D’azur à trois étoiles d’or

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joseph-Albert ALBERDINGK-THYM

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était le jour de la Pentecôte, en l’an de grâce de Notre-Seigneur 1208. Le roi des Romains, Philippe, deuxième du nom, tenait cour plénière dans son château fort d’Ulm et, entouré de ses barons et de ses grands de Souabe, de ses chevaliers et de ses conseillers, donnait audience à l’envoyé du noble comte Henri de Brabant, lequel, de même que feu son père, avait depuis quelques années été salué du titre de duc.

Par les petites fenêtres en ogive percées à la hauteur de six pieds, les doux rayons du soleil tombaient sur le roi couronné et empereur élu, qui, la main appuyée sur la pomme de son siège, écoutait attentivement la lecture du message.

Près de l’envoyé, revêtu de la robe noire des fils de Saint-Benoît, se tenait Péro, le secrétaire du roi.

Debout, à côté du trône, étaient les nobles portant le globe surmonté de la croix d’or, le sceptre et le glaive.

Enfin, sous le dais même, mais assise un peu plus bas, trônait celle que le roi aimait le plus au monde : sa fille Marie, surnommée l’Étoile d’or de Souabe.

Le pâle secrétaire que le reflet du parchemin brabançon faisait paraître plus pâle encore, poursuivit sa lecture :

« Si donc, Sire Roi, vous êtes aucunement disposé à accorder quelque attention à ma respectueuse demande, considérez dans quelles circonstances j’ose vous l’adresser : allié aux évêques de Cologne et de Liège, au duc de Limbourg et au comte de Flandre ; vainqueur de ceux de Hollande et de Gueldre, qui ne sont pas encore remis de l’épouvante dont je les ai frappés à Heusden. Comme leur suzerain, ils ont à me suivre à la guerre et vous sont donc rattachés par un double lien ; Meghen, Kernpenlant et Oisterbeec, Breda et Dordrecht m’appartiennent, et aussi le port le plus important et l’accès à votre royaume.

« Dans le Brabant même, la turbulence de mes vassaux est domptée depuis longtemps. Les guerres et les inimitiés avec la maison de Grimbergen sont éteintes et les têtes du soulèvement abattues ; enfin, les fils de la race des Berthold sont mes plus loyaux chevaliers. Mes frères, le sire Guillaume de Peruwelz et Godefroid de Louvain appartiennent à la meilleure noblesse de la chrétienté ; mon oncle, le comte Albert de Moha et Dasbourg, à la plus puissante ; sans parler d’Albert-le-Saint qui paraît désigné pour occuper le siège épiscopal de Liège.

« Voilà, Sire Roi, pour moi, ma parenté et mes vassaux.

« Dois-je vous dire quel est le jeune homme pour lequel je vous demande respectueusement la main de votre illustre fille, Marie ? Il me touche de trop près, Sire, mais il donnera un jour l’exemple d’un héros et d’un duc qui, plaise à Dieu, aura surpassé son père en toutes choses. »

Marie, la fille du roi, était assise, les yeux baissés ; ses blondes tresses retombaient sur ses épaules, plus soyeuses et plus ondoyantes que d’habitude. L’Étoile, symbole de son esprit brillant et consolateur, étincelait de tout l’éclat de ses pierreries sur le diadème d’or qui entourait son front virginal.

Mais ce front lui-même était assombri d’un nuage, et insensiblement la pâleur avait remplacé la pudique rougeur qui le colorait encore, quelques instants auparavant.

Les vassaux et les conseillers spirituels et temporels étaient assis en cercle, la plupart tenant leurs épées en travers sur leurs genoux.

Tous, à l’exception de deux, cherchaient à lire à la dérobée sur le visage du roi le conseil qu’il souhaitait qu’on lui donnât.

L’un des deux était Othon de Wittelsbach qui, dessous ses sourcils roux, osa jeter sur le roi un regard menaçant.

L’autre était un jeune homme d’aspect sombre ; mais, au lieu de regarder le roi, il détourna timidement la tête et ne laissa errer qu’un seul regard sur le visage de la princesse royale. Lui aussi avait nom Othon et était le fils cadet des comtes de Cilley ; plus connu comme élève du poète le sire Gauthier von der Vogelweide et comme joueur de luth émérite que par la richesse de ses domaines. Il portait une casaque mi-parti faite sur la droite de drap d’or, brodé de la demi-aigle du royaume, et sur la gauche de bleu d’azur orné, à la place du cœur, d’une étoile d’or.

