La danse des villies

 

 

CONTE HONGROIS

 

 

 

 

 

 

L’orgueilleux seigneur d’Oroszlanko, appuyé alors à l’une des fenêtres de son château, qu’on appelait le Roc du Lion, avait les yeux fixés sur le chemin qui monte en spirale autour de la montagne, et conduit, après avoir traversé la rivière de la Vag, à la cité de Trenchin.

Il suivait de l’œil un jeune homme qui, monté sur un beau coursier, s’éloignait du château ; la colère se peignait dans les regards du baron ; tout-à-coup un amer sourire vint crisper ses lèvres ; il appela un de ses serviteurs, auquel il ordonna d’aller chercher sur-le-champ sa fille, la jeune et belle Émelka.

Dès qu’Émelka fut en présence de son père, celui-ci la saisit rudement par la main et la conduisant sur la plate-forme du château, lui montra du doigt celui qui s’éloignait

– Connaissez-vous, lui dit-il, d’une voix impérieuse, connaissez-vous le cavalier que vous voyez là bas ?

– Oui.... oui, mon père, répondit avec hésitation, la jeune fille toute tremblante d’émotion.

– C’est sans doute Zalon, ton chevalier, reprit le baron d’une voix tonnante, mais c’est la dernière fois que tu le vois.

À ces mots Émelka devint d’une pâleur mortelle, et, chancelant au bord de la terrasse, elle serait inévitablement tombée, si, par un vigoureux effort, son père ne l’eût retenue ; puis le baron la confia aux soins de ses femmes.

Cependant Zalon avait disparu, et, imprévoyant, tout à son amour et au but de son voyage, il ne soupçonnait aucun danger. Il pensait arriver sans entraves à Postyen, où il était envoyé pour délivrer avec le plus grand secret une lettre d’une haute importance au prieur des Templiers, et se plaisait à disposer favorablement tous les évènements d’où dépendait la réussite de son message. Cependant le jour baissait lorsque le messager se trouva à une petite distance de la demeure des templiers. Zalon jugea qu’il était plus prudent d’attendre la nuit pour arriver plus sûrement jusqu’au prieur et, résolu à attendre, il s’enfonça dans le bois voisin. Au plus beau jour de mai succédait la plus belle nuit du printemps ; la brise se jouait dans les feuillages ; un suave parfum s’exhalait des herbes et des feuilles, et la lune versait inégalement ses pâles rayons à travers les branches d’arbres. Zalon, enivré par tous ses sens, ravi à ces harmonies délicieuses de la nature, se laissa aller involontairement aux rêveries de son cœur. Quelque temps après, un son de cloche vint l’arracher à ses rêveries, et il reprit son chemin. Il aperçut bientôt sur le sommet d’une jolie colline, le monastère qui formait un point sombre....

Il s’arrêta, selon les instructions qu’il avait reçues, devant le portail, et fit un signal pour avertir de sa présence. La porte, cuirassée de lames de fer, s’ouvrit, et un homme, que l’obscurité empêchait de voir, demanda d’une voix rauque :

– Est-ce de la part de l’ordre ?

– C’est de la part du seigneur d’Oroszlanko, répondit le jeune homme, je désire parler à monseigneur le prieur.

– Alors, suivez-moi, répondit le second interlocuteur, qui n’était qu’un serviens ou domestique des frères.

Tous deux s’enfoncèrent dans un vaste et sombre corridor où retentissait le bruit de leurs pas, puis ils parvinrent à un escalier en forme de vis, qui conduisait aux appartements supérieurs. Le serviens frappa, à petit bruit, trois coups à une petite porte.

– Je suis seul, dit une voix de l’intérieur.

Le guide fit signe au jeune homme qu’il pouvait entrer, et disparut.

Zalon pousse la porte et se trouve dans la chambre. Le prieur, assis immobile dans un vieux fauteuil, ressemblait à une de ces statues que l’art place quelquefois sur des tombeaux.

Le templier passa la main sur son front, comme un homme qui cherche à recueillir ses souvenirs ; puis, sans prononcer un mot, il prit la lettre que lui présentait le messager, et se mit à la parcourir. Les traits du prieur revêtirent, pendant cette lecture, une expression grave et sévère ; et lorsqu’il eut achevé, il regarda attentivement l’écriture ; un silence religieux régnait alors dans la chambre ; le jeune homme sentit battre son cœur avec violence.

