La nuit de Noël du poète 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

P.-A. de ALARCON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Il y a bien des années (car j’avais sept ans), au crépuscule d’une journée d’hiver, et après la récitation des trois Ave Maria au son de l’Angelus, mon père me dit d’une voix solennelle :

« Pierre, cette nuit, tu ne te coucheras pas à la même heure que les poules. Tu es déjà grand, tu dois souper avec tes parents et tes grands frères. – Cette nuit, c’est Noël 2. »

Jamais je n’oublierai la joie avec laquelle j’écoutai ces paroles.

Je me coucherais tard !

Je lançai un regard de dédain à ceux de mes frères qui étaient plus petits que moi, et je me mis à chercher la manière de raconter à l’école, après le jour des Rois, cette première aventure, ce premier coup de tête, cette première dissipation de ma vie.

 

 

II

 

C’était déjà l’heure des âmes, comme on dit dans mon village 3.

Dans mon village : à quatre-vingt-dix lieues de Madrid : à mille lieues du monde : dans un repli de la sierra Neigeuse 4 !

Je crois vous voir encore, mes parents et mes frères !

Une énorme bûche de chêne pétillait au centre du foyer : le large et noir manteau de la cheminée nous couvrait : aux coins se trouvaient mes deux grand’mères. Cette nuit-là, elles restaient chez nous pour présider la fête de famille. Ensuite venaient mes parents, puis nous et, entre nous, les domestiques...

Car, dans cette fête-là, tous représentaient la Maison, et, tous, un même feu devait nous réchauffer.

Je me rappelle que les serviteurs étaient debout et les servantes à genoux ou accroupies. Leur humilité respectueuse leur défendait de prendre un siège.

Les chats dormaient au milieu du cercle, le dos au feu. Quelques flocons de neige tombaient par le tuyau de la cheminée, ce chemin des esprits follets !

Et le vent sifflait au loin, nous parlant des absents, des pauvres, des voyageurs !

Mon père et ma sœur aînée pinçaient de la harpe, et je les accompagnais, contre leur gré, sur un grand tambourin que j’avais fabriqué l’après-midi avec une cruche cassée.

Connaissez-vous la chanson des Étrennes, celle qui se chante dans les villages qui donnent sur l’orient du Mulhacem ?

Or c’est à cette musique que se réduisit notre concert.

Les servantes se chargèrent de la partie vocale et chantèrent des couplets à l’instar du suivant :

 

            Cette nuit, c’est la Bonne-Nuit,

            demain, c’est la Nativité.

            Va me chercher l’outre, Marie,

            parce que je vais m’enivrer.

 

Et tout était mouvement, contentement. Biscuits, brioches, pain d’épice, douceurs faites par les religieuses, rossolis, eau-de-vie de griottes, circulaient de main en main... Et l’on parlait d’aller à minuit à la Messe du coq, et à celle des Bergers, à l’aurore, et de faire du sorbet avec la neige qui tapissait le patio 5, et de voir la Nativité 6 que nous, les jeunes gens, avions installée dans la tourelle...

Tout à coup, au milieu de cette gaieté, frappa mes oreilles ce couplet que chantait ma grand’mère paternelle :

 

            Elle revient, la Bonne-Nuit ;

            elle s’en va, la Bonne-Nuit.

            Nous autres, nous nous en irons,

            et jamais nous ne reviendrons.

 

En dépit de mes jeunes années, ce couplet me glaça le cœur.

Et c’est que, devant mes yeux, tous les horizons mélancoliques de la vie s’étaient subitement déployés.

Ce fut un coup d’intuition impropre de mon âge, un prodige de pressentiment, un présage des amertumes ineffables de la poésie ; ce fut ma première inspiration... Le fait est que je vis avec une merveilleuse netteté le destin fatal des trois générations réunies et qui constituaient ma famille. Le fait est que mes grand’mères, mes parents et mes frères me parurent une armée en marche. L’avant-garde entrait déjà dans la tombe, alors que l’arrière-garde n’avait pas fini de sortir du berceau. Et ces trois générations composaient un siècle ! Et tous les siècles avaient été pareils ! Et le nôtre disparaîtrait comme les autres, et comme tous ceux qui viendraient après lui !...

 

            Elle revient, la Bonne-Nuit ;

            elle s’en va, la Bonne-Nuit...