Rarement on prononçait à la cour du roi Philippe le nom de famille du jeune homme. Presque toujours on l’appelait le ménestrel Othon ou bien Othon à l’Étoile. La raison en résidait dans un sentiment raffiné de l’honneur. Son père, un rude guerrier, ne pouvait souffrir les penchants artistiques de son fils, et un jour il lui avait reproché d’être indigne de porter le blason des Cilley.

Sur-le-champ, le jeune homme s’enfuit de la maison paternelle en jurant que les « Trois Étoiles » ne brilleraient plus jamais ni sur ses vêtements ni sur son écu avant qu’il les eût, lui ou ses descendants, reconquises par la piété, l’héroïsme ou la chevaleresque galanterie.

L’unique symbole qui le distinguait à présent, c’était sa devise : « IE UIUE EN ESPOER ».

Mais, peu de temps après, le tournoi d’Augsbourg avait été témoin de sa bravoure et, au moment de recevoir des mains de Marie de Souabe, en récompense de sa victoire, des lettres l’investissant d’une seigneurie, il se jeta aux pieds du roi et le pria, au lieu de lui donner ce titre comme devise à son sceau, de lui accorder le droit de porter dans ses armes cette Étoile dont l’éclat avait animé son courage dans la lice ; et c’est ainsi qu’il portait maintenant, comme membre de la maison royale romaine, mi-parti d’or et d’azur à l’aigle noire du père et à l’Étoile d’or de la fille.

 

*

*   *

 

Le cortège qui, l’été de cette même année, s’acheminait lentement vers la frontière orientale de l’évêché de Liège, avait pour mission de faire au moins un heureux.

En avant, marchait une troupe de lansquenets. Ils étaient armés de toutes pièces afin de pouvoir combattre au besoin et avaient aussi des trompettes pour annoncer à distance ce qu’ils auraient pu apercevoir.

L’un d’eux portait sur le poing le faucon de la fille du roi, comme si l’on partait pour la chasse.

À une bonne demi-lieue en arrière, trottait une autre troupe dont la mission était apparemment la même.

L’œil n’apercevait aucune bannière, à l’exception de la draperie de prix tendue au-dessus d’une litière montée sur des roues de chariot et traînée par quatre chevaux souabes portant au front une Étoile blanche, qu’entouraient une demi-douzaine de chevaliers suivis immédiatement de trois fourgons sur les bancs desquels avaient pris place quelques serviteurs. Ces véhicules et ces cavaliers formaient le groupe central du cortège.

À gauche de cette litière, du côté où elle était fermée, chevauchait un jeune seigneur de la cour qui menait par la bride un second cheval d’une blancheur de lait ; à droite, et de ce côté les rideaux étaient relevés en biais par des cordons, était à cheval le sire Othon de Cilley, enveloppé cette fois d’un manteau noir, mais auquel ne manquait pas l’Étoile d’or à six rayons. De temps en temps, il jetait à la dérobée un regard révélant un mélange de chagrin, de dépit et de déférence.

– Vous ne semblez pas bien gai aujourd’hui, sire Othon, dit la voix la plus suave qui ait jamais accompagné des yeux bleus.

Et en même temps, la belle Marie tourna la page du manuscrit qu’elle tenait sur ses genoux, sans regarder le chevalier, mais aussi en ne considérant que distraitement la majuscule enluminée d’un nouveau chapitre.

Le jeune homme poussa un soupir, rassembla les rênes de sa monture et répondit en souriant :

– Vous paraissez, damoiselle, prendre grand plaisir aux farces de maître Renard.

– Que voulez-vous, mon ami, elles sont écrites de la propre main du sire Guillaume Van Berkel ; mon amie intime Luytgarde, sa vaillante héritière, m’a fait parvenir ce volume par l’envoyé de mon fiancé, et je me réjouis autant au souvenir de ce facétieux chevalier (trépassé depuis cinq ans bientôt) qu’à la lecture des tours du rusé renard.

– Heureux qui peut trouver plaisir dans de semblables diversions aux soucis de l’existence ! poursuivit Othon.

– C’est un passe-temps, reprit Marie.

