Les feux follets sont dans la ville

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Hans Christian ANDERSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Il y avait une fois un homme, un vieillard, qui autrefois avait composé beaucoup de contes nouveaux ; mais maintenant c’était fini. Le génie des contes, qui si souvent jadis était venu le trouver de lui-même, ne frappait plus à sa porte, ne se laissait plus voir. Pourquoi donc cela ?

Ah voilà ! Depuis plus d’un an et un jour le vieillard n’avait plus pensé au conte, ne l’avait plus attendu, n’avait pas espéré le voir entrer chez lui. Et, en effet, ce charmant génie avait quitté la contrée, où étaient venus s’abattre la guerre, le chagrin et la misère qu’amènent les armées ennemies.

Le printemps arrivé, les cigognes et les hirondelles avaient fait leur apparition ; elles ne se doutaient nullement de ce qui s’était passé en leur absence ; elles trouvèrent leurs nids brûlés, les maisons hospitalières, où on les recevait avec joie, incendiées, détruites ; les champs dévastés, les forêts abattues. Ce furent des temps durs et tristes, mais enfin ils passent et l’espoir d’un meilleur avenir renaît. « Le Conte va revenir ! » se disait l’homme. Mais non, il restait toujours absent, on n’avait plus de ses nouvelles.

« Aurait-il péri dans les massacres de la guerre, avec tant d’autres, se dit le vieillard ; mais non, le Conte est immortel. »

Des mois se passèrent ainsi, le vieillard ne pouvait se résigner à l’idée que le génie ne reviendrait plus le visiter. Et il se mit à se remémorer sous quelles figures diverses il l’avait aperçu ; tantôt jeune, joyeux, plein d’entrain, semblable au printemps, tantôt sous la forme d’une mignonne fillette, une couronne de bluets dans les cheveux, une branche de hêtre à la main ; les yeux profonds de l’enfant brillaient comme un lac dans une forêt sous les rayons du soleil. Une autre fois, le Conte était venu déguisé en colporteur et avait étalé devant lui toute sorte de fanfreluches brillantes ornées de curieuses devises et aussi de vieux récits de la tradition populaire.

Mais le plus beau, c’était lorsqu’il venait métamorphosé en vieille grand-mère, aux cheveux blancs comme neige, aux yeux doux et fiers ; elle racontait des aventures de ces temps jadis, lorsque les princesses filaient avec des quenouilles d’or et que les dragons et autres monstres terribles montaient la garde devant les palais des rois. Son récit était si vivant, si animé que lorsqu’au ciel on apercevait quelque nuage singulier, on pensait voir une de ces affreuses bêtes de la légende.

Pendant que l’homme était ainsi abîmé dans ses souvenirs, il pensa que le génie était peut-être, comme la princesse enchantée du fameux conte, caché tout près de lui dans quelque menu objet, et il se mit aussitôt à sa recherche.

« Voyons donc, se dit-il, ce brin de paille qui, soutenu par le vent, tournoie incessamment au-dessus du puits. Je le tiens ! Non, c’est un fétu ordinaire. Si je prenais une de ces fleurs séchées que j’ai là dans mes livres... »

Et il prit un des nouveaux volumes de sa bibliothèque ; c’était un ouvrage fort savant, mais il ne contenait pas de fleurs. On y parlait d’Ogier le Danois, et on y expliquait que toute l’histoire de ce héros n’était que l’invention d’un moine français, un roman du moyen âge qui avait été traduit en danois ; que ce fameux Ogier n’avait jamais existé, que par conséquent il ne pouvait pas revenir et que c’était absurde aux Danois de croire qu’il apparaîtrait au moment du plus grand danger ; qu’il en était d’Ogier le Danois comme de Guillaume Tell ; que ces traditions populaires n’avaient pas de valeur pour les gens instruits : tout cela était supérieurement exposé dans ce gros volume.

« Et néanmoins, se dit l’homme, je crois ce que je crois, comme dit notre proverbe ; là où personne ne marche, il ne pousse pas de plantain. »

Il referma le livre et s’approcha de la fenêtre, où se trouvaient de jolies fleurs fraîches et vivantes.

« peut-être, pensa-t-il, le Conte s’est-il réfugié dans cette belle tulipe rouge et or, ou dans cette gentille rose de mai. Non, rien. Mais j’y pense, lorsque ma patrie était accablée par le malheur, envahie par le cruel ennemi, on vint un jour couper les belles fleurs qui étaient sur la fenêtre et on en fit une couronne, qui fut déposée dans la tombe d’un des nôtres qui avait péri héroïquement dans la bataille. Si le génie était alors dans une de ces fleurs, il serait enfoui dans le sein de la terre ; mais non, les brins d’herbe qui poussent sur la tombe l’auraient dit.