 

Telle est l’implacable monotonie du temps, le pendule qui oscille dans l’espace, l’indifférente répétition des faits, contrastant avec nos légères années de pèlerinage sur la terre...

 

            Nous autres, nous nous en irons,

            et jamais nous ne reviendrons.

 

Idée horrible, sentence cruelle, dont la clarté décisive fut pour moi comme le premier avis que me donnait la mort, comme le premier geste qu’elle me faisait du fond de la pénombre de l’avenir !

Alors défilèrent sous mes yeux mille Bonnes-Nuits passées, mille foyers éteints, mille familles qui avaient soupé réunies et qui déjà n’existaient plus ; d’autres enfants, d’autres gaietés, d’autres chants perdus pour jamais ; les amours de mes grand’mères, leurs modes abolies, leur jeunesse lointaine, les souvenirs qui, en ce moment, devaient les assaillir ; l’enfance de mes parents, la première Bonne-Nuit de ma famille ; toutes ces joies de ma maison antérieures à mes sept ans... Et puis je devinai, et elles aussi défilèrent sous mes yeux, mille Bonnes-Nuits de plus qui reviendraient périodiquement, nous ravissant la vie et l’espérance ; des gaietés futures auxquelles, tous ceux qui étions ici présents, nous n’aurions pas part, – mes frères qui se disperseraient sur la terre ; nos parents qui naturellement mourraient avant nous ; nous autres, tout seuls dans la vie ; le vingtième siècle remplaçant le dix-neuvième ; ces braises devenues cendre ; ma jeunesse évaporée, ma vieillesse, ma sépulture, ma mémoire posthume, l’oubli de moi ; l’indifférence, l’ingratitude avec laquelle mes petits-enfants vivraient de mon sang, riraient et jouiraient, quand les vers profaneraient dans ma tête le lieu où je concevais alors toutes ces pensées...

Une coulée de larmes jaillit de mes yeux. On me demanda pourquoi je pleurais, et, comme je ne le savais pas moi-même, comme je ne pouvais le discerner clairement, comme je n’aurais nullement pu l’expliquer, on en conclut que j’avais sommeil et l’on me fit coucher...

Je recommençai à pleurer pour ce motif ; et, par conséquent, mes premières larmes philosophiques et mes dernières larmes puériles coulèrent ensemble. Je puis affirmer aujourd’hui que cette nuit d’insomnie où j’entendis de mon lit le bruit joyeux d’un souper auquel je n’assistais pas, trop enfant que j’étais (ainsi qu’on le crut alors) ou trop homme que j’étais déjà (ainsi que je le conclus à présent), fut une des plus amères de ma vie.

À la fin, je dus m’endormir, car je ne me souviens pas si, oui ou non, la Messe du coq, celle des Bergers et le sorbet projeté continuèrent à deviser en moi.

 

 

III

 

Où est mon enfance ?

Je crois avoir raconté un songe.

Hé ! que diable ! chaque chose a son temps !

Ma grand’mère paternelle, celle qui chanta le couplet, est morte il y a longtemps déjà.

En revanche, mes frères se marient et ont des enfants.

La harpe de mon père roule entre les vieux meubles, brisée, désaccordée.

Je ne soupe pas chez moi depuis quelques Bonnes-Nuits. Ma petite ville a disparu dans l’océan de la vie, comme un îlot que le navigateur laisse en arrière.

Je ne suis plus ce Pierre, ce petit enfant, ce foyer d’ignorance, de curiosité et d’anxiété, qui pénétrait tremblant dans l’existence.

Je suis déjà... rien moins qu’un homme, un habitant de Madrid, qui se retourne à l’aise dans la vie et s’enorgueillit de sa large indépendance, comme un célibataire, comme un romancier, comme un volontaire de l’orphelinat que je suis, avec favoris, dettes, amours et titre de Votre Grâce !

Oh ! lorsque je compare ma liberté actuelle, ma vie large, le grand théâtre de mes opérations, ma hâtive expérience, mon âme ouverte et accordée comme un piano dans une nuit de concert, mes audaces, mes ambitions et mes dédains, avec ce bambin qui jouait du tambourin, il y a quinze ans, dans un recoin de l’Andalousie, je souris extérieurement et même je jette un éclat de rire que je trouve de bon goût, pendant que mon cœur solitaire distille dans son creux obscur, en tâchant de n’être vu de personne, une larme pure de mélancolie infinie...

Larme sainte qu’un timbre-poste porte au foyer tranquille où vieillissent mes parents !

