Le romancier et les galériens
par
Jean-Marie ANGELI
Un célèbre romancier, dont la plume libertine avait scandalisé bien des lecteurs, visitait un bagne et en examinait curieusement les détails pour y puiser la matière de quelque description saisissante. Il fut reconnu dans une salle par deux jeunes condamnés que ses livres avaient perdus. En le voyant, ils se levèrent, le saluèrent et, le prenant par la main, lui indiquèrent une place au milieu d’eux.
– Merci, Messieurs, je n’ai pas le temps de m’asseoir.
– Ah ! vous ne venez donc pas demeurer avec nous ?
– Comment cela ?
– Vous ne devez pas partager nos fers ?
– Non certainement ; qu’ai-je fait pour mériter d’être votre compagnon ?
– Vous le méritez plus que nous, car nous ne sommes ici que pour avoir pratiqué vos leçons, et pour les avoir fait pratiquer à deux ou trois personnes ; mais vous, n’avez-vous pas corrompu des milliers de jeunes gens ? et la contagion que vous avez répandue, ne fait-elle pas chaque jour de nouvelles victimes ?
– Je ne me suis jamais proposé de faire du mal à personne, répondit l’écrivain en rougissant.
– Et cependant vous avez fait commettre plus de crimes qu’on n’en peut reprocher à tous ceux qui sont dans ce bagne.
– Les honnêtes gens ne pensent pas comme vous, jeune insolent, puisqu’ils vous ont mis les fers aux pieds, tandis qu’ils me comblent d’honneurs.
– Les hommes sont souvent injustes, s’écria le malheureux galérien du ton le plus élevé ; mais au tribunal de Dieu vous serez traité plus rigoureusement que nous, ô illustre corrupteur ! Alors commencera votre supplice. Nous y serons pour en jouir. Au revoir.
Le monde envoie au bagne les criminels qui le troublent et le gênent, tandis qu’il acclame et couronne de lauriers les grands coupables qui savent le flatter. Ô justice humaine, que tu es différente de celle de Dieu !
Jean-Marie ANGELI,
La religion défendue par ses ennemis.