé, et nous retournâmes à la maison,
En chemin le Juge me dit :
– Tout me paraît très clair. Avant huit jours cette affaire qui, il y a deux heures semblait si obscure, sera terminée. Nous nous trouvons ici en face d’une apoplexie foudroyante causée par un fer qui a pointe et tête, et qui frappa de mort subite un certain don Alfonso Guttierez del Romeral. C’est-à-dire, nous avons le clou, il ne me faut plus trouver que le marteau.
VIII
DÉPOSITIONS
Un habitant de la ville déclara :
Que don Alfonso Gutierrez del Romeral, jeune et riche propriétaire de cette localité, demeura quelques années à Madrid d’où il revint en 1840 marié à une dame très belle nommée doña Gabriela Zahara ;
Que le déclarant était allé quelquefois en soirée chez les nouveaux mariés et eut l’occasion d’observer la paix et le bonheur qui régnaient dans le ménage ;
Que quatre mois avant la mort de don Alfonso son épouse était allée passer quelque temps à Madrid au sein de sa famille, au dire du mari lui-même ;
Que la jeune femme revint dans les derniers jours d’avril, c’est-à-dire trois mois et demi après son départ ;
Que huit jours après son arrivée se produisit la mort de don Alfonso ;
Que la veuve étant tombée malade à la suite de la douleur que lui causa cette perte, elle fit savoir à ses amis que la vie lui était insupportable dans une ville où tout lui parlait de son cher et malheureux époux, et elle partit définitivement vers le milieu de mai, dix ou douze jours après la mort de son époux ;
Que c’était tout ce qu’il pouvait déclarer, et que c’était la vérité sous la foi du serment qu’il avait prêté, etc...
D’autres habitants firent des déclarations à peu près identiques à la précédente.
Les serviteurs de feu Gutierrez déclarèrent :
Après avoir répété sur les renseignements des habitants :
Que la paix du ménage n’était pas aussi grande qu’on le disait en public ;
Que la séparation de trois mois et demi qui précéda les huit derniers jours où les époux vécurent ensemble, fut une rupture tacite, consécutive à de nombreuses difficultés qui séparaient les deux jeunes époux depuis le début de leur mariage ;
Que la nuit où mourut leur maître les époux se réunirent dans la chambre nuptiale, comme ils le faisaient depuis le retour de la dame, et contrairement à leur ancienne habitude de dormir chacun dans leur chambre respective ;
Qu’au milieu de la nuit les serviteurs entendirent sonner violemment la sonnette au bruit de laquelle s’ajoutaient les cris affreux de la dame ;
Qu’ils accoururent et virent sortir cette dernière de la chambre nuptiale, les cheveux en désordre, pâle et convulsée, criant au milieu de sanglots déchirants :
« Une apoplexie ! Un médecin ! Mon Alfonso ! Monsieur se meurt !... »
Qu’ils entrèrent dans la chambre et virent leur maître étendu sur le lit et déjà mort ; et qu’un médecin étant accouru, il confirma que don Alfonso était mort d’une congestion cérébrale.
Le médecin. Interrogé au sujet de l’allégation précédente dit : qu’elle était exacte en tous points.
Le même médecin et deux autres :
Ayant été mis en présence du crâne de don Alfonso et ayant été interrogés sur le point de savoir si la mort ainsi reçue pouvait paraître aux yeux de la science comme une apoplexie, répondirent que oui.
Alors mon ami dicta l’arrêt suivant :
« Considérant que la mort de don Alfonso Gutierrez del Romeral a dû être instantanée et consécutive à l’enfoncement du clou dans la tête de la victime ;
« Considérant que, lorsqu’il mourut, il était seul avec son épouse dans la chambre nuptiale ;
« Considérant qu’il est impossible d’attribuer à un suicide une telle mort à cause des difficultés matérielles qu’offre son exécution de la main de la victime ;
« Déclare accusée de cette affaire et auteur de la mort de don Alfonso son époux, doña Gabriela Zahara del Valle, pour l’arrestation de laquelle seront envoyées les commissions nécessaires, etc., etc. »
– Dis-moi, Joaquin... demandai-je au juge, penses-tu qu’on arrêtera Gabriela Zahara ?
– Sans aucun doute !
– Et pour quelle raison es-tu si affirmatif ?
– Parce qu’au milieu de ce mécanisme judiciaire il y a comme une fatalité dramatique qui ne pardonne jamais. Ou, pour être plus clair : quand les os sortent de la tombe pour témoigner, il ne reste que peu de chose à faire aux tribunaux.