Et, sérieuse, elle ajouta :

– Les filles de rois en ont bien besoin. Elles n’atteignent pas toujours aussitôt que d’aucuns ne le souhaitent au but...

– Pour des filles de rois qui peuvent disposer en souveraines de leur cœur et de leur propre félicité, rien ne presse d’atteindre ce but, repartit Othon.

– Qui peuvent disposer de leur cœur à leur gré ! s’écria Marie avec quelque animation, vous savez pourtant ce qu’il en est, Othon !

Et en même temps rejetant de côté la couverture de soie qui lui enveloppait les genoux, elle cria à son page :

– Raso, je veux monter à cheval ! Qu’on fasse halte un instant ! poursuivit-elle en s’adressant à Othon ; la fraîcheur du soir doit être agréable après cette journée accablante, nous chevaucherons un petit bout de route.

Raso fit le tour de la litière en amenant le palefroi. Othon mit pied à terre et remit sa monture aux mains d’un second page. Il étendit l’avant-bras sur lequel Marie s’appuya tandis qu’elle sauta à bas de son véhicule ; il se baissa ; elle mit le pied dans sa main étendue, saisit les rênes blanches de son coursier et sauta légèrement en selle.

– Je me suis chargée de votre bonheur, dit-elle un instant plus tard à Othon, après qu’ils eurent mis entre eux et les chariots la distance d’une portée de flèche ; ne me rendez pas ma tâche difficile.

– Il n’est plus de bonheur pour moi sur terre, vous le savez bien, damoiselle, répondit Othon.

– Erreur, reprit-elle. Ce serait vraiment triste si le bonheur ne devait se trouver uniquement que là où, nous autres mortels, nous nous imaginons, à tort ou à raison, que fleurit cette plante rare.

– Ne croyez-vous donc pas à la prédestination réciproque des âmes ? demanda Othon. Ne croyez-vous pas au privilège immense que nous possédons sur les sectateurs de Mahomet et d’Apolin et qui consiste précisément dans l’union de deux êtres attachés l’un à l’autre de toute leur âme ?

– Combien pensez-vous qu’il se trouve de mariages semblables ? demanda Marie sur un ton plus ou moins enjoué.

– Sauf votre respect, là n’est pas la question, repartit Othon. Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit : « Soyez parfaits comme mon Père au Ciel est parfait ! » Ce commandement n’a pas été donné sans but, et cependant....

– Cependant, dit Marie songeuse, tout nous montre que la Providence a basé ses calculs ici-bas sur un état de choses hautement imparfait ; et je doute fort que ce soit chose à conseiller à une jeune fille, par exemple, d’attendre que l’élu parmi les élus la demande en mariage, dans la ferme persuasion qu’elle aussi est la seule femme possible pour lui. Le duc a demandé ma main pour son fils, et je ne puis pas désapprouver mon père d’avoir fait bon accueil à sa proposition. Je ne puis pas le désapprouver en vérité, quoique plus d’un Othon s’imagine que je lui étais destinée. Vous savez que mon père m’avait déjà promise conditionnellement au sire de Wittelsbach...

– On ne tient pas parole à des âmes de cette nature, dit le gentilhomme.

– Néanmoins, le seigneur de Wittelsbach croit avoir des droits plus grands que les vôtres, poursuivit Marie avec hésitation. Quant à l’opinion de mon père sur vous deux, la mission qu’il vous a confiée la démontre suffisamment.

Le chevalier ne répondit pas et regarda fixement devant lui, absorbé dans ses réflexions.

Quelques instants plus tard, la nuit étant survenue, et le disque argenté de la lune se dégageant de derrière un nuage, une joyeuse sonnerie de cor retentit à l’avant-garde. C’est qu’on s’approchait de la frontière du pays de Liège, et, en effet, à une courte distance on vit sortir d’un nuage de poussière une troupe d’hommes armés qui s’avançaient au grand trot : c’était l’escorte d’honneur du duc de Brabant.

Marie poussa un cri de joie lorsque, au milieu d’eux, elle reconnut son amie Luytgarde, l’héritière des Berkel. Les deux jeunes femmes s’élancèrent au galop en avant de leurs gens et s’embrassèrent avec effusion.

Othon de Cilley connaissait bien la jeune noble brabançonne ; elle avait autrefois passé la semaine sainte et celle de Pâques à la cour du roi allemand ; mais jamais ses beaux yeux noirs n’avaient brillé avec autant d’éclat qu’en ce moment dans la faible clarté de la lune.

