Le curé de Lanslevillard
PIÈCE EN 4 TABLEAUX
d’après la nouvelle d’Henry BORDEAUX
par
Marguerite ALLOTTE DE LA FUŸE
PERSONNAGES
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L’ABBÉ BOREL, curé de Lanslevillard, 45 puis 55 ans.
ANTONIO PIÉTRO CASATI, Piémontais, 25 puis 35 ans.
LE SUBSTITUT DU PROCUREUR, M. LANSAC, 27 ans.
(Le même LANSAC, en touriste, dix ans après.)
FRANÇOIS GALATIN, dit BOIT-SANS-SOIF 1, paysan d’âge mûr.
ANTOINE TURCHET, dit PÈRE-LA-JOIE, paysan d’âge mûr.
TONY TURCHET, 12 ans, fils d’Antoine.
RÉMY FÉJOZ, dit le SERGENT (jeune gens.)
PIERRE BRILLAT, dit l’HERCULE (jeune gens.)
JACQUES FERRIN, dit SIBOLLET (jeune gens.)
LE DOCTEUR CHERRAZ, 60 puis 70 ans.
Me LADOUX, Avocat d’ANTONIO.
LE PRÉSIDENT DES ASSISES (vieillard solennel.)
LES DEUX ASSESSEURS.
LE BRIGADIER DE GENDARMERIE.
LES HUISSIERS.
LES JURÉS.
LA FOULE.
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Le drame se passe dans la vallée de Lanslevillard, en Savoie ; aux assises de Chambéry ; au presbytère de Lanslevillard.
PREMIER TABLEAU
La scène représente un creux de vallée où court le torrent de l’Arc, qu’on entend mugir. Sur le torrent, pont étroit, et, près du pont, une petite cabane en planches. Adossé à la cabane, un banc mobile, fait de deux larges troncs de sapin vermoulus. La terre est couverte de neige. C’est la nuit ; la lune brille.
On voit apparaître, se dirigeant vers le pont, un prêtre enveloppé d’un manteau.
Devant lui, un homme, portant une lanterne sourde et appuyé sur un fort gourdin. Au moment d’arriver au pont, l’homme, silencieusement, s’efface. Le prêtre s’y engage le premier. À ce moment, l’homme lève son gourdin et assène un coup, en arrière, sur le crâne du prêtre. Celui-ci tombe, sans pousser un cri.
L’homme lui arrache son manteau et le pousse dans le torrent. La lune s’est brusquement voilée. On entend, dans l’obscurité, la chute d’un corps tombant à l’eau. Puis un cri. L’homme lève sa lanterne, ramasse de grosses pierres, les jette sur sa victime. Puis il fouille le manteau du prêtre et s’enfuit précipitamment en jetant le manteau dans le torrent. Il ne s’aperçoit pas que le vêtement reste suspendu au parapet du pont.
RIDEAU
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DEUXIÈME TABLEAU
Même décor, une heure plus lard. La lune, dans son plein, éclaire la scène. Le manteau, toujours suspendu au pont de l’Arc, s’agite dans le vent, comme un signal de détresse. On entend descendre du haut de la montagne un groupe d’hommes chantant une chanson de noces savoyarde. Les hommes s’engagent sur le pont.
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SCÈNE PREMIÈRE
ANTOINE TURCHET, FRANÇOIS GALATIN
TONY TURCHET, RÉMY FÉJOZ, PIERRE BRILLAT
JACQUES FERRIER
FRANÇOIS GALATIN, d’une voix un peu avinée
Hé, Turchet ! vois donc cette défroque, pendue là.
ANTOINE TURCHET, gaiement, s’en emparant
Si je l’achetais à la foire d’empoigne ? Le vent pique, justement !
(Il s’apprête à endosser la douillette.)
Tiens ! c’est drôle !... Amène donc voir le falot, l’Hercule.
(Pierre Brillat approche sa lanterne.)
TOUS, à la fois
Un manteau de curé !
ANTOINE TURCHET
Depuis combien de temps Baptistine Joron met-elle la douillette de M. le Curé à sécher sur le pont de l’Arc, quand il neige ?
TOUS, rient bruyamment
Ah ! Ah ! Père la Joie...
PIERRE BRILLAT
Voulez-vous parier, Père la Joie, que M. le Curé aura donné son manteau à un pauvre, qui l’aura perdu !
RÉMY FÉJOZ, haussant les épaules
Dis donc qu’un voleur lui aura chapardé... Il ne voit pas plus loin que le bout de son nez, notre pauv’ Curé.
ANTOINE TURCHET
C’est encore loin, car il l’a long !
(Tous rient.)
TONY TURCHET
Moi, ça me fait peur, papa. C’est-y pas plutôt qu’il est arrivé un accident à M. le Curé ?
(On entend un gémissement faible.)
Entendez-vous, là... là... sur la moraine !
(Les gémissements redoublent. Les hommes courent à droite, à gauche, avec la lanterne. Tout à coup, un cri : « C’est M. le Curé ! » Deux des paysans relèvent à bras le corps et apportent le Curé évanoui, ruisselant, poussant des plaintes inarticulées. Tous jettent des exclamations. Tony pleure.)
JACQUES FERRIN
Il est tombé à l’eau !
ANTOINE TURCHET
Tombé... Dis donc qu’on l’a fichu à l’eau !
RÉMY FÉJOZ
Nom d’un sort ! On a voulu l’assassiner !... Il a un coup dans la tête !
TONY, sanglotant
M. le Curé !... M. le Curé !
ANTOINE TURCHET
Ton mouchoir, Rémy Féjoz ; vite, que je retienne le sang ! Tirez le vieux banc ici, vous autres. Couchons-le dessus. Ôte mon manteau, Tony. Roule-le, glisse-le sous sa tête. Frotte le creux de ses mains, Galatin.
GALATIN
Elles sont en sang... Regardez mes manches, bon sens de la vie, toutes rouges...
PIERRE BRILLAT
Il s’est agrippé au fayard, pour se tirer de l’eau.
RÉMY FÉJOZ
Heureux qu’il nage comme une truite !
TONY, éploré
Va-t’y en revenir, M. le Curé, papa ?
ANTOINE TURCHET
Chut... Il parle.
LE CURÉ, avec effort, d’une voix entrecoupée
In manus... tuas, Domine... commendo... spiritum meum.
FRANÇOIS GALATIN, touchant son chapeau avec respect, toujours un peu gris
Il dit les Vêpres.
JACQUES FERRIN
Qu’est-ce qu’a pu faire le coup ?
RÉMY FÉJOZ
Des Piémontais... veux-tu parier ?
ANTOINE TURCHET
Ils lui auront dit qu’ils avaient un malade dans la Combe. M. le Curé sera parti, tout seul, comme un innocent qu’il est.
TONY
Sûr... Voilà à son cou le sac où on met l’huile d’onction.
PIERRE BRILLAT s’approchant, comme pour soulever le prêtre
Faut-il que je le rapporte à la cure, père Turchet ?
ANTOINE TURCHET
J’ose point le bouger, l’Hercule, sans savoir si ça lui serait mauvais.
FRANÇOIS GALATIN
Allons quérir le docteur Cherraz...
ANTOINE TURCHET
Pas toi, toujours. Boit-sans-soif, t’es pas assez solide sur tes guibolles, à c’te heure.
PIERRE BRILLAT
J’y vais, moi !
ANTOINE TURCHET
Allez-y deux, ça vaut mieux. Les gredins sont peut-être pas loin.
RÉMY FÉJOZ
À voler au presbytère, sûr ! Ils ont dû prendre la clef à M. le Curé.
TONY, fouillant le manteau
Elle n’est plus dans ses poches !