IX
L’HOMME PROPOSE...
Malgré les espérances de mon ami Zarco, Gabriela Zahara ne parut pas.
Commissions rogatoires, tout fut inutile.
Trois mois passèrent.
L’affaire fut jugée par contumace.
J’abandonnai la ville de *** non sans promettre à Zarco de revenir l’année suivante.
X
DUO EN MI MAJEUR
Cet hiver-là, je le passai à Grenade.
C’était un soir de grand bal chez la très opulente dame de X... qui avait eu la bonté de m’inviter à la fête.
Peu après mon arrivée dans cette magnifique demeure où étaient réunies toutes les beautés célèbres de l’aristocratie de Grenade, j’aperçus une femme très belle dont j’aurais remarqué le visage entre mille, à supposer que Dieu en eût fait un second qui lui ressemblât.
C’était mon inconnue, la dame mystérieuse, la désenchantée de la diligence, ma compagne de voyage, le numéro 1 dont je vous parlai au début de ce récit !
Je courus la saluer : elle me reconnut sur-le-champ.
– Madame, lui dis-je, j’ai tenu ma promesse de ne pas vous chercher. J’ignorais que je pouvais vous rencontrer ici. Si je l’avais su, peut-être ne serais-je pas venu, par crainte de vous être désagréable. Maintenant que je vous vois devant moi, j’espère que vous me direz si je puis vous reconnaître, s’il m’est permis de vous parler, si l’interdit qui m’éloignait de vous est suspendu.
– Je vois que vous êtes vindicatif... me répondit-elle avec grâce en me tendant la main. Mais je vous pardonne. Comment allez-vous ?
– En vérité, je l’ignore ! répondis-je. Ma santé, la santé de mon âme, – car dans un bal vous ne me demandez pas autre chose – dépend de la santé de votre âme à vous. Je veux dire que mon bonheur ne peut être qu’un reflet du vôtre. Est-il guéri, ce pauvre cœur ?
– La galanterie vous ordonne de le désirer, répondit la dame, et mon apparente gaieté vous permet de le supposer : mais..., vous le savez aussi bien que moi,... les blessures du cœur ne se guérissent pas.
– Mais on les soigne, madame, comme disent les médecins : elles deviennent supportables : une peau rosée s’étend sur la cicatrice rouge : une illusion s’élève sur une déception.
– Mais cette œuvre est illusoire...
– Comme la première, madame ; comme toutes ! Vouloir croire, vouloir être heureux... voilà le bonheur. Mirabeau, à sa mort, n’accepta pas l’offre généreuse d’un jeune homme qui voulait transfuser son sang dans les artères appauvries du grand homme... Ne soyez pas comme Mirabeau ! Buvez une nouvelle vie dans le premier cœur vierge qui vous offre sa riche sève ! Et puisque vous n’aimez pas les galanteries, j’ajouterai, pour appuyer mon conseil, qu’en parlant ainsi je ne défends pas mes intérêts.
– Pourquoi cette dernière phrase ?
– Parce que, moi aussi, j’ai quelque chose de Mirabeau, non dans la tête mais dans le sang. Comme à vous il me faut... un printemps qui me vivifie !
– Nous sommes bien malheureux ! Enfin.., von aurez la bonté de ne plus me fuir, dorénavant...
– Madame, j’allais vous demander l’autorisation de vous rendre visite.
Nous nous séparâmes.
– Quelle est cette femme ? demandai-je à un ami ?
– Une Américaine qui s’appelle Mercedes de Meridanueva, me répondit-il. Voilà tout ce que j’en sais, et beaucoup plus qu’on n’en sait en général.
XI
FATALITÉ
Le jour suivant je rendis visite à ma nouvelle amie à l’Hôtel de los Siete Suelos de l’Alhambra.
La délicieuse Mercedes me traita comme un intime : elle m’invita à me promener avec elle à travers ce paradis de la nature et ce temple de l’art : puis je dus l’accompagner au dîner.
Nous parlâmes de bien des choses perdant les six heures que nous restâmes ensemble : comme les déceptions d’amour formaient le thème qui toujours revenait, je dus lui conter l’histoire des amours de mon ami Zarco.
Elle l’écouta avec grande attention : lorsque j’eus terminé, elle se mit à rire et me dit :
« Monsieur Felipe, que cela vous serve de leçon pour ne pas tomber amoureux des femmes que vous ne connaissez pas.
– N’allez pas croire, répondis-je vivement, que j’ai inventé cette histoire ou que je vous la rapporte en me figurant que toutes les dames mystérieuses qui se rencontrent en voyage ressemblent à celle qui trompa mon condisciple !...
