Livre d’images
par
Hans Christian ANDERSEN
Que c’est singulier ! Dans les moments mêmes où j’éprouve les sentiments les plus profonds, les plus vifs, ma langue se trouve toujours comme nouée, paralysée ; je ne sais pas rendre, pas exprimer, comme je le voudrais, ce qui se passe en moi, et cependant je suis peintre ; mon œil me le dit, tous ceux qui ont vu mes esquisses, mes dessins, en conviennent.
Je suis un pauvre garçon ; je demeure dans une des ruelles les plus étroites de la ville ; mais ma chambre ne manque pas de clarté ; elle est au dernier étage, on y a une magnifique vue sur les toits. Pendant les premiers jours que j’habitai la ville, ma demeure me parut bien solitaire et déserte ; au lieu des forêts et des collines verdoyantes que j’avais eues jusqu’ici sous les yeux, je n’apercevais que le ciel et les noires cheminées. Je n’avais pas un seul ami ; pas une figure de connaissance ne me saluait.
Un soir je me tenais à ma fenêtre ouverte, regardant tristement devant moi. Oh ! quelle joie remplit tout à coup mon cœur ! Je vis un visage bien connu, un visage rond et aimable, celui de ma meilleure amie : la face de la lune. Cette chère vieille lune, elle jetait sur moi le même doux regard qui me charmait dans le temps, lorsque près des marais de mon pays elle luisait sur moi à travers le feuillage des grands saules. Je lui envoyai des baisers ; elle éclaira ma chambrette et me promit de venir tous les soirs, au moment de commencer sa course, me tenir quelques instants compagnie.
Elle a tenu fidèlement parole ; c’est dommage qu’elle ne puisse m’accorder que de si courts moments. Chaque fois qu’elle apparaît, elle me raconte les choses intéressantes qu’elle a vues la nuit précédente ou quelquefois le soir même.
« Retrace mes récits par le pinceau ou par la plume, me dit-elle à sa première visite, et tu auras un fort gentil livre d’images. »
J’ai suivi son conseil et j’ai en portefeuille assez de croquis pour faire un nouveau recueil de Mille et une Nuits. Mais ce serait peut-être trop volumineux ; je ne vous donne qu’un petit nombre de mes esquisses, je ne les choisis pas, je les prends par ordre de date. Un grand peintre de génie, un poète, un musicien pourra y trouver des sujets pour quelque œuvre éclatante. Quant à moi, je ne fais qu’indiquer de légers contours. Sachez encore que ce n’est pas tous les soirs que mon amie venait me trouver, parfois des vilains nuages nous séparaient pendant plusieurs jours.
PREMIÈRE SOIRÉE
La nuit passée, ce sont les propres paroles de la lune, je glissais à travers l’atmosphère limpide des Indes : mon visage se reflétait dans les eaux du Gange, et mes rayons essayèrent de pénétrer à travers l’épais feuillage d’un petit bois de platanes, dont les cimes bombées formaient comme une écaille de tortue. Voilà que de dessous les arbres apparaît une jeune fille hindoue, légère comme une gazelle, belle comme Ève dans le paradis. Quelle figure idéale, aérienne, la grâce même, et si pleine de caractère ! Sous sa peau fine, je voyais s’agiter ses pensées tumultueuses. Les épines des lianes déchiraient ses sandales, mais elle avançait rapidement. Sur son passage, les animaux sauvages qui revenaient du fleuve où ils avaient étanché leur soif sautaient de côté tout effrayés. Elle tenait d’une main une lampe allumée, de l’autre main elle garantissait la flamme du souffle de la brise ; à travers ses doigts mignons passait un sang pur, teinté comme le plus beau rubis.
Elle arriva au bord du fleuve sacré, elle posa avec précaution sur l’onde sa lampe en bois de santal ; le flot l’emporta. La flamme vacilla et parut près de s’éteindre, mais elle se ranima et continua à brûler. Les yeux noirs et brillants de la jeune fille, qui étincelaient sous de longs cils soyeux, suivaient d’un regard anxieux les mouvements de la flamme. Elle savait que si la lampe restait allumée, tant que ses yeux pourraient la suivre, son fiancé, qui était dans un pays lointain, vivait encore ; si la flamme périssait avant, c’est qu’il était mort.
La lampe voguait toujours ; bientôt la flamme n’apparut plus que comme un petit point lumineux, mais elle ne cessait pas de brûler ; elle brillait encore lorsque la lampe disparut à un détour du fleuve. La jeune fille tomba à genoux et du fond du cœur elle adressa à Brahma, son Dieu, une ardente action de grâces ; tout à côté d’elle un serpent venimeux vint à passer en sifflant ; elle n’y prit garde. « Il vit ! » s’écria-t-elle d’une voix joyeuse, tremblante d’émotion. « Il vit, répéta l’écho de la montagne, il vit ! »
DEUXIÈME SOIRÉE
Hier, raconta la lune, je regardais dans une petite cour étroite, entourée de maisons de toutes parts. Dans un poulailler une poule dormait, ayant rangés autour d’elle ses onze poussins. Une gentille petite fille sautait et dansait à l’entour en chantant ; la poule s’éveilla et tout effarée étendit ses ailes sur ses petits. Survint le père de l’enfant et il la gronda. Moi je passai et j’eus bientôt oublié ce petit événement.
Ce soir, il y a quelques instants, je regardais de nouveau dans la même cour, tout y était calme et tranquille. Arrive la petite fille ; doucement, doucement elle tire le verrou du poulailler et elle s’y glisse jusqu’auprès de la poule. Celle-ci pousse des cris de terreur, les poussins effarouchés courent éperdus dans tous les coins ; la petite fille cherche à attraper la mère. Je voyais la scène bien distinctement à travers le trou de la muraille, j’étais toute fâchée contre la petite méchante et je fus bien contente lorsque le père vint pour gronder l’enfant encore plus fort que la veille ; il la saisit par le bras et la tira brusquement du poulailler. La petite penchait la tête en arrière ; je vis ses grands yeux bleus tout remplis de grosses larmes.
« Pourquoi tourmentes-tu ces pauvres bêtes ? » dit le père d’une voix irritée.
L’enfant, arrêtant ses sanglots, répondit :
« Je voulais embrasser la poule et lui demander pardon de la peine que je lui avais causée hier. J’ai eu tort, père, de ne pas oser t’en demander la permission. »
Le père déposa un baiser sur le front de l’enfant, si innocente et naïve ; moi, je lui baisai les yeux.
TROISIÈME SOIRÉE
Hier soir, dit la lune, j’ai assisté à la représentation d’une comédie dans une petite ville d’Allemagne. On jouait dans une écurie transformée en théâtre ; on avait laissé les boxes des chevaux et on en avait fait des loges. Les murs étaient décorés de papier de couleur ; au plafond, qui n’était guère élevé, pendait un petit lustre en fer ; afin de pouvoir baisser la lumière dans la salle, comme cela se pratique sur les grands théâtres, quand le régisseur fait entendre le kling-kling de sa sonnette, on avait placé au-dessus du petit lustre un tonneau ouvert.
Kling-kling : le petit lustre en fer, tiré par une corde, remonte et disparaît dans le tonneau ; c’était le signal annonçant le commencement de la pièce. Un jeune prince et son épouse, qui étaient justement de passage dans cette ville, avaient désiré assister à la comédie ; la foule était accourue pour voir Leurs Altesses Sérénissimes, et la salle était comble. Il n’y avait pas une place vide, sauf sous le petit lustre, parce qu’il en tombait sans cesse des gouttes de bougie fondue.
Je voyais tout ; il faisait si chaud à cause de la quantité de monde, qu’on avait ouvert toutes les lucarnes et c’est par là que je regardais ; les servantes et les domestiques faisaient comme moi et jetaient par les lucarnes des regards éblouis dans la salle ; toute la police de l’endroit était de service dans l’intérieur ; les agents menaçaient de leurs bâtons les curieux du dehors, mais sans pouvoir les faire bouger.
Près de l’orchestre, le couple princier était assis sur deux vieux fauteuils, qui d’ordinaire étaient réservés au bourgmestre et à madame son épouse ; mais ce jour-là le représentant de l’autorité et sa femme, une personne très fière, avaient dû se mettre sur de vulgaires bancs de bois, comme le commun des bourgeois. Les femmes des notables de l’endroit étaient ravies qu’il en fût ainsi et elles se murmuraient à l’oreille : « C’est plaisir de voir des gens si fiers de leur place écrasés par des personnages d’un rang plus élevé. »
La fête avait ainsi une curieuse solennité ; le petit lustre monta dans le tonneau, et descendit, et fit très bien son office ; quand le menu peuple avançait trop la tête à travers les lucarnes, on lui tapait sur le nez ; la pièce ne dura pas trop longtemps et moi, la lune, je pus assister à la représentation jusqu’au bout.
QUATRIÈME SOIRÉE
Hier, commença la lune, passant au-dessus de Paris, la grande ville agitée encore par une révolution, je laissais errer mes regards à travers les appartements des Tuileries. Une vieille grand-mère, vêtue pauvrement, appartenant à la classe populaire, suivait un domestique subalterne ; ils arrivèrent dans la grande salle du trône, toute déserte. Là elle s’arrêta ; c’était ce lieu qu’elle avait voulu voir à tout prix, elle n’avait épargné ni démarches, ni bonnes paroles, ni même des sacrifices d’argent pour parvenir au comble de ses vœux.
Elle plia ses mains amaigries et regarda autour d’elle d’un air pieux, comme si elle se trouvait dans un sanctuaire.
« C’était donc ici, dit-elle, c’était bien ici ! »
Elle s’approcha du trône, d’où pendait une large draperie de velours, bordée de riches franges d’or : « Là, c’était là ! » s’écria-t-elle, et, tombant à genoux, elle déposa un ardent baiser sur la draperie ; je crois bien qu’elle pleura.
« Oui, mais ce n’était pas ce velours-là », dit le domestique, qui ne sut pas cacher un léger sourire.
« Mais c’était bien ici, cependant, dit la vieille ; la salle était ainsi.
– C’est comme on veut, reprit-il, elle était ainsi et elle n’était pas ainsi ; les fenêtres étaient brisées, les portes enfoncées, le sang coulait sur les parquets. Cependant vous au moins vous pouvez dire : « Mon petit-fils est mort sur le trône de France. »
– Mort, hélas ! mort ! » dit la grand-mère en sanglotant.
Ils se turent et bientôt ils quittèrent la salle. Tout cela s’était passé un peu après le crépuscule ; ma lueur devint plus forte et mes rayons firent brûler la riche draperie de velours qui ornait le trône. Qui pouvait être cette vieille femme, te demandes-tu ; je vais te conter son histoire.
C’était lors de la révolution de Juillet, le jour de la victoire définitive ; les maisons étaient devenues des forteresses, les barricades approchaient du palais des Tuileries ; enfin le peuple vint en faire le siège. Des femmes, des enfants se trouvaient parmi les assiégeants ; les insurgés, après une courte résistance, pénètrent dans les appartements royaux.