 

 

IV

 

Avec tout cela, arrivons au fait. Les enfants le disent bien par les rues :

 

            Cette nuit, c’est la Bonne-Nuit,

            la nuit n’est pas pour se coucher ;

            la Vierge est en train d’enfanter

            et l’enfant doit naître à minuit.

 

Où passerai-je la nuit ?

Par bonheur, j’ai du choix.

Voyons plutôt.

Nous sommes au 24 décembre 1855, dans Madrid. Nous savons le nom des garçons de café.

Nous sommes à tu et à toi avec les poètes applaudis, – demi-dieux, pour plus de détails, aux yeux des amateurs de village.

Nous visitons les théâtres en dedans, et les acteurs et les chanteurs nous serrent la main dans les coulisses.

Nous pénétrons dans la rédaction des journaux et sommes initiés à l’alchimie qui les produit. – Nous avons vu les doigts des compositeurs noircis par le plomb de la parole, les doigts des écrivains noircis par l’encre de l’idée.

Nous avons nos entrées dans une tribune du Congrès, crédit dans les hôtels, des réunions où l’on nous apprécie, un tailleur qui nous supporte...

Nous sommes heureux ! Notre ambition d’adolescent est comblée. Nous pouvons nous amuser beaucoup cette nuit. Nous avons pris pied ici. Madrid est un pays conquis. Madrid est notre patrie. Vive Madrid !

Et vous, jeunes provinciaux qui, à la chute du jour, en automne, solitaires et tristes, allez promener à travers champs vos impuissants désirs de venir à la capitale ; vous qui vous sentez poètes, musiciens, peintres, orateurs ; vous qui détestez votre petite ville, qui ne parlez pas à vos parents, qui pleurez d’ambition et pensez à vous suicider, vous... crevez d’envie, comme je crève de plaisir !

 

 

V

 

Deux heures se sont écoulées.

Il est neuf heures du soir.

J’ai de l’argent.

Où vais-je souper ?

Mes amis, plus heureux que moi, oublieront leur solitude dans le tapage d’une orgie.

« La nuit est au vin ! » s’écriaient-ils, il n’y a qu’un instant.

Je n’ai pas voulu être de la partie. J’ai déjà traversé, sans me noyer, cette mer rouge de la jeunesse.

« La nuit est aux larmes », leur ai-je répondu.

Mes réunions sont aux théâtres. Les Madrilènes fêtent la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ en entendant divaguer les comédiens !

Quelques familles, auxquelles je suis étranger, ont voulu me faire l’aumône de leur chaleur domestique en m’invitant à dîner, – parce que déjà nous ne soupons plus ! – Mais je n’y suis pas allé ; je n’en veux pas ; je cherche mon souper pascal, la collation de la Bonne-Nuit, ma maison, ma famille, mes traditions, mes souvenirs, les anciennes joies de mon âme... la religion qu’on m’a enseignée dans mon enfance !

 

 

VI

 

Ah ! Madrid est une auberge.

C’est dans des nuits comme celle-ci qu’on voit ce qu’est Madrid.

Il y a dans la ville une population flottante, hétérogène, exotique. On pourra la comparer à celle des ports francs, des bagnes et des maisons de fous.

Ici font halte tous les voyageurs en route pour l’avenir, pour le royaume fantastique de l’ambition, ou bien ceux qui arrivent de la misère et du crime...

L’aîné de famille vient ici se ruiner.

Le lettré pour la gloire.

Le député pour être ministre.

Le propre à rien pour un emploi.

Et le savant, l’inventeur, le comédien, le nain, le géant, celui qui a une singularité dans l’âme, comme celui qui l’a dans le corps ; le monstre à sept bras ou à trois nez, aussi bien que le philosophe à double vue ; le charlatan et le réformateur ; celui qui écrit des mélodies et celui qui fait des billets faux, tous viennent vivre quelque temps dans cette immense hôtellerie.

Ceux qui parviennent à se faire remarquer, ceux qui trouvent qui les achète, ceux qui s’enrichissent aux dépens d’eux-mêmes, se transforment en aubergistes, en propriétaires, en maîtres de Madrid, oublieux du sol où ils sont nés.

Mais nous, les voyageurs, les locataires, les étrangers, nous nous rendons compte, cette nuit-ci, de ce que Madrid est un bivouac, un exil, une prison, un purgatoire...