– Merci... Mais ne continuez pas, répliqua-t-elle en se levant. Sans doute il peut se trouver dans l’Hôtel de los Siete Suelos de Grenade des femmes qui ressemblent à celle qui, si facilement, s’énamoura de votre ami dans l’hôtel de Séville. Quant à moi, je ne cours aucun risque de devenir amoureuse de personne, car jamais je ne parle trois fois avec un même homme...
– Madame ! c’est me dire de ne plus revenir !...
– Non : c’est vous annoncer que demain, au point du jour, je quitterai Grenade et que probablement nous ne nous reverrons jamais.
– Jamais ! Vous me l’avez dit déjà à Malaga, après notre fameux voyage... ; et cependant nous nous sommes revus.
– Enfin, laissons le champ libre à la fatalité. Pour ma part, je vous le répète, c’est notre adieu... éternel...
Ayant prononcé ces paroles si graves, Mercedes me tendit la main et me fit une profonde révérence.
Je m’éloignai, vivement ému non seulement par les phrases froides et dédaigneuses avec lesquelles cette femme m’avait à nouveau écarté de sa vie, comme lors de notre séparation à Malaga, mais encore devant l’incurable douleur que je vis se peindre sur son visage tandis qu’elle s’efforçait de sourire en me disant adieu pour la dernière fois...
Pour la dernière fois !... Hélas ! Plût à Dieu que c’eût été la dernière !
Mais le destin en avait disposé autrement.
XII
JEUX DU DESTIN
Quelques jours plus tard, mes affaires me rappelèrent auprès de Joaquin Zarco.
J’arrivai à la ville de ***.
Mon ami continuait d’être triste et seul et se réjouit vivement de me voir.
Il n’avait rien appris de nouveau au sujet de Blanca ; mais il ne pouvait l’oublier non plus, ne fût-ce qu’un moment...
Sans aucun doute cette femme devait dominer sa vie... être son Paradis ou son Enfer, comme le malheureux avait accoutumé de dire !
Nous verrons bientôt que ce jugement superstitieux ne le trompait pas.
Le soir même de mon arrivée, nous étions dans son bureau, prenant connaissance des dernières démarches effectuées pour se saisir de Gabriele Zahara del Valle : toutes étaient inutiles, sans aucun doute. Un agent entra et remit au jeune juge un billet ainsi conçu :
« Dans l’hôtel del Léon une dance désire parier à Monsieur Zarco. »
– Qui a porté cela ? demanda Joaquin.
– Un domestique.
– De la part de qui ?
– Il ne m’a pas donné de nom.
– Et ce domestique ?
– Il est reparti aussitôt.
Joaquin réfléchit, puis dit tristement :
– Une dame !... à moi ! Je ne sais pourquoi ce rendez-vous m’effraie !... que t’en semble, Felipe ?
– Que ton devoir de juge est d’y aller. Il peut s’agir de Gabriela Zahara.
– Tu as raison... j’irai ! dit Zarco passant la main sur son front.
Prenant une paire de pistolets, il se drapa dans sa cape et partit sans me permettre de l’accompagner.
Deux heures plus tard, il revint.
Il était agité, tremblant, balbutiant....
Très vite je reconnus qu’une joie extrême était cause de cette agitation.
Zarco me pressa convulsivement dans ses bras, et s’écria à mots entrecoupés par la joie :
– Ah ! si tu savais !... si tu savais, mon ami !
– Je ne sais rien ! répondis-je. Que t’arrive-t-il ?
– Je suis heureux ! Je suis le plus heureux des hommes !
– Eh bien, qu’y a-t-il ?
– Le billet où l’on m’appelait à l’hôtel...
– Continue.
– Il était d’elle !
– De qui ? De Gabriela Zahara ?
– Laisse cela, ami ! Qui pense encore à ces tristesses ? D’elle ! de l’autre !
– Mais, quelle autre ?
– Qui cela pourrait-il être ? Blanca ! Mon amour ! ma vie ! la mère de mon enfant !
– Blanca ? répliquai-je étonné. Mais ne disais-tu pas qu’elle t’avait trompé ?
– Ah ! non ! Ce fut une hallucination de ma part !....
– Dont tu souffres maintenant ?...
– Non ; dont je souffris alors.
– Explique-toi.
– Écoute : Blanca m’adore....
– Poursuis. Tu le dis, mais cela ne prouve rien.