PIERRE BRILLAT, dit L’HERCULE
Si c’est des voleurs, je les crains pas plus que les gabelous italiens... (À Ferrin.) Viens-tu avec moi, Sibollet ?
JACQUES FERRIN
Allons-y.
ANTOINE TURCHET
Courez, les gars.
L’HERCULE
Adieu. On sera ici dans une demi-heure.
(Ils partent en courant.)
SCÈNE II
LE CURÉ
ANTOINE TURCHET, FRANÇOIS GALATIN
RÉMY FÉJOZ, TONY TURCHET
ANTOINE TURCHET
On n’a rien à lui faire boire ?
(À Galatin.)
T’as bien du genièvre sur toi, Boit-sans-soif ?
GALATIN
Voilà ! (Tirant sa gourde.) C’est une fillette qui ne m’a jamais trompé. Je lui suis fidèle.
RÉMY FÉJOZ
Elle sera bonne à quelque chose, pour une fois.
GALATIN, sentencieusement
Elle l’est tous les jours.
(Il se penche vers le Curé et le fait boire.)
TONY
Il boit... il boit... Il ouvre les yeux.
(S’approchant doucement.)
Monsieur le Curé ! (Pleurant.) Dire que je lui ai répondu la Messe dimanche.
GALATIN, dissimulant son émotion par une bourrade
F... le camp, gosse, ou je te tire la bourre... De boire, ça le ranime, tiens !
TONY
II parle encore.
LE CURÉ, d’une voix un peu moins faible
Sancte Landri, ora pro nobis... Sancte Landri...
TONY TURCHET
Il prie le patron de la paroisse.
(Se mettant à genoux, joignant les mains.)
Saint Landry, priez pour nous... Faut faire un vœu.
(Il reste à genoux, les yeux levés.)
ANTOINE TURCHET
En attendant, frictionnons-le !
RÉMY FÉJOZ
Parions que je sais qui a fait le coup !
ANTOINE TURCHET
Qui donc ?
RÉMY FÉJOZ
L’homme qu’est toujours, au Chamois-Blanc, après la Franceline.
FRANÇOIS GALATIN
Le grand diable qu’elle appelle son petit Antonio ?
RÉMY FÉJOZ, la voix haineuse
Oui !
GALATIN
Ça se pourrait bien... Il a le cœur mauvais. Il ne paie jamais à boire à personne.
ANTOINE TURCHET, haussant les épaules
Une riche idée qu’ils ont eue, le capitaine des Alpins et l’ingénieur, d’embaucher des Piémontais pour travailler à la chaussée !
RÉMY FÉJOZ
Ça vous ôte le pain de la bouche, ça court après les filles, ça joue du couteau. On ne trouve plus que de cette vermine d’Italiens de Modane à Chambéry !
ANTOINE TURCHET, à Rémy et Tony, qui se relève
Le Sergent, regarde donc, avec Tony, dans la cahute où ils mettent leurs outils, s’il n’y aurait rien de caché.
TONY, de la cabane
Voilà un baluchon, papa !
ANTOINE TURCHET
Apporte !
RÉMY, rapportant un paquet enveloppé dans un grand mouchoir à carreaux
Un baluchon de voyageur... Si c’était à l’Antonio ?
FRANÇOIS GALATIN
Voyons !
ANTOINE TURCHET
Touche pas ! C’est comme les servantes aux curés et les sacs aux meuniers, faut point y mettre la patte. On le donnera aux gendarmes.
TONY
Se réchauffe-t-il, M. le Curé, père Galatin ?
GALATIN
Je frotte tant, que je suis en eau.
ANTOINE TURCHET
En eau...-de-vie !
GALATIN, sans se fâcher
Faut toujours que tu ries, la Joie.
TONY, se penchant vers le Curé, qui gémit
Il plaint, il plaint tout le temps.
RÉMY FÉJOZ
Sale vipère d’Antonio !
ANTOINE TURCHET
Hé ! le Sergent ! Pourquoi crois-tu que c’est lui ? Parce que tu voulais la Franceline ?
RÉMY FÉJOZ
L’autre jour, au Chamois-Blanc, Joron, le fils au sacristain, nous a dit que M. le Curé il aurait chez lui, ce soir, tout l’argent de la Propagation, pour le porter à Monseigneur de Chambéry. Antonio écoutait ; ses yeux luisaient comme feux de Saint-Jean.
FRANÇOIS GALATIN
Ah ! le Judas !
RÉMY FÉJOZ
Faut le pincer !
ANTOINE TURCHET
Si c’est lui, quand il aura pris le magot, il voudra filer en Italie. Faudra donc bien toujours qu’il passe l’Arc à ce pont-ci.
FRANÇOIS GALATIN
Possible.
ANTOINE TURCHET
Sûr !
RÉMY FÉJOZ, serrant les poings
S’il pouvait venir par ici, dans un petit moment, chercher sa boîte à malices... on l’empoignerait.
ANTOINE TURCHET
Ça se pourrait bien qu’il voudra se carapater, au noir, dans son patelin, par le Nan et le Col du Cenis.
RÉMY FÉJOZ
On va l’empoigner.
TONY
Ils seront peut-être plusieurs.
RÉMY FÉJOZ
Nous aussi, on est plusieurs.
FRANÇOIS GALATIN
Pauv’ M. le Curé. Faut-il qu’il en ait, de la force, pour avoir nagé avec un trou pareil dans la tête...
ANTOINE TURCHET
Ils lui auront fichu des pierres, pour qu’il enfonce !
RÉMY FÉJOZ
Cochon de Piémontais !
FRANÇOIS GALATIN, secouant la tête d’un air important
Tout de même, si on n’était pas venu par là !
TONY
Oui !
GALATIN
Si j’ vous avais pas dit, après le souper de noces à Josette Assoux : « Restons à boire chez le père Accati. »
TONY
Oui !
GALATIN
Si j’avais pas eu de genièvre !
ANTOINE TURCHET, agacé
Allons, t’es le bon Dieu ! C’est sûr et certain !
LE CURÉ, balbutiant
Il enverra vers vous ses anges... ses anges, afin...
ANTOINE TURCHET
Tu vois ! M. le Curé dit que t’es un ange.
GALATIN, solennellement
C’est un saint homme !
RÉMY FÉJOZ
Pire que saint Landry ! Il ne se laissera pas mourir, pour ne pas damner l’Antonio.
PIERRE BRILLAT
Chut... une petite lumière qui vient... Si c’était l’homme ! Éteins la lanterne, Sergent !
RÉMY FÉJOZ, soufflant la lanterne à demi-voix
Jai pris des cordes dans la cahute. Faut en tendre une dans la sente... Il culbutera.
ANTOINE TURCHET
Prends garde, Galatin... T’as bu à fond, ce soir. Si ça allait être le docteur Cherraz.
RÉMY FÉJOZ
Il causerait avec l’Hercule et Sibollet.
TONY
J’ai peur, papa...
ANTOINE TURCHET
T’as pas honte !... Rémy à gauche, Galatin et moi à droite. Toi, petit, veille au Curé !... Il est seul !
RÉMY FÉJOZ, tout bas
C’est l’homme !
SCÈNE III
Antonio arrive lentement, furtivement. Il se dirige vers la petite cabane de planches. Il porte une lanterne sourde. Soudain il trébuche dans la corde et tombe. La lanterne s’éteint. Une lutte s’engage dans les ténèbres... On entend des « Per Bacco ! Per Bacco ! » entremêlés avec des exclamations de colère qui s’achèvent par un triomphal : « Ça y est ! » de Rémy Féjoz. Il rallume la lanterne. Antonio, ligoté, se roule à terre, entre les trois hommes. Tony s’est reculé, blême d’épouvante.