Au premier rang des combattants se distinguait parmi les plus audacieux un jeune garçon en haillons ; tout à coup il reçut en pleine poitrine plusieurs coups de baïonnette ; il tomba mortellement blessé ; cela se passait dans la salle du trône.
On le releva tout sanglant et on le déposa sur le trône de France, après l’avoir enveloppé de la draperie de velours qui décorait le siège des rois ; son sang teinta de pourpre la draperie. Quel tableau ! Au milieu de cette salle splendide, les figures sombres des insurgés, encore ivres de la fureur de la lutte. Par terre un étendard brisé ; le drapeau tricolore brandi en triomphe par les vainqueurs. Sur le trône ce malheureux enfant au visage pâle, les yeux dirigés en extase vers le ciel, tandis que son pauvre corps tressaillait dans l’angoisse de l’agonie ; sur sa poitrine nue on voyait sa blessure béante ; ses haillons sortaient sous le magnifique velours brodé de fleurs de lis.
Lorsque cet enfant était au berceau, une devineresse, tirant les cartes, avait pronostiqué qu’il mourrait sur le trône de France. Sa mère, sa grand-mère avaient rêvé pour lui le sort d’un Napoléon.
Mes rayons ont déposé un baiser sur la couronne d’immortelles qui orne sa tombe ; ils ont déposé un baiser sur le front de la vieille grand-mère, lorsqu’elle contemplait hier en souvenir le triste tableau du pauvre enfant mourant sur le trône de France.
CINQUIÈME SOIRÉE
J’ai été à Upsala en Suède, dit la lune, je jetai mes regards sur la vaste plaine dont l’herbe est si maigre, sur les champs si peu fertiles. Je me mirai dans les eaux du Fyris, tandis que le bateau à vapeur chassait les poissons vers les roseaux des bords. Au-dessous de moi flottaient des nuages qui jetaient de grandes ombres sur des monticules qui, d’après les traditions des Scandinaves, seraient les tombeaux d’Odin, de Thor et de la déesse Freya ; ces collines sont recouvertes d’un gazon, où sont découpés des noms, ceux des visiteurs de ce lieu célèbre. Ils ne peuvent pas graver leurs noms sur la pierre ; il n’y a pas là de rochers où ils puissent les faire peindre ; alors ils font enlever des morceaux de gazon pour laisser une marque de leur passage ; sur les monticules s’étend tout un vaste réseau de lettres fort bien tracées. Mais, loin de devenir immortels, ces noms s’effacent dès que le printemps fait repousser le gazon.
Sur la plus haute de ces collines se tenait un barde inspiré ; il vidait une antique corne à boire en ivoire, artistement ciselée, ornée d’un large bord d’argent, et remplie d’hydromel, le breuvage des anciens Scandinaves. Il murmura un nom qui lui était cher, mais il pria les vents de ne pas le porter au loin, de ne pas le divulguer. J’entendis ce nom ; je connais celle qui le porte ; une couronne comtale orne son front ; c’est pourquoi le poète ne le prononça pas tout haut ; mais lui ne porte-t-il pas aussi une couronne ? C’est à la gloire du Tasse qu’est attachée la renommée d’Éléonore d’Este. Je sais où fleurit la rose de beauté qui charme le barde suédois.
Ainsi parla la lune ; un nuage la déroba à mes yeux. Qu’aucun nuage ne cache au poète l’astre qu’il aime !
SIXIÈME SOIRÉE
Le long de la plage s’étend une magnifique forêt de hêtres et de pins séculaires ; il y règne une senteur fraîche et vivifiante. Au printemps, des centaines de rossignols viennent l’animer de leurs doux chants. Tout à côté se trouve la mer, la mer qui sans cesse change ; entre l’Océan et la forêt, il n’y a qu’une large route où passe une voiture après l’autre.
Mes regards, en ces lieux, dit la lune, reposent le plus volontiers sur un endroit où s’élève un tombeau de géants, couvert de ronces et de broussailles épaisses qui se pressent à travers les roches ; la nature y est sauvage, pleine d’une poésie sévère. Quels sentiments crois-tu que ce spectacle inspire aux hommes ? Je vais te l’apprendre, te répéter ce que je les ai entendus dire hier soir et pendant la nuit.
D’abord vinrent à passer en voiture deux riches propriétaires.
« Quels magnifiques arbres ! dit l’un.
– Superbes ! dit le second. Chacun d’eux fournirait bien dix charretées de bois à brûler. L’hiver sera dur ; et le prix du bois dépassera encore quatorze écus ce qu’on payait l’an dernier par charretée. Calculez un peu la somme qu’on retirerait par une coupe de ces bois ! »
Je n’en entendis pas plus ; la voiture avait tourné le coude de la route.
Il en vint une autre.
« Quel chemin détestable ! dit celui qui la conduisait.
– La cause en est à ces maudits arbres, répondit son compagnon ; ils arrêtent les vents de terre, l’air n’est pas suffisamment fouetté, et les eaux de pluie ne sèchent pas assez vite ; la route en est toute gâtée et remplie de fondrières. »
Le roulement de la voiture étouffa la suite de leur conversation. Survint la diligence. Tous les voyageurs étaient plongés dans un profond sommeil ; aucun d’eux n’avait tenu à rester éveillé pour admirer ce magnifique site. Le postillon sonna du cor ; mais voici exactement ce qu’il pensait, en faisant retentir sa fanfare :
« Comme je joue bien de mon instrument ! Que cela résonne bien en cet endroit ! Quel bel effet d’écho je produis ! Je voudrais bien savoir si mes voyageurs m’admirent comme je le mérite. »
La diligence était déjà loin, lorsqu’apparurent deux jeunes garçons montés sur des chevaux fringants.
« Voilà enfin de la jeunesse et de la vie, me dis-je ; chez eux le sang pétille comme le champagne, et ce beau spectacle va les émouvoir. »
En effet, ils regardèrent avec un sourire une colline couverte d’une mousse épaisse et entourée de bouquets d’arbres aux épais ombrages.
« C’est là que j’aimerais à me promener avec Christine, si elle devient ma femme ! » dit l’un d’eux. Le vent emporta la réponse de l’autre.
Puis vint à régner une accalmie complète ; il ne soufflait pas la plus légère brise ; la mer était tout immobile, mes rayons s’y reflétaient comme dans une immense glace de cristal. Les senteurs des fleurs et de la forêt embaumaient délicieusement les airs. De nouveau une voiture vint à passer ; sur les six personnes qu’elle contenait, quatre dormaient. La cinquième, une belle dame, songeait à l’effet que sa nouvelle robe produirait au prochain bal. La sixième demanda au cocher si la colline, le tombeau de géants dont je t’ai parlé, était une chose remarquable.
« Ah ! du tout, répondit-il, ce n’est qu’un gros tas de pierres, mais les arbres là-bas sont ce que j’appellerai remarquables.
– Comment cela ?
– Je vais vous le dire, reprit le brave cocher. Voyez-vous, quand en hiver la neige est parfois si haute, qu’on n’aperçoit plus aucune trace de la route, alors ces arbres me servent de point de repère pour trouver mon chemin ; je longe la lisière de la forêt et je suis certain de ne pas conduire ma voiture à la mer. Convenez-en, ces arbres sont bien dignes de remarque. »
Arriva un peintre, ses yeux brillaient en contemplant le paysage ; il ne dit pas un mot, mais il sifflait un air joyeux. Les rossignols chantaient à gorge déployée.
« Taisez-vous, bavards insupportables ! » s’écria-t-il, et, notant exactement les tons et les teintes qu’il avait sous les yeux, il ajouta : « Du bleu, du lilas, du brun foncé ! Cela fera un beau tableau. »
Le paysage, il ne le comprenait pas mieux que n’aurait pu le faire un miroir où se serait reflétée cette belle nature ; il s’en fut en sifflant une marche de Rossini.
En dernier lieu, je vis arriver une jeune fille, pauvrement vêtue, elle portait un lourd fardeau ; pour se reposer, elle s’assit sur le tombeau de géants. Son joli visage pâle tourné vers la forêt, elle écoutait, le cou tendu, le chant mélancolique des rossignols ; ses yeux étincelaient ; tout émue, elle contemplait le vaste Océan, le firmament étoilé. Elle joignit les mains, je crois qu’elle pria un Pater. Elle ne comprenait pas le sentiment qui la dominait, la remuait jusqu’au fond de l’âme ; mais je sais que, même après bien des années, cette minute lui restera présente à la mémoire, et que le souvenir lui retracera ce spectacle sublime plus fidèlement que ne pourra le faire le tableau que composera le peintre. Mes rayons suivirent l’innocente enfant jusqu’à ce que l’aurore vînt jeter sur son front des clartés plus vives que les miennes.
SEPTIÈME SOIRÉE
De lourds nuages roulaient à travers le ciel ; la lune n’apparaissait pas ; je restais absolument solitaire à ma fenêtre, regardant vers l’endroit du firmament où devait se trouver l’astre que j’attendais. Mes pensées volaient au loin vers ma grande amie, qui m’avait déjà raconté de si belles histoires et me montrait des images si intéressantes.
« Que n’a-t-elle pas déjà vu ! me dis-je. Ses rayons glissaient sur les eaux du déluge ; elle souriait à Noé, comme aujourd’hui à moi, lorsqu’il sortit de l’arche, et sa douce lueur fut le présage du nouveau monde qui allait surgir. Lorsque le peuple d’Israël était en pleurs auprès du fleuve de Babylone, elle regardait mélancoliquement vers les saules où pendaient les harpes des prisonniers. Quand Roméo monta au balcon, porté par les ailes de l’Amour, la pleine lune, à moitié cachée derrière les cyprès, resplendissait à travers l’air pur et transparent. Elle a encore vu le héros prisonnier de Sainte-Hélène, quand, du haut de son rocher solitaire, il contemplait l’immense Océan, tandis que de vastes pensées se pressaient dans son esprit.
« Oui, que de récits la lune ne pourrait-elle pas faire ? La vie de la création, l’histoire de l’humanité est pour elle ce que serait pour nous le spectacle d’une lanterne magique ou un album amusant.
« Aujourd’hui je ne te verrai pas, mon unique amie ! Aujourd’hui je ne pourrai tracer aucune esquisse en souvenir de ta visite. »
Tandis que j’étais ainsi à rêver en contemplant la course des nuages, tout à coup ils s’écartèrent un peu ; un rayon de la lune passa à travers, mais pour disparaître aussitôt ; les nuées sombres se rejoignirent et la nuit redevint toute noire. Mais j’avais cependant reçu de mon amie un gracieux salut ; elle ne m’avait pas oublié.
HUITIÈME SOIRÉE
Le ciel s’éclaircit de nouveau ; plusieurs soirées se passèrent. La lune était dans son premier quartier et ne s’arrêtait pas pour causer avec moi. Puis vint un soir où elle resta à me conter ce qui suit ; écoutez bien.