– Quand nous nous séparâmes, Blanca et moi, le 15 avril, nous décidâmes de nous retrouver à Séville pour le 15 mai. Peu de temps après mon départ, elle reçut une lettre où on lui disait que sa présence était nécessaire à Madrid pour affaires de famille. Comme elle pouvait disposer d’un mois, elle s’y rendit et retourna à Séville plusieurs jours avant le 15 mai. Mais moi, plus impatient qu’elle, j’accourus au rendez-vous quinze jours avant la date fixée : ne trouvant pas Blanca à l’hôtel, je me crus trompé... je n’attendis pas... Enfin j’ai passé deux années de torture à cause de ma légèreté.
– Mais une lettre aurait évité tout cela...
– Elle dit qu’elle avait oublié le nom de la ville où j’étais promoteur, poste que j’abandonnai, immédiatement, tu le sais, en partant pour Madrid...
– Ah ! Pauvre ami, m’écriai-je. Je vois que tu veux te convaincre ; que tu t’obstines à te consoler ! Cela vaut mieux ainsi ! Allons, voyons : quand te maries-tu ? Car je suppose qu’une fois dissipés les nuages du soupçon resplendira le soleil radieux du mariage !...
– Ne ris pas ! s’écria Zarco. Tu seras mon témoin.
Avec plaisir ! Ah ! et l’enfant ? Votre enfant ?
– Il est mort !
– Cela encore ! Eh bien, mon cher... dis-je étourdiment, que Dieu fasse un miracle !
– Comment !
– Je dis... que Dieu te donne le bonheur !
XIII
DIEU DISPOSE
Nous en étions là de notre conversation lorsque nous entendîmes frapper violemment à la porte de la rue.
Il était deux heures du matin.
Sans savoir pourquoi, Joaquin et moi, nous frissonnâmes...
On ouvrit. Quelques secondes plus tard, dans le bureau entra un homme qui pouvait à peine respirer : d’une voix entrecoupée et avec une allégresse indescriptible il s’écriait :
– Bonne nouvelle ! Bonne nouvelle, camarade ! Nous avons vaincu.
C’était le procureur du tribunal.
– Expliquez-vous, ami, dit Zarco en lui avançant une chaise. Qu’arrive-t-il, que vous veniez à cette heure avec une telle joie ?
– Il y a que... Oh ! c’est presque sans importance !... Il y a que Gabriela Zahara...
– Comment ?... Quoi ?... dîmes-nous, le coupant en même temps, Zarco et moi.
– ... Vient d’être arrêtée !
– Arrêtée ! cria le juge plein de joie.
– Oui, Monsieur ; arrêtée ! répéta le procureur. La garde civile suivait sa trace depuis un mois, et, comme vient de me le dire le veilleur de nuit qui d’ordinaire m’accompagne du Casino à mon domicile, nous la tenons maintenant en lieu sûr, dans la prison de notre très noble ville...
– Allons-y donc... répliqua le juge. Cette nuit même nous recevrons son témoignage. Faites-moi le plaisir, je vous prie, d’aviser le greffier de l’affaire. Étant donné la gravité du cas, vous-même assisterez aux séances... Dites que l’on fasse appeler aussi le fossoyeur afin qu’il présente lui-même la tête de D. Alfonso Gutierrez, laquelle se trouve aux mains de l’agent. Il y a longtemps que j’ai médité cette terrible confrontation des deux époux. Grâce à elle l’épouse ne pourra nier son crime en voyant ce clou de fer qui, dans la bouche du crâne, ressemble à une langue accusatrice. Quant à toi – me dit ensuite Zarco – tu tiendras lieu de copiste pour que tu puisses assister à des scènes si intéressantes sans violer la loi.
Je ne répondis rien. Tout entier à sa joie de juge, – excusez l’expression, – mon ami n’avait pas conçu l’horrible soupçon qui sans doute vous agite, vous... Ce soupçon pénétra immédiatement dans mon cœur, le déchirant de ses ongles de fer. Gabriela et Blanca arrivées dans cette ville le même soir n’étaient, peut-être, qu’une seule et même personne !
– Dites-moi, demandai-je au procureur, tandis que Zarco se préparait à sortir. Où se trouvait Gabriela quand les gardes l’arrêtèrent ?
– À l’hôtel del León, me répondit-il.
Mon angoisse ne connut pas de limites !
