Le pêcheur et le marin

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Zoltán AMBRUS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.

 

 

Inice était assise auprès de sa fenêtre et contemplait la mer infinie.

Elle était seule.

– « Comme elles doivent être heureuses, se disait-elle, les femmes qui demeurent là-bas, au-delà de la mer ! Elles voient luire le soleil et elles se promènent vêtues de robes aux couleurs éclatantes. Des colliers de corail pendent à leur cou et elles portent de longs voiles qui voltigent autour d’elles quand elles dansent, comme flottent les jolis petits pavillons des sveltes goëlettes. Le jour, elles circulent, portées dans des palanquins, précédées de jeunes nègres qui, avec des éventails, les défendent contre les piqûres des mouches venimeuses. Puis, quand la lune monte à l’horizon, le jeu sonore des cloches les réveille de leur douce sieste. Des lampes multicolores s’enflamment sur les rives des eaux douces, et des barques sereines glissent sur le lac argenté. Dans la nuit tiède elles entendent murmurer : « Mon amour, voici l’astre de la nuit ! » Elles descendent au bord du rivage, tout près des lotus et des nymphéas et dansent au son de la musique nuptiale, avec des soldats et des matelots rieurs... Comme elles doivent être heureuses les femmes qui demeurent au-delà de la mer ! »

La jeune femme regarda la pendule dont le tic-tac glacial et monotone répétait : « Loin d’ici... loin d’ici ! »

– « Oh ! oui, tandis que moi ! soupira la pauvre Inice, de cette place même où je suis assise, j’entends toute la journée le mugissement de la mer et le sifflement du vent. La chambre est si petite, elle est si sombre et j’y suis si seule ! Mon Dieu, comme elles doivent être heureuses les femmes qui demeurent au-delà de la mer ! »

Sans relâche le tic-tac monotone de la pendule répétait son : « Loin d’ici... loin d’ici ! »

Tout à coup le pêcheur entra. La sueur coulait de son front, sa longue barbe ébouriffée était couverte de givre et sa figure hâlée par le rude labeur. Il portait sur son dos un grand filet dans lequel frétillaient des poissons et des crevettes.

– Brr !... s’écria le pêcheur. Il fait encore plus froid ici que dehors. Femme, pourquoi n’as-tu pas allumé le feu ?

Inice pensait que la voix de l’homme devait résonner autrement au-delà de la mer : « Mon amour, voici le clair de lune ! » Sans rien répondre, elle se leva et alluma le feu.

Le pêcheur déposa son filet, puis, se frottant joyeusement les mains, dit en s’adressant à Inice :

– Vois les jolis poissons ! Ils seront exquis, le roi lui-même n’en mangera pas de meilleurs. Inice, qu’en dis-tu ? N’ai-je pas fait un beau coup de filet ?

Puis le pêcheur fut secoué d’un rire effrayant.

– C’est vrai, répondit Inice et elle ne dit pas un mot de plus. Elle pensa aux matelots vêtus de bleu qui, au clair de lune, dansent avec les jeunes filles voilées.

Le pêcheur écarquillant des yeux féroces :

– Femme, pourquoi ne dis-tu pas : « Les jolis poissons, les bons poissons ? »

– « Les jolis poissons, les bons poissons », répliqua Inice.

– « Les jolis poissons, les bons poissons », redit le tic-tac de la pendule.

– Viens l’asseoir sur mes genoux, dit le pêcheur.

Inice obéit sans oser regarder son mari. Ses yeux étaient fixés sur la petite fenêtre et plongeaient dans la nuit.

– Que regardes-tu ? demanda le pêcheur.

– Je regarde les bateaux fuir vers le sud.

– Ce ne sont pas des bateaux. Ce sont des nuages. Tu prends les nuages pour des bateaux ?

– Je prends les nuages pour des bateaux, dit Inice machinalement.

Elle quitta les genoux de son mari et s’approcha du fourneau sur lequel cuisait à grand feu leur frugal repas ; elle attendit que tout fût à point ; puis elle retira la marmite du feu et servit son mari.

Le pêcheur mangea. Il avalait gloutonnement et de temps en temps il buvait au goulot d’une bouteille. Inice regardait doucement, elle voyait disparaître les grosses bouchées : elle pensait aux marins à la ceinture bleue qui là-bas, de l’autre côté de la mer, assis dans des jardins illuminés, trinquent en chantant et ne mangent que du bout des lèvres.