« Mais si par hasard, dans ces temps funestes, le Conte était venu frapper à ma porte, et que sous le coup des désastres qui frappaient mon pays, je n’y eusse pas fait attention ! Qui pensait alors au Conte ? Dans notre sombre chagrin, nous contemplions presque avec colère la fraîche verdure des prés ; le doux gazouillement des oiseaux nous faisait mal ; nos anciens chants populaires, que nous aimons tant, ne sortaient plus de nos poitrines oppressées.

« Oui, peut-être le Conte est-il venu alors me visiter ; je n’aurai pas fait attention à lui ; il sera parti pour ne plus revenir. Je n’y tiens plus, je vais aller au dehors, à sa recherche, à travers la forêt, la bruyère, et jusque sur la plage de l’Océan. »

 

 

 

II

 

 

L’homme sortit et il arriva auprès d’un ancien château féodal, aux hautes murailles crénelées ; sur le donjon flottait une bannière. Dans le bois de hêtres qui l’entoure le rossignol faisait entendre ses roulades ; on percevait aussi le susurrement de milliers d’abeilles qui butinaient le miel dans les rouges fleurs des pruniers. C’est par là que passent les fantômes de la chasse du roi Valdemar, lorsque les tempêtes d’automne font tourbillonner les feuilles des forêts. Un peu plus tard, vers Noël, les cygnes sauvages y font résonner leurs chants. Mais alors dans la grande salle du château on est réuni autour de la vaste cheminée qui flambe ; on chante ou l’on écoute de beaux contes.

Le vieillard marchait dans la grande et sombre allée de marronniers sauvages, qui mène à la porte d’honneur. C’est là qu’autrefois le vent, s’engouffrant, sifflant sous les arbres, lui avait raconté l’Histoire de Valdemar Daé et de ses filles, et que le Conte, sous la forme d’une dryade, lui avait appris le Dernier rêve du chêne.

Il s’avança : où jadis il avait vu des haies de charmilles, il n’y avait plus que fougères et orties ; elles cachaient à moitié d’anciennes statues, qui avaient de la mousse plein les yeux. L’homme regardait partout après le Conte, l’appelait d’une voix suppliante.

Les corneilles, qui voletaient là par bandes, lui criaient : « De rire, de rire ! »

Il marcha toujours et, au delà des fossés du château, il atteignit une verte aulnaie. Là était un pavillon en hexagone, qui servait de retraite aux poules et aux canards. Une brave vieille les surveillait ; elle connaissait l’histoire de chaque petit poussin, dès sa sortie de l’œuf. L’homme lui demanda si le Conte passant par là ne lui avait rien dit ; elle répondit qu’elle était baptisée et vaccinée, qu’elle avait toujours été honnête et rangée, et que jamais elle n’avait voulu avoir affaire aux esprits et aux génies.

Plus loin, l’homme trouva, entouré d’une haie d’épines et de cytises, un ancien monument funéraire, élevé à la mémoire d’un honorable bourgmestre de la ville voisine. Il était représenté sur la pierre ; sa veuve et ses cinq filles, habillées de robes à panier, le visage sortant d’une large fraise, bien raide, se tenaient autour de lui, les mains jointes. L’homme considérait ce groupe étrange qui rappelait si vivement les siècles passés ; tout à coup il vit un beau papillon venir se poser sur le front du bourgmestre, puis aller voltiger un peu plus loin sur des fleurs ; en le suivant du regard, l’homme aperçut une touffe de trèfle à quatre feuilles ; il y en avait jusqu’à sept tiges, et il est si rare d’en découvrir même une seule ! Il les cueillit toutes et les mit dans sa poche ; sachant combien ce trèfle porte bonheur, il espérait qu’il lui ferait retrouver le Conte.

 

 

 

III

 

 

L’homme continua ses recherches ; le soir arriva ! Le soleil, comme un grand disque rouge, jetait ses derniers rayons. Des vapeurs se levaient dans le fond des vallées. « C’est la sorcière des marais, qui brasse ses drogues », se dit l’homme et il rentra chez lui.