Cependant, je ne pouvais rien faire, je ne pouvais rien dire sans compromettre Zarco : je ne devais pas non plus tourmenter l’âme de mon ami en lui communiquant mes lugubres suppositions que peut-être les faits allaient démentir. En outre, à supposer que Gabriela et Blanca fussent la même femme, à quoi bon le suggérer à l’avance à mon malheureux ami ? Que pouvait-il faire en cet effrayant conflit ? Fuir ? Je devais l’en empêcher, car c’était se trahir ! Déléguer un autre à sa place, en simulant une indisposition subite ? C’était abandonner Blanca qu’il pouvait si utilement défendre, pourvu que sa cause lui parût défendable ! Pour toutes ces raisons je devais garder le silence et laisser passer la justice de Dieu !
Telles furent mes pensées, du moins en cette situation urgente où l’on n’avait ni temps ni place pour des solutions immédiates... La catastrophe se précipitait tragiquement !... Le procureur avait déjà communiqué les ordres de Zarco aux agents : l’un d’eux s’était rendu à la prison pour faire préparer la salle d’audience à recevoir le Tribunal. Le commandant de la Garde civile entrait à ce moment pour communiquer personnellement, – tout satisfait de l’affaire – l’arrestation de Gabriela Zahara... Quelques noctambules, camarades de Cercle et amis du juge, ayant appris la nouvelle, venaient eux aussi en toute hâte : on eût dit qu’ils voulaient respirer et éprouver par avance les émotions du jour terrible où dame si noble et si belle monterait à l’échafaud... Enfin il n’y avait rien à faire qu’à s’avancer jusqu’au bord de l’abîme et prier Dieu que Gabriela ne fût pas Blanca.
Je dissimulai donc mon inquiétude et gardai pour moi mes soupçons. Vers quatre heures du matin, je suivis le juge, le procureur, le greffier, le commandant de la Garde civile et un peloton de curieux et de policiers, qui se transportèrent à la prison dans un tumulte joyeux.
XIV
LE TRIBUNAL.
Le fossoyeur attendait déjà.
La salle d’audience était illuminée à l’excès.
Sur la table on voyait une caisse de bois peinte en noir qui contenait le crâne de don Alfonso Gutierrez del Romeral.
Le juge prit place dans son fauteuil ; le procureur s’assit à sa droite, et le commandant de la Garde civile, par respect pour les pratiques locales, fut invité à assister également à l’interrogatoire, étant donné l’intérêt qu’éveillait, chez lui comme chez tous, ce procès retentissant. Le greffier et moi nous assîmes côte à côte à la gauche du juge : le geôlier et les gendarmes se groupèrent près de la porte, et derrière eux se glissèrent quelques curieux à qui leur situation de fortune avait permis de franchir, pour cette solennité, l’entrée du terrible local, alors qu’ils auraient dû se contenter de voir l’accusée, le secret de l’instruction ne permettant pas autre chose.
Le Tribunal étant ainsi constitué, le juge agita la sonnette et dit au geôlier :
– Faites entrer Gabriela Zahara.
Je me sentais mourir : au lieu de regarder la porte, je fixais Zarco pour lire sur son visage la solution du problème effrayant qui m’agitait.
Bientôt je vis mon ami pâlir, porter la main à sa gorge comme pour étouffer un rugissement de douleur et se retourner vers moi comme pour demander du secours...
– Tais-toi ! lui dis-je, en plaçant mon doigt sur mes lèvres.
Et immédiatement, j’ajoutai, avec le plus grand naturel, comme si je répondais à une observation de lui :
– Je le savais...
Le malheureux voulut se lever...
– Monsieur le Juge !... lui dis-je alors d’une voix et d’une mine tels qu’il comprit toute l’énormité de ses devoirs et des périls qu’il courait. Il se contracta alors horriblement, comme un homme qui tente de supporter un poids énorme, et se dominant enfin par cet effort, son visage présenta l’immobilité de la pierre. N’eût été la fièvre de ses yeux, on aurait dit que cet homme était mort.
Oui, l’homme était mort ! En lui ne survivait que le juge !
Quand j’eus acquis cette conviction, comme tout le monde je regardai l’accusée.
Imaginez ma surprise et mon effroi : ils furent presque aussi grands que ceux du malheureux juge... Gabriela Zahara n’était pas seulement la Blanca de mon ami, son amour de Séville, la femme avec qui il venait de se réconcilier à l’hôtel del León : c’était aussi mon inconnue de Malaga, mont amie de Grenade, la splendide Américaine Mercedes de Meridanueva !
Toutes ces femmes étranges se résumaient en une seule, en une femme dont on ne pouvait douter, une femme existant bien réellement, une seule sur qui pesait l’accusation d’avoir tué son mari et qui était condamnée à mort par contumace... !
Bien : mais cette accusée, cette condamnée, était-elle innocente ? Réussirait-elle à se disculper ? Se verrait-elle acquittée ?