– Et toi, tu ne manges pas ? demanda le pêcheur.

– Je n’ai pas faim, répondit Inice.

– Mais ne sens-tu pas le fumet du poisson ? Goûte !

Inice, secouant la tête, répondit qu’elle ne voulait pas manger.

– Qu’as-tu ? demanda le pêcheur.

Inice resta silencieuse.

Le pêcheur passa alors sur sa bouche le revers de la manche de sa chemise, puis regardant sa femme :

– Qu’as-tu ? Pourquoi, demanda-t-il encore une fois, ne bois-tu pas, ne manges-tu pas ? Ta robe de fête n’est pas encore usée et, à Pâques, je t’ai acheté une jupe rouge.

– Je n’avais pas besoin de cette jupe.

Le pêcheur comprit alors que sa femme devait avoir un secret qui lui rongeait le cœur.

– C’est curieux, dit-il, j’ai toujours cru que tu avais tout ce qu’il te fallait. Nous avons un abri ; la chaumière est solide ; à peine mon ami, le vent, parvient-il à en ébranler les fenêtres. Nous avons de quoi nous chauffer, une couche molle, et je rapporte toujours quelques bonnes bouchées dans mon filet. Tu es aussi bien habillée que les autres femmes, et le dimanche, en allant à l’église, tu es la plus pimpante de toutes. Qu’as-tu ?

– J’ai peur quand je suis seule, répondit Inice.

Le pêcheur regardait de droite et de gauche dans la chambre, comme s’il se cherchait lui-même.

– Seule ? Alors tu es seule ?

– Oui, quand tu vas pêcher, je suis seule du matin au soir.

– Je croyais que tu allais bavarder avec les voisines.

– Oui, mais elles vont toutes au lavoir blanchir le linge de leurs enfants.

– Pourquoi ne causes-tu pas avec mon pauvre fils aveugle ?

– Je le fais, mais il est encore bien petit et il ne connaît rien aux couleurs.

– J’aime mieux dormir que de causer, dit le pêcheur, et il se dirigea vers le petit lit où reposait l’enfant aveugle.

Inice ne bougea pas. Elle baissa la tête et se mit à regarder le sol.

Le pêcheur resta encore quelques instants auprès de son fils endormi, puis il revint auprès de sa femme.

– Alors tu es seule ? C’est étrange, vois-tu, moi je ne suis jamais seul. J’aimerais mieux ne pas sortir d’ici et parler plus longtemps avec mon enfant aveugle. Mais même quand je dois partir, je ne suis jamais seul. Il y a un Djinn de mer, avec lequel je m’entretiens parfois toute la journée. C’est un gars très amusant que ce Djinn ; il me fait souvent rire. Quelquefois il me raconte des histoires fort drôles, si drôles... Tu t’amuserais bien, si tu les entendais ...

– Tu t’amuses, dit Inice, et moi, j’ai peur, je tremble. L’orage hurle toute la journée sous ma fenêtre.

– Mon Dieu, la foudre frappe les grands navires, elle épargne les petits.

– Oui, mais il y a des femmes qui vivent à la clarté du soleil. Elles portent à leur cou des colliers de corail, des fleurs à leur ceinture et elles dansent jusqu’au soir. Moi aussi, je voudrais danser, parce que je suis jeune encore.

Le pêcheur regarda sa femme avec surprise.

Puis il réfléchit longtemps, comme font les pauvres gens, quand ils veulent dire des paroles de sagesse.

– Écoute, Inice, je vais te dire quelque chose. Ce n’est pas d’aujourd’hui que cette idée m’est venue, le Djinn m’en a déjà bien souvent parlé. Hé bien, voici : que tu restes ou que tu partes, ma petite chaumière sera toujours à toi. Si tu t’en contentes, je t’aimerai, si tu la quittes, je tâcherai de t’oublier. S’il en était ainsi et que plus tard tu veuilles revenir, tu ne trouverais pas la porte close. Moi, j’aime le doux éclat de tes yeux et je me suis accoutumé au son calme de ta voix. Mais sache cependant que, si tu devais me quitter et que tu reviennes après, tu n’entendrais plus jamais ma voix. Tu trouverais toujours un abri et du pain, mais moi, tu ne me retrouveras jamais plus. As-tu réfléchi à ce que signifie ce mot : jamais ? Voilà ce que je tenais à te dire, Inice. Maintenant ne parlons plus de ces sottes pensées.

