La dernière pensée de Mozart

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René d’ANJOU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La gloire, l’estime, l’admiration du monde n’ôtent pas aux années leur tristesse ; les lauriers qui couronnent un front où rayonne le génie n’empêchent pas les cheveux de blanchir, et Mozart, encore jeune, mais las et courbe, demandait à l’inspiration l’oubli des inutiles regrets d’une vie à son déclin. Seul devant son orgue, il rêvait, l’âme perdue dans le rêve harmonieux ; les doigts errants sur le clavier pâle, il évoquait sa jeunesse toute de soleil : la cour, sa première audition, son triomphe dès l’âge de sept ans, sa route facile, unie, où nulle envie n’avait pu faire pousser des épines, sa part de bonheur si largement offerte par le Créateur ; alors que le pauvre Haydn avait une jeunesse rude, de durs déboires, que l’illustre Beethoven était affligé d’une inguérissable surdité, lui, Mozart, célébré dès l’enfance, ne connaissait de l’existence que les joies !

... Il chante une mélodie au fond de son âme et, tout à coup, il tressaille : un bruit de grelots, le claquement d’un fouet et, par la fenêtre ouverte, il aperçoit un élégant traîneau s’arrêter devant la porte.

Un homme saute à terre, lestement, jetant ses fourrures au valet ; il soulève lui-même la portière du cabinet de travail et entre sans se faire annoncer.

C’était un jeune homme d’une physionomie expressive ; dans ses yeux s’allume l’étincelle du génie.

– Cher maître, dit-il, serrant avec effusion les mains du musicien, permettez à un profane de saluer en vous le plus grand artiste du monde ; laissez-moi vous remercier une fois des joies exquises dont mon intelligence et mon cœur vous sont redevables. Grâce à vous, j’ai parcouru des sphères inconnues aux humains. Expliquer en notre rude langage les impressions que font naître vos chants est impossible. « Où finit la parole, la musique commence » ; et je ne chercherai pas à décrire, moi, ce que nul n’a pu faire : l’harmonie !

Le compositeur avait écouté le front penché ; il leva vers l’inconnu des yeux profonds :

– Merci, tout ce qui part de l’âme me touche, votre sympathie m’est précieuse. Que puis-je pour vous ?

– Une grande chose. J’aime ardemment un être qui va mourir, un génie digne du vôtre, un musicien qui s’est élevé, comme vous, au-dessus des mortels et qui, las de la lutte des ans, va retourner au ciel, sa patrie rêvée ! Maître, écrivez-moi pour ce frère idéal quelques phrases de musique.

– Je le ferai de tout cœur, car le sujet m’inspire. Quel thème choisissez-vous ?

Requiescat in pace !

Mozart tressaillit.

– Je n’ai jamais rien écrit sur ces mots, dit-il, mais je vais y songer. J’étudierai la Messe des Morts et irai prier au « munster ». Quel temps pouvez-vous m’accorder ?

– Je ne sais. Dieu est le Juge. Je suis, moi, l’envoyé...

– Je m’y mettrai demain.

L’artiste s’enferma seul pendant de longues heures ; sa plume lente traça le souvenir des sons que disent les vols d’âmes au-dessus des forêts, des montagnes et des flots... Une orchestration large sur un rythme bas et grave, imprégnée de justesse, traversée de sanglots, de vibrations ardentes, angoissées d’abord. Puis, peu à peu, une amplification sonore plane sur l’accompagnement ; les arpèges moment dominent le grondement sourd du début, les voix célestes se mêlent aux roulements inquiets, les surpassent, et l’infinie douceur d’une clarté joyeuse dissipe la terreur des ténèbres.

Le compositeur s’enthousiasme. Il voudrait revoir l’inconnu pour lui montrer son œuvre, et un soir, celui-ci vint sans bruit, ses pas étouffés dans la neige épaisse ; il entra sans être précédé.

– Maître, c’est moi. Avez-vous pensé à ma prière ?

– Sans trêve. Oh ! j’ai bien travaillé. Voyez ces feuillets ; écoutez, je vais vous donner quelques notes.

L’artiste s’installe à l’orgue. Doucement, presque en sourdine, il commence son chant, il s’anime, varie sa première phrase, lutte, court, vole, crie et, finalement, se calme en une paix conciliée.

L’étranger, après, se lève, et serre contre lui l’inimitable maître.

– Adieu, ami... jusqu’au revoir. À Dieu !

Il disparaît comme il était entré, sans laisser plus de traces.

L’artiste reste devant son clavier ; sa rêverie devient de l’extase : le ciel, sa vraie patrie, s’entr’ouvre ; il voit les anges chanter sa mélodie que les saints accompagnent. Son souffle de génie, émané de Dieu, y remonte...

Le maître va mourir. Il sent la décevante impression d’une fin prochaine. Les images du monde se rapetissent, se voilent de brouillard ; cet homme, cet étranger mystérieux est, pour lui, fantastique... Peut-être est-ce son ange gardien qui est venu lui inspirer la pensée suprême de la dernière œuvre, la plus belle, la plus vraie, celle qui serait dite pour lui quand il aurait vécu !

Il relut le texte ; il retrancha quelques échappées profanes ; il changea le rire des démons en rage impuissante, éloigna tout sentiment terrestre pour se plonger au sein de la plus pure esthétique, de la foi et de l’espérance ! Et quand il eut noté, avec le dernier accord, sa confiance suprême en la miséricorde divine, Mozart, le grand artiste, rendit à Dieu cette âme qu’il avait reçue de Lui, cette âme qui avait gardé, en ses œuvres humaines, l’empreinte du Ciel ! Ce fut un grand deuil ; la cour et la ville unirent leurs regrets et on chanta pour la première fois, devant le cercueil du compositeur, son Requiescat in pace !

 

 

René d’ANJOU.

 

Paru dans La Vie mystérieuse en août 1910.

 

 

 

 

 

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