RÉMY FÉJOZ, avec un cri de triomphe, éclairant le visage de l’assassin
Qu’est-ce que je te disais ? C’est bien l’Antonio !
LE CURÉ, avec un effort pour se redresser
Quoi ? Quoi ? (Il retombe.)
ANTONIO, avec un geste d’épouvante presque superstitieux
Il Curato ! Il Curato !
TOUS
Oui, le Curé ! Ah ! coquin ! bandit ! démon ! On te fera passer le goût du pain !
(Antonio se débat, cherche à les mordre. Ils lui assènent des coups, le ligotent plus étroitement, le bâillonnent, le fouillent.)
RÉMY FÉJOZ
Il a l’argent ! Voilà les sacs !
(Il lui assène des coups de sacs ; les sacs s’ouvrent, l’argent glisse sur la neige.)
ANTOINE TURCHET et GALATIN
Ah ! Judas ! Judas !
ANTOINE, à Tony
Ramasse le pognon, Tony !
RÉMY FÉJOZ, se penchant à un pouce de la figure d’Antonio
Je te crache à la figure de la part de Franceline !
FRANÇOIS GALATIN, même jeu
Noyons-le ! Veux-tu goûter de l’Arc, à ton tour !
LE CURÉ
Paix... paix, les enfants...
ANTOINE TURCHET
On n’est pas au Catéchisme !
SCÈNE IV
LES MÊMES, puis le DOCTEUR CHERRAZ
qui arrive essoufflé, marchant assez péniblement aidé par Pierre Brillat
LE DOCTEUR CHERRAZ
Eh bien !
TOUS, montrant Antonio
On le tient !
TONY, brandissant le sac
C’est l’argent de la Propagation !
LE DOCTEUR CHERRAZ
Très bien... Voyons d’abord M. le Curé.
PIERRE BRILLAT, montrant Antonio et ouvrant ses larges mains
Faut-il l’étrangler ?
LE DOCTEUR CHERRAZ
Tout à l’heure.
(S’agenouillant péniblement près du Curé.)
Mon bon Curé !... Mon pauvre cher ami ! Dans quel état il est !
TONY
Oh ! monsieur Cherraz... va-t-il mourir, M. le Curé ?
LE DOCTEUR CHERRAZ
Que sais-je ? C’est bien possible.
TOUS, avec désolation
Oh ! mon Dieu !
ANTOINE TURCHET
Il a un peu parlé.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Cela va beaucoup mieux... Approche bien la lanterne, Ferrin, que j’examine la blessure.
ANTOINE TURCHET
Derrière la tête, monsieur Cherraz.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Oh !... Aïe, aïe, bien profonde, bien large, et à la base du crâne... C’est grave !
LES JEUNES GENS, avec des gestes de menace vers Antonio
Misérable ! Assassin, fils de diable ! Si tu nous l’as tué, on te fera ton affaire !
ANTOINE TURCHET, examinant la blessure
Un trou large comme la main.
TONY
Mon Dieu ! Mou Dieu !
LE DOCTEUR CHERRAZ, faisant boire un cordial au Curé
Allons, buvez, monsieur le Curé... Courage, cher ami.
ANTOINE TURCHET
Il a bu déjà, Galatin avait de l’eau-de-vie.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Naturellement.
FRANÇOIS GALATIN
Tout à l’heure, il disait les vêpres ; maintenant il ne bouge plus.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Les gars, cherchez dans la cabane s’il n’y aurait point une planche un peu large, sur laquelle nous pourrions le déposer pour l’emporter. Le cœur bat un peu plus régulièrement... Il se ranime.
TONY, à demi-voix à son père
On va l’emporter. Oh ! va-t-il point passer en route, M. le Curé, papa ?
LE DOCTEUR CHERRAZ, aux jeunes gens qui apportent une planche
Bien ! Étendez dessus les manteaux.
ANTOINE TURCHET, montrant Antonio
Que faire de ça ?
RÉMY FÉJOZ
Malheur qu’on puisse pas le talonner comme une vipère !
(Il fait un geste de menace ; Antonio, à travers son bâillon, jette un hurlement : Non ! non !)
LE DOCTEUR CHERRAZ
Tu ne perdras rien pour attendre, gredin. (Aux jeunes gens.)
Attachez-le... Traînez-le comme vous pourrez. (Ils l’attachent par le milieu du corps.)
ANTONIO, dans une espèce de hurlement
Je marcherai.
RÉMY FÉJOZ
Tu crois peut-être pouvoir te sauver, salaud !
LE DOCTEUR CHERRAZ
Il n’y a pas de danger. Détachez-lui, à demi, les pieds. (Aux autres hommes.) Vous autres, à M. le Curé !
ANTOINE TURCHET, à son fils
Porte le baluchon du gredin et les sacs d’argent, toi !
LE DOCTEUR CHERRAZ, disposant le blessé sur le brancard improvisé
Soulevez-le doucement... doucement... Là.
(Turchet glisse la planche en dessous.)
Bien. Laissez retomber maintenant, sans secousse. Prenez la planche : Toi, l’Hercule ; vous, Turchet, empoignez par côté, ici, à la tête. Galatin et moi, les pieds.
JACQUES FERRIN
Avez-vous assez de souffle, monsieur Cherraz ?
LE DOCTEUR CHERRAZ
Le cœur ne va pas fort, ces temps-ci. Mais j’irai toujours un petit bout de chemin. On me remplacera.
ANTOINE TURCHET
Ça y est, les gars ?... Comme à la procession de saint Landry ?
TOUS
Oui.
ANTOINE TURCHET, commandant la manœuvre
Une, deux, trois, houp... Allez !
(À Ferrin et à Péjoz.)
Faites marcher la bête, vous autres.
RÉMY FÉJOZ, allongeant un coup de pied à Antonio
En route !
LE DOCTEUR CHERRAZ, se mettant en marche
Doucement, doucement... Mon pauvre Curé !
(Le cortège se met en marche sous la neige qui commence à tomber.)
LE CURÉ, essayant de se soulever
Ce n’est rien, mes enfants ! (Il retombe épuisé.) Rien du tout !
RIDEAU
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TROISIÈME TABLEAU
LA COUR D’ASSISES
Le décor représente le fond de la salle d’une Cour d’assises vue de biais. Au centre, le président et les deux assesseurs. À gauche, le greffier. À droite, le substitut du Procureur général, jeune homme à la figure spirituelle. Au banc des accusés, Antonio ayant devant lui Me Ladoux, son avocat. L’extrémité du banc des jurés (on ne voit que les deux premiers jurés). Au delà, on devine le prétoire rempli d’une foule attentive.
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SCÈNE PREMIÈRE
L’accusé est debout. Son interrogatoire va commencer. Il a l’air sauvage, violent et concentré
LE PRÉSIDENT, à l’accusé
Quels sont vos noms et prénoms ?
(Silence.)
Comment vous appelez-vous ?
(Silence.)
Vous êtes Antonio Piétro Casati ?
ANTONIO, farouchement
Si.
LE PRÉSIDENT
Avez-vous été déjà condamné ?
(Silence.)
Êtes-vous allé déjà en prison ?
ANTONIO, sur un signe impérieux de son avocat
Non !
LE PRÉSIDENT, accentuant fortement chaque mot
Vous êtes Italien... de Suze, je le sais. Vous comprenez mal le français. Si vous ne comprenez pas, vous me ferez signe et je vous donnerai des explications. Vous avez entendu l’acte d’accusation (montrant le greffier) que vient de lire M. le Greffier. Est-il exact ? Est-il vrai que vous ayez attiré M. l’abbé Borel, curé de Lanslevillard, dans un endroit écarté, feignant de l’amener près d’un camarade blessé, puis que vous l’ayez frappé à plusieurs reprises et jeté dans le torrent ? Votre intention première était de le voler ; comptiez-vous également l’assassiner, lorsque vous êtes venu le chercher ?...