« Je suivis du regard une bande d’oiseaux polaires jusque sur la côte du Groenland. D’énormes roches nues, couvertes de glace au sommet, s’élevaient sur la plage ; un épais brouillard obscurcissait l’air. Mais plus avant dans les terres, je découvris une charmante vallée, abritée de toutes parts par de hautes montagnes. Des bouquets de saules y poussent, et des touffes de myrtilles ; la lychnide y fleurit et répand une douce odeur. Mes rayons étaient pâles dans ces régions de l’extrême nord, mon visage n’avait pas plus de couleur qu’un nénuphar qui, détaché de sa tige, aurait vogué pendant des semaines à la surface des eaux.
« Tout à coup l’horizon s’illumina ; au ciel parut la couronne d’une aurore boréale ; elle lançait une magnifique gerbe de rayons qui montaient comme des colonnes de feu et éclairaient tout le ciel d une brillante teinte de pourpre.
« Je vis approcher une troupe d’indigènes rassemblés pour se livrer à des réjouissances, à des danses et à des jeux. Ils étaient habitués au superbe spectacle de l’aurore boréale : ils daignèrent à peine y arrêter un instant leurs regards.
« – Jouons donc à la balle avec des têtes de morses, dit l’un d’eux, comme le font les âmes des trépassés.
« C’est là leur croyance. Le jeu commença et devint bientôt très animé ; des cris d’une joie bruyante retentissaient. Puis un Groenlandais, ôtant sa fourrure, se plaça au milieu du cercle, et, frappant sur un tambourin, il entonna un chant sur la chasse au chien marin ; le chœur répondait par le refrain : « Eia, eia ! ah ! » Et à ce moment, tous, couverts de leurs grandes peaux blanches, dansaient en rond ; on aurait dit un bal d’ours blancs ; ils faisaient des bonds audacieux, des contorsions sauvages, remuant les bras et la tête comme des insensés.
« Ils finirent par se calmer ; ils s’assirent sur les rochers, feignant de se constituer en cour de justice pour juger les différends nouveaux depuis la dernière assemblée. Un plaignant se présenta, il imita avec un art consommé les attitudes de son adversaire, et dansant au son du tambourin il formula ses griefs. L’autre partie s’avança à son tour et se défendit de la même façon, singeant aussi habilement son adversaire. L’assemblée éclata de rire et prononça l’arrêt.
« Un terrible coup de vent vint à souffler, faisant trembler les roches et craquer les glaciers ; d’énormes masses de glace s’écroulèrent avec fracas. Puis l’ouragan cessa et j’eus le spectacle d’une de ces magnifiques et sereines nuits d’été qui font le charme de ces contrées polaires.
« À quelques centaines de pas de l’endroit où avait eu lieu la danse, un malade gisait étendu sous une tente de peaux, tout ouverte : son sang chaud circulait rapidement et il paraissait encore plein de vie. Il fallait cependant qu’il mourût ; il en était persuadé et tous les assistants l’étaient aussi. Sa femme cousait un linceul de peaux de bêtes, pour l’y mettre avant qu’il fût mort ; cela porte malheur, croient-ils, de toucher les trépassés. Et elle lui demanda :
« Désires-tu être enseveli sur la roche, au milieu de la neige durcie ? J’ornerai ta tombe de ton carquois et de tes flèches. Les voisins viendront danser autour en ton honneur. Ou bien préfères-tu être lancé dans la mer ?
« – Dans la mer ! murmura-t-il, avec un sourire mélancolique.
« – C’est là une tente agréable à habiter en été, dit-elle. Tu pourras te divertir à regarder les ébats des milliers de chiens marins qui demeurent au fond de l’Océan ; des troupeaux de morses viendront dormir à tes pieds ; tu pourras en faire la chasse sans danger.
« Elle le mit dans son linceul ; ses enfants arrachèrent la tente, et pleurant, poussant des cris de douleur, ils portèrent leur père vers la plage ; là ils l’abandonnèrent aux flots écumants ; la mer, qui l’avait nourri pendant sa vie, devait après sa mort lui servir de lieu de repos. Des montagnes de glace roulées par les vagues furent son monument funéraire. »
NEUVIÈME SOIRÉE
Je connaissais une vieille fille, dit la lune ; tous les hivers elle portait la même jupe de satin jaune, qui depuis longtemps n’était plus à la mode, mais elle restait toujours propre. Tous les étés on la voyait avec le même chapeau de paille et je crois aussi avec la même robe d’un bleu gris.
Elle ne sortait que pour aller rendre visite à une vieille dame de ses amies qui demeurait en face ; et, dans ces dernières années, elle ne passait même plus du tout le seuil de la porte ; sa vieille dame était morte.
Dans sa solitude, la vieille demoiselle était toujours occupée à sa fenêtre, où pendant tout l’été étaient rangées de belles fleurs ; en hiver il y poussait du magnifique cresson. Le mois dernier je ne l’aperçus plus à sa fenêtre ; mais elle vivait toujours, je le savais, je ne l’avais pas encore vue commencer le grand voyage dont elle parlait si souvent avec sa vieille amie.
« Oui, disait-elle, quand je viendrai à mourir, j’aurai à entreprendre un voyage plus long que tous ceux que j’ai faits pendant ma vie. Le caveau funéraire de notre famille est à six lieues d’ici ; c’est là où l’on me transportera, pour que j’y repose à côté de tous mes parents. »
Dans la nuit d’hier, une voiture s’arrêta devant la maison de la vieille demoiselle ; on y déposa un cercueil ; je savais maintenant qu’elle était morte. On entoura le cercueil de paille et la voiture partit.
Elle dormait donc de son dernier sommeil, cette vieille demoiselle, si rangée, si tranquille, qui depuis tant d’années ne quittait pas sa maison.
La voiture roulait et passa la porte de la ville ; elle allait aussi vite que s’il se fût agi d’une partie de plaisir. Sur la route les chevaux filèrent encore plus rapidement. Le cocher, de temps en temps, jetait derrière lui un regard à la dérobée ; je crois qu’il craignait de voir la vieille fille à la jupe de satin jaune assise sur son cercueil.
Certes il n’était pas à son aise, et il fouetta ses chevaux plus que de raison, en même temps qu’il les retenait par les rênes. Les bêtes étaient jeunes et fringantes ; elles se cabraient et écumaient. Un lièvre vint tout à coup à traverser le chemin ; les chevaux effrayés s’emportèrent.
Voilà donc la vieille demoiselle, qui depuis des années ne faisait que quelques pas lents tous les jours dans son appartement, entraînée morte au triple galop sur la grande route par des chevaux affolés.
La voiture était cahotée en tous sens avec violence ; le cercueil se détacha et tomba sur le chemin, tandis que chevaux, voiture et cocher disparaissaient dans une course désordonnée.
L’aube approchait ; une alouette se leva du champ voisin, vint se poser sur le cercueil et fredonna son chant du matin ; de son bec elle se mit à déchiqueter l’enveloppe de paille. Puis l’oiseau s’éleva dans les airs toujours en chantant ; moi je me retirai derrière les nuages rougis par les premiers feux de l’aurore.
DIXIÈME SOIRÉE
Je veux te donner une idée de Pompéi, dit la lune. Mes rayons plongeaient sur le faubourg, sur la rue des Tombeaux, comme on l’appelle, là où se trouvent de si beaux monuments, là où, dans le temps, de joyeux jeunes garçons, le front ceint de couronnes de roses, dansaient avec de belles jeunes filles venues des contrées de la Grèce. Maintenant il y règne un silence de mort. Des Allemands à la solde du roi de Naples y montent la garde ; leurs camarades jouent aux cartes ou aux dés sur les marches d’un temple.
Je vis arriver une bande d’étrangers d’au delà des monts, conduits par des guides ; ils tenaient à voir à la lueur de mes rayons la ville ressuscitée de son tombeau. Je leur montrai les traces des roues des quadriges sur les blocs de lave qui pavaient les rues ; je leur montrai, inscrits sur les portes des maisons, les noms des anciens propriétaires d’il y a dix-huit siècles, les enseignes de cette époque encore accrochées aujourd’hui. Dans les petites cours ils virent les bassins des anciens jets d’eau, ornés de jolis coquillages ; mais l’eau n’en jaillissait pas ; aucun chant ne retentissait plus dans les appartements richement décorés de belles fresques ; mais le chien de bronze les gardait toujours.
C’était bien la ville des morts ; tout se taisait aux alentours ; de temps en temps seulement on entendait les détonations sourdes du Vésuve. Nous allâmes vers le temple de Vénus, construit en marbre blanc comme la neige ; entre les colonnes gracieuses qui entourent le large escalier qui mène à l’autel de la Déesse poussent çà et là des cyprès. Sur le ciel transparent et d’un bleu clair se détachait la masse noire du Vésuve ; de hautes colonnes de feu, droites comme le tronc d’un pin, s’élançaient du cratère du volcan ; au-dessus se tenait un nuage de fumée rouge comme du sang, qui était d’un effet magique.
Parmi ces étrangers se trouvait une cantatrice célèbre, une véritable artiste ; j’ai été témoin des triomphes éclatants qu’elle a remportés dans les plus grandes capitales. Lorsqu’ils arrivèrent au grand théâtre, ils prirent place sur les gradins de pierre. La scène est encore intacte, telle qu’elle était autrefois, avec ses coulisses en marbre ; au fond les deux arcades ; à travers on voit le même fond de paysage que du temps de Trajan : les montagnes entre Sorrente et Amalfi.
Une idée plaisante traversa l’esprit de la cantatrice ; elle monta sur la scène et se mit à chanter. Les souvenirs de ce lieu, la douce et belle nature l’inspirèrent ; pour te représenter la profonde mélancolie des divins accents que sa voix puissante fit entendre, je dois évoquer les angoisses d’une Mater dolorosa ; si tu veux te figurer la légèreté, la sûreté de ses roulades qui charmaient le cœur, qui l’enivraient plus que celles du rossignol, songe au coursier d’Arabie quand, la crinière hérissée, il vole sur les ailes du vent.
Elle s’arrêta ; comme aux premiers temps de l’empire romain, de bruyants applaudissements, des cris frénétiques d’enthousiasme retentirent, ne cessant que pour recommencer aussitôt. Puis on s’en alla ; cinq minutes plus tard, le théâtre était de nouveau vide, on n’y entendait plus le moindre bruit. Mais le monument était toujours intact et debout, comme il sera encore dans mille ans ; alors personne ne se souviendra plus de ce moment de profonde émotion ; on aura même oublié tout à fait la belle cantatrice, sa voix merveilleuse, ses sourires enchanteurs. Tout aura passé, disparu dans l’ombre : moi-même j’aurai perdu la mémoire de cette scène.