Le second regard de ces beaux yeux se porta vivement, il est vrai, mais non sans une certaine émotion, sur Othon de Cilley lui-même.

– C’est assurément le chanteur que j’ai entendu chez votre père avec tant de plaisir ? demanda la noble demoiselle dont la tournure svelte contrastait fort avec l’idée que l’on se fait généralement d’une jeune fille brabançonne.

Cependant elle marchait à la droite de Marie, et contenant de son petit poignet vigoureux son fougueux coursier, elle se pencha en avant pour fixer sur Othon un nouveau regard, cette fois de pure civilité.

– Et qui manie la lance aussi bien que les cordes du luth, repartit Othon avec une légère inflexion dans la voix.

– Qui en doute, mon chevalier ? répondit Luytgarde, d’un ton quelque peu protecteur. Si la chasse à courre et au faucon vous plaît également, mon illustre cousin le duc Henri vous verra volontiers prendre part à nos expéditions projetées.

– Messire Othon de Cilley est un chasseur infatigable, dit Marie, et Bois-le-Duc lui conviendra certainement assez, pour prolonger son séjour ici aussi longtemps que possible.

– Près de vous et à votre service, princesse, répartit Othon avec vivacité, je demeurerais même au milieu des déserts de l’Égypte.

– Je ne vous rappelle cependant pas une païenne de ce pays, demanda Marie, qui, malgré la finesse de la réplique, adressa un coup d’œil sévère à Othon.

Celui-ci se tut.

Luytgarde fixa tour à tour sur eux un regard scrutateur, tandis que son noble front d’ivoire se plissa : elle n’avait toutefois encore osé faire sienne la devise du chevalier : « IE UIUE EN ESPOER. »

 

*

*     *

 

C’était un dimanche, le 22 août de ladite année 1208, que se tînt la conversation que nous avons rapportée plus haut. La semaine précédente Marie venait d’assister aux fêtes données à Bamberg, à l’occasion du mariage de sa cousine Béatrice de Bourgogne. Elle avait pris congé de son père au château d’Othenburg où celui-ci s’était rendu et elle était descendue par le pays montagneux que dominait le château dans la plaine à travers laquelle serpentaient le Main et le Rednitz. Le lundi était donc la troisième journée de son voyage, et l’on avait quitté le palais épiscopal de Liège de grand matin, pour ne pas arriver trop tard dans la journée auprès du duc de Brabant auquel il avait dû coûter, par amour de son fils, de faire si bon accueil à son ancien ennemi Philippe de Souabe.

Les voyageurs silencieux poursuivaient hâtivement leur route pendant que la chaleur du soleil levant faisait s’épanouir les plantes humides de la rosée de la nuit, que les oiseaux faisaient entendre leurs chants ou leurs cris joyeux, et que les laboureurs saluaient le cortège au passage.

Les deux jeunes femmes chevauchaient côte à côte : derrière elles, et entre les pages, le sire Othon.

À une certaine distance suivaient les hommes d’armes et la litière.

Les chevaliers du duc ouvraient la marche.

– Quel bonheur pour moi si je pouvais vous garder ici en Brabant ? dit Marie, d’une voix câline, à son amie.

– Moi-même, je ne souhaiterais pas mieux, répondit Luytgarde, mais si le ciel a décidé que je me marie, il faudra bien, quelque peu habituée à obéir que je le sois, que je suive mon seigneur et maître.

– Pourquoi ne pas prendre un mari dans votre propre pays dit Marie ? non sans intention.

– Et qui voulez-vous donc que je choisisse ? répondit son amie avec vivacité.

– Bien sûr un de ceux qui aiment la guerre... dit Marie en la contemplant fixement.

La hautaine et vaillante jeune fille rougit.

– Voulez-vous bien ne pas scruter mes secrets si indiscrètement ! dit-elle à Marie avec un sourire charmant.

– Ce n’est pas chose rare ni mauvaise de voir la force unie à la grâce, répondit Marie.