(Silence.)
Vous n’avez rien à dire pour votre défense ?
L’enquête a prouvé que vous n’aviez aucun complice.
Vous n’aviez pas de dettes dans le pays ?
Devez-vous de l’argent à Suze ? Soutenez-vous des parents, une femme ?
(Antonio fait un signe négatif.)
Vous n’avez aucune parole de regret à nous dire ?
J’insiste encore une fois avant l’audition des témoins. Regrettez-vous cet abominable guet-apens qui a failli entraîner la mort d’un homme universellement estimé ? Allons, parlez. Ne comprenez-vous pas mes questions ?
LE SUBSTITUT LANSAC
L’enquête a prouvé que le prévenu comprend très bien le français, mais le parle fort mal.
LE PRÉSIDENT
Vous entendez, Casati ? nous ne sommes pas dupes. Regrettez-vous votre acte ?... Un signe suffira. Non... Rien !
(Murmures indignés dans la foule.)
LE PRÉSIDENT, à la foule
Silence !
Messieurs les jurés apprécieront. – Nous allons procéder à l’audition des témoins.
(Pendant l’interrogatoire de l’accusé, un huissier a remis un télégramme au substitut du Procureur général.)
LE SUBSTITUT LANSAC
Je demande la parole, monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT
Parlez, monsieur l’Avocat général.
LE SUBSTITUT LANSAC
On me remet un télégramme de la victime, M. le Curé de Lanslevillard. Il ne pourra se présenter qu’à trois heures et demie ; le train qui l’amène à Chambéry a manqué la première correspondance.
LE PRÉSIDENT
Passons outre. M. l’abbé Borel sera interrogé dès son arrivée. Huissier, faites entrer le premier témoin, M. le brigadier de gendarmerie.
SCÈNE II
LES MÊMES, L’HUISSIER LE BRIGADIER DE GENDARMERIE
LE PRÉSIDENT, au brigadier
Quels sont vos nom, prénoms et qualités.
LE BRIGADIER
Lanthelme, Charles-Henri, brigadier de gendarmerie à Lanslebourg.
LE PRÉSIDENT
L’accusé n’est pas à votre service et vous n’êtes pas au sien ?
LE BRIGADIER
Non, monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT
Vous jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire ]a vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : je le jure.
LE BRIGADIER, levant la main droite
Je le jure.
LE PRÉSIDENT
Faites votre déposition.
LE BRIGADIER, important
Monsieur le Président, le 10 novembre dernier, à sept heures du matin, un nommé Rémy Féjoz, de Lanslevillard, est venu me trouver, disant qu’un crime avait été commis, nuitamment, dans la commune, sur la personne de M. l’abbé Borel, curé. Je me suis transporté sur les lieux. J’ai trouvé la victime presque sans connaissance, depuis la veille au soir, 11 heures 1/2, la tête enveloppée de linges sanglants. Le meurtrier avait été appréhendé et conduit à la mairie. Son coup fait, il avait pénétré à la cure et fracturé un secrétaire. On a trouvé sur lui deux sacs en coton noir, de nature de pillou, m’a dit, postérieurement, la dame du gendarme Moreynas, mon subordonné. L’un portait écrit : « Propagation de la Foi » et contenait 340 fr. L’autre, portait écrit simultanément : « Denier de Saint-Pierre » et contenait 270 fr.
LE GREFFIER, montrant les sacs
Voici les pièces de conviction, M. le Président.
LE BRIGADIER
La clef du presbytère...
LE GREFFIER, montrant la clef
Voici...
LE BRIGADIER
...A été retrouvée, subséquemment, dans un buisson du jardin : au lieu du crime, près du pont de l’Arc, je n’ai remarqué que des foulées de pas, à moitié effacées par la neige. Le bandit n’ayant pu nier, le gendarme Moreynas, mon subordonné, et moi, l’avons conduit à la prison de Modane, difficultueusement. Les gens du pays voulaient nous l’arracher et le lyncher (il prononce lincher). La population s’est montrée entièrement et unanimement favorable à M. le Curé de Lanslevillard.
LE PRÉSIDENT
Vous n’avez rien de plus à ajouter ?
LE BRIGADIER
Non, monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT
C’est bien, Brigadier, vous pouvez vous asseoir. Huissier, introduisez le deuxième témoin.
SCÈNE III
LES MÊMES
L’huissier introduit FRANÇOIS GALATIN
Il est très rouge, un peu surexcité, il a l’air d’un homme qui a bu pour se donner du cœur
LE PRÉSIDENT
Quels sont vos nom, prénoms, domicile ?
FRANÇOIS GALATIN
Galatin, François-Marie, maréchal-ferrant, à Lanslevillard.
LE PRÉSIDENT
L’accusé n’est pas à votre service ?
FRANÇOIS GALATIN, violemment
Bigre non ! Dieu merci.
(On rit dans la foule.)
LE PRÉSIDENT, rapidement
Et vous n’êtes pas au sien... Vous jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire la vérité, rien que la vérité. Levez la main...
(François Galatin étend la main gauche.)
Droite... la main droite et dites : « Je le jure. »
FRANÇOIS GALATIN, d’une voix éclatante
Je le jure !
LE PRÉSIDENT
Racontez-nous ce que vous savez.
GALATIN, même jeu
Voilà !... J’étais de noces, pour ma cousine Joséphine Assoux, de Bessans. Alors on était six qui nous étions arrêtés chez Accati, un homme qui reste à une demi-lieue du pont, pour boire un coup, se réchauffer, quoi !
LE PRÉSIDENT
Bon, continuez.
GALATIN
Voilà... on passe le pont, je vois une manière de guenille noire qui flottait, en drapeau. Tous, on reconnaît la douillette au Curé ! Y a le petit à Turchet qui dit : « Ce serait-y point un accident ? » Juste on entend une manière de cris ; on regarde ; on voit un tas noir, sur la Moraine. C’était not’ pauv’ Curé, qui ne disait rien de rien, excepté un bout de Vêpres, par-ci et là. Il s’était tiré de l’eau, comment, je sais point, avec des trous par la tête et du sang comme du sang. Mes manches de chemise en étaient rouges. Quand je suis rentré, ma femme m’a dit, sauf respect : « As-tu saigné un bœuf, François ? » Deux de nous ont été chercher le docteur Cherraz. Même qu’il a pris son mal à marcher dans la neige, cette nuit-là. J’ai fait boire de mon genièvre à M. le Curé. Ça lui a fait du bien au cœur, comme vous pensez, mon Président ?
LE PRÉSIDENT
Allez ! allez !
GALATIN
Voilà ! Le gredin est revenu. On l’a culbuté, on l’a cordé. Il avait les pochées de sous. Après ça, à nous tous, on les a ramenés à Lanslevillard, lui et not’ curé.
LE PRÉSIDENT
Vous n’avez rien de plus à ajouter ?
GALATIN
Ma foi, non, Monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT
C’est bien, asseyez-vous (il déploie des papiers).
Le docteur Cherraz avait rédigé pour le parquet, au lendemain du crime, une note dont lecture va être faite, avant l’audition de la victime. Le docteur Cherraz, gravement malade et alité depuis un mois et demi, ne peut, de ce fait, témoigner aujourd’hui.
UN DES JURÉS
M. l’abbé Borel n’a pas eu d’autres médecins, depuis la maladie de monsieur Cherraz ?
LE SUBSTITUT LANSAC
Non, M. l’abbé Borel a tenu à se soigner seul, disant qu’il avait reçu les instructions de son docteur.