Et, pour la première fois, dans toute l’année, nous voyons que ni le café, ni le théâtre, ni le casino, ni l’hôtel, ni les réunions, ne sont notre maison.

Bien plus ! Nous voyons que notre maison n’est pas notre maison !

 

 

VII

 

La Maison, cette demeure si sacrée au patriarche antique, au citoyen romain, au seigneur féodal, à l’arabe ; la Maison, arche sainte des pénates, temple de l’hospitalité, souche de la race, autel de la famille, a disparu complètement dans les capitales modernes.

La Maison existe encore dans les villes de province.

Notre maison y est presque toujours à nous.

À Madrid, presque toujours elle est au propriétaire.

Dans les provinces, tout au moins, la maison nous loge vingt, trente, quarante ans de suite...

À Madrid, on change de maison tous les mois ou au moins tous les ans.

Dans les provinces, la physionomie de la maison est toujours égale, sympathique, affectueuse ; elle vieillit avec nous ; elle nous rappelle notre vie ; elle garde nos traces...

À Madrid, on redonne une couche à la façade toutes les années bissextiles ; les appartements s’habillent à neuf ; on vend les meubles qu’a consacrés notre contact.

Là-bas, tout l’édifice nous appartient, le patio herbeux, la basse-cour pleine de poules, la terrasse riante, le puits profond, terreur des enfants, la tourelle monumentale, les galeries larges et fraîches...

Ici, nous habitons la moitié d’un étage, doublé de papier, divisé en taudis, sans vue sur le ciel, manquant d’air, manquant de lumière.

Là-bas existe l’affection du voisinage, moyen terme entre la parenté et l’amitié, qui unit toutes les familles d’une même rue.

Ici, nous ne connaissons pas celui qui fait du bruit au-dessus de notre tête, ou qui se meurt derrière la cloison de notre alcôve, et dont l’agonie nous ôte le sommeil !

Dans les provinces, tout est souvenir, tout est amour local : d’un côté, la chambre où nous sommes nés ; d’un autre, celle où notre frère est mort ; par ici, la pièce sans meubles où nous jouions enfants ; par là, le cabinet où nous avons fait nos premiers vers... ; et, à l’endroit donné, dans la corniche d’une colonne, dans un lambris antique, le nid d’hirondelles, où viennent tous les ans deux fidèles époux, deux oiseaux d’Afrique, élever une nouvelle lignée.

À Madrid, on ne connaît pas tout cela.

Et la cheminée ? et le foyer ? et cette pierre sacro-sainte, froide en été et pendant les absences, chaude et caressante en hiver – dans ces nuits heureuses qui voient la réunion de tous les enfants autour de leurs parents, car les collèges sont en vacances, et les mariés sont arrivés avec leurs tout petits, et les absents, les enfants prodigues, sont revenus au sein de leur famille ? – Et ce foyer ?... dites-moi... où est ce foyer dans les maisons de Madrid ?

Est-ce un foyer, peut-être, la cheminée française, ouvrage de bronze, de marbre ou de fer, qui se vend dans les boutiques, en gros ou en détail, et même se loue en cas de besoin ?

La cheminée française ! voilà le symbole d’une famille de Madrid ! voilà votre foyer, Madrilènes ! Foyer sujet à la mode, qu’on vend quand il est vieux, qui change de logement, de rue et de patrie ; foyer enfin (et cela dit tout) qu’on engage en un jour de gêne !

 

 

VIII

 

Je suis passé dans une rue, et j’ai entendu chanter au-dessus de ma tête, au bruit des coupes et des plats et des ris de femmes légères, le fatidique couplet de ma grand’mère :

 

            Elle revient, la Bonne-Nuit ;

            elle s’en va, la Bonne-Nuit.

            Nous autres, nous nous en irons,

            et jamais nous ne reviendrons.

 

Voici, me suis-je dit, une maison, un foyer, une gaieté, une soupe aux amandes et un pagre que je pourrais acheter pour trois ou quatre napoléons 7.

À ce moment, m’a demandé l’aumône une mère qui tenait deux enfants : l’un à bras, enveloppé dans son châle effilé, et un autre plus grand, par la main. Tous deux pleuraient, et la mère aussi !

 

 

IX

 

Je me demande comment j’en suis venu à m’arrêter dans ce café, où j’entends sonner minuit, l’heure de la Nativité !