– Cela prouve-t-il que vous n’auriez pas repoussé les avances du sire de Wittelsbach Othon le Rouge, plaisanta Luytgarde. Non, Marie, poursuivit-elle sérieuse et presqu’en chuchotant, c’est une faiblesse, j’en conviens : mais pour une femme de ma trempe il n’existe pas d’hommes, même tels qu’on les désirerait, auxquels on ne voudrait voir un caractère encor, plus viril. La nature se plaît quelquefois aux exceptions. Et celles-ci sont-elles toujours condamnables ?

– Certainement non, répondit Marie, et j’en fournis moi-même un exemple. Où trouveriez-vous une autre princesse qui, animée du désir le plus sincère de faire le bonheur de ses amis, voudrait fiancer sa future vassale à un chevalier qui est loin de lui être indifférent à elle-même ?

Luytgarde écarquilla ses grands yeux.

– Et vous voulez me marier à un gentilhomme brabançon ?

– Assurément, ma chère, celui que je vous destine est ici près de nous. Parlons bas.

– Le fils du comte de Cilley ?

– Lui-même : mais c’est un cadet, et il ne demandera pas mieux que de vivre dans le Brabant.

– Oui, nous venons d’apprendre pour l’amour de qui, répliqua Luytgarde avec humeur.

– Il changera d’avis, reprit Marie. Le sire Othon de Cilley ne peut rester insensible à vos charmes. Vous avez toujours brillé entre toutes : et les poètes de Souabe ont été assez imprudents pour dire que votre Étoile resplendissait à côté de la mienne, ce qui veut dire au-dessus. Laissons les choses comme elles sont, mon héroïne. Je veux seulement placer à vos côtés un gardien, afin d’avoir un allié qui, lorsque je paraîtrai à la cour, prendra soin de mes intérêts par dévouement et vous protégera contre trop d’encens flatteur.

Tout ceci fut dit par Marie avec la plus aimable simplicité et sur un ton moitié railleur.

Les deux amies causaient encore lorsqu’elles entendirent derrière elles le bruit d’une troupe de cavaliers qui semblait vouloir les rejoindre.

L’escorte formée par les chevaliers du duc était trop loin en avant pour l’avertir, et la plupart des serviteurs avait fait halte en arrière avec les chariots.

Avant que l’on eût pu se rendre compte de leurs intentions, les nouveaux venus avaient entouré la petite troupe. Le sire Othon, les deux pages et les quatre chevaliers qui se trouvaient avec eux, tirèrent tous ensemble leurs épées ; mais on les saisit brusquement, on les enleva de leurs chevaux et on les garrotta, non cependant sans qu’un des pages eût sonné du cor.

– Fuyez, Marie, s’écria Luytgarde en donnant un coup de houssine au cheval de son amie.

Le chef de la bande, que l’on ne pouvait reconnaître – il portait comme tous ses compagnons un bouclier noir et un casque qui lui enveloppait toute la tête – laissant le soin de garrotter Othon à deux des siens, s’élança à la poursuite de Marie.

Mais Luytgarde ne l’avait pas perdu de vue. Avec une habileté extraordinaire, elle fit cabrer son cheval et le fit retomber de tout le poids de son avant-train sur le chevalier qui, à cette attaque inattendue, perdit l’équilibre et vida les arçons ; alors la jeune damoiselle fit tourner bride à son coursier, d’un second coup de houssine chassa dans les bois la monture du chevalier gisant sur le sol, et se mit à la poursuite des cavaliers qui emmenaient Othon.

Au même instant, ils furent rejoints par les serviteurs, lesquels, ayant entendu le signal dans le lointain, accoururent à bride abattue.

Les agresseurs s’enfuirent dans les bois en abandonnant derrière eux Othon, leur prisonnier, lié sur son cheval.

En un clin d’œil, Luytgarde se trouva à ses côtés et, saisissant la riche poignée d’un petit poignard qu’elle portait à sa ceinture, elle trancha ses liens.

– Hélas, demoiselle, lui dit le chevalier, j’aurais voulu vous être attaché par tous les liens de la reconnaissance ; mais vous devoir la vie, la liberté !

– Pardonnez-moi ce service, répondit la jeune fille en lui tendant la main ; c’est parfois le rôle de la faiblesse de venir en aide à la force.

Lorsqu’ils retournèrent à l’endroit où avait eu lieu l’attaque, ils ne retrouvèrent plus l’agresseur, mais un instant plus tard, ils l’aperçurent debout sur une éminence, la tête nue, et ils reconnurent le sire de Wittelsbach, qui leur lança un adieu terrible et disparut derrière un coteau boisé.

