La vieille cloche d’église
par
Hans Christian ANDERSEN
Dans le pays de Wurtemberg, où les grandes routes sont bordées de beaux acacias qui embaument, où à l’automne poiriers et pommiers se courbent sous le fardeau de leurs fruits, se trouve la ville de Marbach ; c’est une toute petite ville, mais elle est agréablement située sur la jolie rivière le Necker.
C’était au siècle dernier pendant l’arrière-saison ; la pluie tombait sans cesse, le vent soufflait, aigre et froid, et enlevait aux arbres leurs dernières feuilles rouges et jaunes. Le temps n’était pas gai pour les pauvres ni même pour les riches. Dans les vieilles maisons de la petite ville il faisait sombre en plein midi. Il y en avait une de chétive apparence, aux fenêtres basses ; la famille qui l’habitait n’était guère fortunée ; mais c’étaient de braves et honnêtes gens ; ils possédaient un trésor : l’amour de Dieu.
Un enfant venait de leur naître ; la mère, les mains jointes, les yeux en larmes, priait pour le bonheur du fils que le ciel lui donnait. Tout à coup retentit la cloche de l’antique église ; le son en était majestueux, profond et pur : c’était un instant solennel, le cœur de la mère se remplit de foi et d’espérance, et, serrant l’enfant dans ses bras, elle se sentit pénétrée de bonheur. L’enfant avait de beaux grands yeux et des petits cheveux qui reluisaient comme de l’or ; le père, remué aussi par les accents vibrants de la cloche qui saluait la naissance de son fils, l’embrassa tendrement, et il écrivit dans sa Bible de famille : « Le 10 novembre 1759, Dieu nous donna un fils ; il reçut le nom de Jean-Christophe-Frédéric. »
Que deviendrait cet enfant, né dans des conditions si modestes, dans une petite ville obscure ? Personne ne s’en doutait, pas même la cloche qui, du haut de la tour, avait annoncé sa naissance comme celle d’un prince. Un jour, en retour, il devait écrire le magnifique Chant de la Cloche.
L’enfant grandit ; ses parents allèrent demeurer dans un autre endroit ; mais ils avaient conservé de chers amis à Marbach ; aussi sa mère et lui y revinrent-ils un jour en visite. Il n’avait que six ans, mais il savait déjà réciter trois chapitres de la Bible et plusieurs psaumes ; sa pieuse mère lui avait fait aussi apprendre par cœur les fables de Gebbert ; et pour le récompenser, un jour qu’il en avait récité une sans se tromper une seule fois, elle lui avait lu le dernier chant de la Messiade de Klopstock ; et, lui et sa petite sœur, qui avait deux ans de plus que lui, ils avaient pleuré à chaudes larmes en entendant ces beaux vers qui parlent de la mort sur la croix que souffrit Notre Sauveur.
Donc lorsqu’il revint à Marbach, quelques mois après l’avoir quitté, il s’y reconnut ; rien n’était changé : c’était toujours des rues étroites, de vieilles maisons aux pignons pointus, aux fenêtres basses. Ce n’était qu’au cimetière qui touchait à l’église qu’il y avait du nouveau ; il y avait quelques tombes de plus, et tout contre le mur gisait dans l’herbe touffue la vieille cloche. Un coup de foudre avait ébranlé le clocher ; elle était tombée et avait reçu une fêlure ; elle ne sonnait plus et on l’avait remplacée par une neuve.
La mère et le fils allèrent visiter le cimetière et s’arrêtèrent devant la vieille cloche. La mère raconta à l’enfant comment, pendant des siècles, elle avait sonné pour des baptêmes, des mariages et des enterrements ; qu’elle avait annoncé des fêtes joyeuses et aussi les horreurs des incendies : oui, la cloche avait pris part à la vie entière des habitants de la ville.
Jamais depuis l’enfant n’oublia ce que sa mère lui raconta en ce jour ; le récit résonna dans son âme jusqu’à ce qu’il en rendît l’écho en magnifiques vers. Et sa mère lui dit encore quelle joie, quelle consolation elle avait éprouvée en entendant les sons retentissants de la cloche, au moment où elle priait pour son bonheur, le jour de sa naissance. Et l’enfant, avec piété, contemplait de ses grands yeux la pauvre vieille cloche, et il lui donna un tendre baiser, ne faisant pas attention qu’elle gisait là dans un coin, oubliée au milieu des orties et des chardons.
Et toujours il garda le souvenir de la cloche. Il continua à grandir, et devint jeune homme élancé, maigre ; ses cheveux restèrent roux ; sa figure était remplie de taches de rousseur, mais personne n’y faisait attention quand on voyait ses grands yeux clairs et profonds comme l’eau des plus beaux lacs.