La lune éclairait d’une douce lueur la nappe de brouillard étendue sur les prés, et qui ressemblait à un grand lac. Et en effet, le peuple le disait, il y avait eu là, dans les temps anciens, un beau lac, et la tradition racontait une foule de légendes sur ce lac. C’était l’exacte vérité ; toute la contrée avait été autrefois sous l’eau, et le peuple en avait gardé la mémoire. Et l’homme songea au gros livre où il avait lu que Guillaume Tell et Ogier le Danois n’avaient pas existé et ne vivaient que dans l’imagination populaire, et il pensa : « Quoi qu’ils en disent, Ogier reviendra quand les temps seront accomplis. »

Pendant qu’il restait ainsi à songer, quelque chose vint frapper contre sa fenêtre, qui s’ouvrit brusquement. Il vit apparaître le visage d’une vieille, toute maigre et ridée.

« Que voulez-vous ? lui dit-il.

– Vous avez sept trèfles à quatre feuilles, dit-elle, et c’est à cela que vous devez la chance de me voir.

– Mais qui êtes-vous donc ? reprit-il.

– Je suis la fée des marais, et je suis venue pour répondre à vos questions si vous avez à m’en faire. Je vous le répète : c’est votre trèfle qui vous vaut cet honneur ; vous n’avez fait que le ramasser dans le chemin, mais c’est beaucoup que de le distinguer du trèfle ordinaire. Seulement, dépêchez-vous, je suis en train de brasser ma bière, et je crains que ces petits polissons de gnomes, qui rôdent partout, ne s’amusent à tourner le robinet de la cuve. »

L’homme alors demanda si elle n’avait pas rencontré le génie du conte, si elle ne savait pas où il se tenait caché.

« Oh ! par mon grand tonneau, s’écria-t-elle, vous n’en avez donc pas assez de contes ? Mais tout le monde en est rassasié ; à peine si les enfants les aiment encore. Donnez aux garçons des cigares, aux petites filles des chignons, et ils vous tiendront quitte de contes. Vous retardez sur votre siècle, mon brave homme.

– Que savez-vous de ce qui se passe dans le monde, dit-il, vous qui ne vivez qu’au milieu des grenouilles et des feux follets ?

– Ne parlez pas avec mépris des feux follets, répliqua-t-elle. Ils sont lâchés, ils courent et ils attrapent les humains. Mais je ne puis rester plus longtemps ; il me faut aller voir ma bière. Si vous voulez en savoir davantage, venez me trouver dans ma demeure, près du grand marais. Mais n’oubliez pas votre trèfle, votre talisman, et arrivez cette nuit pendant qu’il est encore frais ; sans cela vous enfoncerez dans la vase, à n’en plus sortir. »

Et, à ces mots, la fée disparut.

 

 

 

IV

 

 

Minuit sonnait au clocher de la vieille église, lorsque l’homme se dirigea vers le grand marais, qui s’étend au milieu de vastes prairies. Le brouillard s’était dissipé, la fée avait cessé de brasser ; elle était sortie de son antre.

« Vous êtes resté bien longtemps, dit-elle ; on voit bien que vous n’étiez pas né pour être sorcier ; dans ce métier il faut être plus alerte. Maintenant qu’y a-t-il pour votre service ?

– Mais je vous l’ai déjà dit, répondit-il. Où pourrai-je rencontrer le génie du conte ?

– Comment, vous y revenez ! dit-elle ; ne vous ai-je pas répondu que personne ne s’intéresse plus à lui ?

– On veut, peut-être, le remplacer par la poésie de l’avenir ! s’écria-t-il.

– Allons, puisque c’est vous et que vous avez jusqu’à sept trèfles à quatre feuilles, je vais vous donner quelques détails. Je le connais bien, le génie du conte. J’ai été jeune ; alors j’étais une gentille petite elfe, et avec mes sœurs je dansais en rond au clair de la lune, au chant des rossignols ; je rencontrais alors souvent le Conte, un charmant Esprit, que je voyais tantôt se bercer dans une tulipe, tantôt se balancer sur le haut des clochers ou des donjons en ruine. Il chantait d’une voix harmonieuse et pénétrante des ballades et des complaintes pleines de poésie.

« Eh bien ! cette poésie, je vous en brasserai tant que vous voudrez. Mieux que cela ; j’ai là plein une armoire de poésie en bouteilles, de l’essence de poésie, pour tous les goûts, du doux, de l’amer, du gai, du triste. Vous en prenez dimanches et fêtes une goutte sur votre mouchoir, et votre demeure est pour la semaine embaumée de poésie. Cela vaut bien votre Conte.