 

*

*     *

 

Une semaine plus tard, nos amis reprenaient le même chemin que nous leur avons vu suivre ; Marie, accompagnée de son époux, le fils du duc Henri ; tous deux en grand deuil. La belle héritière de la maison de Berkel avait à ses côtés Othon de Cilley, qui projetait désormais de lier son sort au sien par des liens sacrés.

Ils venaient d’apprendre une terrible nouvelle ; lorsque Othon de Wittelsbach avait voulu enlever la duchesse, ses mains étaient encore teintes du sang de son père que, dans un amer ressentiment, il avait tué traîtreusement dans son château d’Altenburg.

Les seigneurs et les dames allaient rendre les derniers honneurs au défunt.

Trois mois après, furent unis par les liens du mariage Othon, qui devait porter désormais le nom de Berkel, et Luytgarde, l’héritière de la race, laquelle, n’ayant plus de descendance mâle, était destinée à s’élever dans le ciel des Pays-Bas comme une étoile brillante.

Othon obtint du duc Henri, à la prière de la duchesse, le droit de porter dans ses armes : « D’AZUR À DEUX ÉTOILES D’OR ».

 

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Ici devait venir le livre second de la chronique de Berkel, où il est dit comment les descendants de messire Othon de Cilley ajoutèrent à leur blason la troisième Étoile d’or. Voici ce que la tradition nous a conservé à cet égard.

 

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Délivré d’une longue captivité, le sire Arnold de Berkel, qu’une blessure incurable rendait incapable de porter l’épée à l’âge de quarante-deux ans, était de retour au pays de Brabant et mendiait son pain.

Avec tristesse il revoyait ces forêts où il avait chassé si souvent pendant sa jeunesse, ces châteaux où il avait été maintes fois accueilli comme un visiteur bienvenu.

À la nuit tombante, comme il approchait de la demeure qui avait été donnée en fief par le duc au sire de Oisterwijk, de la balustrade du pont-levis et par-dessus le rempart, il aperçut la cour intérieure éclairée de flambeaux et une foule empressée de serviteurs. C’était la Saint-Jean d’hiver, et le duc lui-même faisait peut-être partie des invités, recevant en ce jour l’hommage d’un grand nombre des seigneurs et des dames les plus illustres.

Le pauvre pèlerin n’eut pas le courage de sonner le cor appendu à la porte de cette demeure où son père avait commandé et où sa vaillante mère, qui ne lui avait donné le jour qu’après vingt ans de mariage, l’avait si tendrement aimé.

Une épaisse couche de glace recouvrait le sol ; le vent hurlait à travers les arbres de la forêt dépouillés de leurs feuilles ; chaque fois qu’il respirait, le voyageur ressentait un nouveau frisson ; mais le Ciel était dans son cœur ; et les larmes qui coulaient le long de ses joues étaient aussi des signes de joie et d’exaltation ; il n’avait pas renoncé à la devise de sa maison : « IE UIUE EN ESPOER. »

Cependant, il s’agissait de se procurer un gîte pour passer la nuit. Péniblement il se traîna sur son fidèle bâton de voyage à travers la contrée bien connue, mais inhospitalière. Au loin, il aperçut les rares lumières du village d’ Oisterwijk. Soudain, il se sentit possédé irrésistiblement du désir de passer la nuit, en cet endroit même, dans le sanctuaire de Marie, près du célèbre tilleul aux trois berceaux formés par la nature et par l’art.

Une profonde blessure qu’il avait au front s’était ouverte à la suite des fatigues du voyage et aussi de l’émotion que lui causait son retour dans la patrie. Son bras et sa jambe gauches qui avaient, durant de longues années, dû traîner une lourde chaîne lorsqu’il était forcé, sous le bâton des Sarrasins, de cultiver la terre, lui refusaient presque tout service et un picotement inquiétant s’y faisait sentir plusieurs fois par jour. Avec la plus grande difficulté il parvint à l’endroit qu’il avait choisi pour se reposer.

Il étancha sa soif à une citerne proche du lieu saint. Puis il lava sa blessure, y appliqua le bandage le mieux qu’il put et entra dans le sanctuaire.

La chapelle se composait d’un porche et de deux pièces. À gauche, dans le fond, on avait construit une sacristie.

