Le brahme voyageur

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Un auteur anonyme

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur les bords d’une petite rivière tributaire du Gange vivait un brahme, dont la vie s’écoulait si doucement qu’il avait coutume de la comparer lui-même au cours paisible que suivaient ses regards pendant des heures entières. « Que peut désirer un homme, disait Nara-Mouny, quand sa cabane est ombragée de palmiers, qu’il a une eau pure pour ses ablutions, des fruits pour sa nourriture, qu’il peut méditer à loisir les sages leçons des Védas, et se réjouir le soir en lisant les fables antiques de Sarma ? – Il y a quelque chose de mieux à faire que de méditer solitaire sur le bord d’un fleuve, lui dit un jour un vieux brahme son voisin ; il y a une instruction plus solide que celle des livres, c’est celle que donnent tous les hommes réunis. Tous les hommes sont frères, comme je vous l’ai souvent répété, et ils ont en commun un répertoire inépuisable de sagesse que les siècles disent aux siècles, et que les hommes doivent redire sans cesse aux hommes. Plût à Dieu que mes jambes ne fussent pas brisées par l’âge, et que ma mémoire ne fût pas aussi incertaine, j’irais demander aux peuples la sagesse de tous les hommes ! Ce doit être la grande voix de Dieu sur la terre, et, j’imagine, quelquefois le plus sûr moyen de connaître ce qu’il a voulu enseigner ; car jamais il ne nous trompe. Vous êtes jeune, vous parlez les langues de l’Occident ; votre esprit est formé, votre cœur est sain. Allez-vous-en interroger vos frères de l’univers ; demandez-leur à chacun un mot du grand discours qui les convie à s’aimer entre eux, et vous viendrez le réciter sur ma tombe ; je l’entendrai dans le ciel. »

Nara-Mouny fut frappé de ces paroles du vieux brahme. Le soir, dans sa maison de bambou, il lui prit fantaisie de jeter les yeux sur un livre européen, traduit en bengali, que lui avait donné un officier anglais, et il y trouva cette phrase : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait. »

Nara-Mouny s’abandonna à des réflexions profondes. Jamais il n’avait été frappé par une sentence si belle dans les livres qu’il avait lus. Il se dit que le vieillard avait sans doute raison, et que la sagesse était chez tous les hommes.

Trois jours après il avait résolu de voyager. Il alla prendre congé de Darma-Vaty, et il lui récita la pensée du livre européen. Le vieillard tomba à son tour durant quelque temps dans une sérieuse rêverie, ensuite il dit : « Fils d’Aoudh, si an bout de trois ans, et après avoir parcouru la terre, vous pouvez tirer de votre trésor de sagesse une maxime plus belle que celle que le viens d’entendre, fils d’Aoudh, j’ai aussi un trésor, et ce trésor vous appartiendra. Je l’ai refusé aux rajas, et je le donnerai à celui qui n’aura pour toute richesse qu’un mot, mais le mot divin que Dieu a dit à la terre. » En achevant ces paroles, le vieux brahme frappa dans ses mains, et une jeune fille parut tenant la boîte d’argent remplie de bétel qu’on offre à l’étranger ; sa contenance était si noble qu’on y lisait toutes les vertus simples qui doivent animer le coeur de la femme, et dans la douce sollicitude de son regard on pouvait deviner ce trésor de tendresse qui se dévoue d’abord à un père, puis qui se répand sur une épouse, et qui s’épanche, plus tard en une divine rosée d’amour maternel, source intarissable de dévouement.

Cette promesse remplit d’espérance Nara-Mouny. Il partit, et d’abord il se rendit à Calcutta en descendant le Gange ; là il commença à recueillir, sur un livre qu’il avait emporté avec lui, et qu’il appelait le livre de la sagesse, toutes les maximes, tous les proverbes qu’il pouvait saisir dans les conversations. Il s’embarqua ensuite sur un navire de la Compagnie des Indes qui faisait voile pour Macao ; de cette ville il se dirigea vers Canton. De la Chine il revint vers l'Occident, et il parcourut ainsi successivement tous les pays de la terre, inscrivant partout les meilleures pensées des peuples.

Les trois années expirées, il arriva à l’embouchure de la rivière qui conduisait à l’habitation de Darma-Vaty. Il aperçut les cocotiers du vieux brahme. Le soleil était à son déclin, le jour était beau, mais il allait finir. Il y avait quelque chose de doux et de triste dans ce repos. Il sentit qu’il fallait se hâter. Bientôt il entra dans la maison du vieux brahme ; mais, hélas ! le spectacle qui frappa ses regards était imposant et triste, comme le soir de ce jour qu’il avait vu si beau. Le vieillard n’avait plus de force que par son âme, et cependant il y avait encore de la joie dans son regard et de la reconnaissance pour Dieu dans sa voix ; il semblait unir ces deux sentiments en contemplant Parvaty qui l’entourait de ses soins. Une expression plus vive de satisfaction brilla encore dans ses yeux quand il vit entrer Nara-Mouny.

« Mon père ! dit le jeune brahme après l’avoir embrassé en pleurant et après lui avoir demandé la bénédiction du retour, mon père ! la plus belle maxime que j’aie rencontrée, c’est celle que vous pratiquez depuis de longs jours ; c’est celle qui vous donne ce repos ; c’est celle qui vous fait oublier la douleur ! Oh ! vous la trouverez assez belle pour me donner Parvaty ! » Le jeune brahme ouvrit alors son livre, et le vieillard put y lire :

« Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît. »

Darma dit doucement au jeune homme : « Je la connaissais ; mais je voulais te la voir découvrir et t’apprendre à la pratiquer. Va, ma fille est à toi, et ton plus grand trésor de sagesse c’est celui de tes actions. Tu as compris ce que le monde t’a enseigné. »

 

 

Paru dans Le Magasin pittoresque en 1841.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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