UN DES JURÉS
Quel est l’état actuel de la blessure ?
LE SUBSTITUT LANSAC
M. l’abbé Borel porte constamment, depuis sa convalescence, une large calotte, très enfoncée sur la tête. Il a passé quelques semaines dans sa famille, à Lyon, il en arrive. Personne, à Lanslevillard, n’a pu constater l’état des plaies, ni celui des cicatrices, que le rapport médico-légal affirme ineffaçables.
LE PRÉSIDENT, regardant l’horloge
Nous en jugerons tout à l’heure. Trois heures. Le train de Lyon arrive à 2 heures 1/2. M. l’abbé Borel sera ici dans quelques minutes. Monsieur le Greffier, veuillez, en attendant, nous donner lecture du rapport médico-légal.
LE GREFFIER, se levant
Voici le rapport établi par le docteur Cherraz au lendemain du crime :
« Je soussigné, Cherraz, docteur en médecine de la Faculté de Montpellier, certifie avoir été appelé à donner mes soins à M. Borel, curé de Lanslevillard, le 11 novembre dernier, à minuit et demie. À mon arrivée, il venait d’être retiré de l’Arc et présentait les symptômes d’asphyxie par immersion. Après avoir traité par les moyens usités en pareille circonstance, un examen plus attentif me permit de constater une plaie profonde du cuir chevelu, au niveau de la région frontale, semblant avoir été produite par un corps dur et contondant. Les symptômes présentés dans la suite, par le blessé, ont permis d’établir le diagnostic d’une fracture à la base du crâne, par irradiation. Cette lésion laisse craindre, pour l’avenir, une infirmité grave et, en toute hypothèse, des cicatrices profondes et permanentes. »
(L’horloge sonne trois heures.)
SCÈNE IV
LES MÊMES, L’HUISSIER
L’HUISSIER
M. l’abbé Borel est arrivé. Monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT
Ah ! très bien. Introduisez-le !
SCÈNE V
LES MÊMES, PUIS L’ABBÉ BOREL
(Il est très pâle et porte sur la tête une calotte très enfoncée. Il se tient assez gaillardement. En arrivant devant le Président, il se découvre un instant ; aussitôt des rumeurs s’élèvent. Le Président veut imposer le silence. Les murmures redoublent.)
LE PRÉSIDENT
Si le tumulte continue, je ferai évacuer la salle.
(Le tumulte cesse, le curé a remis sa calotte ; le Président, à l’abbé Borel.)
Veuillez décliner vos nom, prénoms et qualités.
L’ABBÉ BOREL
Jean-Baptiste-Marie Borel, curé de Lanslevillard.
LE PRÉSIDENT, rapidement
L’accusé n’est pas à votre service et vous n’êtes pas au sien ? Vous jurez de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité !
Levez la main droite, et dites : « Je le jure. »
L’ABBÉ BOREL, prêtant serment
Je le jure.
LE PRÉSIDENT
Racontez-nous l’agression dont vous avez été victime.
L’ABBÉ BOREL, d’une voix tranquille et modérée
Messieurs, dans la nuit du 9 au 10 novembre dernier, je suis parti, sur la demande qu’on m’en a faite, avec la pensée d’administrer l’Extrême-Onction à un malade. Au moment où je traversais le pont de l’Arc, j’ai ressenti une sorte de commotion, comme un heurt à la tête, en arrière. J’ai dû tomber. Je n’ai senti que le froid de l’eau, qui m’a réveillé de ma chute et de mon étourdissement. Par bonheur, je sais nager fort bien, j’ai pu gagner le bord sans grande difficulté. Il faisait, Dieu merci ! clair de lune.
LE PRÉSIDENT
Mais, Monsieur Borel, vous ne mentionnez pas la présence du compagnon, auquel vous êtes redevable de ce que vous nommez, par euphémisme, un heurt, une chute, un étourdissement.
LE SUBSTITUT LANSAC
On croirait, à entendre M. l’abbé Borel, qu’en plein novembre il a eu la fantaisie de prendre un bain dans l’Arc, au clair de la lune, par pur agrément. (On rit.)
LE PRÉSIDENT, à la foule
Chut ! (Avec dignité, au curé.) Veuillez poursuivre votre déposition.
L’ABBÉ BOREL, cherchant ses mots
Pardon... nous disions donc... ah ! voici : mes bons paroissiens m’ayant trouvé, les vêlements trempés, et assez empêché de regagner le presbytère, m’ont relevé, ranimé, et ramené chez moi. Me voici, aujourd’hui sain et sauf, comme vous le voyez, Monsieur le Président, tout disposé à reprendre les travaux de mon ministère et entièrement remis des suites de cet acci... de cet incident.
LE PRÉSIDENT
Mais, Monsieur Borel, je ne comprends pas. Ce n’est point la version qui nous a été donnée. Votre caractère vous porte, évidemment, à atténuer la gravité des faits dont vous avez été victime.
LE CURÉ
Ce sont bien là, cependant, Monsieur le Président, les impressions que j’ai ressenties.
FRANÇOIS GALATIN
Je peux t’y dire quelque chose, monsieur le Président ?
LE PRÉSIDENT
Parlez.
FRANÇOIS GALATIN
M. le Curé est très changé... Quand il a ôté sa calotte, je n’ai plus reconnu notre curé. (Rumeurs approbatives dans la foule.)
LE PRÉSIDENT, au public
Silence. (À Galatin.) Que M. Borel soit changé, il n’y a là rien d’extraordinaire.
FRANÇOIS GALATIN
C’est à ne pas croire qu’il a la même tête. Je vois un autre homme.
Me LADOUX
Vous voyez double, témoin. C’est un phénomène bien connu, dans votre cas.
LE PRÉSIDENT, solennel
Le jour où l’on doit déposer devant la justice de son pays, on ne doit pas passer par le cabaret. (Appelant.) Brigadier !
LE BRIGADIER, il s’avance
Présent !
LE PRÉSIDENT
Ne pensez-vous pas que l’animosité des habitants du pays contre les Piémontais a pu les pousser à exagérer la portée de l’incident ?
LE BRIGADIER, toujours important
Non, monsieur le président. Quand j’ai vu la plaie de M. Borel, j’ai dit : « C’est un homme mort. » Le gendarme Moreynas, mon subordonné, partageait mon sentiment.
(Le Président feuillette le rapport médico-légal.)
LE PRÉSIDENT, relisant
Sévices graves, cicatrices permanentes. Il est inconcevable qu’il n’en reste pas trace. (À l’abbé.) Veuillez vous découvrir, monsieur l’abbé.
(L’abbé obéit, les rumeurs reprennent.)
GALATIN
Je demande la parole, monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT
Quoi encore ?
GALATIN
Son mal lui a renforci les cheveux.
Me LADOUX
N’auriez-vous point mal aux vôtres, plutôt, témoin ?
GALANTIN, continuant, très excité
Et ça cache ses blessures... Elles saignaient, mes manches étaient rouges, ma femme...
LE PRÉSIDENT
Nous le savons... asseyez-vous ! (Au Curé, après avoir conféré tout bas avec les assesseurs.) Monsieur le Curé, vous devez à la justice et aux témoins, dont la véracité pourra être mise en doute...
LE CURÉ, vivement
Oh ! monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT
... de nous laisser faire l’examen des cicatrices. Veuillez approcher.
LE CURÉ, très gêné
Voici... voici ma tête, monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT, assujettissant son binocle
Voyons... Mais je ne vois rien !
LES ASSESSEURS, même jeu
Absolument rien. C’est surprenant... C’est inouï.
LE PRÉSIDENT
En effet.
LE CURÉ, qui semble au supplice
Puis-je me retirer, monsieur le Président ?