– Ton nom ? dit enfin le prieur.

– Zalon.

– Le nom de tes parents ?

– Mon père s’appelait Geysa Thekel, et ma mère Agnès Lodan.

Un feu soudain ranima la pâle figure du prieur, il invita le jeune homme à s’asseoir. Ses yeux se portèrent sur un anneau qui brillait au doigt de Zalon.

– Jeune homme, lui dit-il, d’où vous vient cet anneau ?

– C’est un gage d’amour que ma mère me laissa à sa mort.

Le templier, absorbé dans ses pensées, garda un moment le silence ; il reprit :

– Le baron d’Oroszlanko ignore les changements qui sont survenus ici ; mon prédécesseur étant mort subitement hier, sa mort n’est pas encore connue. La lettre que tu viens de me remettre, ajouta-t-il, lui était adressée ; veux-tu savoir ce qu’elle contient : Mort au messager ! une mort lente et mystérieuse pour l’audacieux qui osa concevoir de l’amour pour la fille du baron d’Oroszlanko...

– Hélas ! dit le jeune homme, une passion pure et sincère est-elle donc un crime ? Un amour si profond et si vrai mérite-t-il la mort ?

Le templier garda le silence ; mais Zalon ne put contenir son désespoir.

– Infortuné ! je te plains, dit le prieur avec un profond soupir ; puis comme s’il eût pris une résolution énergique, il ajouta : Mon fils, jure de garder le secret, jure un silence éternel, et je sauverai tes jours.

Le jeune homme jura solennellement ; après quoi le prieur poursuivit d’un ton de voix calme et doux, où il y avait quelque chose de l’émotion de son cœur :

– Tu partiras d’ici cette nuit même, car il faut que tu t’éloignes sans délai. Voici une lettre pour le chef de notre ordre en Croatie ; cette lettre était destinée à un autre que toi, mais prends-la ; lis auparavant ce qu’elle contient, et retiens bien cette lettre. Grace à cette recommandation, et par la protection de celui vers lequel je t’envoie, tu pourras te faire conférer l’ordre du Temple ; courage, donc ; confie-toi au ciel. Résigne-toi à ton sort, et si tout t’abandonne, tu me retrouveras encore.

– Comment ai-je mérité tant de bienveillance ? s’écria le pauvre Zalon, les yeux baignés de larmes....

– Tu me fais rétrograder vers des temps qui ne sont plus ; tu me rappelles un bonheur dont le souvenir m’est resté fidèle.... Écoute ; c’est le secret de mon cœur. – Fils d’Agnès Lodan, tu dois une seconde fois la vie à ta mère ; c’est son image qui vient de protéger tes jours ; car, vois-tu, pauvre enfant, j’aimais autrefois ta mère avec passion, et le souvenir de cet amour brille encore dans ma mémoire, comme l’étoile solitaire qui paraît tout-à-coup pendant une nuit d’orage. – Ta mère !... hélas ! après une absence, je revenais heureux au château de son père, mon cœur s’épanouissait aux plus douces illusions... j’approche, et j’entends des clameurs joyeuses ; un homme d’armes m’annonce que j’arrive à propos pour célébrer des fiançailles ; j’entends encore des cris d’allégresse en l’honneur d’Agnès la fiancée ; j’ôtai alors mon anneau, et priant le soldat de le remettre à la jeune dame, je m’éloignai précipitamment.

Bientôt, poussé par le désespoir, je prononçai mes vœux, et quelque temps après j’appris qu’Agnès n’avait fait que céder à la volonté de son père... Je ne la revis plus... Je n’eus jamais de ses nouvelles, car je dus partir pour la Terre-Sainte, où m’appelaient des intérêts de l’ordre. Je suis de retour en Europe depuis quelques semaines seulement, ajouta le prieur, et c’est depuis peu de jours que je me trouve ici. Béni soit le ciel, si j’ai échappé plusieurs fois au fer des infidèles, car aujourd’hui ma vie peut être utile au fils de celle que j’ai tant aimée... Mais les étoiles pâlissent, l’aube du matin va blanchir bientôt la cime des collines ; jeune homme, il faut partir.

Zalon, emporté par son émotion, se jeta dans les bras du templier ; celui-ci le pressait sur son cœur.