Telle était mon unique et dernière espérance : telle devait être aussi celle de mon pauvre ami.
XV
LE JUGE
Le Juge est une loi qui parle
et la loi un juge muet.
La loi doit être comme la mort :
ne pardonner à personne.
(MONTESQUIEU)
Gabriela – appelons-la enfin de son vrai nom – était extrêmement pâle, mais aussi très tranquille. Ce calme dénotait-il son innocence ou prouvait-il cette insensibilité propre aux grands criminels ? La veuve de D. Alfonso se fiait-elle à son droit ou à la faiblesse de son juge ?
Mes doutes se dissipèrent bientôt.
Jusque-là, l’accusée n’avait regardé que Zarco : pour lui inspirer courage et lui apprendre à dissimuler, pour le menacer de dangereuses révélations ou pour l’assurer que sa Blanca ne pouvait avoir commis un assassinat, je ne sais... Mais observant sans doute l’effrayante impassibilité du juge, elle dut éprouver de la crainte : elle regarda alors les autres assistants comme pour chercher dans d’autres sympathies le secours moral dont avait besoin sa cause, bonne ou mauvaise.
Alors elle me vit : une rougeur subite, qui me parut de bon augure, empourpra son visage.
Mais bientôt elle se remit et reprit sa pâleur et sa tranquillité. Zarco sortit enfin de la stupeur où il était plongé : la voix dure et sévère comme le sceptre de la justice, il interrogea celle qui avait été son amie et devait être son épouse :
– Comment vous appelez-vous ?
– Gabriela Zahara del Valle de Gutierrez del Romeral, répondit l’accusée d’un ton doux et calme.
Zarco trembla légèrement : il venait d’entendre que sa Blanca n’avait jamais existé : elle le disait elle-même. Elle, avec qui trois heures plus tôt il avait à nouveau concerté l’ancien projet de mariage !
Par bonheur personne ne regardait le juge ; tous avaient les yeux fixés sur Gabriela dont la beauté singulière et la voix douce et paisible semblaient des signes d’innocence. Tout, jusqu’au costume noir, si simple, qu’elle portait, tout semblait parler en sa défense !
Zarco remis de son trouble dit, d’un ton effrayant, comme s’il jouait d’un seul coup toutes ses espérances :
– Fossoyeur, avancez : faites votre office ; ouvrez ce cercueil... Et il montrait la caisse noire où était enfermé le crâne de D. Alfonso.
– Vous, Madame, continua-t-il, regardant l’accusée avec des yeux de feu, approchez-vous et dites si vous reconnaissez cette tête !
Le fossoyeur ouvrit la caisse et la présenta ouverte à la veuve en deuil.
Celle-ci, qui avait fait deux pas en avant, fixa les yeux sur l’intérieur de ce singulier cercueil : la première chose qu’elle vit fut la tête du clou qui se détachait sur l’ivoire du crâne...
Un cri déchirant, aigu, un cri de mort comme en arrache un effroi soudain, ou comme ces cris qui précèdent la folie, sortit de la poitrine de Gabriela : elle recula épouvantée, s’arrachant les cheveux et balbutiant à mi-voix :
– Alfonso ! Alfonso !
Et puis elle demeura comme hébétée.
– C’est elle ! murmurâmes-nous tous, nous retournant vers Joaquin.
– Vous reconnaissez donc le clou qui donna la mort à votre mari, ajouta le juge en se levant dans une attitude terrible comme si lui-même sortait de sa tombe.
– Oui, monsieur... répondit Gabriela machinalement, avec l’intonation et les gestes de l’hébétude.
– C’est dire que vous avouez l’avoir assassiné ? demanda le Juge avec une telle angoisse que l’accusée revint à elle, tremblant violemment.
– Monsieur, répondit-elle alors, je ne veux plus vivre ! mais avant de mourir je veux être entendue...
Zarco se laissa tomber dans le fauteuil, l’air accablé : il me regarda comme pour me demander : que va-t-elle dire ?
Moi-même j’étais rempli d’effroi.
Gabriela poussa un profond soupir et parla ainsi :
– Je vais me confesser et dans ma confession consistera ma défense, insuffisante d’ailleurs pour me délivrer du gibet. Écoutez tous. Pourquoi nier l’évidence ? J’étais seule avec mon mari quand il mourut. Les domestiques et le médecin ont dû en témoigner. Par suite, moi seule ai pu donner la mort qu’est venue révéler cette tête, sortant tout exprès de son sépulcre... J’avoue donc que je suis coupable de ce crime si affreux !... Mais sachez qu’un homme m’a obligée à le commettre.