Ici, tout seul, quoique le monde fourmille autour de moi, j’ai pris à tâche d’analyser la vie que je mène depuis que j’ai abandonné la maison paternelle et que cette lutte pénible du poète à Madrid m’a fait horreur pour la première fois ; lutte qui sacrifie à une ambition vaine tant de paix, tant d’affections.

Et j’ai vu les génies du dix-neuvième siècle changés en petits gazetiers ; la Muse, ciseaux en main, découpant des extraits ; ceux-là qui, en d’autres siècles, eussent chanté l’épopée de la patrie, broder aujourd’hui des articles de fond pour réhabiliter un parti et gagner cinquante piastres par mois !...

Pauvres fils de Dieu ! Pauvres poètes !

Antoine Trueba dit quelque part :

 

            Je trouve tant d’épines

            sur mon chemin,

            que mon cœur se chagrine

            et mon âme se plaint !...

 

Telle est ma Bonne-Nuit du présent, ma Bonne-Nuit d’aujourd’hui !

Ensuite, j’ai jeté encore une fois les yeux sur les Bonnes-Nuits de mon passé, et, franchissant la distance par la pensée, j’ai vu ma famille, qui doit me regretter à cette heure pathétique ; ma mère, frissonnant chaque fois que le vent gémit dans le tuyau de la cheminée, comme si ce gémissement pouvait être le dernier de ma vie, et disant aux uns : « Telle année, il était ici ! » et à d’autres : « Où est-il en ce moment ? »

Hélas ! je n’en puis plus. Je vous salue dans l’âme, mes bien-aimés ! Oui, je suis un ingrat, un ambitieux, un mauvais frère, un mauvais fils... Mais, encore hélas ! cent mille fois hélas ! je sens en moi une force surnaturelle qui me pousse en avant et qui me dit : « Tu seras ! » Parole de malédiction que j’entends depuis que je gisais dans mon berceau !

Et que dois-je être ? malheureux ! Que dois-je être ?

 

            Nous autres, nous nous en irons,

            et jamais nous ne reviendrons.

 

Ah ! je ne veux pas m’en aller : je veux revenir : je sacrifie trop dans la lutte pour n’en pas sortir victorieux : je triompherai dans la vie, et je triompherai de la mort... Ne doit-elle pas avoir une récompense, cette angoisse infinie de mon âme ?

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Il est très tard.

Le couplet de la défunte continue à voltiger sur ma tête.

 

            Elle revient, la Bonne-Nuit...

 

« Ah ! si, il reviendra d’autres Bonnes-Nuits ! » me suis-je dit en considérant mon âge peu avancé.

Et j’ai pensé aux Bonnes-Nuits à venir.

Et j’ai commencé à bâtir des châteaux en Espagne.

Et je me suis vu au sein d’une famille future, au second crépuscule de la vie, quand déjà sont devenues fruits les fleurs de l’amour.

Déjà s’était calmée cette tempête d’amour et de larmes dans laquelle je chavire, et ma tête se reposait tranquille dans le giron de la patience, couronnée des fleurs mélancoliques des dernières et des vraies amours.

J’étais déjà un mari, un père, le chef d’une maison, d’une famille !

Le feu d’un foyer étranger a brillé au loin, et, à sa lumière vacillante, j’ai vu quelques êtres inconnus qui m’ont fait palpiter d’orgueil.

C’étaient mes enfants !...

Alors, j’ai pleuré...

Et j’ai fermé les yeux pour continuer à voir cette clarté rougeâtre, cette apparition prophétique, ces êtres qui ne sont pas nés...

La tombe était déjà très proche... Mes cheveux blanchissaient...

Mais que m’importait ? Ne laissais-je pas la moitié de mon âme dans la mère de mes enfants ? Ne laissais-je pas la moitié de ma vie dans ces enfants de mon amour ?

Hélas ! c’est en vain que je voulus reconnaître la femme qui partageait avec moi le soir de l’existence.

La future compagne que Dieu m’aura destinée, cette inconnue de mon avenir me tournait le dos en ce moment-là.

Non, je ne la voyais pas !... Je voulus chercher un reflet de ses traits sur le visage de nos enfants, et le foyer commença à s’éteindre.

Et, quand il s’éteignit complètement, je continuais à le voir...

C’est que je sentais sa chaleur dans mon âme !

Alors je murmurai pour la dernière fois :

 

            Elle s’en va, la Bonne-Nuit...