(Murmure dans la foule.)
LE PRÉSIDENT, à la foule
Chut ! (Retenant le Curé.) Attendez encore. (À la foule.) Silence ! (Le silence s’est établi. Soudain l’accusé se lève tout droit.)
ANTONIO, criant
Perrucca ! perrucca !
LE PRÉSIDENT
Que dit-il, des injures ?
ANTONIO, montrant la tête du Curé, puis la sienne
Perrucca ! perruca !
(Cris dans le public, rires ; d’un même mouvement, les deux assesseurs se penchent vers le Président.)
LE PRÉSIDENT, éclairé subitement
Monsieur le Curé, voudriez-vous bien ôter cette perruque !
LE CURÉ
Mais...
LE SUBSTITUT, se levant et saluant avec une émotion mêlée de gaminerie
Veuillez vous découvrir, monsieur l’abbé. Devant la justice, c’est, du reste, la tenue sommaire, mais classique, de la Vérité.
LE PRÉSIDENT, au curé
Je vous en prie.
(Le pauvre Curé obéit ; son crâne chauve, tout marbré de taches sanglantes, apparaît. Le public applaudit frénétiquement. Antonio tombe à genoux en sanglotant.)
LE CURÉ, montrant Antonio
Voyez son repentir.
(Antonio tend vers lui ses mains jointes. L’abbé Borel, qui a remis sa perruque, lui adresse un signe amical. Les applaudissement redoublent.)
LE PRÉSIDENT, solennel
(*) Nous apprécions, monsieur l’abbé, la noblesse de vos intentions ; vous avez voulu innocenter votre agresseur, en cherchant à dissimuler la trace de vos blessures. Toutefois, la justice doit suivre son cours. Vous n’avez rien de plus à ajouter ? (*) (Le tumulte redouble, l’abbé Borel fait signe qu’il veut parler.) Silence ! M. l’abbé Borel demande la parole.
LE CURÉ, à demi tourné vers le public
C’est envers moi seul que cet homme a été coupable. Il se repent, vous le voyez, puisqu’il s’est dénoncé lui-même, en dénonçant mon pauvre subterfuge.
ANTONIO, tendant les bras vers le Curé
Si ! Si !
LE CURÉ
Sa conscience n’était pas morte. Laissez-moi tenter de la faire revivre entièrement. Donnez-moi cet homme. Il m’appartient. Je veux en faire, j’en ferai un homme de bien, je vous le jure. (Se tournant vers le jury, les mains jointes.)
Donnez-le moi, mes amis.
ANTONIO, au Curé
Volio ! volio ! Grazie ! Perdone ! (Il se tourne vers les jurés et répète :) Grazie ! Perdone !
(Le tumulte reprend de plus belle.)
LE PRÉSIDENT, agitant la sonnette
L’enquête est terminée. (Se tournant vers le substitut.) La parole est au ministère public.
LE SUBSTITUT LANSAC, se levant
Messieurs, mon devoir est de requérir contre Casati, et je ne saurais m’y soustraire. Toutefois, en ces conjonctures – aussi émouvantes qu’imprévues, – je ne trouve point en moi l’énergie d’insister pour obtenir du Jury un verdict de condamnation (*). Le cri de vérité, que vient d’arracher au coupable la généreuse ruse de sa victime, ébranle encore la salle à tel point que l’on m’y pardonnera, j’espère de m’exprimer non plus en magistrat, mais en homme. Aux actes exceptionnels, des paroles exceptionnelles (*). M. l’abbé Borel s’engage à transformer Antonio Casati, cet errant, ce hors la loi, en un homme de bien. Fait-il à la société un serment téméraire ?
Je n’ose me prononcer et m’en remets à messieurs les Jurés. Ils apprécieront.
(Un tonnerre de bravos éclate. L’avocat d’Antonio se lève.)
LE PRÉSIDENT, à l’avocat
Me Ladoux, le débat devient impossible.
L’audience est suspendue pour dix minutes. Huissiers, faites évacuer la salle.
(Les huissiers, les bras étendus, refoulent le public, au milieu de cris, de rires, de bravos. Antonio, écroulé, pleure dans ses mains. On entoure l’abbé Borel, qui, éperdu, cherche à terre sa calotte. Le substitut Lansac se faufile lestement, la retrouve, la lui tend avec un sourire malicieux.)
VOIX D’UN LOUSTIC dans la foule
Vive la Calotte !
RIDEAU
(*) Cette fin d’acte étant d’une exécution compliquée, à cause des bruits de la foule, difficiles à prolonger, les passages entre astérisques pourront être supprimés.
________
QUATRIÈME TABLEAU
Le décor représente la très modeste salle à manger d’un presbytère savoyard. Trois portes : à droite, à gauche, au fond. La table est servie. Le docteur Cherraz lit sous la lampe. L’abbé Borel entre, un instant après le lever du rideau, une calotte sur la tête. Antonio le suit à quelques pas ; tous trois vieillis d’une dizaine d’années.
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SCÈNE PREMIÈRE
LE DOCTEUR CHERRAZ, PUIS L’ABBÉ BOREL PUIS ANTONIO
L’ABBÉ BOREL
Excusez-moi d’interrompre votre lecture, mon cher ami. Antonio me suit avec la soupe.
LE DOCTEUR CHERRAZ, se levant et montrant son livre
Je feuilletais, en vous attendant, cette vieille vie de saint François d’Assise.
L’ABBÉ BOREL
Quel passage lisiez-vous ?
LE DOCTEUR CHERRAZ
Je méditais l’épisode du très féroce loup de Gubbio, qui, converti soudain par la parole du saint, lui vint mettre si dévotement sa patte dans la main et vieillit, pacifique, dans la ville qu’il avait terrifiée.
ANTONIO, qui est entré, au milieu de la phrase,
portant une vaste soupière, prend l’air consterné,
et dit, avec un fort accent italien :
Mossiou le docteur Cherraz, elle lit dans un livré ? Elle n’a donc pas faim.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Y penses-tu ? (S’adressant à l’abbé Borel et s’asseyant à table.) J’ai, au contraire, l’appétit aussi aiguisé (il frappe sur le livre) que le susdit loup de saint François... avant son amendement !
(On entend frapper trois coups au dehors.)
LE CURÉ
On a frappé, il me semble ?
ANTONIO
Non.
(Les coups redoublent.)
LE CURÉ
Va ouvrir, Antonio.
ANTONIO, obstiné
C’est lé chien qui a frappé avec sa queue.
LE CURÉ
(Il se touche la tête à l’endroit de son ancienne blessure, avec un geste significatif.)
Va ouvrir, te dis-je.
(Antonio se dirige vers la porte à regret.)
LE DOCTEUR, à demi-voix
Je vois qu’Antonio, en ses dix ans de service, n’a point encore acquis la bosse de l’hospitalité.
LE CURÉ, même jeu
C’est sa seule lacune !
(Antonio est sorti.)
SCÈNE II
LE DOCTEUR CHERRAZ, L’ABBÉ BOREL
LE DOCTEUR, désignant la tête du curé
Et je constate que vous employez toujours la même méthode pour le rappeler à l’obéissance.
LE CURÉ, avec bonhomie, touchant son front
Oui, pauvre garçon ! Je lui montre... le lieu du crime.
(On entend un dialogue s’engager à la cantonade.)
L’ÉTRANGER
Je désire parler à M. le Curé de Lanslevillard.
ANTONIO
Il n’est pas là.
L’ÉTRANGER
Je vous demande pardon... Je l’entends.
(Le docteur rit et retient le curé qui veut s’élancer.)
ANTONIO
Il est avec Moussieu le docteur Cherraz.