– Que Dieu soit avec toi, lui disait-il, et lorsque tu souffriras, mon ami, pense à moi ; rappelle-toi que moi aussi j’ai souffert les tourments de l’amour. Adieu !

À ces mots le prieur sonna avec violence ; le serviens parut.

Quelques minutes après, le jeune homme était à cheval et s’éloignait du monastère de toute la vitesse de son cheval. Le cavalier tourna une fois encore son regard du côté du château d’Oroszlanko. Le soleil avait déjà jeté quelques teintes roses au ciel. Zalon s’enfonça dans un étroit sentier qui s’offrit au-devant de lui et disparut.

Cependant un morne silence régnait à Oroszlanko, lorsqu’un message du prieur de Postyen y parvint. Il annonçait au baron que Zalon avait été englouti dans les flots du Vag, qu’il avait voulu traverser à la nage avec son cheval. Quelques jours après cette nouvelle, Émelka, la fille chérie du baron, devint dangereusement malade. Le baron, assailli par des craintes funestes, fit appeler un moine savant dans la pratique de la médecine, dont les soins et les lumières contribuèrent, à la vérité, à préserver les jours d’Émelka ; mais, hélas ! la science du moine n’avait pas de remèdes contre une maladie qui avait son foyer dans le cour.

La jeune fille languit pendant le printemps ; l’été se passa ainsi, puis l’automne, sans que le temps apportât un changement favorable dans la situation d’Émelka. L’hiver vint à son tour. Le baron, profondément affligé de l’état de sa fille, cherchait une diversion à ses douleurs dans les fatigues de la chasse ; quelquefois il se rendait au château du comte Temetveng, avec lequel il avait, disait-on, d’importantes affaires.

De la chambre qu’elle occupait, la pauvre Émelka voyait au loin la neige couvrir la terre comme une nappe éclatante ; parfois les vents et la tempête dévastaient la campagne, alors la jeune fille fermait sa fenêtre avec effroi, mais elle retrouvait l’orage dans son cœur. Quelquefois Gunda, sa vieille nourrice, s’avisait de vouloir la distraire en lui racontant des histoires bizarres, des aventures extraordinaires des anciens Hongrois, et dans son dénouement, elle trouvait toujours quelque consolant exemple pour l’amour constant d’Émelka. Puis elle parlait de fantômes et de la joie qu’éprouvent deux âmes qui, débarrassées de leur enveloppe mortelle, se plaisent à se chercher et à se joindre. Gunda contait souvent quelque histoire des villies, qu’elle commençait toujours ainsi :

« Une villie, chère enfant, est l’esprit d’une jeune fille qui meurt pendant qu’elle est fiancée. Les villies se tiennent toutes par la main ; elles courent toute la nuit et se rassemblent pour danser au point où les routes se croisent. Si elles rencontrent un jeune garçon, elles se forment en cercle autour de lui, et le font danser jusqu’à ce qu’il meure de lassitude. L’âme du défunt est fiancée alors à l’âme de la plus jeune villie, qui de ce moment quitte ses sœurs pour goûter le repos éternel. Ma pauvre sœur, hélas ! ajoutait la nourrice, a subi cette destinée ; combien de fois, mon enfant, je l’ai vue danser au clair de la lune ! »

Puis Gunda racontait les amours et les malheurs de cette sœur : Émelka se les faisait souvent répéter, car elle croyait voir son sort dans celui de l’infortunée. À ces récits, on la voyait passer du désespoir à une joie sombre.

Le printemps revint, et avec lui revinrent les fleurs et les feuillages. Un jour, le seigneur d’Oroszlanko prit sa fille à part et lui annonça qu’elle était fiancée au comte Temetveng. Émelka, qui connaissait la violence et l’obstination de son père, se retira sans murmurer ; mais à peine rentrée dans son appartement, elle tomba défaillante sur les dalles de marbre.

– Oh ! s’écria-t-elle avec une déchirante expression de sensibilité, mon cœur ne put éprouver qu’un amour, et cet amour me suivra au tombeau. Aucune puissance ne pourrait arracher de mon âme le souvenir de celui que j’aime encore... Zalon, ton noble cœur a cessé de battre, on t’a arraché à mon amour ; mais je te serai fidèle toujours...

En prononçant ces mots, la jeune fille fut saisie de convulsions violentes, puis elle resta sans mouvement.

– Grand Dieu ! s’écria la vieille Gunda, elle est morte !...