« Vous n’avez pas l’air de me croire. Vous connaissez cependant l’Histoire de la petite fille qui marchait sur le pain ?

– Je pense bien, dit-il, c’est moi-même qui l’ai racontée.

– Eh bien ! vous savez alors que la fillette, passant à travers la tourbe des marécages, est venue tomber dans ma demeure, un jour que la grand--mère du diable me rendait visite. Vous vous souvenez encore que la vieille diablesse emporta la fillette pour la placer sur une étagère ; en retour, ce que vous ne savez pas, elle me fit cadeau d’une cave à liqueur toute particulière : c’était de la poésie en bouteilles. Tenez, mettez sur votre œil gauche un de vos trèfles et vous verrez distinctement ce qui se passe chez moi au fond du marais. »

En effet l’homme aperçut, au milieu de tout un attirail de sorcellerie, un meuble taillé dans la racine d’un aulne séculaire ; c’était un ouvrage fait avec le plus grand art, on y voyait finement ciselées les caricatures de tous les poètes fameux. Dedans se trouvait une rangée de fioles, contenant l’essence rectifiée et concentrée de la poésie de tous les peuples.

« Prenez la première bouteille, dit la fée ; c’est ce que j’appelle du parfum de mai. Vous en respirez un peu, aussitôt vous voyez apparaître des prés fleuris, des forêts verdoyantes, des bruyères odorantes, des lacs bordés d’iris et couverts de nénuphars. Versez-en deux gouttes sur le cahier de composition d’un écolier, il s’en dégage une senteur de printemps si forte qu’elle vous endort.

« Dans la seconde fiole se trouve de l’essence superfine de scandale. C’est une réduction de toutes les méchancetés qu’ont jamais inventées les poètes les plus satiriques ; cela a un fort goût de vitriol.

« Puis viennent quelques grosses bouteilles de poésie domestique ; il y en a pour les goûts des principales nations ; pour les Allemands de la crème philosophique, pour les Anglais du ratafia d’institutrice, et ainsi de suite.

« Donc il y a là en large provision de quoi remplacer vos contes. Mais laissons toutes ces babioles ; je vais vous apprendre la grande nouvelle : Les feux follets son lâchés, ils sont dans la ville. Humains, prenez garde à vous !

« Vous me regardez avec des yeux étonnés.

« Écoutez donc ! »

 

 

 

V

 

 

Voici ce que raconta la fée :

« Hier il y avait de grandes fêtes et réjouissances ici dans le marais. Il était venu au monde douze de ces petits feux follets, qui sont doués de la faculté de passer dans l’âme des hommes et de leur faire faire mille extravagances et sottises. Pour célébrer l’événement, toute la gent des feux follets dansait des sarabandes insensées. Moi je tenais sur mon giron les douze nouveau-nés ; ils luisaient comme des vers de la Saint-Jean. Ils grandissaient à vue d’œil, et bientôt ils furent aussi forts que père et mère.

« Ainsi que je vous ai dit, selon une loi immuable de notre empire infernal, étant venus au monde par une telle rencontre des étoiles, ils avaient la faculté de pénétrer pendant un jour entier dans un être humain, et de le gouverner, le faire parler, se mouvoir, agir à leur guise. Ce pouvoir dure un an juste ; mais il faut qu’en chacun de ces trois cent soixante-cinq jours le feu follet entre dans l’esprit d’un homme différent et le détourne du chemin de la vérité et du bien.

« S’il y réussit, alors il obtient le plus grand honneur auquel puisse aspirer un feu follet, c’est d’être coureur devant le carrosse de gala du diable ; il reçoit alors une livrée d’or et il a un col tout de flammes.

« Mais ce privilège a aussi de grands dangers. Si un des êtres humains que le feu follet possède s’aperçoit qu’on le berne, le lutin perd son pouvoir et il lui faut sur-le-champ retourner au marais. Si avant la fin de l’année il trouve que les humains ne valent même pas la peine qu’on se moque d’eux, et que, pris de nostalgie, il revienne au marais, alors un coup de vent l’éteint pour toujours. Enfin s’il s’oublie, s’il a pitié de quelque créature humaine et s’il ne fait pas son compte de trois cent soixante-cinq dupes pendant l’année, il est condamné à passer sa vie dans un morceau de bois pourri. Il brille encore la nuit, mais si peu, si peu, que pour un feu follet qui a de l’honneur, c’est pire que d’être soufflé et de périr.