Le pêcheur se mit à bourrer sa pipe et à fredonner une chanson. Inice se tut. Elle se déshabilla, fit le signe de la croix, récita sa prière du soir, se glissa dans son lit et, avant de s’endormir, elle murmura encore :

– Comme elles doivent être heureuses les femmes qui demeurent au-delà de la mer !

 

 

 

II.

 

 

– Bonjour ! bonjour ! dit le marin en s’arrêtant devant la petite fenêtre.

Inîce rougit de la racine des cheveux jusqu’au bout des ongles et ne put que murmurer :

– Bonjour.

– Que fais-tu, jolie femme ? demanda le marin.

– Je soigne un pauvre petit aveugle, dit Inice en levant les yeux au ciel.

– Laisse-moi entrer, dit le marin. Je te raconterai des histoires sur les pays d’au-delà de la mer.

– Cela n’est pas possible, répondit Inice. Mon mari n*est pas à la maison.

– Voudrais-tu qu’on rît de toi ? dit le marin. Il n’en est pas ainsi, chez nous, au-delà de la mer.

– Chez nous c’est l’usage, balbutia Inice.

– Il me semble que tu as peur de moi, Inice.

– Moi, je ne crains ni le vent, ni l’orage. Pourquoi aurais-je peur de toi ? Viens donc et entre !

Le marin pénétra dans la chaumière et s’assit sur la chaise du pêcheur, but à sa gourde, puis regarda autour de lui.

– Ne fume-t-il pas, ton mari ?

– Mais si, répondit Inice et elle bourra la pipe du pêcheur. Le marin l’alluma et lança de grosses bouffées de fumée.

– Hum ! Cela me paraît un peu pauvre ici, dit le marin en jetant un regard circulaire autour de lui.

Inice rougit de nouveau.

– C’est vrai, répondit-elle, mais parlons d’autre chose. Dis-moi plutôt ce que l’on fait là-bas, chez vous, au-delà de la mer ?

– Je vais te dire quelque chose : viens le voir toi- même. Mon bateau partira demain.

– Cela n’est pas possible, répondit Inice, il faut que je reste pour soigner le petit aveugle.

Le marin, éclatant de rire, lui dît :

– Tu plaisantes ! Tu n’es pas née pour être garde-malade. Voyons, regarde-toi un peu dans la glace. Ta figure est plus jolie que celle des filles devant lesquelles des serpents se tordent dans un supplice d’amour. Tes yeux brillent comme les flammes éternelles dans le temple de Parsavanath. Pourquoi la soie moirée si ce n’est pour t’en couvrir ? Pourquoi les rayons du soleil si ce n’est pour te sourire ? Et tu es vêtue d’une robe de chanvre ! Et tu vis dans une chaumière noire et froide ! Tu portes, dans tes bras de jeune fille, le fils d’une autre, et tandis que celles qui te ressemblent, se réveillent de leur rêve heureux au son de la musique, tu n’entends, toi, que les chansons d’amour que gémit le vent.

Inice se taisait, interdite. Elle ne comprenait pas tout ce que signifiait ce langage, mais ce qu’elle en avait saisi lui suffisait.

