La nuit de Noël et le maître de sainte Zite
par
Auguste-Apollinaire ALLÈGRE
Lucques, la cité guerrière du Moyen Âge, tour à tour déchirée par les factions, opprimée par les tyrans, attaquée par des républiques voisines, Lucques, la puissante rivale de Pise, était, à cette heure, calme et pacifique. Les armes avaient été déposées pour quelques jours ; les portes de la cité restaient ouvertes ; les tours qui la défendent demeuraient silencieuses. C’était la nuit de Noël ; Noël, nuit merveilleuse, où l’Enfant-Dieu est né dans une étable, où les anges du ciel sont venus annoncer la paix à la terre et la rédemption à l’humanité.
La neige était tombée tout le jour. Elle avait blanchi les collines onduleuses qui couronnent la cité ; elle avait jeté ses flocons épais sur les toits des vieux palais ; elle s’était amoncelée dans les rues étroites. Enveloppée comme d’un voile blanc, la ville ressemblait à une vierge innocente et pure qui s’approche de l’autel. Malgré le vent glacé qui mugissait, la foule, protégée par d’épais manteaux, s’en allait à l’église par bandes joyeuses ; elle semblait répondre à l’invitation des prophètes : « Réjouis-toi, fille de Sion ; tressaille d’allégresse, fille de Jérusalem...Voilà le Seigneur qui va venir avec tout le cortège des saints. » Valeureux guerriers, riches bourgeois, industrieux marchands, tous avaient fait trêve, pour quelques heures, à leurs luttes, à leurs affaires, à leurs plaisirs.
Zite, une pauvre servante, a entendu, du fond du palais où elle sert, les joyeux échos de ces bruits pacifiques. Fleur des montagnes transplantée dans la cité, elle a apporté dans la demeure de ses maîtres le doux parfum du lieu natal. Elle est si pure que sa modeste chambre est, dit-on, illuminée de clartés célestes : si charitable que, pour réparer les imprudences de sa générosité, Dieu, plus d’une fois, a dû venir à son secours. Son angélique piété l’a rendue chère à ses maîtres pieux. Ils en ont fait la dispensatrice de leurs aumônes : les pauvres se sont succédé au seuil du palais, pour recevoir de ses mains virginales le pain qui nourrit et le vêtement qui réchauffe. Aux largesses de ses maîtres, elle a voulu ajouter les siennes et faire l’aumône de sa pauvreté. Zite a tout distribué, jusqu’à ses propres vêtements d’hiver.
Ainsi dépouillée, sans manteau qui la protège contre le froid rigoureux d’une nuit de décembre, elle descend le grand escalier du palais, pour se joindre à la foule pieuse.
Elle rencontre en ce lieu le seigneur de Fatinelli. Fâcheuse rencontre, qui va trahir sa charité ! « Où allez-vous à cette heure ? – Avec la permission de mon maître, à la messe de minuit dans l’église San-Frediano. – Mais le vent est glacé, et vos minces habits vous couvrent à peine ! – Il faisait froid aussi, dans la pauvre étable de Bethléem, la nuit d’hiver où l’Enfant Jésus y naquit, et il fallut que de vils animaux vinssent l’y réchauffer. – Prenez cet épais manteau, dont les larges replis protègeront vos membres glacés. – Jamais, seigneur, une pauvre servante ne consentira à porter le riche vêtement de son maître. – Mais votre maître le désire. – Épargnez-moi la douleur de me parer de ce signe de la richesse, dans une nuit où le Christ a voulu naître dans la pauvreté. – Puisqu’un désir ne suffit pas, c’est un ordre que je vous donne. – Alors, seigneur, j’obéirai, puisque Jésus-Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort. Je le porterai donc, ce précieux manteau ; mais combien il ornerait mieux les épaules souffrantes du Christ ! Ah ! s’il m’était permis, dans cette fête des pauvres... – Je vous le défends, et malheur à vous, si vous ne rapportiez ce manteau... ! »
Le seigneur de Fatinelli lui imposait cette défense, parce qu’il connaissait son inépuisable charité. Zite promit tout, mais non sans regrets.