ONZIÈME SOIRÉE
Je regardais par la fenêtre dans le bureau du rédacteur en chef d’un grand journal, dit la lune. C’était en Allemagne ; je vis de beaux meubles, beaucoup de livres, un fouillis de gazettes. Il y avait là plusieurs journalistes ; le rédacteur en chef était à son pupitre, examinant deux petits volumes ; les auteurs, de jeunes écrivains, les lui avaient remis pour qu’il en fît un compte rendu.
« Voici l’un de ces livres, dit-il aux assistants, ce n’est que de la poésie ; mais il est bien conditionné, beau papier, belle impression. Qu’en pensez-vous donc ?
– Oh ! répondit l’un des jeunes gens, qui était lui-même poète, les vers sont assez beaux, sans grand éclat ni mouvement ; l’auteur est encore bien jeune ; son talent pourra se perfectionner. Ses idées sont justes ; il s’y rencontre bien des lieux communs ; que vous dirai-je ! On ne peut pas toujours inventer du nouveau. Vous pouvez toujours en faire l’éloge. Je ne pense pas que l’auteur arrive jamais à une grande réputation. Mais il a beaucoup lu ; il connaît bien l’Orient, qu’il décrit dans ses vers ; son jugement est sain. C’est lui qui a rédigé cet excellent compte rendu de mes Fantaisies sur la vie de famille ; il faut être indulgent pour les débutants. Oui, dites-en du bien.
– Cependant, reprit un autre, vous savez bien qu’en fait de poésie, rien n’est plus insupportable que la médiocrité, et certes jamais il ne la dépassera.
– Pauvre diable ! dit un troisième. Et quand je pense que sa tante est toute fière de lui et le croit sur le chemin de la renommée. Vous la connaissez bien, monsieur le rédacteur en chef ; c’est elle qui s’est donné tant de peine pour recueillir des souscriptions pour votre dernier ouvrage.
– Comment donc ! s’écria le rédacteur en chef. Quelle excellente femme ! Et moi qui allais annoncer le volume en quelques mots seulement et comme pour l’amour de Dieu ! »
Il se mit à écrire et on l’entendait qui disait à demi-voix : « Talent incontestable ! Une des fleurs les plus rares du jardin de la poésie ! Une vraie perle ! Papier magnifique, impression superbe, le contenant digne du contenu. »
« Maintenant, que pensez-vous de l’autre volume ? reprit-il tout haut. Ce sont encore des vers ; on m’a dit beaucoup de bien de l’auteur ; on m’a même assuré qu’il avait du génie. Qu’en pensez-vous ?
– Oui, répondit le poète, il y a des gens qui le prétendent, mais c’est un talent sauvage, inculte, indiscipliné. Le principal trait de génie que j’aperçois dans le volume, c’est la manière dont il est ponctué ; faites-y attention.
– Il serait bon, interrompit un autre, de le critiquer quand même ; c’est dans son intérêt : il ne faut pas qu’il prenne une trop haute opinion de son talent.
– Ce serait injuste, fit observer un troisième. Vous trouverez bien chez lui quelques petits défauts ; mais ils disparaissent devant les grandes beautés qui abondent dans ses vers ; c’est elles qu’il convient de faire ressortir. Sachez-le bien : il nous dépasse tous de cent coudées.
– Je ne suis pas du tout de votre avis, reprit le précédent. Si, comme vous le pensez, c’est un vrai génie, il résistera parfaitement aux critiques les plus acerbes. Il y a bien assez de gens pour louer ses vers ; tâchons qu’il ne devienne pas tout à fait fou d’orgueil. »
Le rédacteur en chef écrivit : « Talent incontestable, mais peu châtié ! Toujours les mêmes négligences. Plusieurs vers malheureux ; page 25, par exemple : deux hiatus coup sur coup ; on a l’oreille écorchée. L’auteur ferait bien d’étudier les anciens, etc. »
Je m’éloignai, dit la lune, et je regardai par la fenêtre dans le salon de la tante, une dame riche, qui avait de belles connaissances : son neveu était assis là, tous les invités lui faisaient fête, l’accablaient de compliments ; il nageait en pleine félicité.
Je cherchai ensuite l’autre poète, le sauvage ; il était aussi dans une grande société, chez son protecteur ; on y parlait du livre de l’autre, le poète civilisé.
« Je lirai aussi votre volume, dit le Mécène ; mais pour vous parler franchement, je ne m’attends pas à être émerveillé. Vous ne savez pas dompter votre imagination ; elle vous emporte au delà de toutes les bornes. Cela ne m’empêche pas d’estimer beaucoup votre caractère. »
Dans un coin se tenait une jeune fille, qui feuilletait un livre ; elle y lisait le passage suivant :
« Que le génie a de la peine à percer le nuage de poussière qu’il fait lever autour de lui ! Soyez terre à terre, et la fortune vous sourira. C’est une vieille histoire, mais tous les jours elle recommence. »
DOUZIÈME SOIRÉE
Je glissai par-dessus les vastes bruyères de Lunebourg, dit la lune. Près de la route solitaire se trouvait une misérable cabane ; aux alentours quelques maigres broussailles, des bouleaux de chétive apparence. Un rossignol, qui s’était égaré dans ces contrées inhospitalières, faisait entendre un chant plaintif ; la nuit devait être très froide, et le pauvre oiseau était condamné à mourir ; c’était un chant d’adieu que j’entendais.
L’aube approchait. J’aperçus une caravane de paysans qui émigraient et se rendaient à Hambourg, où ils voulaient s’embarquer pour l’Amérique ; là, espéraient-ils, la fortune leur sourirait enfin ; il y avait déjà longtemps qu’ils caressaient ce rêve. Les mères portaient sur le dos, dans des hottes, leurs plus jeunes enfants, les plus grands trottaient derrière ; une pauvre rosse, maigre et efflanquée, traînait une carriole qui contenait les misérables nippes de ces braves gens.
Un vent glacial vint à souffler ; une petite fille à la mamelle se serra étroitement contre le sein de sa mère qui, levant les yeux vers mon visage décroissant, songeait aux dures privations qu’elle avait endurées dans son pays depuis son enfance, aux énormes impôts qui écrasent le paysan allemand. Ils étaient tous absorbés par de noires pensées de ce genre.
Les premiers rayons de l’aurore vinrent rougir l’horizon ; leurs cœurs s’allégèrent, cela leur parut le présage de meilleurs jours. Ils entendirent le chant du rossignol qui allait expirer, ils le prirent aussi pour un heureux pronostic. Le vent sifflait et les empêcha de comprendre ce que disait l’oiseau mourant :
« Passez la mer, bonnes gens, et restez joyeux. Votre passage est payé avec le reste de votre avoir. Sans ressources et sans moyens, vous entrerez dans ces contrées que vous croyez être le pays de Canaan, il vous faudra vous vendre, vous, vos femmes, vos enfants, à d’impitoyables exploiteurs de vos misères. Mais vos souffrances ne dureront pas longtemps. Derrière l’épais feuillage des grands arbres des forêts vierges que vous aurez à défricher, la mort vous guette, son baiser vous insufflera une fièvre mortelle, et vous la bénirez : elle vous délivrera de votre long martyre. Voguez, voguez gaiement sur les vagues roulantes du vaste Océan ! »
Là caravane écoutait, toute joyeuse, les roulades du rossignol ; plus que jamais, elles leur paraissaient annoncer le bonheur.
Il faisait déjà jour ; des habitants de ces lieux traversaient la bruyère se rendant à l’église lointaine ; les femmes, au costume antique, portant des manteaux noirs avec des capuchons blancs, semblaient des figures descendues de quelque vieux tableau gothique. Tout autour la vaste plaine inculte, couverte de bruyères desséchées, de couleur sombre ; par-ci par-là, de grandes places noires où avait passé le feu ; un spectacle lamentable.
Les femmes tiraient leurs livres d’église ; elles approchaient du sanctuaire.
« Priez, pensai-je, priez pour les malheureux qui vont s’élancer sur les flots de la mer, pour atteindre plus tôt la tombe ! »
TREIZIÈME SOIRÉE
Je connais en Italie, dit la lune, un acteur d’un théâtre de funambules ; il joue le rôle de Polichinelle. Le public jubile quand il apparaît sur la scène ; chacun de ses mouvements, de ses moindres gestes, est comique et, sans être le moins du monde étudié, fait éclater le rire dans toute la salle, c’est la pure nature.
Lorsqu’étant encore gamin il jouait avec ses camarades, il était déjà un vrai Polichinelle ; il était destiné à cet emploi ; il avait une bosse dans le dos, une bosse par devant ; en revanche son cœur et son esprit ne se ressentaient pas de cette imperfection et étaient richement doués. Il sentait profondément ; son esprit avait une élasticité merveilleuse. Tout son être tendait vers le théâtre ; s’il avait eu un corps bien conformé, il serait devenu le premier tragédien de son siècle ; tout ce qui était grand et héroïque faisait vibrer son âme, et cependant il lui fallut devenir Polichinelle. Sa mélancolie même rendait plus comiques les traits fortement marqués de son bizarre visage ; c’était surtout quand il se laissait aller à sa tristesse que le public, qui l’idolâtrait, partait d’un fou rire et l’applaudissait à tout rompre.
La charmante Colombine était pour lui une amie, elle lui voulait sincèrement du bien, mais c’était le bel Arlequin qu’elle voulait épouser ; n’eût-il pas été ridicule d’allier la gentillesse et la grâce à la laideur difforme ?
Quand Polichinelle était bien enfoncé dans ses idées noires, c’est elle seule qui savait l’en tirer, le faire peu à peu sourire et enfin rire de bon cœur.
« Je sais bien ce qui vous manque, dit-elle un jour : c’est l’amour.
– Moi et l’amour ! s’écria-t-il, en riant aux éclats. Que ce serait drôle ! c’est alors que le public applaudirait.
– Je sais ce que je dis, reprit-elle ; et, avec une gravité des plus comiques, elle ajouta : « C’est moi que vous aimez. »
Elle pouvait dire cela, puisque cela ne pouvait jamais être qu’un pur badinage. Polichinelle, riant de plus en plus, fit de folles gambades ; toute mélancolie était oubliée. Colombine avait dit vrai ; il l’aimait, il l’aimait éperdument, autant et plus que son art.
Le jour du mariage de Colombine avec Arlequin, Polichinelle se montra le plus gai compagnon parmi toute la troupe ; puis il pleura amèrement toute la nuit ; si le public avait aperçu alors les affreuses grimaces de son visage, la salle se serait écroulée sous les applaudissements.
Ces jours derniers, Colombine vint à mourir à la fleur de l’âge ; le jour de l’enterrement, Arlequin naturellement fut dispensé de paraître sur la scène ; on le laissait ce jour pleurer à son aise sa chère épouse. Mais le directeur tenait à ce que le public ne remarquât pas trop l’absence de Colombine et d’Arlequin ; c’est pourquoi il fallut que Polichinelle fît encore plus de farces et d’extravagances, que d’ordinaire ; il dansait, sautait, le désespoir dans le cœur. Les spectateurs s’étaient rarement autant amusés ; ils étaient enroués d’avoir crié bravo, bravissimo.