Le porche était séparé de la nef par une cloison en chêne avec une porte à battants. Lorsqu’on pénétrait dans la nef, la lumière mystérieuse qui rayonnait des trois lampes garnies de cierges, suspendues à la voûte de la seconde moitié du chœur, enveloppait le visiteur d’une atmosphère de force et de consolation.

Par une grille en cuivre délicatement ouvragée qui s’élevait du sol jusqu’à la voûte en ogive et dont le milieu s’ouvrait comme une porte, on avait vue sur l’autel.

Les murailles, au-dessus des fenêtres à vitraux qui, en ce moment, ne pouvaient déployer l’éclat de leurs couleurs, étaient recouvertes d’exquises peintures représentant des scènes tirées de l’histoire de l’Église. On y voyait et on y reconnaissait partout Marie qui venait redresser les torts, soutenir les courages chancelants, recueillir les larmes de repentir et d’amour sur les visages des pécheurs, guérir les malades et consoler les affligés.

Les trois vitraux représentaient les Mystères douloureux, joyeux et glorieux de la vie de la Vierge.

La statue de Marie, placée sur un piédestal au-dessus de l’autel, se détachait sur ce fond sombre.

Des deux côtés de la porte en métal ouvragé, courait, le long de la grille, un banc usé par les genoux des fidèles.

En entrant par la porte du porche qui se referma derrière lui en battant, le sire Arnold fut tellement frappé à la vue de ce petit paradis qu’il se prosterna sur le sol, sans ressentir aucunement le froid des dalles grises ni la douleur de ses blessures.

Quant à ce qui lui advint plus loin, écoutons le récit d’un ancien chroniqueur :

« Le sire Arnold, après qu’il fut ainsi resté prosterné environ quatre ou cinq heures, épuisé et sans connaissance sur les dalles de la chapelle, s’entendit appeler par une voix d’une extrême suavité qui lui dit : « Mon enfant. » Le sire Arnold se redressa alors sur ses genoux, sachant à peine s’il était endormi ou éveillé. Marie était descendue de son piédestal et se tenait debout presque de grandeur naturelle dans la porte ouverte du chœur. Elle remit à l’enfant Jésus la pomme qu’elle tenait à la main, et s’avançant lentement, le bras tendu, vers le chevalier, elle le regarda avec un sourire d’une douceur infinie, et lui parla ainsi avec amour : « Mon fidèle serviteur, comme tu ne m’abandonnes pas, de même je ne puis ni ne veux t’abandonner. Tes souffrances sont terminées. » Et, en même temps, de sa main délicate, elle lui toucha le front, lui posa son enfant dans les bras, se pencha sur lui et lui remua non seulement le bras, mais aussi le genou et la jambe gauches. Elle lui reprit alors le petit Jésus, et tout redevint sombre aux yeux du sire Arnold. »

Voilà les paroles de l’ancien chroniqueur et voici ce qui se passa ensuite :

Il n’y avait pas une heure que le sire Arnold était dans la chapelle, lorsqu’il fut distrait en sursaut de sa prière par un grand vacarme.

La porte d’entrée s’ouvrit brusquement ; plusieurs personnes, dont le vêtement indiquait le rang élevé, apparurent et, parmi les plus notables de tout le pays, se trouvait le duc Jean, le célèbre chevalier-troubadour.

Leurs riches manteaux de velours à fourrures étaient couverts de neige et le vent soufflait avec rage contre les murailles du sanctuaire.

– Réfugions-nous ici et prions ! dit le duc au sire d’Oisterwijk qui était entré avec lui et marchait à ses côtés.

Et se tournant vers sa suite, il dit :

– Que l’on retourne à Berkel avec les chevaux et qu’on les y remise. Je reste ici avec le sire pour attendre l’arrivée du prêtre desservant. Peut-être nos prières obtiendront-elles la conservation des pauvres manants que cet ouragan violent menace de la ruine.

Cet ordre fut obéi.

Le sire Arnold était agenouillé devant la grille dans un coin du côté de l’évangile et hors de la vue des seigneurs.

Il avait déposé son manteau replié sur les dalles au milieu du temple et y vit s’’agenouiller le duc : lui-même se plaça à genoux à côté de lui.

Le vent continuait à faire rage autour de la chapelle, faisant trembler les vitraux, et tirant des sons aigus de la petite cloche qui la surmontait.