Les cris de la vieille attirèrent le baron.

Émelka ouvrit encore une fois les yeux et murmura d’une voix éteinte :

– Je te pardonne, mon père, d’avoir arraché Zalon d’auprès de moi... Je te pardonne ma mort... Je meurs....

Et déjà sa figure était pâle et ses lèvres violettes ; elle était morte.

Oroszlanko, immobile devant le corps de sa fille, anéanti dans une morne contemplation de mort, paraissait abîmé dans sa douleur ; il ne pleurait pas, car ses paupières brûlantes n’avaient plus de larmes. Il crut voir l’image de Zalon ; mille formes bizarres passaient sous ses yeux. Le cri de sa conscience l’accusait de la mort de sa fille. Il aurait voulu mourir ; car sa douleur était mille fois plus déchirante que la mort.

À l’heure de minuit, Émelka fut déposée dans la terre. Au milieu de la funèbre cérémonie, on voyait le baron s’avancer lentement, la tête inclinée sur la poitrine, comme si le désespoir l’eût courbée pour toujours ; la lumière rougeâtre des flambeaux éclairait toutes les parties de cette scène muette.

Le baron d’Oroszlanko fut ramené au château ; mais la rose qui embaumait ce séjour était tombée, flétrie avant le jour ; la douce fleur n’animait plus de ses vives couleurs le sombre manoir du Roc-du-Lion. Quelquefois, dans son triste isolement, le malheureux père se frappait la poitrine.

– Abandonné, misérable au milieu de ma splendeur, je suis seul, s’écriait-il, sans repos, sans une douce pensée... Oh ciel ! Émelka, ma fille, mon trésor, toute mon âme, Émelka, je t’ai donc perdue pour toujours !

Bientôt le baron ne pouvant résister aux tourments qu’il endurait, fit venir un religieux auquel il ouvrit son âme ; puis il abandonna sa demeure, renonça au monde, et courut s’enfermer dans une grotte près du caveau où étaient déposés les restes de sa fille. Là, tout entier à son repentir, il passait dans la prière des jours que la religion rendait moins amers.

Le bruit de ce qui s’était passé à Oroszlanko parvint jusqu’en Croatie. Zalon se dérobe la nuit et quitte le monastère. Hélas ! toutes ses espérances de bonheur s’étaient évanouies.

– J’irai, dit-il, sur le tombeau d’Émelka, et si le baron me refuse d’y déposer mes prières et de garder avec lui cette tombe, il pourra me tuer s’il le veut.....

Après un long et pénible voyage, le jeune homme se trouva enfin près d’Oroszlanko : la nuit était déjà bien avancée ; mais dans sa bouillante impatience, Zalon veut entrer dans la grotte. Un frémissement vint frapper son oreille : c’était comme le bruit des feuilles en automne ; puis il entendit un bruit harmonieux et doux comme la voix d’une flûte lointaine ; la lune se balançait majestueusement au firmament, les étoiles resplendissaient à la voûte bleue du ciel. Zalon se trouvait parvenu alors au point de section des deux chemins, presque à l’entrée de la grotte. Tout-à-coup une nuée de blanches villies s’échappèrent, et le jeune homme fut environné de toutes parts par l’essaim des villies. Leurs douces voix chantaient des hymnes tristes et mélodieux : on eût cru entendre les derniers soupirs d’un amour sans espoir.

Zalon sent leur haleine parfumée effleurer sa joue, et frémit. Les villies se forment en rond et dansent mollement d’abord, puis elles enlacent le voyageur dans les anneaux de leurs danses, et leurs pas deviennent plus vifs, plus animés. L’anneau nuptial brille au doigt de chacune d’elles, et leurs cheveux flottent capricieusement au vent. Bientôt une des villies quitte le cercle tournoyant de la danse, s’avance vers le jeune homme et le saisit par le bras. Zalon lève les yeux, et le nom d’Émelka vient se placer sur ses lèvres. Il veut avancer, mais une force inconnue l’attache au sol. La villie l’entoure de ses bras ; Zalon sent tout son sang se glacer, ses yeux se voilent... la vie l’abandonne... il meurt dans les embrassements de sa bien-aimée.

Le lendemain, le baron trouva un cadavre sous un berceau de roses.

 

 

 

Paru dans les Annales romantiques en 1835.

 

 

 

 

 

 

 

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