Polichinelle fut rappelé je ne sais combien de fois ; c’était son plus beau triomphe.
Dans la nuit d’hier je le vis se glisser hors de la ville ; il entra dans le cimetière solitaire et il vint s’asseoir sur le tombeau de Colombine, où il déposa une fraîche couronne de fleurs à côté de celles qui étaient déjà flétries. La tête appuyée dans sa main, il dirigeait vers moi ses regards désolés ; il était à peindre. Il resta ainsi longtemps immobile ; on aurait dit qu’il faisait partie du monument funéraire. Un polichinelle sur une tombe ! quelle rencontre pittoresque, quel plaisant contraste ! Si le public avait aperçu son favori dans cette situation, il se serait égosillé à crier : Bravo, Pulcinella, bravo, bravissimo !
QUATORZIÈME SOIRÉE
Écoute ce que la lune m’a conté.
J’ai vu des cadets au sortir de l’École militaire, lorsqu’ils deviennent officiers et qu’ils endossent pour la première fois le bel uniforme de leurs rêves. J’ai vu la jeune épouse d’un roi faire une entrée solennelle dans la capitale, revêtue d’un manteau de pourpre, et la couronne sur la tête. Comme les cadets, elle avait la figure épanouie de bonheur ; mais ce n’était rien comparé à la félicité que j’ai aperçue ce soir exprimée sur les traits charmants d’une fillette de quatre ans.
Elle avait reçu en cadeau une nouvelle robe bleue, et, de plus, un nouveau chapeau de satin rose. On venait de lui essayer le tout ; on demanda de la lumière ; mes pâles rayons ne suffisaient pas pour qu’on pût admirer à son aise ces merveilles incomparables.
Quand le salon fut bien éclairé, la petite se plaça au milieu, se tenant raide comme une poupée, les bras écartés soigneusement pour ne pas friper la robe, la main toute grande ouverte. Quelle béatitude sur cette ravissante et mignonne frimousse ; que ses yeux brillaient de joie !
« Tu sortiras demain avec ta nouvelle robe », dit la mère ; et l’enfant considérait sa toilette avec un nouveau sourire de parfaite félicité.
« Mère, s’écria-t-elle tout à coup, que penseront donc de moi les petits chiens quand ils me verront si magnifiquement habillée ? Est-ce qu’ils oseront encore aboyer après moi ? »
QUINZIÈME SOIRÉE
Je t’ai parlé de Pompéi, dit la lune, ce cadavre d’une ville exposé parmi les villes vivantes ; je connais une autre ville, peut-être plus curieuse encore, c’est le fantôme d’une ville. On la voit surgir des vagues de la mer, lorsque le vent déchire l’épais brouillard qui souvent la couvre et qui est comme un voile de veuve. Son ancien maître, le fiancé de la mer, est mort, la ville entière est comme un immense mausolée.
Jamais on n’y entend le roulement d’une voiture ; jamais le pas d’un cheval n’y résonne dans les rues, qui sont des canaux ; sur leurs eaux verdâtres on voit voler de noires et mystérieuses gondoles.
Je vais te décrire la plus grande place de la ville ; tu te croiras transporté dans le pays des contes de fées. L’herbe pousse entre les larges dalles ; dès l’aube, des milliers de pigeons volent dans tous les sens, pour aller ensuite se percher sur une haute tour isolée. Des arcades entourent de trois côtés ce lieu ; sous leur abri tu verras des Turcs assis et fumant en silence leur longue pipe ; un peu plus loin, un bel adolescent grec s’appuie contre une colonne et il contemple les hauts mâts, les trophées glorieux, les souvenirs d’une puissance disparue qui abondent en ce lieu ; beaucoup de bannières et d’étendards, mais ils sont en berne, en signe de deuil. Un peu plus loin, une jeune fille robuste se tient contre un de ces mâts, monuments de victoires éclatantes ; les deux seaux d’eau qu’elle vient de puiser sont devant elle ; sur ses épaules se trouve le joug qui va lui servir à les emporter. Elle aussi considère d’un air mélancolique toute cette grandeur déchue.
Devant toi, tu aperçois une église unique dans le monde ; les coupoles dorées brillent d’un éclat magique à la lueur de mes rayons. Tout est étrange dans cet édifice ; on dirait que le caprice d’un enfant en a dirigé la décoration d’une richesse éblouissante. Tu entres ; la splendeur des murailles en mosaïque, le doux éclat des vitraux te saisissent ; jamais tu ne verras autre part une magnificence aussi harmonieuse ; tu te croirais dans quelque séjour enchanté.
À côté, quatre chevaux de bronze tirent un char de la Victoire ; ils étaient venus de bien loin, ces modèles de l’art le plus parfait des Grecs, et ils ont encore fait un long voyage avant de revenir ici.
Un peu plus loin, sur une colonne, se tient un lion ailé ; l’or brille sur ses ailes, mais on dirait qu’elles pendent inertes ; le fier animal, qui semblait autrefois si plein de force et de vie, est comme mort. Son maître, le roi de la mer, est trépassé ; les grandes et vastes salles de ses palais sont désertes, les murailles où pendaient les plus beaux tableaux, les plus riches tapisseries, sont nues.
Sous les arcades, où autrefois les nobles de haute naissance avaient seuls le droit de passer, dorment des bandes de mendiants. Il n’y a qu’une chose qui soit comme par le passé, ce sont les gémissements, les plaintes désespérées qu’on peut toujours entendre dans les geôles près du pont des Soupirs. Mais autrefois le bruit des tambourins, les cris joyeux les étouffaient, lorsque, du haut du Bucentaure, tout éclatant de dorures et d’étendards, le doge lançait l’anneau nuptial à l’Adriatique, la reine des mers.
Adria, Adria, cache dans tes brouillards, couvre de ton voile de veuve le vaste mausolée de ton époux, Venise, la ville des palais de marbre, l’ombre, le spectre d’une grande et glorieuse cité.
SEIZIÈME SOIRÉE
Je regardai un grand théâtre, dit la lune ; la salle était comble ; un nouvel acteur devait débuter ; mes rayons pénétrèrent par une petite fenêtre derrière la scène. Un visage fardé s’appuyait contre les carreaux ; c’était le héros de la soirée. Son menton était orné d’une belle barbe, qui frisait naturellement ; mais les yeux de cet homme étaient remplis de larmes ; il venait d’être sifflé, et cela avec raison.
Il était à plaindre, mais que voulez-vous ? l’art a ses parias. Il sentait profondément, et il aimait sa profession avec enthousiasme ; mais la nature l’avait traité en marâtre ; elle ne lui avait pas accordé le don de rendre ce qu’il éprouvait. La sonnette du régisseur retentit. « Le héros, disait le rôle, s’avance avec courage et plein d’audace. » C’est là l’attitude qu’il lui fallait prendre devant un public qui venait de rire de lui aux éclats !
Lorsque la pièce fut finie, je vis une figure enveloppée dans un manteau se glisser en bas de l’escalier et se faufiler vers la sortie des artistes : c’était lui, la victime anéantie de la moquerie publique. Les machinistes chuchotaient sur son passage. Je le suivis jusqu’à sa chambre.
Se pendre, c’est une vilaine mort ; du poison, on n’en a pas toujours sous la main. Il pensait cependant à ces deux façons de quitter ce monde cruel ; je le vis contempler dans le miroir son visage pâle, les yeux mi-clos ; il voulait voir si mort il aurait une mine imposante. Un homme peut être très malheureux et avoir néanmoins de ces présomptions singulières.
Il pensait donc à la mort, au suicide ; je crois qu’il pleurait sur lui-même ; il versait des larmes amères ; mais quand on a bien épanché sa douleur par des sanglots, on ne se tue plus.
Toute une année s’est passée depuis. Un de ces derniers soirs, on jouait de nouveau la comédie, mais sur un tout petit théâtre ; les acteurs étaient une pauvre troupe ambulante ; je revis le même visage, aux joues fardées, à la barbe frisée.
Il porta ses regards vers moi, et cette fois il souriait ; cependant il n’y avait pas une minute qu’il venait d’être sifflé de nouveau à outrance, sur une misérable scène, par un public qui n’était guère que de la populace. Mais il ne pleurait plus, il souriait.
Ce soir un pauvre corbillard sortit de la ville ; personne ne le suivait. C’était le corps d’un suicidé qui allait au cimetière, c’était le héros fardé, sifflé. Le cocher et le fossoyeur le portèrent dans un coin du cimetière où sont enterrés les suicidés. Les orties pousseront sur le lieu où il repose ; le gardien y jettera les mauvaises herbes et les cailloux qu’il enlèvera des autres tombes.
DIX-SEPTIÈME SOIRÉE
Je viens de Rome, dit la lune ; là, au milieu de la ville, sur une des sept collines, se trouvent les ruines du palais des Césars. Le figuier sauvage pousse dans les interstices des murailles et en recouvre la nudité de ses larges feuilles d’un vert grisâtre. Par-ci par-là un âne s’avance au milieu des tas de décombres à la recherche des touffes de chardons qui y poussent en abondance.
En ces lieux jadis illustres, d’où les aigles romaines partaient pour la conquête du monde, se trouve à l’entrée une pauvre maisonnette en argile, adossée contre les tronçons de deux colonnes de marbre ; les branches de vigne pendent comme une guirlande funéraire au-dessus de sa petite fenêtre mal ajustée.
Là, demeure une vieille femme avec sa petite-fille, une jeune enfant ; ce sont elles qui règnent aujourd’hui dans le palais des Césars ; elles en montrent les restes aux étrangers.
De la riche salle du trône, il ne subsiste plus qu’un misérable pan de mur ; l’ombre d’un sombre cyprès indique l’endroit où se trouvait le trône. Les décombres sont entassés sur l’ancien pavé en marbres rares, dont il ne subsiste que quelques fragments : c’est là que la petite fille vient souvent s’asseoir sur son petit banc pour écouter les cloches du soir ; de là, comme d’un haut belvédère, elle peut apercevoir la moitié de la ville Éternelle ; dans le fond, se dessine l’énorme coupole de l’église Saint-Pierre.
Ce soir-là, comme toujours, le silence le plus profond régnait tout alentour. Éclairée en plein par mes rayons, la petite rentrait chez elle, dans le palais des Césars ; sur sa tête elle portait un vase de poterie, de forme antique, rempli d’eau. Elle avait les pieds nus, sa courte robe et les manches de sa petite chemise étaient déchirées ; je déposai un baiser sur les jolies petites épaules rondelettes de l’enfant, sur ses yeux d’un brun sombre, vifs et profonds, sur ses cheveux noirs et brillants. Elle monta l’escalier escarpé qui mène à l’entrée. De gros lézards effrayés glissaient entre ses pieds, regagnant en hâte leur gîte ; elle n’y prenait garde. Déjà elle levait la main pour tirer la sonnette du palais des Césars, une patte de lièvre attachée à une ficelle.