Le vieux prêtre ne tarda pas à arriver ; il salua courtoisement le duc et ouvrit la porte de la grille. Puis il s’agenouilla sur les marches de l’autel.

Le prêtre récita lentement et à haute voix la salutation angélique : « Ave Maria, gratia plena ! » et ensuite d’un ton solennel et suppliant la prière déjà célèbre de saint Bernard : « Recordare, o piissima ! »

Et lorsqu’il eut fini, trois voix répondirent à l’envi : « Amen ! »

Les deux gentilshommes tressaillirent légèrement en entendant cette troisième voix.

Au même instant, le sire Arnold s’avança vers eux. Ils virent alors un homme, blanchi par l’âge, mais d’une taille élevée, qui avait plutôt l’aspect d’un guerrier que d’un pèlerin dont il portait l’habit. Son vi sage était coloré par l’enthousiasme, il éleva la main droite et dit :

– Seigneur duc, le Refuge des chrétiens ne manquera pas de nous exaucer. Regardez cette tête. Elle porte les traces de nombreuses années de souffrances ; mais il y a à peine une heure, elle saignait d’une blessure profonde et incurable. En voici la cicatrice. Voyez tout ce côté gauche ; il n’y a pas une heure qu’il était frappé de paralysie, et il est maintenant tellement vigoureux que je pourrais comme jadis rester dix heures à cheval et même porter le bouclier. Voilà ce qu’a fait Marie, qui est là devant vous...

À cette heure, dans cette chapelle, par cet ouragan, et dites avec cette énergie dans le regard et dans le geste, les paroles du pèlerin faisaient une profonde impression.

– Qui es-tu, étranger ? demanda le duc.

– Il tut un temps où l’on m’appelait le sire Arnold de Berkel, fut la réponse, ce que je vais être désormais, si je dois vivre encore, dépend de Dieu et de vous, seigneur duc.

– Le sire Arnold ! s’écria le duc Jean, le fils du célèbre improvisateur et chanteur, mort hélas, avant mon règne ! Dans quel état je vous trouve devant moi.

– C’est étrange, observa le sire d’Oisterwijk, que personne, depuis son départ pour la croisade n’ait plus entendu parler de ce gentilhomme.

– C’est moi, répondit Arnold avec calme, et vous êtes le sire d’Oisterwijk qui habitez le manoir de Berkel : mais ne craignez rien ; je n’ai plus aucun droit sur ce domaine et je ne vous inquiéterai pas.

– Nobles seigneurs ! dit le prêtre, demeurez à cette heure en paix. J’ai connu le sire Arnold enfant et adolescent, et je vais vous montrer l’épée en croix qu’il se fit brûler sur le bras, comme un gage donné à sa mère qu’il deviendrait un héros chrétien. Mais Marie elle-même semble confirmer les étonnantes paroles de ce pèlerin, écoutez, l’ouragan s’éloigne, la colère divine s’apaise, remercions tous ensemble celle dont l’amour puissant s’est manifesté cette nuit d’une manière si frappante.

Lorsque la prière fut terminée et que la nature entière fut revenue au calme, on entendit le piétinement des chevaux, et la lueur des torches apparut à travers les fentes de la porte du porche.

– Sire d’Oisterwijk, dit le duc, nous acceptons votre hospitalité pour le restant de la nuit. Rentrons à Berkel. Je veux y conduire encore une fois celui qui, demain, sera mon hôte. Sire Arnold, donnez-moi la main ! Promettez-moi d’abord que vous irez prendre du repos. Il me faut un échevin vigilant dans ma bonne ville de Bois-le-Duc. Servez-moi en ceci, et si plus tard vous voulez de nouveau ceindre l’épée, je ne vous en empêcherai pas. Encore un mot : je connais la tradition de votre famille. Le rêve de votre père était de reconquérir dans son écu les trois Étoiles de Cilley. Il réussit à en obtenir deux : celles de la chevalerie et de la galanterie ; vous avez gagné la troisième : celle de la plus héroïque piété.

Voilà comment la lignée des Berkel porte d’« AZUR À TROIS ÉTOILES D’ OR ».

 

 

Joseph-Albert ALBERDINGK-THYM.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

deuxième série, tome quatrième, Librairie Blériot, 1888.

 

 

 

 

 

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