– Écoute, continua le marin. Là où je vais, le ciel ne sait que sourire, l’air est embaumé. La chaleur du soleil est molle comme la caresse d’une jeune fille, et la brise joue seulement le matin avec la chevelure des femmes, car il se meurt à midi épuisé déjà de tant de jouissance. Peut-être as-tu parfois entrevu dans tes rêves ce pays miraculeux. Les fleurs y sont plus grandes que toi et dans leurs calices de pourpre un oiseau aux plumes dorées chante des chansons d’amour. Dans le miroir plat et immobile des eaux douces, entre d’immenses colonnes de lotus, sous les ombrelles blanches des nymphéas sveltes, nagent des cygnes, et, au bord du rivage, de petits palais aux escaliers de marbre se mirent dans les eaux. Plus loin, derrière les palais blancs, sous l’ombre des bosquets de figuiers, fleurit la grande fleur jaune de Tchampa que l’abeille évite de loin, parce que son miel est si doux qu’elle en mourrait. C’est là que nous nous promènerions tous deux dans un palanquin. Je te couvrirais de voiles et de soie et je t’emporterais au temple de Parsavanath pour te jurer un amour éternel, devant Celui qui est présent partout Et le soir... mais sais-tu seulement ce qu’est le soir là-bas ? Non pas ce noir hideux !... Le soleil disparaît en jetant des rayons semblables aux feux de Bengale, et tout à coup Ton voit poindre à sa place, à l’horizon, une Lune immense et rouge, qui peu-à-peu s’élève dans le ciel, devient argentée et inonde tout l’orient de sa clarté qui fait blêmir d’une mortelle pâleur l’éclat des astres. Seule, vers l’occident, tremblote encore la blanche lumière des amoureux ... Le lac prend un reflet vert et, dans ce moment, les lampes multicolores du jardin illuminent la rive. La cornemuse, la flûte et le tambourin résonnent. Nous descendrions près des ruines illuminées, dans le jardin des princes de Gouzareth, où l’on danse au clair de la lune. Dis, veux-tu venir ?

Inice tremblait comme si elle venait de s’éveiller d’un rêve terrifiant.

– Je ne puis, dit-elle, il faut que je soigne le petit aveugle.

– Tu es folle. Veux-tu vieillir ici ? N’hésite pas plus longtemps. Mon bateau part demain.

Le marin déposa sa pipe, se leva et embrassa Inice qui frémissait.

– Si tu ne viens pas, je t’emporte, dit-il à l’oreille de la jeune femme.

– J’irai, murmura Inice.

 

 

 

III.

 

 

– Une chique de tabac vaut mieux que toutes les femmes du monde, dit le marin.

– Je croîs bien, répondit son ami. Une femme est un fardeau plus lourd que dix chargements de riz.

– Ah ! si je pouvais partir maintenant pour les Îles des Colibris, soupira l’autre.

Il se leva pour s’allonger de tout son long, mais il était plus grand que le mur du bouge, il dut se rasseoir.

– Mais aussi pourquoi t’es-tu embarrassé de cette femme ? demanda le chauffeur.

– Je n’en sais rien moi-même, répondit le marin. J’ai fait une sottise. Tu sais que j’ai eu des maîtresses de toutes sortes. Des blanches, des noires, des peaux-rouges, des olivâtres. J’en eus qui exhalaient le parfum de la pêche, j’en eus qui rappelaient l’odeur du goudron. Les unes avaient les cheveux soyeux et le cou fin comme celui des cygnes ; d’autres étaient suivies par les abeilles qui les prenaient pour des fleurs. Mais jamais je n’avais eu une maîtresse triste.

– Ami, je vais te donner un conseil, réfléchis bien. Le marin écouta le chauffeur et, tout le long du chemin, en rentrant chez lui, il se répétait :

– Voyons... voyons donc...

Inice l’attendait assise sur le seuil de la maison. Sur toutes les portes, se tenaient des filles au visage fardé. Mais Inice ne les voyait pas, elle avait les yeux fixés dans la direction d’où devait venir le marin.

Il s’approchait lentement, pareil à une barque chargée. Quand il arriva près d’elle, Inice lui sauta au cou et lui demanda en souriant :

– N’allons-nous pas tous deux nous promener en palanquin ?

Le marin ne répondit point, il réfléchissait. Inice cependant insista :

– Quand irons-nous, demanda-t-elle, au bosquet des figuiers, où fleurit la grande fleur jaune de Tchampa dont le miel est si doux que l’abeille en meurt ?

Le marin, jetant son regard sur elle, lui dit :

– Dis, femme, as-tu jamais entendu jurer un marin ?

– Non, jamais, répondit Inice. Dis-moi, comment jure le marin ?

– Ainsi, fit-il. Et il le lui montra.

Inice se mit à pleurer.

– Et maintenant, femme, je te le dis, laisse-moi tranquille !

De nouveau le marin se mit à réfléchir. Toute la soirée il se disait :

– Voyons... voyons donc...

Le lendemain il partit fort gai, après avoir dit à Inice :

– Je t’apporterai un os de faisan monté en or, cela porte bonheur.

Inice l’attendit en vain toute la journée, il ne revint pas.

– Il reviendra la nuit.