Elle s’arrêta un instant. À quoi songeait-elle ? peut-être au bel enfant Jésus, vêtu d’or et d’argent, qui était là-bas dans la chapelle, où brillaient des cierges, des candélabres d’argent, et où ses petites amies venaient de commencer un cantique qu’elle savait bien chanter aussi et dont la brise lui apportait le doux son ? Je n’en sais rien. Lorsqu’elle s’éveilla de son rêve, elle fit un faux mouvement ; le vase tomba de sa tête et se brisa sur les fragments de marbre.
La petite éclata en sanglots ; l’habitante du palais des Césars pleurait un pauvre vase de poterie, de valeur minime ; elle restait là pieds nus, tout éplorée, n’osant pas tirer la patte de lièvre attachée avec une ficelle, la sonnette du palais des Césars !
DIX-HUITIÈME SOIRÉE
Il y avait quinze jours que la lune n’était venue me trouver ; aujourd’hui je la voyais, la face toute pleine, planer au-dessus des nuages qui flottaient lentement vers l’horizon ; elle brillait de tout son éclat. Écoutez ce qu’elle me raconta.
« Je suivis une caravane qui était partie d’une ville du Maroc. À la limite du désert on fit une halte sur un de ces plateaux salés, qui brillent de loin comme une mer de glace ; par places ils sont couverts d’un léger sable mouvant. Le chef de la troupe, une gourde remplie d’eau à sa ceinture, sur sa tête un petit sac avec du pain azyme, traça avec un bâton un carré sur le sable et y inscrivit un verset du Coran ; toute la caravane passa à la file sur cet endroit sacré.
« Un jeune marchand, un vrai fils des contrées du soleil (je le reconnus à ses yeux de feu, à sa belle et noble stature), chevauchait tout pensif sur son coursier blanc qui piaffait, impatient de la marche lente de la caravane. Songeait-il à sa belle jeune femme ? Il n’y avait que deux jours qu’elle avait été portée en triomphe à la maison de son époux ; elle trônait sur le dos d’un dromadaire couvert de peaux et de châles précieux. Tout autour retentissaient les sons joyeux des tambourins et des fifres ; une troupe de femmes suivait, chantant et dansant. Des coups de fusil partaient de tous côtés en signe de joie, c’était une jubilation universelle. Et aujourd’hui le jeune époux, la tête penchée, songeant au bonheur qu’il était forcé d’abandonner, s’apprêtait à traverser le désert plein de périls.
« Je les ai suivis pendant bien des nuits ; je les vis reposer près d’un puits d’eau saumâtre, à côté de chétifs palmiers ; ils dépeçaient un chameau qui avait succombé à la fatigue et ils rôtissaient au feu sa chair coriace. Mes rayons refroidirent le sable qui dans le jour brûlait comme un feu ardent ; à leur lueur, ils distinguaient des roches noires qui, comme des îles désertes, émergent çà et là dans l’immense mer de sable.
« Ils ne rencontrèrent pas de tribus hostiles ; aucune tempête ne s’éleva et ne vint effacer toute trace de la route ; ils ne furent pas étouffés par des trombes de sable.
« Dans sa maison, la belle et jeune femme priait Allah pour qu’il sauvegardât son mari et son père, qui était le chef de la caravane. « Seraient-ils morts ? » disait-elle en regardant au ciel vers mon croissant doré. « Seraient-ils morts ? » dit-elle encore, lorsque j’avais déjà repris ma face ronde et pleine.
« Les autres ont heureusement passé le désert ; ce soir je les ai vus assis sous de hauts palmiers ; une bande de grues, qui revenaient des pays du nord, passa au-dessus de leurs têtes ; des pélicans, perchés sur des branches de mimosas, les observaient. Tout alentour les broussailles sont écrasées sous les pieds des lourds éléphants. Une troupe de nègres qui revient d’un marché voisin approche ; les femmes habillées de jupes bleu indigo, les cheveux ornés de boucles de cuivre, poussent en avant des bœufs chargés de fardeaux et sur lesquels dorment les petits négrillons tout nus. Un grand nègre conduit en laisse un jeune lion qu’il vient d’acheter.
« Les voilà qui joignent la caravane ; le jeune marchand ne les a pas vus venir ; il est aussi immobile et silencieux, pensant à sa jeune femme, rêvant dans ce pays des Noirs à la jolie fleurette blanche qui s’épanouit au delà du désert. Il lève la tête... »
Un nuage vint à passer devant la lune, puis un autre. Le ciel s’obscurcit tout à fait, et je n’en appris pas davantage.
DIX-NEUVIÈME SOIRÉE
Je vis pleurer une petite fille, dit la lune, elle versait des larmes sur la méchanceté de ce monde. On lui avait fait cadeau d’une superbe poupée. Quels beaux habits elle avait, cette poupée ! Que son visage était fin et délicat ! Elle n’était pas faite pour supporter les maux d’ici-bas. Mais les frères de la fillette, de grands polissons mal appris, avaient été porter la poupée dans le jardin, tout en haut d’un grand arbre, et après ce beau coup ils s’étaient sauvés en riant des cris de détresse de leur petite sœur.
La fillette ne pouvait pas grimper à l’arbre, ni aider la poupée à descendre : voilà pourquoi elle pleurait, en voyant la pauvre poupée les bras étendus entre deux branches, à moitié cachée par l’épais feuillage.
« Qu’elle a l’air malheureux ! dit la petite ; elle pleure certes. Oui, ce sont là les souffrances de ce monde, dont maman parle si souvent. Malheureuse poupée ! Voilà qu’il commence déjà à faire bien noir, et si la nuit arrive sans qu’on la vienne délivrer, il lui faudra rester perchée là-haut, toute seule, jusqu’à demain matin. »
Cette idée affreuse fit redoubler les sanglots de la fillette.
« Non, chère poupée, s’écria-t-elle, je ne t’abandonnerai pas, je resterai près de toi toute la nuit. »
Et cependant elle n’était pas à son aise dans l’obscurité. Il lui semblait déjà apercevoir, se glissant derrière la haie, les malins petits gnomes avec leurs hauts bonnets pointus. Là-bas, dans les bosquets, de longs vilains spectres dansaient une ronde infernale ; ils approchèrent toujours, sautant et faisant d’horribles grimaces ; ils arrivèrent tout près et montrèrent de leurs doigts crochus l’arbre où la poupée était suspendue ; ils ricanaient méchamment.
Dieu ! que la petite avait peur !
« Mais, pensa-t-elle, quand on n’a pas commis un péché, m’a dit maman, le Méchant ne peut pas vous faire du mal. Voyons, ai-je à me reprocher un péché ? »
Et elle se mit à réfléchir.
« Hélas oui ! s’écria-t-elle. J’ai ri du pauvre canard qui s’était pris les pattes dans ce chiffon rouge ; il boitait et se démenait si drôlement ! Mais c’est tout de même un péché que de se moquer des pauvres bêtes.
« Et toi, petite poupée, dit-elle en regardant vers l’arbre, t’es-tu jamais moquée des pauvres bêtes ? »
Il lui sembla que la poupée secouait la tête pour dire non, et elle se sentit bien malheureuse.
VINGTIÈME SOIRÉE
Écoute ce que me raconta la lune :
Il y a de longues années, je regardais ici à Copenhague à travers les fenêtres d’une pauvre mansarde. Là demeuraient un ouvrier ébéniste avec sa femme et son petit garçon. Le père et la mère dormaient, mais l’enfant était tout éveillé. Je le vis écarter les rideaux de son petit lit, une cotonnade à larges fleurs, et lancer des regards curieux du côté de la fenêtre. Je pensais d’abord qu’il contemplait la grande horloge, qui était peinte d’une si belle couleur, rouge et verte ; en haut se trouvait un gros oiseau, un coucou ; en bas pendaient les lourds poids en plomb, et le balancier, avec son disque en laiton, bien poli, allait de gauche à droite, de droite à gauche, et cela faisait : tic-tac, tic-tac.
Mais non, ce n’était pas l’horloge qu’il considérait, c’était le rouet de sa mère, placé tout contre. Ce meuble, il l’admirait entre tous, mais il lui était défendu d’y toucher ; une ou deux fois il avait essayé : on lui avait frappé sur les doigts. Pendant des heures, tandis que sa mère filait, il pouvait se tenir tranquille auprès d’elle, à suivre des yeux les tours rapides de la roue, et à voir le lin entassé sur la quenouille se transformer en fil. Ah ! qu’il aurait été aux anges, s’il avait pu faire un peu aller la machine.
Donc cette nuit, que son père et sa mère sommeillaient paisiblement, et qu’il avait mis la tête hors de ses rideaux, il regarda longtemps vers leur lit pour s’assurer qu’ils dormaient bien, puis il considéra de nouveau avidement le rouet. Tout à coup je vis un petit pied sortir de dessous la couverture, puis un second, puis deux petites jambes. Voilà l’enfant debout dans la chambre. Il regarda encore une fois vers le grand lit : ni père ni mère ne bougeaient, ils n’avaient rien vu : ils dormaient. Alors tout doucement, tout lentement, il s’avança, vêtu seulement de sa petite chemise, vers le robinet, et il se mit à le faire tourner. Il ne s’y prit pas trop bien d’abord, la corde de boyau qui tenait la roue se détacha, et la roue n’en marcha que plus vite, faisant entendre un délicieux ronflement.
Le petit était dans le ravissement ; j’embrassais ses longs cheveux blonds et ses yeux bleus : c’était un charmant tableau. À ce moment voilà la mère qui s’éveille, elle entrouvre les rideaux, et elle croit apercevoir un gnome ou un autre petit diablotin faisant marcher le rouet. « Par le saint nom de Jésus ! » s’écria-t-elle, et, tout effrayée, elle pousse son mari ; celui-ci ouvre les yeux, se les frotte et regarde vers le rouet ; l’enfant, qui avait vite attrapé le mouvement, le faisait tourner de toute la force de ses petites jambes. « Mais que diable, s’exclama le père, c’est notre Bertel ! Que fais-tu là, gamin ? »
En ce moment je détournai mes regards de la pauvre mansarde ; j’ai tant de choses à voir ! Je me mis à contempler les salles du Vatican, où sont placés les dieux antiques en marbre. J’illuminai le groupe du Laocoon ; la pierre me sembla gémir. J’imprimai un long baiser sur le sein des divines Muses, qui parut se soulever. Puis mes rayons restèrent longtemps fixés sur le groupe du Nil. Le dieu colossal du fleuve sacré s’appuie contre le sphinx ; il repose, plongé dans de profondes méditations, comme s’il songeait aux événements mémorables qu’il a pendant des siècles vus se dérouler sur ses bords. De charmants petits Amours jouent autour de lui avec des crocodiles. Sur la corne d’abondance se tient un autre Amour, tout mignon ; les bras croisés, il considère avec une expression ravissante le grand Dieu qui a l’air si sérieux. Il ressemblait à s’y méprendre à l’enfant qui faisait tourner le rouet ; les mêmes traits, la même physionomie naïve, attentive, intelligente. Elle était là vivante et charmante, cette statuette, et cependant la roue des années avait tourné plus de mille fois depuis le moment où elle était sortie du bloc de marbre. Cette grande roue avait, jusqu’à ce qu’on sût de nouveau tirer de la pierre de pareils chefs-d’œuvre, fait juste autant de tours que la roue du rouet dans la pauvre mansarde.