En entendant ces mots, Zarco frémit : cependant il domina sa crainte comme il avait dominé sa pitié et s’écria courageusement :
– Son nom, Madame ! Dites-moi au plus tôt le nom de ce malheureux !
Gabriela regarda le juge avec des yeux de fanatique adoration, comme une mère contemple son fils désolé : puis elle ajouta d’un ton mélancolique :
– Je pourrais, d’un mot, l’attirer dans l’abîme où il m’a fait tomber ! Je pourrais l’entraîner à l’échafaud pour l’empêcher de rester dans le monde où il me calomniera peut-être en se mariant avec une autre !... Mais je ne veux pas ! Je tairai son nom parce qu’il m’a aimée et que je l’aime ! Oui, je l’aime, et je sais pourtant qu’il ne fera rien pour empêcher ma mort !
Le juge étendit la main droite comme pour s’avancer...
Elle l’arrêta d’un regard caressant : elle semblait dire : « Attention ! tu te perds ! »
Zarco baissa la tête.
Gabriela continua :
– Mariée par force à un homme que j’avais en horreur, à un homme qui se rendit plus odieux encore lorsqu’il fut mon époux, par son manque de cœur et sa vie honteuse... je passai trois ans de martyre, sans amour, sans bonheur, mais résignée. Un jour que je parcourais le purgatoire de mon existence, cherchant – foi d’innocente – une sortie, je vis passer à travers les fers qui m’emprisonnaient un de ces anges qui viennent libérer les âmes lorsqu’elles ont mérité le ciel. Je m’attachai à son voile en disant : « Donne-moi le bonheur ! » et l’ange me répondit : « Tu ne peux plus être heureuse ! – Pourquoi ? – Parce que tu ne l’es pas ! » Il voulait dire que l’infâme qui m’avait alors martyrisée m’empêchait de voler avec cet ange au ciel de l’amour et du bonheur ! Concevez-vous inconséquence plus grande que cet argument de mon destin ! Je m’exprimerai plus clairement. J’avais rencontré un homme digne de moi et dont j’étais digne. Nous nous aimions : nous nous adorions. Mais lui qui ignorait l’existence de celui qu’on appelait mon époux ; lui qui, dès l’abord, pensa m’épouser ; lui qui ne transigeait avec rien d’illégal et d’impur, me menaçait de m’abandonner si nous ne nous mariions pas. C’était un homme exceptionnel, un modèle d’honneur, un caractère sévère et noble, dont l’unique faute dans la vie avait été de m’aimer trop... Nous allions avoir un enfant illégitime, c’est vrai : mais il est vrai aussi que, pas un instant il n’avait cessé, lui, le complice de mon déshonneur, d’exiger notre union devant Dieu... Je suis certaine que si je lui avais dit : « Je t’ai trompé ; je ne suis pas veuve ; mon époux est vivant... » il se serait éloigné de moi, me haïssant et me maudissant. J’inventai mille excuses, mille sophismes : à tout il répondait : « Sois mon épouse ! » Et je ne pouvais l’être ! Il crut que je ne l’aimais pas et commença à me haïr. Que faire ? Je résistai, je pleurai, je suppliai ; mais lui, même après l’annonce de notre enfant, me répéta qu’il ne me reverrait plus avant que je lui aie accordé ma main. Or ma main était liée à la vie d’un homme abject : entre sa mort et le malheur de mon enfant, de l’homme que j’adorais et le mien propre, je choisis et décidai d’arracher une vie inutile et misérable à celui qui était notre bourreau ! Je tuai donc mon mari... croyant exécuter un acte de justice sur ce criminel qui m’avait trompée d’une manière infâme en m’épousant. Mais, châtiment de Dieu, mon amant m’abandonna. Nous nous sommes retrouvés, depuis... Pourquoi, mon Dieu ! Ah ! que je meure promptement ! oui.., que je meure bientôt !
Gabriela se tut un moment, étouffée par les pleurs.
Zarco avait laissé tomber sa tête sur ses mains ; comme s’il méditait ; mais je voyais qu’il tremblait comme dans une crise.
– Monsieur le Juge ! répéta Gabriela avec une nouvelle énergie – que je meure au plus tôt !
Zarco fit un signe pour qu’on ramenât l’accusée.
Gabriela s’éloigna d’un pas ferme, non sans m’adresser auparavant un regard effrayant où se lisait plus d’orgueil que de remords.