L’ÉTRANGER
Ça ne fait rien. Dites-lui que je désire le voir.
ANTONIO, brusquement
Il est trop tard. Revenez demain matin.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Antonio craint toujours qu’on ne vienne vous assassiner. Il tient à son monopole.
(On entend claquer la porte extérieure. Le curé se précipite et passe dans le vestibule, malgré la résistance désespérée d’Antonio, qui lui barre le seuil, cependant que le voyageur frappe au dehors.)
LE CURÉ, à la cantonade, rouvrant la porte
Monsieur, mille pardons. C’est une erreur. Laisse entrer, Antonio. Qu’est-ce, Monsieur ?
L’ÉTRANGER, du vestibule
Monsieur le Curé, je descends en touriste de Roche-Melon, ayant couché à la Casa-d’Asti. La neige vient de me prendre dans la descente de Bessans à Lanslebourg et...
LE CURÉ, l’introduisant
Entrez... entrez, Monsieur. Je suis trop heureux de vous donner l’hospitalité.
SCÈNE III
LES MÊMES, PUIS LE SUBSTITUT LANSAC,
fort changé par une barbe bien fournie, dix ans de plus et sa tenue de touriste.
LE CURÉ, qui, visiblement, ne l’a point reconnu, désignant le docteur
Monsieur Cherraz, médecin à Lanslevillard.
LANSAC, saluant
Monsieur le Docteur.
LE DOCTEUR, l’air ouvert et accueillant
Salut, Monsieur.
LE CURÉ
Antonio, mets le couvert de Monsieur, vite. (Antonio obéit, la mine sombre.) Vous souperez et coucherez ici, j’espère. Du reste, à Lanslevillard, vous n’avez pas le choix.
LANSAC
Arriver à pareille heure. Je suis confus.
LE CURÉ, lui montrant sa place
Du tout... du tout. Nous nous mettions à table.
LANSAC, s’asseyant
Je vous suis infiniment obligé, Monsieur le Curé.
LE CURÉ, servant Lansac
Vous, vous êtes un malin !
LANSAC, tressaillant
Vous me connaissez donc ? (Rassuré par la paisible expression du Curé.) J’ai ce défaut, il est vrai. Je vois que vous êtes physionomiste.
LE CURÉ, avec bonhomie
Moi ? Pas du tout. (Se tournant vers le docteur.) C’est un malin. Il a flairé que j’avais le plaisir de vous garder à souper, mon vieil ami, et qu’Antonio a tenu à se distinguer.
LANSAC
En effet. Monsieur le Curé, je suis gourmand autant que malin, et je constate que vous avez un cuisinier hors ligne. L’avez-vous choisi entre dix mille, ou vous est-il tombé du ciel ?
LE DOCTEUR CHERRAZ
Hum ! hum ! Est-ce bien du ciel, mon cher Curé !
LE CURÉ
Voyons, voyons, mon cher Docteur. (Antonio est rentré, il veut remporter la soupière ; le curé lui faisant signe d’en servir à Lansac.) Reprenez de la soupe, Monsieur.
LANSAC
Volontiers. Je bénirai Antonio une fois de plus.
(Antonio lui jette un regard de travers et le sert, la mine sombre ; il couve le Curé d’un regard de chien fidèle, se tient derrière sa chaise, remplit son verre dès qu’il est vide, etc.)
LE CURÉ, à Antonio
Va nous chercher une bouteille d’Asti spumante. Puis tu feras le lit de Monsieur, dans la chambre de Monseigneur. (Antonio n’a pas bronché.) Eh bien, le vin ? Qu’attends-tu ?
(Le Curé soulève légèrement sa calotte et se frappe la tête du même geste significatif. Antonio pose précipitamment le second plat sur la table et disparaît en courant. Lansac a observé le manège d’un œil amusé.)
LANSAC, qui a entamé le second plat
Comment, du riz à la Piémontaise ?
LE CURÉ
C’est le pays d’Antonio.
LANSAC
J’allais vous le dire. J’arrive d’Italie et n’en ai pas mangé de meilleur. J’ai séjourné en Savoie, il y a quelque dix ans et je retrouve avec délices vos bons petits champignons de montagne, frais comme la rosée, fermes comme un roc.
LE CURÉ
Des bolets. Je les ai cueillis, moi-même, ce matin dans le vernay. (Se levant.) Antonio ne rapporte point le vin ? (Il va vers la porte et crie.) Tu ne le trouves donc pas ?
LANSAC, au docteur Cherraz, tandis que le Curé attend Antonio près de la porte
Ah ! cet Antonio ! Quel génie culinaire ! Quel artiste ! Quelle tête merveilleusement organisée ! C’eût été bien dommage si un trépas prématuré l’avait fauchée, cette tête. (Il baisse la tête et se frappe la nuque d’un coup sec comme le couperet de la guillotine.) Crac... à la fleur de l’âge.
LE DOCTEUR, riant à mi-voix
Vous !... vous savez l’histoire ?
LANSAC, bas
Oui... Chut !
LE DOCTEUR, même jeu
Comment ?
LANSAC, bas
J’étais aux assises, il y a dix ans. (Un doigt sur les lèvres.) Vous allez voir le coup de théâtre, tout à l’heure.
LE CURÉ, qui n’a rien entendu, vient se rasseoir
Voici Antonio qui remonte enfin. (Antonio reparaît les mains vides.) Où est le vin ?
ANTONIO, sombre
Il n’y en a plous. Moussieu le Couré a donné la dernière botteghlia au père Galatin, quand elle est morté.
LE CURÉ
Je suis navré... je suis confus.
LANSAC
Et moi, ravi (Il remplit son verre d’eau et l’élève) d’offrir cette libation pure aux mânes de Galatin.
LE DOCTEUR, riant et désignant Lansac
Vous aviez raison, mon cher Curé. C’est un malin !
LE CURÉ
Il n’y a point de mal à ça. (Se tournant vers Lansac.) Vous connaissiez déjà notre pays, dites-vous ?
LANSAC
Oui, Monsieur le Curé. Le hasard d’un voyage m’y ramène. J’ai tenu à m’arrêter à Lanslevillard pour élucider un problème intéressant.
LE CURÉ
Sans doute à propos de notre chapelle de Saint-Sébastien, martyr, classée depuis peu comme monument historique ? Vous êtes archéologue, Monsieur ? (Lansac fait un geste vague d’assentiment.) Vous verrez aussi notre châsse de saint Landry, curé et martyr, patron du pays.
LANSAC
Précisément. (Regardant le Docteur de côté, malicieusement.) Je désirerais me documenter à fond sur les martyrs du pays, curés ou autres. Je m’adresse bien ici, n’est-ce pas, Monsieur le Docteur.
LE DOCTEUR, avec un signe de complicité
Mais oui... mais oui.
LANSAC, lui désignant le Curé d’un geste imperceptible
Curés et martyrs ?
LE DOCTEUR, mordant ses lèvres
11 y en a eu beaucoup dans la région. Vous vous adressez admirablement ici ; M. Borel a approfondi la question.
LE CURÉ, épanoui
Très bien, ça, jeune homme, voilà des recherches intéressantes. Nous en causerons demain. Antonio, prépare le lit de Monsieur. Mais j’y songe. (Tâtant les vêtements trempés de Lansac.) Vos vêtements sont trempés. Antonio, va donc chercher ma pèlerine neuve pour Monsieur.
(Un non énergique d’Antonio, derrière le dos de Lansac. Le curé enlève complètement sa calotte et montre à Antonio son crâne bossué. Antonio sort au pas de course.)
LANSAC
Mais je vous affirme, Monsieur le Curé, que je n’ai nul besoin de votre manteau.