Mais la nuit passa, puis le matin, puis encore le lendemain et il ne reparut pas.

Inice eut peur. Elle sortit sur le pas de la porte et questionna les passants :

– N’avez-vous pas vu mon mari, le marin ?

Enfin un homme lui dit :

– Où est-il donc ? Oh ! Il doit être déjà près des îles des Colibris.

En entendant ces mots, Inice s’effondra et éclata en sanglots. Car ce que les femmes connaissent le mieux après les caresses, ce sont les larmes.

 

 

 

IV.

 

 

Elle pleura trois jours et trois nuits. Tout-à-coup elle entendit une voix dans sa chambre :

– Pauvre petite créature !

Inice leva les yeux et vit devant elle une fille fardée.

– Qui es-tu, fille fardée ? demanda-t-elle.

– Je suis la servante du Dieu Kama.

– Comment t’appelles-tu ?

– On m’appelle Belle-de-jour.

– Je te fais pitié ?

– Tu me fais pitié.

Inice alors recommença à pleurer.

– Je sais ce que c’est, dit Belle-de-jour, mon premier amant m’abandonna aussi. Il était soldat. Je ne me rappelle plus s’il était blond ou brun. Mais il avait une blouse rouge avec des parements noirs.

– Et tu l’aimais beaucoup ?

– On est folle quand on est jeune, dit Belle-de-jour.

– On est folle quand on est jeune, soupira Inice.

– Pourtant il ne faut pas désespérer, dit Belle-de- jour. Tu es belle. Tellement belle que si tu touchais du bout de ton pied l’arbre d’Asoca, toutes ses fleurs subitement s’épanouiraient. Ton corps est souple comme la peau soyeuse de la trompe d’un éléphant de trois jours. Ton cou sent le parfum du lotus et ta figure est aussi douce que l’astre de la nuit. Je te farderai. Je t’apprendrai à séduire les hommes, je t’enseignerai l’art de les aimer et aussi celui de les duper. Veux-tu ?

– Non.

– Tu es folle. Les hommes ne sont bons qu’à être séduits, aimés et dupés par nous. Les hommes sont méchants. Si tu es sans expérience, ils sucent le miel de tes lèvres et puis s’en vont. Crois-moi, je connais les hommes.

– D y a un homme au-delà de la mer, répondit Inice, qui n’est pas méchant Je veux retourner auprès de lui.

– Pourquoi l’as-tu quitté ?

– Je voulais danser au clair de la lune.

– Et tu es partie avec le marin ?

– Non, c’est lui qui m’a enlevée.

– Et maintenant tu voudrais retourner ?

– Je le veux.

– Obéis-moi, reste ici. C’est le pays de la lune et de la danse. Au lieu d’un homme, tu en trouveras cent.

– Je ne désire que lui, je ne me soucie pas des autres.

– Tu l’aimes donc ?

– Je ne sais pas, mais je veux retourner auprès de lui. Il m’a prédit que je reviendrais.

– Et comment passeras-tu la mer ?

– J’irai au bord de la route et je trouverai un homme assez bon pour m’emmener jusque dans mon pays.

– Oh ! pauvre petite créature ! Tu ne sais pas encore qu’il n’y a pas d’hommes bons. Peut-être y a-t-il des femmes bonnes, ajouta-t-elle, car elle vit les larmes inonder le visage d’Inice.

 

 

 

V.

 

 

Le pêcheur était assis dans sa barque et contemplait l’eau profonde. Partout où tombait son regard, il voyait naître des vagues. Là où il n’y avait eu auparavant qu’un tourbillon, l’eau montait toujours plus haut ; il semblait qu’une force secrète cherchât à s’évader du fond. Un moment, les flots se soulevèrent jusqu’à la hauteur d’une tour, comme s’ils devaient engloutir le monde entier, puis ils retombèrent pour se briser pour toujours. Le pêcheur était harassé ; il retira son filet et rentra chez lui.

Lorsqu’il pénétra dans la chambre obscure, l’enfant aveugle lui dit :

– Père, la femme dont la main est douce, est ici !

– Tu rêves, mon enfant, répondit le pêcheur.

– Non, je ne rêve pas, elle est là dans le coin sombre. Le pêcheur jeta un regard dans la direction indiquée et il aperçut Inice. Elle était effondrée sur un tabouret, le visage enfoui dans ses mains. Elle pleurait.