 

Et je restai endormi..., mort peut-être.

Quand je me réveillai, déjà la Bonne-Nuit s’en était allée. C’était le premier jour de Pâques 8.

 

 

 

P.-A. de ALARCON (de l’Académie espagnole), La nuit de Noël du poète.

 

Paru dans la Revue britannique en 1884.

 

Traduit par G. de FRÉZALS.

 

 

 

 

 



1  Cosas que fueron, por D. Pedro A. de Alarcon. Madrid. Tello, édition de 1882.

2  On verra plus loin que les Espagnols appellent la nuit de Noël la Bonne-Nuit.

3  Il y a encore, dans les provinces, un tintement de cloche, à la nuit tombée, pour les âmes du purgatoire.

4  La sierra Nevada.

5  Atrium, cour intérieure.

6  « Qui est-ce qui a vu une Nativité et ne s’en est pas ému ? Qui ne s’est pas trouvé comme chez lui, comme dans son bien, au milieu de cette nature fantastique de liège et de papier gommé, avec ses cavernes obscures où prie un saint ermite devant un crucifix, gracieux et naïf anachronisme ? De même, ce chasseur qui, dans une forêt de touffes de romarin, décharge sur un perdreau posé comme une cigogne sur la tourelle d’un ermitage, et ce contrebandier à la mante et au chapeau plat, qui se cache avec sa charge de tabac derrière une roche de papier, pour laisser libre passage aux trois rois. Ceux-ci cheminent à travers les hautes cimes de ces Alpes de liège dans toute leur gloire. Qui n’éprouve un plaisir inexprimable à voir passer ce petit bourriquet chargé de bois, sur un superbe pont de pierre de taille en papier ?... Et ce petit pré de bayette verte, hachée menu, où paissent si tranquilles et si blancs ces petits agneaux ? Ne vous donne-t-elle pas froid, cette gelée blanche si bien imitée avec de la poudre d’acier ? Ne vous donne-t-il pas envie de vous chauffer, ce bûcher si rouge qu’allument les bergers pour réchauffer l’enfant Jésus ? Qui ne s’efforce de découvrir sous le verre figurant si bien une rivière gelée, les poissons, les tortues, les écrevisses, lesquels séjournent à l’aise sur un lit de poudre dorée ? Tous bouleversent par leurs tailles respectives celles que les naturalistes leur attribuent. Ici, une écrevisse : à travers ses pinces peut passer une anguille sa voisine comme par-dessous l’arche d’un pont ; là, un rat colossal regarde d’un air de matamore un chat diminué et pacifique ; plus loin, un baudet dispute avec un lièvre sur la grandeur de leurs oreilles, qui sont de même taille ; un taureau soutient même lutte en fait de cornes avec un escargot ; une oie rebondie ne veut pas céder la palme à un cygne rachitique. Et ces oiseaux multicolores, réjouissant les bois épais de branches de lentisque qui forment le fond de ce tableau enchanteur, ne diriez-vous pas qu’ils viennent de toutes les parties du monde ? Est-ce que cela ne vous amuse pas de voir danser les bergers ? Et surtout, n’adorez-vous pas, attendris, le divin mystère contenu dans ce petit auvent avec son toit de paille et, au fond, son auréole ou sa gloire de lumière ?... Ces figurines d’argile façonnées par des mains maladroites, mises là avec tant de bonne foi et de dévotion, ne trouvez-vous pas qu’elles s’animent et reçoivent une âme de la gaieté et de l’enthousiasme régnants. L’étoile qui guide les mages, oripeau et morceau de verre, elle nous paraît flamboyante et lancer des torrents de splendeur. L’auréole qui environne la crèche dans laquelle gît le Dieu fait homme, il nous semble qu’elle brille non par les lumières qui la traversent, mais par un reflet du ciel, par les rayons du soleil. Tambourins, tambours de basque et chants, nous sont aussi sympathiques, aussi agréables que s’ils étaient les échos de ceux qu’en cette heureuse nuit firent résonner tes bergers. » – Fernan Caballero, la Noche de Navidad, 1re partie (collection de Leipzig, t. XVI, p. 207).

7  On appelait alors napoléons les pièces de 5 francs à l’effigie de l’empereur, premières pièces de cette valeur connues en Espagne.

8  Le premier jour de Pâques est celui des Pâques de Noël ; le second, celui des Pâques de Résurrection.

 

 

 

 

 

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