Sous le vieux portique de San-Frediano, de pauvres mendiants étalaient leurs misères et réclamaient des aumônes. Parmi ces déshérités du monde chéri de Dieu, un vieillard à barbe blanche couvert de haillons et demi-nu frappe les regards de l’humble servante. Il tremble de froid, et son chien, fidèle ami, couché sur ses pieds transis, cherche vainement à les réchauffer. Il ne demande rien, mais il soufre, et la muette éloquence de ses yeux suppliants touche le cœur compatissant de la jeune fille. Elle songe à la parole du Sauveur. « J’étais nu, et vous m’avez vêtu. » Elle saisit immédiatement son manteau. « Vaine parure, dit-elle, inutile trésor pour une pauvre servante, va réchauffer les membres souffrants du Christ. Puisses-tu remplacer le manteau dérisoire dont il fut revêtu dans une autre nuit. » Elle s’en dépouille avec joie... Mais soudain l’ordre impérieux de son maître lui revient à l’esprit, ainsi que le douloureux souvenir de sa promesse. Une lutte terrible s’engage dans son âme entre l’obéissance et la charité ! Elle voudrait, mais une défense rigoureuse la retient ; il lui serait si doux de donner, mais il est méritoire d’obéir ! Elle s’éloigne avec une mélancolique tristesse de ce mendiant qu’il lui est défendu de secourir, et pour camer sa douleur, elle pénètre sous les voûtes sacrées.
Les Anges, témoins de son généreux sacrifice, l’ont porté devant le trône de Dieu, et lui apportent, en échange, une céleste inspiration. Elle retourne vers le pauvre du bon Dieu. « Tiens, lui dit-elle, image souffrante du Christ ; reçois de mes indignes mains ce magnifique manteau. C’est celui de mon puissant maître, le seigneur de Fatinelli. Il m’en a confié le soin et j’ai promis de le rapporter. Mais la nuit est glacée ; l’office sera long ; le chant des hymnes sacrés durera jusqu’au matin. Tu en abriteras, jusqu’à cette heure, tes membres engourdis par le froid, et je le reprendrai, demain, en sortant de la maison de Dieu. »
Les prières liturgiques ont commencé. Ah ! qu’elles sont touchantes, à cette heure et dans cette nuit ! Pendant quatre semaines, figure des quatre mille ans, l’Église, vêtue de deuil, a redit les aspirations lointaines des patriarches, les soupirs répétés des prophètes, les ardentes supplications de Jérusalem. À mesure que les temps approchent, on sent que la tristesse diminue et qu’elle cède volontiers sa place aux plus vives espérances. Enfin, la grande nuit est arrivée. Ce qui n’apparaissait d’abord que dans un lointain horizon va devenir une douce réalité. Aussi l’Église se livre tout entière à l’allégresse. « Consolez-vous, consolez-vous, mon peuple ; consolez-vous, dit votre Dieu. Parlez au cœur de Jérusalem, et dites-lui que ses maux sont finis, que ses iniquités lui sont pardonnées. » Après les larmes de l’absence, ce sont les joies de la possession. Comme ce contraste est frappant, et comme il parle doucement à l’âme chrétienne ! Il se retrouve jusque dans cette heure inaccoutumée où l’office de Noël est célébré. Entre l’obscurité qui règne dans la cité, et la clarté symbolique qui rayonne dans le temple, il existe un rapport mystérieux qui rappelle ces paroles inspirées : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, et le jour s’est levé sur ceux qui habitaient les régions de l’ombre de la mort. »
Zite goûtait, dans l’église San-Frediano, les délices de ces pieuses cérémonies. Elle unit ses prières à celles du Pontife ; elle chante les hymnes sacrées avec les fidèles ; elle assiste au saint sacrifice avec les anges ; elle reçoit dans son âme pure le Dieu qui descendit dans l’étable. Comme elle se pénètre des mystères de cette grande nuit ! Elle oublie tout ce qui l’entoure. L’âme de la sainte s’échappe de sa frêle enveloppe... Elle est comme transportée dans l’étable de Bethléem.
Voilà bien ses murs délabrés et sa porte vermoulue... Là, dans un angle obscur, est la pauvre crèche, humble berceau de l’Enfant-Dieu... Tout près, la pierre miraculeuse où il reposera sa tête... Joseph et Marie attendent dans le ravissement l’heure solennelle où les Anges diront aux pasteurs : « Aujourd’hui, un petit enfant vous est né. » Au dehors, comme pour achever le tableau, se dessinent les coteaux de Bethléem et le sépulcre de Rachel. Enfin le Verbe fait chair apparaît. Saint Joseph le presse dans ses bras et le couche sur un peu de paille. La Vierge Marie détache son voile de lin, pour composer ses premiers langes. Le bœuf et l’âne fléchissent le genou devant leur maître, avant de le réchauffer de leur haleine. Les chœurs des Anges viennent tour à tour l’adorer. Les bergers, avertis par les célestes messagers, lui apportent leurs modestes présents, et les Mages, guidés par l’étoile, lui présentent leurs riches offrandes.