« Je contai tout cela à mes douze petits lutins, qui sautaient sur mon giron ; je les engageai à renoncer à leur privilège et à rester au milieu de nous. Mais ils étaient tous ambitieux ; ils pensaient à la belle livrée que leur donnerait le diable.

« Pourquoi ménagerions-nous les hommes ? dit un de leurs vieux oncles ; il était âgé d’une semaine. Ne viennent-ils pas nous traquer dans notre domaine ? Ils se mettent à drainer nos prairies, à dessécher nos chers marais.

– Pas de pitié », s’écrièrent les petits drôles, et ils allèrent se mêler au bal qui avait commencé.

« Une bande de jeunes et ravissantes elfes tournaient en rond, agitant gracieusement leurs voiles, tissés des fleurs les plus délicates et pailletés de gouttelettes de rosée ; elles faisaient les pirouettes les plus difficiles ; les petits feux follets les imitaient de leur mieux, se tortillaient et risquaient les entrechats les plus hardis.

« Un vieux corbeau leur apprit à dire : « Bravo, bravo ! », chose bien importante quand il s’agit de tromper les hommes. Un hibou aussi leur donna quelques bons avis. La chasse du roi Valdemar vint à passer : voyant la fête elle s’arrêta et fit demander ce qu’on célébrait. Une des elfes alla rendre la réponse ; le chef des fantômes alors nous prêta trois de ses meilleurs chiens pour porter les feux follets en ville. Survinrent deux vieux gnomes qui enseignèrent aux feux follets à regarder par les trous de serrure, art qui n’est pas à dédaigner ; ils montèrent sur deux des chiens, prenant les feux follets dans leurs bonnets ; la troisième bête courait en avant, et housch, routsch, les voilà partis pour la ville.

« Tout cela s’est passé cette nuit, continua la fée ; ils sont arrivés depuis longtemps et ils doivent avoir commencé leur tâche de berner les hommes, de leur brouiller les idées. Par ma grande cuve, je voudrais bien voir de près leur manège.

– Ah çà, interrompit l’homme, tout ce que vous me débitez là, c’est un vrai conte. Vous avez donc rencontré le génie que je cherche ; dites-moi, de grâce, où le trouverai-je ?

– Non, dit la fée, c’est tout au plus le commencement d’un conte ; on pourrait maintenant détailler les façons, les ruses par lesquelles les feux follets trompent le pauvre genre humain.

– Mais, oui, reprit l’homme en s’animant ; on pourrait écrire une foule de contes, tout un roman sur cette donnée ; faire l’histoire de chacun de ces douze lutins. Je me sens tout inspiré. Est-ce que le génie serait venu me communiquer de nouveau un peu de son souffle ?

– Voyons, calmez-vous, dit la fée. Laissez donc cette besogne à d’autres. Vous êtes pourtant d’un âge où l’on doit être raisonnable ; vous avez suffisamment barbouillé vos doigts d’encre, en écrivant des contes. Reposez-vous. Je vous donnerai une bonne provision de ma poésie en bouteilles. Du reste, faites-en, si vous voulez, faites-en, de nouveaux contes ; croyez-vous qu’ils intéresseront beaucoup ? Que vous ai-je dit ?

– C’est vrai, reprit-il. Les feux follets sont dans la ville. Si j’allais faire savoir qu’un tel qui passe pour honnête homme est possédé d’un de ces diablotins, et ne suit pas la voie droite, on me huerait, on me honnirait !

– Et songez donc, dit la femme, que ceux que les feux follets détournent de la vérité et de la bonne route sont de tous les rangs, de tous les âges. Parmi les politiques, ils pullulent ; il y en a dans les lettres, dans les arts.

« J’ai tort de vous dire tout cela ; vous êtes poète et vous allez le tambouriner partout et avertir vos semblables. Cela ne fera pas l’affaire de mon compère le Diable. C’est votre trèfle qui me force à parler.

– Oh ! n’ayez pas peur, dit l’homme ; ils ne prendront pas garde à ce que je dirai. Ils croiront tous que je leur fais un conte ; il amusera les uns, les autres le trouveront ennuyeux. Mais aucun ne s’avisera que je leur annonce sérieusement :

« Les feux follets sont dans la ville ! La fée des marais me l’a dit. Soyez sur vos gardes, mes frères ! »

 

 

Hans Christian ANDERSEN.

 

Traduit du danois par David Soldi.

 

 

 

 

 

 

 

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