XVI
LA SENTENCE
Je renonce à décrire la lutte effrayante qui se livra dans le cœur de Zarco et qui dura jusqu’au jour où il dut prononcer la sentence en cette affaire. Mes mots ne suffiraient pas pour vous faire comprendre ces horribles combats... Je dirai seulement que le magistrat l’emporta sur l’homme : Joaquin Zarco condamna à mort Gabriela Zahara.
Le lendemain le procès fut soumis au Tribunal de Séville : à ce moment Zarco prit congé de moi sur ces mots :
– Attends-moi ici jusqu’à mon retour. Veille sur cette malheureuse, mais ne la visite pas : ta présence l’humilierait au lieu de la consoler. Ne me demande pas où je vais : ne crains pas de ma part un suicide, qui serait laid et criminel. Adieu : pardonne-moi les ennuis que je t’ai causés.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vingt jours plus tard le Tribunal de la province confirma la condamnation à mort.
Gabriela Zahara fut mise « en chapelle ».
XVII
DERNIER VOYAGE
Le matin de l’exécution arriva : Zarco n’était pas revenu et l’on n’avait aucune nouvelle de lui.
À la porte de la prison, une foule immense attendait la sortie de la condamnée.
J’étais dans la foule : j’avais si bien respecté la volonté de mon ami en n’allant pas visiter Gabriela dans sa prison, que je croyais de mon devoir de représenter Zarco dans cet instant suprême en accompagnant jusqu’au pied de l’échafaud la femme qu’il avait aimée.
En la voyant paraître j’eus peine à la reconnaître : elle avait maigri horriblement ; à peine elle avait assez de forces pour porter à ses lèvres le crucifix qu’elle baisait à chaque instant.
– C’est moi, Madame... Puis-je vous servir en quelque chose ? lui demandai-je quand elle passa près de moi.
Elle fixa sur mon visage ses yeux éteints : quand elle m’eut reconnu, elle s’écria :
– Oh ! merci ! merci ! quelle consolation vous m’apportez à ma dernière heure ! Père, ajouta-t-elle en se retournant vers son confesseur, puis-je, chemin faisant, échanger quelques mots avec ce généreux ami ?
– Oui, ma fille, lui répondit le prêtre ; mais ne laissez pas de penser à Dieu.
Gabriela me demanda alors :
– Et lui ?
– Il est absent...
– Dieu lui donne le bonheur ! Dites-lui, quand vous le verrez, qu’il me pardonne, pour que Dieu me pardonne aussi. Dites-lui que je l’aime encore..., bien que son amour soit cause de ma mort...
– Je voudrais vous voir résignée...
– Je le suis ! Quel désir d’arriver en présence de mon Père Éternel ! Combien de siècles je pense passer en pleurant à ses pieds, jusqu’à ce qu’Il me reconnaisse comme sa fille et qu’Il me pardonne mes nombreux péchés !
Nous arrivâmes au pied de l’escalier fatal...
Ici il fallut nous séparer...
Une larme, peut-être la dernière qui restait encore dans ce cœur, mouilla les yeux de Gabriela, tandis que ses lèvres balbutièrent ces mots :
– Dites-lui que je meurs en le bénissant...
À ce moment on entendit dans la foule une violente clameur... À la fin on perçut clairement les mots de :
– Grâce ! Grâce
Et par la route large qu’ouvrait la multitude on vit avancer un homme à cheval : dans une main il tenait un papier, dans l’autre un mouchoir blanc.
C’était Zarco !
– Grâce ! Grâce ! criait-il, lui aussi, tout en galopant.
Enfin il mit pied à terre : accompagné du commandant des troupes il s’avança vers l’échafaud.
Gabriela qui avait déjà franchi quelques degrés s’arrêta ; elle regarda son amant d’un regard intense et murmura :
– Sois béni !
Aussitôt elle perdit connaissance.
Le décret ayant été lu et l’acte légalisé, le prêtre et Joaquin coururent détacher les mains de la condamnée graciée...
Mais toute miséricorde était déjà inutile... Gabriela Zahara était morte.
XVIII
MORALITÉ
Zarco est un des meilleurs magistrats de la Havane.
Il s’est marié et peut s’estimer heureux : la tristesse en effet n’est pas un malheur quand on n’a porté tort à personne sciemment.
Le fils que sa chère épouse vient de lui donner va dissiper le nuage de mélancolie qui obscurcit parfois le front de mon ami.
Cadix, 1853.
Don Pedro Antonio de ALARCÓN.
Recueilli dans : D. Pedro Antonio de Alarcón,
El Clavo / Le clou, Payot, 1932.
Traduction française de Marcel Mélandre.