Et que devint-il ? Tout le monde disait qu’il avait de la chance. Par un acte spécial de la grâce du souverain, il fut admis à l’école militaire, où n’entraient d’ordinaire que les fils des gens titrés : quel honneur, quel bonheur pour lui ! Il portait une perruque poudrée avec une queue, et une cravate bien raide, et des demi-bottes. Et avec des fils de nobles il manœuvrait devant l’officier instructeur, qui criait : « Marche ! halte ! demi-tour à gauche ! demi-tour à droite ! »
Il avait devant lui un avenir inespéré. Mais notre amie, la vieille cloche oubliée, quel devait être son sort ? Elle était destinée à passer un jour par la fournaise et à être fondue ; et pour devenir quoi ? Cela personne ne s’en doutait. De même il était impossible de prédire ce qui devait advenir de la petite cloche vibrante qui résonnait dans le cœur du jeune homme. Plus il se sentait à l’étroit derrière les murs de l’école, plus il se sentait emprisonné dans la sévère discipline, plus il entendait les accents retentissants de la petite cloche, et il les nota en vers, qu’il lut à ses camarades. Mais ce n’était pas pour qu’il devînt poète que le duc l’avait fait admettre comme boursier à l’école militaire ; c’était pour qu’un jour il vînt prendre son rang dans l’armée. Nous-mêmes nous avons tant de peine à deviner ce qui nous convient : il ne faut pas s’étonner si les autres s’y trompent.
Un jour arriva à la cour un auguste visiteur, un grand souverain étranger : on donna en son honneur de magnifiques fêtes ; toutes les rues de la capitale étaient illuminées, les fusées des feux d’artifice se croisaient dans les airs. Mais qui se souviendrait aujourd’hui de ces splendeurs, si la mémoire n’en n’avait pas été fixée par l’aventure de ce jeune homme, qui seul, inconnu, s’échappa ce soir-là, rejetant une condition où il étouffait ; après avoir en sanglotant dit adieu à sa mère, à tous les siens, il s’enfuit vers les contrées étrangères, pour ne pas voir périr les dons de son esprit dans le torrent des destinées vulgaires.
Et tandis que personne ne savait ce qu’il était devenu, le vent racontait à la vieille cloche qu’il était passé près du jeune homme, qu’il l’avait vu, épuisé de fatigue, reposer dans une forêt, n’ayant pour toute fortune, tout espoir, que le manuscrit de sa tragédie de Fiesque. Le vent parla encore des années d’angoisses, de déboires, et de privations que vécut le jeune poète au milieu des brutes qui ne comprenaient rien à ses chants divins.
Journées sombres, nuits encore plus sombres ! mais la souffrance, c’est elle qui sacre les poètes.
Et la vieille cloche ? Oh ! elle parvint en un lieu bien éloigné du clocher où elle avait retenti pendant de si longues années. Et la cloche que renfermait le cœur du poète ? Ses accents vibraient bien au delà des mers, à travers l’univers entier.
Parlons d’abord de la vieille cloche de Marbach. Un jour on l’enleva du coin où elle gisait et on la transporta dans la capitale de la Bavière pour la fondre et en faire un monument en l’honneur de toute l’Allemagne.
Écoutez bien ce qui arriva ensuite. Comme les choses de ce monde s’arrangent parfois merveilleusement !
En Danemark, dans ce pays des grands hêtres verts et des tombes de géants, vivait à la même époque un pauvre enfant, qui, marchant avec des sabots, allait sur le port à midi porter le dîner à son père, menuisier de la marine royale. Cet enfant était devenu l’orgueil de sa patrie ; il taillait dans le marbre des statues que le monde admirait : c’était Thorwaldsen.
Il avait accepté l’honneur de former en terre le modèle de la statue de bronze qu’on voulait élever à la mémoire de l’enfant dont le père avait à Marbach écrit dans sa Bible le nom : Jean-Christophe-Frédéric.
La vieille cloche entra en fusion dans la fournaise, et le bronze en coula dans une nouvelle forme, le modèle de la statue du sculpteur danois que l’on peut voir à Stuttgart devant le vieux château ; elle représente celui qui, né à Marbach, s’enfuit une nuit, rongé de soucis, et devint un des plus grands poètes de tous les siècles : c’est lui qui chanta le héros qui délivra les montagnards des Alpes, et aussi la vierge inspirée de Dieu qui délivra la France.
C’était par un splendide jour d’été que le monument tut inauguré ; les rues étaient pavoisées, les cloches sonnaient à toute volée. Il y avait juste cent ans qu’une autre cloche, celle dont le métal formait la statue, avait retenti du haut du clocher de Marbach, apportant l’espoir et la consolation à la mère qui tenait dans ses bras son petit enfant.
L’enfant était devenu un homme illustre, il avait chanté tout ce qu’il y a de beau, de grand et d’idéal sur terre :
C’était Jean-Christophe-Frédéric Schiller.
Hans Christian ANDERSEN.
Traduit du danois par David Soldi.