Le bonheur dans une branche
par
Hans Christian ANDERSEN
Je vais vous conter une histoire sur les jeux de la fortune et du sort.
Nous connaissons tous le bonheur ; les uns le voient chaque jour, comme s’il était attaché à leurs pas, les autres l’aperçoivent certaines années, certains jours ; quelques-uns ne l’entrevoient qu’un seul jour dans leur vie ; mais enfin personne ne reste sans faire connaissance avec lui.
Vous ne savez peut-être pas, mais cependant c’est la vérité, qu’à chaque petit enfant qui vient de naître, le bon Dieu fait un don ; il ne le place pas à côté du berceau, mais dans un endroit secret où l’on songe le moins à le chercher ; aussi lorsqu’on le découvre dans cette cachette est-on bien agréablement surpris.
Ce don, par exemple, peut être dans une pomme ; ce fut là le cas du fameux Newton. Il vit une pomme tomber d’un arbre, et sa fortune fut faite. Si vous ne connaissez pas cette histoire, demandez à quelque personne instruite de vous l’apprendre. Moi j’ai à vous conter l’histoire d’une poire.
Il y avait une fois un brave homme né dans la misère ; il était, malgré son courage, resté toujours pauvre. Tourneur de sa profession, il faisait surtout des manches de parapluies. Il s’était marié, sa femme était bien travailleuse ; mais tout ce qu’ils gagnaient à eux deux ne suffisait qu’à peine à les nourrir eux et leurs enfants au jour le jour.
« Jamais je n’aurai de chance », disait-il ; il avait fini par en prendre son parti, et il ne murmurait pas contre la Providence, comme l’auraient fait tant d’autres.
Ce que je vous raconte est une histoire véritable, et je pourrais nommer le pays et l’endroit où elle s’est passée ; mais cela ne fait rien à la chose.
Le brave homme avait un jardinet où poussaient quelques cerisiers sauvages, dont les fruits aigres étaient un régal pour les moineaux, et aussi un beau poirier ; mais il était stérile, jamais il n’avait porté de poires ; il ne servait qu’à donner de l’ombre. Toutefois attendez ce qui suit :
Une nuit, il y eut une tempête épouvantable. Le lendemain on put lire dans les gazettes que la grosse diligence avait été soulevée par l’ouragan et lancée comme une balle d’enfant dans le fossé. Donc ne vous étonnez pas si le vent abattit une grosse branche du poirier.
On l’apporta à l’atelier, et par plaisanterie le brave ouvrier en tourna une grosse poire, puis une plus petite et enfin quelques-unes qui étaient comme de petites poires du pays de Lilliput. Il les donna comme joujoux à ses enfants en disant : « Comme cela il ne sera pas dit que cet arbre obstiné n’aura jamais produit de poire. »
Je n’ai pas eu encore occasion de vous dire que dans ce pays il pleuvait très souvent ; c’est pourquoi notre brave homme pouvait vivoter en confectionnant des manches de parapluies. Dans la maison il y avait un parapluie, un seul, mais un grand parapluie de famille. Il était quelque peu rapiécé et rafistolé ; plusieurs fois le vent l’avait retourné avec violence. Le manche avait aussi été endommagé ; le brave homme l’avait réparé facilement ; mais ce qui le fâchait et l’irritait, c’est que l’anneau qui serrait l’étoffe quand il ne pleuvait pas tenait fort mal ; parfois l’anneau se brisait, parfois le bouton auquel on l’accrochait partait.
Un jour que ce dernier accident s’était encore produit, le brave homme chercha partout par terre après le bouton ; mais il ne trouva qu’une des gentilles petites poires qu’il avait tournées et que les enfants avaient perdue en jouant.
« Tiens, se dit-il, cela fera peut-être l’affaire. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il perça la petite poire, y passa un cordon, l’adapta à ce qui restait de l’anneau, et ma foi l’étoffe était parfaitement serrée, bien mieux qu’auparavant.
Aussi, lorsque quelque temps après il envoya à un marchand de la capitale une commande de manches de parapluies, il y ajouta quelques-unes de ces petites poires ainsi façonnées pour cet usage. Dans la ville on ne voulut pas s’en servir, mais une de ces petites poires parvint jusqu’en Amérique, et là on reconnut tout de suite qu’elle valait mieux que tous les boutons du monde pour tenir l’étoffe des parapluies, et l’on écrivit au marchand de munir de ces petites poires tous les parapluies qu’il enverrait.
C’est alors qu’il y eut du travail à abattre chez notre brave tourneur ; c’est par milliers qu’il eut à fabriquer des petites poires ; comme elles avaient été reconnues d’un usage pratique en Amérique, maintenant les gens qui d’abord n’y avaient pas fait attention ne voulaient plus autre chose.
Toute la branche y passa et ensuite tout le poirier. Les shillings, puis les écus s’amoncelèrent dans la bourse du brave tourneur, qui prit un grand atelier et eut des compagnons et des apprentis qui, avec lui, tournaient, tournaient toujours des petites poires. Et, devenu riche, il avait coutume de dire en souriant : « Mon bonheur était caché dans une branche. »
C’est ce que je dis aussi, moi qui vous raconte cette histoire.
Vous ne savez peut-être pas que chez nous, en Danemark, il y a un dicton qui dit : « Si tu trouves une branche à l’écorce blanche, prends-la dans ta bouche et tu seras invisible. »
J’ai trouvé une de ces branches et j’arrive ainsi sans être vu parmi les enfants quand papa, ou maman, ou la sœur aînée leur lit mes contes. Je reste là, invisible, la branche enchantée dans la bouche, et quand je vois que ces chers petits s’amusent et se divertissent en entendant mes récits, que leurs yeux s’animent et que leur petit cœur est touché, alors je suis heureux et je me dis : « À moi aussi mon bonheur est dans une branche. »
Hans Christian ANDERSEN.
Traduit du danois par David Soldi.