Zite contemple dans une douce sérénité cet émouvant spectacle. Elle a le ravissement de Marie, l’humilité de Joseph, la simplicité des bergers, la foi ardente des Mages, la pureté sans tache des Anges. Cette délicieuse vision se prolongea pour elle jusqu’au matin. L’aube de Noël blanchissait les routes de San-Frediano quand son âme revint sur la terre. L’office était achevé depuis longtemps ; les cierges de l’autel étaient éteints ; les chants liturgiques avaient cessé ; l’enceinte de l’église était devenue déserte. Seul, le parfum de l’encens embaumait encore les parvis sacrés et rappelait que le sacrifice avait eu lieu.
En sortant de l’église, Zite veut reprendre son manteau. Mais le vestibule est vide comme la nef. Les pauvres en ont quitté le seuil. Le vieillard dont elle a protégé les membres transis est absent. Elle cherche de tous côtés ; elle retourne dans le lieu saint ; elle interroge les nefs silencieuses. Elle regarde autour du vaste édifice. L’écho seul répond à sa voix. Elle n’ose accuser le pauvre d’infidélité ; mais elle se reproche sa promesse violée et son long retard dans le temple. Elle ne sait comment reparaître devant son maître sans le précieux manteau. « Ô Dieu de l’étable ! dit-elle, secourez-moi. Vous qui avez fait fleurir en plein hiver des roses dans mon tablier, renouvelé pour mes pauvres le miracle de Cana, multiplié dans les greniers de mon maître les provisions épuisées, envoyé vos Anges pour pétrir mon pain, quand je m’oubliais auprès de vous, ô Dieu de l’étable ! venez à cette heure à mon secours. »
Elle arrive ainsi au seuil du palais. Elle retrouve son maître au lieu même où il lui avait remis ce manteau. Tourmentée par le remords, accablée par le chagrin, atterrée par la frayeur, elle ose à peine élever la voix. Elle s’accuse, elle s’humilie, elle pleure, elle prie son maître de lui pardonner au nom du Dieu qui est venu apporter la paix. Rien ne peut apaiser le courroux du seigneur de Fatinelli. Il veut à l’heure même la chasser de son palais.
Au même instant, on frappe à la porte. Un mystérieux inconnu venait rapporter le manteau. Comment était-il en ses mains ? Qui le lui avait remis ? En quel lieu l’avait-il trouvé ? Nul ne le sut, excepté la pauvre servante, à qui les secrets du ciel étaient familiers.
Quand l’étranger, après avoir trempé ses lèvres à la coupe de l’hospitalité, quitta le seuil du palais, on vit son visage se transfigurer ; une auréole étincelante l’environna ; une suave odeur se répandit autour de lui ; ses pieds effleurèrent la terre ; et l’on aperçut du coté de l’horizon comme une traînée lumineuse où il disparut. C’était un Ange du paradis, que Dieu avait envoyé ici-bas pour récompenser la charité de Zite. La porte de San-Frediano, qui avait abrité le céleste messager sous la figure d’un mendiant, a toujours été appelée, depuis, la Porte de l’Ange.
Tel est le touchant récit que la tradition populaire a conservé jusqu’à nous. Il nous a paru opportun de le rappeler en ces belles fêtes de Noël. O vous qui le lirez à la veillée, autour de la table de famille, près de l’âtre pétillant, puisse-t-il vous inspirer des pensées de charité envers les pauvres ! Ils ne manqueront jamais à la porte de nos églises pour recevoir vos aumônes. Donnez-leur avec générosité, afin que Dieu visite vos foyers, protège vos enfants, bénisse vos familles ; et puissent les dons que vous aurez fait monter jusqu’au ciel vous être rendus par la main d’un Ange, comme le fut le manteau de sainte Zite !
Auguste-Apollinaire ALLÈGRE,
Nouvelle corbeille de légendes et d’histoires, 1888.