– Mon père, j’ai peur, dit le petit aveugle.

– Elle ne te fera pas de mal, dit le pêcheur.

– Je le sais. Elle est bonne. Mais son visage est inondé de larmes et j’ai eu froid, tout à l’heure, quand elle m’a embrassé.

– Il faudra dire à la servante de préparer son lit dans la petite chambre. Qu’elle mange aussi, si elle veut.

Puis le pêcheur prit son filet et il resta longtemps sans revenir.

Inice entra dans la petite chambre et dénoua ses cheveux soyeux.

– Connaît-il encore la chanson du gai pêcheur ? se demanda-t-elle.

Le lendemain tous les hommes de la côte partaient pour la pêche à la baleine.

Le pêcheur resta absent sept jours et sept nuits. Quand il revint, il demanda au petit aveugle :

– Vas-tu bien, mon fils ?

– Elle m’a tissé une chemise, répondit l’enfant aveugle.

– Te parle-t-elle parfois ?

– Souvent. Lorsqu’elle me lave et lorsqu’elle me peigne, nous causons toujours.

– De quoi parlez-vous ?

– Elle m’a dit que je suis gentil et charmant.

– Continue à causer avec elle.

Le pêcheur, lui, n’adressa jamais la parole à Inice.

Une nuit le petit aveugle se réveilla brusquement.

– Qu’as-tu, mon fils ? lui demanda le pêcheur.

L’enfant pleurait.

– Donne-moi la main, j’ai eu un mauvais songe.

– Qu’as-tu rêvé ?

– Je rêvais que les flots envahissaient la chaumière. L’eau montait toujours jusqu’à ce qu’elle atteignît mon cou. Tu me pris alors dans tes bras et tu me sauvas. Puis lentement le flot descendait, mais il emportait la femme à la main douce.

– Retourne-toi, mon fils. Ne crains rien, l’eau ne nous fera pas de mal. L’eau est notre meilleure amie.

– Pourquoi ne causes-tu jamais avec la femme à la main douce ?

Le pêcheur ne répondit pas.

– La femme à la main douce est bonne et elle m’a enseigné à prier, dit le petit aveugle.

Le pêcheur réfléchit longtemps :

– Demande-lui où elle a laissé la bague que je lui ai donnée il y a quatre ans, lors de la fête de Saint-Valentin ?

– Sa bague ?

– Oui, sa bague.

Le lendemain Inice était assise auprès de la fenêtre et elle regardait la mer infinie. La pendule continuait son tic-tac monotone : « Loin d’ici... loin d’ici... »

– Est-ce qu’il se souvient encore de la chanson du gai pêcheur ? se demandait Inice.

Tout à coup le petit aveugle lui adressa la parole :

– Il a demandé ce que tu as fait de la bague qu’il t’avait achetée il y a quatre ans, lors de la fête de Saint-Valentin ?

Inice devint pâle comme la fleur du lotus.

– Je l’ai laissée tomber dans la mer. Mais j’irai la chercher.

L’enfant aveugle était resté seul à la maison. D’abord il ne voulut pas croire qu’il fût seul et il criait :

– Petite mère... petite mère !

Mais personne ne lui répondit. Effrayé, il se cacha sous ses couvertures.

Tout-à-coup, il perçut dans la chambre des allées et venues nombreuses et sourdes ; il crut avoir entendu déposer quelque chose de lourd dans la chaumière.

Il se mit à pleurer de nouveau, mais il fut grondé :

– Tais-toi, ne la réveille pas !

Plus tard il entendit la voix de son père :

– Ô Djinn, pourquoi t’ai-je obéi ? !

Alors, il apprit enfin que la femme à la main douce ne le laverait plus jamais, que jamais plus elle ne le peignerait, que cette main était déjà froide, – et pour toujours.

 

 

*   *   *

 

– Père, demanda-t-il longtemps après, quand le pêcheur lui eut de nouveau parlé, ma petite mère n’était pas malade, pourquoi est-elle morte ?

– Un enfant ne peut pas comprendre ces choses-là, répondit le pêcheur. Les grandes personnes souvent ne les comprennent même pas...

 

 

Zoltán AMBRUS.

 

(Traduit par J. L. Fóti)

 

Paru dans la Revue de Hongrie en 1908.

 

 

 

 

 

 

 

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