(Antonio est revenu avec la pèlerine. L’abbé Borel la prend et la pose sur le dos de Lansac.)
Vous êtes trop bon. Je dois avoir l’air d’un vicaire bien mal rasé.
LE CURÉ, à Lansac
Reprenez du fromage, mon souper est un peu court.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Vous savez bien nos conventions, mon cher ami, quand nous allons l’un chez l’autre. La soupe et un plat.
LANSAC, au Curé
Et quand vous êtes seul, quel est le menu ?
LE CURÉ
Ad libitum.
LE DOCTEUR, prenant deux noix et les heurtant l’une contre l’autre
Le sien ? deux noix ?
LE CURÉ, vivement
N’en croyez rien, Monsieur.
LANSAC, taquin
Si ! Cet ad libitum m’inquiète. On n’est pas riche, en Maurienne, et je me suis laissé dire que les curés faisaient l’aumône.
LE CURÉ, se lève, les autres convives l’imitent
Ne nous plaignez donc point. La seule misère est la misère spirituelle, et nos Savoyards sont excellents. C’est l’essentiel.
(À Antonio.)
Tu m’as compris, prépare la chambre de Monseigneur.
(Antonio ne bronche pas.)
LANSAC
Antonio trouve, avec raison, que je n’en suis pas digne.
LE CURÉ, à Antonio, se touchant légèrement la tête
Dépêche-toi. (Antonio sort, dompté.)
SCÈNE IV
L’ABBÉ BOREL, LE DOCTEUR, LANSAC
LANSAC, auquel le curé a offert un fauteuil de paille, s’y carrant avec un air de contentement suprême
Eh bien ! Monsieur le Curé, vous voyez, devant vous (il se frappe sur la poitrine), un homme parfaitement heureux, un homme dont l’âme baigne dans l’optimisme de la béatitude.
LE CURÉ
Tant mieux, mon cher Monsieur, tant mieux. On dit que c’est rare.
LANSAC
Et vous ne m’en demandez point la cause ?
LE CURÉ
Je n’oserais.
LANSAC
Vous la saurez quand même.
LE DOCTEUR, rapprochant son siège et savourant d’avance une malice
Voyons ça.
LANSAC
La cause ? C’est le spectacle, éminemment, essentiellement réconfortant, que vous venez de m’offrir, mon cher hôte, vous et votre fidèle cordon bleu, chien de garde et... assassin.
LE CURÉ, sursautant
Quoi, chut... de grâce... si Antonio. (Il court fermer la porte.)
LE DOCTEUR, avec un bon rire
J’avais deviné, depuis un quart d’heure qu’il savait tout, ce malin-là !
LANSAC
Dame ! j’étais à l’audience.
LE CURÉ, un doigt sur les lèvres
Moins haut... je vous en supplie.
LANSAC
Ne me reconnaissez-vous point, Monsieur le Curé ?
LE CURÉ
Ma foi, mon cher Monsieur, j’ai vu tant de monde, ce jour-là...
LANSAC, feignant la consternation
En dix ans, ai-je tant changé ? (Caressant sa barbe.) (*) Veuillez, par la pensée, me dépouiller de cette toison... et de ces dix années. Hélas ! elles ne sont point mobiles, comme certaine perruque, jadis ! (*)
LE CURÉ
Excusez-moi. Je n’ai point la mémoire des yeux et...
LANSAC
Vous avez peut-être celle de l’ouïe ?
(Il se lève, saisit son chapeau et, saluant comme à l’audience.)
Veuillez vous découvrir devant la Justice, Monsieur l’abbé. C’est, du reste, la tenue...
LE DOCTEUR, éclatant de rire
...classique de la Vérité !
LE CURÉ
Ah ! M. le Substitut.
LANSAC
Lui-même... M’avez-vous pardonné ma gaminerie. Monsieur le Curé ?
LE CURÉ, lui serrant les mains avec effusion
En doutez-vous ?
LE DOCTEUR CHERRAZ
Tout homme a, dans son cœur, un gamin qui sommeille.
LANSAC, d’un air contrit
Le mien a de trop fréquentes insomnies.
LE CURÉ
Ah ! cher Monsieur !... Excusez-moi de ne vous avoir pas reconnu... Que je suis content de pouvoir vous remercier. Antonio, lui aussi, va, j’en suis sûr, être enchanté.
(Il va pour l’appeler.)
LANSAC
Croyez-vous ? (Le retenant.) Attendons à demain. Je reviens d’Italie, Monsieur le Curé ; en traversant la Maurienne, un désir irrésistible m’a saisi de voir comment l’expérience avait tourné.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Curiosité professionnelle ?
LANSAC
Scrupule (*). Mon attitude aux assises avait, je crois, quelque peu influencé le jury.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Fortement... je le crois aussi.
LANSAC
Donc, contribué à l’acquittement.
LE CURÉ, pénétré
Nous vous en sommes restés profondément reconnaissants, cher Monsieur.
LANSAC, même jeu
Merci. Mais (*) je dois vous avouer que parfois des doutes m’ont assailli sur l’opportunité de cet élan juvénile, que blâma mon procureur. On prend du scepticisme avec les années.
LE CURÉ
Mais non, mais non.
LANSAC
Hélas !
LE DOCTEUR CHERRAZ
Le fait est que l’essai semblait dangereux.
LANSAC
Songez donc... Si j’avais contribué à mettre un loup dans votre bergerie ! Je me souvenais d’Antonio, de ces yeux de fauve.
SCÈNE V
LES MÊMES (À la porte de droite, Antonio, portant un oreiller.)
ANTONIO, de la porte, fait un petit signe d’appel au Curé, qui vient à lui, et, à demi-voix
Moussieu le Curé, il n’a plous de couvertouré pour ce moussieu.
LE CURÉ, bas
Prends la mienne, bien entendu.
ANTONIO, faisant un signe négatif
Non, la mia.
LE CURÉ
La mienne, je le veux. (Il se touche la tête.) Allons, prends la plus épaisse... et vite.
(Il sort un instant avec Antonio, qu’il pousse vers la porte de sa chambre, d’un air amical.)
SCÈNE VI
LE DOCTEUR, LANSAC
LE DOCTEUR, désignant Antonio, qui sort
Voilà le fauve.
LANSAC, imitant le geste du Curé
Et j’ai surpris le geste du dompteur. Un rappel discret.
LE DOCTEUR, ravi
Le geste du dompteur... Tout à fait juste. (Il s’esclaffe ; puis, grave soudain et frappant sur l’épaule de Lansac.) Mais, pour réussir ces dressages-là, voyez-vous bien, jeune homme... (S’interrompant.) Vous revenez d’Italie, dites-vous ?
LANSAC
Oui ; deux mois de délices.
LE DOCTEUR CHERRAZ
Y avez-vous vu les fresques d’Assise et entendu la légende de saint François ?
LANSAC
Certes.
LE DOCTEUR CHERRAZ
J’en relisais un épisode, quand vous êtes entré.
LANSAC
Lequel ?
LE DOCTEUR CHERRAZ
L’histoire d’un loup féroce, que le saint fut exhorter dans sa tanière, en l’appelant : « Mon frère loup. » Alors on vit cet étrange frère, soudain docile comme un mouton, suivre, pas à pas, le doux François d’Assise.
LANSAC, d’une voix rêveuse
Je m’en souviens.
(La porte s’est rouverte. Le Curé reparaît, suivi d’Antonio, qui, l’air soumis, marche sur ses pas, chargé des oreillers et des couvertures.)
LE DOCTEUR, à demi-voix, les montrant à Lansac
Voulez-vous revoir le miracle ?... Regardez-les !..
RIDEAU
Marguerite ALLOTTE DE LA FUŸE,
Le curé de Lanslevillard.