Depuis lors, continua la lune, il s’est passé encore bien des années. Hier je regardai vers un golfe, sur la côte orientale de l’île de Seeland. Là se trouvent de magnifiques forêts de hêtres ; de riantes collines entourent un ancien château féodal aux murailles rouges ; dans les fossés nagent de beaux cygnes ; au second plan l’on voit une jolie petite ville, à moitié cachée par des vergers. Une foule de barques, toutes illuminées, voguaient à l’entrée du port ; ceux qui les montaient portaient des torches ; ils n’allaient pas à la pêche à l’anguille ; non, il s’agissait d’une grande fête ; de joyeuses fanfares alternaient avec des chants harmonieux.
Sur l’une des barques se tenait debout, enveloppé d’un long manteau, un homme de haute stature, d’une taille noble et imposante : c’était lui dont on célébrait l’arrivée. Il avait des yeux bleus ; ses longs cheveux étaient blancs. Je le reconnus aussitôt ; je pensai au groupe du Nil, au Vatican, à tous les dieux de marbre, puis à la pauvre mansarde, où j’avais vu le petit Bertel, vêtu de sa petite chemise, tourner la roue du rouet de sa mère.
La roue du temps a tourné aussi, et le monde émerveillé a vu de nouveau des figures idéales de dieux et de déesses sortir des blocs de marbre.
De toutes les barques retentissait le cri mille fois répété : « Vive Bertel Thorwaldsen ! vive le plus grand sculpteur du Danemark !
VINGT ET UNIÈME SOIRÉE
Je vais te retracer une image tirée de la ville de Francfort, dit la lune.
J’y considérai surtout un édifice : ce n’était pas la maison où est né Goethe, le plus grand génie de l’Allemagne ; ce n’était pas l’antique hôtel de ville, où l’on voit encore contre les barreaux de fer des hautes fenêtres les têtes cornues des bœufs qu’au couronnement des empereurs on rôtissait tout entiers sur la place pour le peuple. Non, ce que je regardais, c’était une maison bourgeoise, peinte en vert, fort simple, située près de l’étroite rue des Juifs, c’était la maison des Rothschild.
À travers la porte, toute grande ouverte, j’aperçus l’escalier brillamment éclairé ; des laquais en livrée galonnée tenaient de lourds chandeliers d’argent et s’inclinaient profondément devant une vieille dame, qu’on descendait dans une chaise à porteur. Le propriétaire de la maison était en bas, la tête découverte, et respectueusement il déposa un baiser sur la main de la vieille dame.
C’était sa mère ; elle lui fit un signe de tête amical ; elle rendit gracieusement leur salut aux domestiques : ils la menèrent dans une étroite ruelle, à une maison de pauvre apparence. C’est là qu’elle demeurait ; c’est là que ses enfants étaient nés ; c’est là que la fortune était venue les trouver.
« Si je quittais cette vilaine ruelle, se disait-elle, si je méprisais cette pauvre maison, la fortune les abandonnerait aussitôt. »
C’est là ce qu’elle croyait fermement.
La lune n’en dit pas plus ce soir ; sa visite fut bien courte. Mais moi je pensais beaucoup à la vieille dame qui habitait la mauvaise petite ruelle. Elle n’avait qu’un mot à dire et elle se serait trouvée dans un palais de marbre, au bord de la Tamise ; un seul mot encore et elle aurait pu habiter une villa princière sur le rivage du golfe de Naples.
« Si je dédaignais cette pauvre demeure, pensait-elle, où le bonheur est venu chercher mes fils, il les abandonnerait ! »
Ce n’était qu’une superstition ; mais qui n’en serait touché ? Qui ne la comprendrait pas ? C’était une mère se sacrifiant à ses enfants jusqu’à son dernier jour.
VINGT-DEUXIÈME SOIRÉE
Hier, un peu avant le crépuscule, dit la lune, aucune cheminée ne fumait encore dans la grande ville, et c’était les cheminées que je considérais. En ce moment, du sommet de l’une d’elles surgit une petite tête, puis des mains, des bras et la moitié d’un corps ; les bras restèrent appuyés sur le rebord de la cheminée. « Hiob ! Hiob ! » entendis-je crier.
C’était un petit ramoneur qui la première fois de sa vie venait de grimper jusque tout en haut d’une cheminée et qui tournait en tous sens sa tête, curieux d’examiner de là l’aspect des maisons et des rues. « Hiob ! Hiob ! » cria-t-il de nouveau joyeusement. L’air était frais et vif ; le petit, respirant à pleins poumons, contemplait la ville entière, et au delà il pouvait apercevoir de vertes forêts, et à l’horizon les flots bleus de la mer.
Le soleil venait de se lever ; il paraissait énorme ; son éclat de pourpre vint éclairer le visage de l’enfant qui rayonnait de plaisir et qui était charmant à voir, quoique tout couvert de suie.
« Hiob ! Hiob ! s’écria-t-il de toutes ses forces. Maintenant toute la ville peut me voir, et la lune peut me voir, et le soleil aussi. Hiob ! Hiob ! »
Puis il brandit son balai et reprit gaiement sa besogne.
VINGT-TROISIÈME SOIRÉE
La nuit passée je contemplais une grande ville de la Chine, dit la lune. Mes rayons éclairaient les longues murailles toutes nues qui forment les rues. Par-ci par-là se trouve une porte ; mais elle est toujours fermée. Est-ce que le Chinois s’occupe du monde extérieur ? D’épaisses jalousies sont tendues devant les fenêtres des maisons qui s’élèvent derrière ces murailles.
Ce n’est qu’à travers les fenêtres d’un temple que je vis briller une faible lumière ; je dirigeai par là mes regards et j’aperçus d’étranges magnificences. Depuis le sol jusqu’au plafond, l’intérieur du sanctuaire est couvert de peintures aux couleurs les plus criardes et richement dorées ; elles représentent le passage des dieux ici-bas. Dans toutes les niches sont des statues aux figures grimaçantes ; elles disparaissent presque sous les somptueuses draperies et les bannières qui pendent du plafond ; devant ces statues des dieux, qui sont en bois ou en étain, peintes de couleurs voyantes, se trouve un petit autel sur lequel sont placés des fleurs et des cierges allumés. Au centre on aperçoit Fo, le premier des dieux ; il est vêtu d’une riche robe de soie jaune ; c’est là en Chine la couleur privilégiée et honorable entre toutes.
Au pied de l’autel de Fo était agenouillé un serviteur du temple ; il paraissait faire des efforts pour prier ; mais tout à coup une vive préoccupation le saisissait ; il tombait dans de profondes réflexions, puis il s’éveillait comme en sursaut ; ses joues étaient rouges, il baissait presque honteusement la tête : les idées qui l’absorbaient étaient sans doute des pensées condamnables.
Pauvre Soui-Hong ! peut-être rêvait-il que, derrière l’un de ces longs murs des rues, il était chargé de cultiver de gentils petits parterres de fleurs rares, des bosquets d’arbustes nains, qui sont la joie des Chinois. Cette occupation lui paraissait-elle plus agréable que celle de veiller à ce que les cierges du temple ne vinssent pas à s’éteindre ? Désirait-il se trouver devant une table somptueuse, en face de nids d’hirondelles et de nageoires de requin, et de pouvoir après chaque mets délicat s’essuyer les lèvres avec du papier d’argent ? Ou bien encore son péché était-il si énorme que, s’il avait été connu, il aurait dû, d’après les lois de l’Empire Céleste, l’expier par d’affreuses tortures et par une mort ignominieuse ? Avait-il osé suivre en pensée les barbares occidentaux jusque dans leur pays de perdition, la maudite Angleterre ?
Non, non, son esprit n’avait pas pris un vol aussi téméraire ; et cependant ses pensées étaient coupables ; il aurait dû les écarter en présence de Fo et des autres dieux. Je sais vers quel endroit tendait son âme.
À l’extrémité de la ville, sur la terrasse, pavée de carreaux de porcelaine, d’une maison tout en briques de porcelaine, était assise, au milieu de riches vases où poussaient de magnifiques fleurs en forme de grosses cloches, une ravissante jeune fille : son nom était Peï ; elle avait de petits yeux pleins de malice ; sa bouche était mignonne, mais ses lèvres épaisses ; en Chine c’est un signe de beauté. Ses pieds étaient la moitié plus petits que ceux de notre Cendrillon.
Ses mules la serraient fort ; mais ce qui était encore plus serré que son pied, c’était son cœur. Elle souleva ses gracieux bras tout ronds ; le satin épais de sa robe fit entendre un bruyant froufrou. Devant elle se trouvait un vase de cristal avec quatre poissons rouges ; elle prit un bâtonnet peint et laqué, et se mit à remuer l’eau tout doucement ; elle paraissait absorbée par quelque chagrin. Elle considéra longuement ses petits poissons et sembla se dire qu’ils avaient une existence paisible et tranquille, qu’ils avaient toujours de l’eau fraîche et une nourriture abondante, mais qu’ils seraient cependant bien plus heureux s’ils pouvaient nager librement dans la rivière.
Oui, c’est cela à quoi songeait la belle Peï ; son âme s’envola vers le temple de Fo, mais non pas pour adorer ce dieu.
Pauvre Peï ! pauvre Soui-Flong ! Leurs pensées se rencontrèrent ; mais seront-ils jamais unis sur terre ?
VINGT-QUATRIÈME SOIRÉE
Il régnait une accalmie complète, dit la lune ; il ne soufflait pas la plus légère brise. L’eau était aussi transparente que l’air pur au milieu duquel je nage ; je pouvais apercevoir au fond de la mer des plantes étranges, des animaux plus singuliers encore ; je voyais distinctement ces milliards de poissons qui peuplent l’Océan.
En haut, dans les airs, volait une troupe de cygnes sauvages ; l’un d’eux, harassé de fatigue, restait en arrière ; ses ailes faiblissaient ; il faisait des efforts désespérés pour attraper ses frères qui s’éloignaient de plus en plus. Peu à peu il descendit de la région des nuages où se tenaient les autres ; il approchait de la mer.
Tout à coup il étendit ses ailes et il se laissa tomber lentement, comme tombe une bulle de savon ; il vint se poser sur la surface des eaux. Puis il courba sa tête entre ses plumes, et il resta là, doucement poussé par les vagues, semblable à la fleur du nénuphar blanc qui erre sur un lac tranquille.
Une légère brise s’éleva et frisa la surface de la mer où miroitaient mes rayons ; les feux de l’aurore commencèrent à s’y refléter et à la colorer d’un pourpre éclatant. Le cygne releva sa tête ; les flots étincelants se brisaient contre sa poitrine : c’était chaque fois comme une gerbe de flammes bleues. Tout reposé, le cygne s’éleva du sein de l’onde et, volant vers le soleil, qui apparaissait à l’horizon, il suivit la route qu’avaient prise ses frères ; le désir de les revoir doublait ses forces ; il fendait les airs ; le vent, qui commençait à soulever des flots comme des montagnes, le poussait vers les belles contrées du Nord.
VINGT-CINQUIÈME SOIRÉE
Je vais te retracer une autre image prise en Suède, dit la lune.
Au milieu de sombres forêts de sapins, près des rives mélancoliques du Noxen, se trouve l’église de l’antique monastère de Wreta. Mes rayons pénétrèrent à travers les barreaux des fenêtres jusqu’au vaste caveau où les rois de Suède dorment en repos dans de grands cercueils de pierre rangés contre la muraille ; au-dessus de chacun d’eux pend, suspendu à une tringle engagée dans le mur, l’insigne de la gloire et de la puissance de ces princes lorsqu’ils étaient sur terre : une couronne royale ; mais elle n’est qu’en bois peint et doré. Les vers ont entamé le bois, les araignées y ont filé des toiles qui pendent jusqu’aux sarcophages, tissus légers et périssables, emblème des regrets fugitifs des humains.
Comme ils sommeillent paisiblement ces rois, dont la vie a été si agitée, si aventureuse. Je me souviens fort bien d’eux ; je vois encore le sourire hautain de leurs lèvres, qui prononçaient des arrêts terribles ou accordaient des faveurs insignes, répandant autour d’eux à volonté la joie ou la douleur.
Quand le bateau à vapeur vient à passer à travers ces sites montagneux et déserts, de temps à autre, un étranger visite l’église ; il descend au caveau, et il demande les noms des rois ; c’est à peine s’il se rappelle les avoir entendu citer dans les livres d’histoire ; la plupart ne lui disent rien. Il contemple en souriant les couronnes rongées des vers, et, s’il a l’âme tendre et sensible, son sourire s’empreint de mélancolie.
Dormez, ô morts ! La lune se souvient de vous, elle envoie ses pâles et froids rayons vers le lieu paisible où vous régnez maintenant, avec vos insignes de bois de sapin.
VINGT-SIXIÈME SOIRÉE
Tout près de la grande route, dit la lune, se trouve une auberge ; en face une grande remise, dont on répare le toit de chaume. À travers les interstices j’aperçus l’intérieur peu engageant de ce lieu. Sur une poutre dormaient quelques dindons ; des selles, des harnais étaient jetés en désordre sur des bâts de chevaux. Au milieu de la remise se trouvait une berline ; les voyageurs dormaient profondément, pendant qu’on donnait à manger aux chevaux. Le cocher s’étirait, faisait semblant d’être accablé de fatigue ; mais, moi je le savais bien, la moitié du chemin il avait parfaitement dormi.
Une porte qui menait vers la chambre des domestiques était entrouverte ; là encore on ne voyait que désordre et malpropreté.
Le vent sifflait à travers la remise ; dans un coin j’y aperçus, blottis les uns contre les autres, une famille de musiciens ambulants : le père et la mère rêvaient de la forte eau-de-vie qui leur restait dans leur gourde et qui leur servait à oublier les misères de ce monde ; leur petite fille, une pâle et délicate enfant, rêvait des peines qui l’accablaient au début de la vie ; elle avait pleuré la veille, elle pleurait même en songe ; à ses pieds se trouvaient sa harpe et son petit chien, sa seule joie au monde.
VINGT-SEPTIÈME SOIRÉE
C’était dans une petite ville de province, dit la lune, et cela se passait l’an dernier, mais je me souviens bien de tous les détails. Ce soir, l’histoire a été racontée dans les journaux, mais fort inexactement ; la réalité était bien plus intéressante que le récit des gazettes.
Dans une salle d’auberge se trouvait un montreur d’ours et il mangeait son souper. Dehors, dans la cour, le pauvre Martin était attaché dans la réserve au bois ; il avait l’air féroce, mais jamais il ne faisait de mal à personne.
En haut, dans le grenier, trois petits enfants jouaient à la clarté de mes rayons ; l’aîné avait six ans, le plus jeune n’en avait guère que deux. Klatsch-Patsch, entendit-on sur l’escalier. Qui cela pouvait-il bien être ? Ce n’était autre que ce brave Martin, le gros ours poilu ; il avait pris de l’ennui dans sa solitude et il s’était facilement détaché. N’ayant rencontré personne dans la cour, il avait trouvé le chemin de l’escalier et il montait.
J’ai encore bien présente à la mémoire toute la scène, dit la lune. Les enfants eurent une frayeur affreuse et allèrent se blottir chacun dans un coin, n’ayant pas la force de crier. L’animal les vit bien tous trois et alla les flairer l’un après l’autre, mais sans leur faire le moindre mal.
« C’est certes un énorme chien », se dirent-ils ; ils sortirent de leurs cachettes et se mirent à caresser gentiment la bête, qui, prenant fort bien la chose, s’étendit par terre à côté d’eux. Le plus petit, un charmant bambin, grimpa sur ce bon Martin, cachant sa petite tête aux boucles dorées dans l’épaisse fourrure noire de l’animal.
L’aîné prit son tambour et en tira des rataplan retentissants. Martin se leva et, se dressant sur ses pattes de derrière, se mit à tourner et à danser : c’était un spectacle charmant. Les deux autres gamins prirent leurs petits fusils, et ils en donnèrent un à Martin, qui le tint fort bien contre son épaule comme un vieux troupier ; et alors enfants et ours se mirent à marcher et à faire l’exercice : une, deux ! une, deux !
Survint quelqu’un : c’était la mère des enfants. Tu aurais dû la voir avec son effroi muet, son visage blanc comme de la craie, sa bouche entrouverte, la gorge serrée ne pouvant articuler un son, les yeux hagards. Mais le plus petit des bambins accourut près d’elle, tout joyeux, sautant et dansant, et s’écria : « Regarde donc, mère, comme nous jouons bien au soldat ; nous nous amusons tout plein. »
Mais la fête était finie : le montreur d’ours arriva et emmena le brave Martin.
VINGT-HUITIÈME SOIRÉE
Le vent soufflait ; il était froid et violent ; les nuages filaient rapidement ; la lune n’était visible que de temps en temps.
Du haut du paisible et immense espace où je me meus, dit-elle, j’aperçois les nuages qui fuient, je vois leurs grandes ombres passer sur la terre. Tantôt mes regards tombèrent sur la porte d’un sombre édifice ; une voiture fermée était devant la porte ; on venait chercher un prisonnier. Mes rayons pénétrèrent à travers les barreaux de la petite fenêtre de sa cellule ; il écrivait comme adieu quelques lignes sur la muraille ; ce n’étaient pas des mots qu’il traçait, mais bien une mélodie, le chant de son cœur. On ouvrit la porte et on vint l’emmener. Il dirigea ses yeux vers ma face ronde ; mais des nuages passèrent entre nous juste à ce moment, comme si l’on avait avec intention voulu m’empêcher de voir son visage.
Il monta dans la voiture ; le cocher fit retentir son fouet ; les chevaux partirent au grand galop vers une épaisse forêt où mes rayons ne purent les suivre.
Mais je regardai de nouveau à travers les barreaux de la cellule vers la muraille où le prisonnier avait inscrit son dernier adieu à ce triste séjour. Mes rayons ne purent éclairer que quelques-unes des notes de musique qui s’y trouvaient tracées ; le reste demeurera éternellement un secret pour moi et probablement aussi pour tous les humains.
Était-ce l’hymne de la Mort qui était écrite là ? Ou bien était-ce le chant de la joie et de la liberté ? L’avait-on emmené pour le conduire à l’échafaud, ou bien allait-on le rendre à sa mère et à sa fiancée ? Je l’ignore, mes rayons ne déchiffrent pas tout ce qu’écrivent les mortels.
VINGT-NEUVIÈME SOIRÉE
J’aime beaucoup les enfants, dit la lune, les tout petits surtout sont si drôles, si amusants. Parfois je les regarde sauter et jouer au moment où ils ne pensent guère à moi. Cela me divertit rien que de les voir se déshabiller tout seuls. D’abord, après bien des efforts comiques, sort une petite épaule nue, ensuite sort le bras ; ce qui coûte encore bien du travail, ce sont les bas ; et quand à la fin paraît une petite jambe blanche et rondelette et puis un petit peton mignon, gentil à croquer, je l’embrasse et l’embrasse de nouveau.
Donc voici ce que j’ai à te raconter.
Ce soir je regardais par une fenêtre qui n’a pas de rideaux ; il ne demeure personne en face. Je vis toute une joyeuse bande d’enfants, frères et sœurs ; parmi eux une charmante fillette de quatre ans seulement, mais qui dit son Pater aussi bien que qui que ce soit. La mère vient tous les soirs auprès de son lit ; l’enfant dit sa prière ; puis elle reçoit un baiser de sa mère, qui reste jusqu’à ce que la petite s’endorme, c’est-à-dire quelques secondes, le temps que la fillette ferme ses grands yeux bleus.
Aujourd’hui les deux aînés étaient d’humeur fort gaie, et assez bruyante ; l’un sautait à cloche-pied, vêtu de sa longue chemise de nuit, l’autre était debout sur une chaise et avait placé autour de lui les robes des autres enfants dressées toutes droites ; il disait que c’étaient des tableaux vivants. Deux autres au contraire se tenaient fort tranquilles et sages ; ils rangeaient proprement dans leurs tiroirs leurs petites affaires, comme cela convient. La mère était assise près du lit de la toute petite et dit aux autres de se taire, parce que la fillette allait dire tout haut son Pater.
Je regardai par-dessus la lampe jusqu’auprès du petit lit : l’enfant, assise, appuyée contre son oreiller tout blanc, tenait ses mains jointes ; son visage mignon était sérieux, exprimant la piété la plus naïve et la plus touchante.
Elle récita la prière.
« Mais, dis donc, fillette, interrompit la mère, lorsque tu viens de dire : Donnez-nous noire pain quotidien, tu as ajouté quelque chose que je n’ai pas bien entendu. Il faut que tu me répètes ce que tu as dit. »
La petite ne répondit pas ; elle regardait sa mère ; on voyait qu’elle était un peu interdite.
« Mais voyons, reprit la mère, qu’as-tu dit de plus que : Donnez-nous notre pain quotidien ?
– Ne soyez pas fâchée, chère mère, dit enfin la petite. J’ai prié le bon Dieu de mettre dessus beaucoup de bon beurre. »
Hans Christian ANDERSEN.
Traduit du danois par David Soldi.