Une famille française chez les Iroquois

 

 

 

 

 

 

L. Lefort, Lille, 1863.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Le comte Édouard et sa famille. – Troubles de la France. – La vertu n’est point une sauvegarde. – Projets de voyage au Canada. – Souvenirs d’une mère. – Déchirements, hésitations.

 

 

LES circonstances devenaient en France de plus en plus difficiles. On était arrivé à l’un des plus tristes moments de nos discordes. Il n’y avait plus de sécurité pour personne. La fortune, la vertu, l’attachement à la religion étaient devenus des titres de proscription.

Les retraites les plus isolées n’étaient pas sans alarmes. Il n’est ténèbres si épaisses que ne perce l’œil du persécuteur ; la vertu d’ailleurs se décèle souvent elle-même, ressemblant à l’humble, mais odorante violette, qui, cachée dans les buissons, se trahit néanmoins par la douceur de ses parfums. Tel fut le sort de l’intéressante famille dont nous devons retracer les malheurs.

Cette famille se composait de trois personnes : le comte Édouard, Eugène son fils et Amélie sa fille. Habitant un château situé dans un village ignoré, à l’extrémité de la France, sur le bord de la mer, ils se croyaient à l’abri du danger ; et, au milieu des bouleversements qui agitaient le pays, ils continuaient, suivant la douce habitude de leurs aïeux, à répandre autour d’eux des largesses et des bienfaits.

Leur nom était dans tous les cœurs ; mais on ne parlait d’eux que rarement et avec réserve ; le naïf habitant de la campagne, peu accoutumé à étouffer la voix de la reconnaissance, avait appris alors par de tristes leçons à lui imposer silence. Il comprenait que l’apologie de la vertu est un crime pour le méchant qu’elle condamne. Aussi se contentait-il de les bénir dans l’intérieur de sa chaumière, et de faire monter pour eux vers le Ciel de secrètes prières. Vaines précautions ! l’innocente demeure est découverte. Des bruits sinistres l’environnent bientôt. Toutes les têtes marquantes avaient disparu autour d’elle ; c’étaient de tristes présages. Depuis longtemps le père songeait au lieu de son exil. L’Allemagne et l’Angleterre revenaient tour à tour dans son esprit, mais c’était toujours sans qu’il pût prendre un parti décisif ; il se sentait plus fortement attiré vers le nouveau monde. Les agréables récits qui lui en avait faits un ami, capitaine de navire, le poussaient de préférence vers ce lointain séjour ; mais les dangers de la traversée, la faiblesse d’Amélie qui comptait à peine dix-huit ans, le jetaient dans une cruelle anxiété. Telle était l’agitation de son esprit lorsqu’il reçut cette lettre de son ami.

 

        « Cher Édouard,

 

» Si tu restes ferme dans ton projet, voici une occasion de l’exécuter. Mon vaisseau mouille au Havre ; j’appareille pour le Canada ; dans quelques jours je mets à la voile.

» Si, dans la droiture de ton cœur, tu te flattes de pouvoir échapper à un péril auquel tant d’autres ont succombé, oh ! je t’en conjure, détrompe-toi ; vois les progrès du désordre, le nombre toujours croissant des victimes, et laisse là les pensées d’une sécurité imaginaire.

» Ne crains rien des chances de la traversée ni des tempêtes ; je vais lancer à la mer un bâtiment qui ferait le tour du monde. Dieu d’ailleurs sera notre pilote ; remettons-nous avec calme en sa providence. Crois-moi, cher Édouard, les flots te seront moins cruels que les hommes.

» Ne tarde point à me faire part de ta dernière résolution.

 

» Ton ami,            

 

» HENRY D....         

 

» Le Havre, ce 12 mars 1792. »

 

 

Édouard avait reçu cette lettre avec plaisir, si toutefois, dans de semblables circonstances, le plaisir peut trouver place dans un cœur. Il communique enfin à ses enfants un dessein qu’il leur avait laissé ignorer jusqu’alors.

Eugène y applaudit aussitôt. La curiosité naturelle à la jeunesse et le désir des voyages lui firent embrasser le projet avec enthousiasme.

Il n’en fut pas de même d’Amélie, enfant douce, bonne, timide, qui n’avait jamais passé qu’en tremblant sur le pont d’une rivière. Élevée sous les yeux d’une mère chérie, au milieu de tous les soins et de toutes les sollicitudes de la plus vive tendresse, elle n’était jamais sortie du château que pour de courtes promenades, ou pour aller visiter des pauvres et des malades dans leurs chaumières. Sa mère la guidait et l’accompagnait toujours, formant ce cœur naturellement si sensible à la pratique de la douce vertu de charité.

Une catastrophe inattendue avait jeté le deuil et la consternation dans l’âme d’Amélie. Cette mère, tant aimée et si digne de l’être, avait succombé à une maladie subite et avait été ravie en peu de jours à son amour. Ce coup était affreux pour toute la famille ; il aurait été au-dessus des forces d’Amélie, si la religion n’était pas venue adoucir sa douleur.

Néanmoins, depuis ce triste moment, une plaie toujours saignante déchirait le cœur de la sensible enfant, et les évènements formidables qui se déroulaient eu France, et dont le retentissement venait apporter l’inquiétude dans les retraites les plus paisibles, rendaient sa situation plus pénible encore et ses appréhensions plus vives.

La communication qu’Amélie venait de recevoir de son père lui perça le cœur d’une douleur inexprimable. La pâleur de son visage donnait à sa physionomie une empreinte plus profonde encore de tristesse ; ses yeux se remplirent de larmes ; elle se jeta aux pieds de son père, et le conjura plus par ses pleurs que par ses paroles de ne point s’exposer à tant de dangers.

Le comte, profondément ému, releva sa tille, l’assura qu’il n’avait point d’autre but que de fuir un péril qui devenait de jour en jour plus imminent, et de mettre en sûreté ce qu’il avait de plus cher ici-bas, son fils et sa fille.

« Ô mon père, s’écria Amélie avec un ton de voix déchirant, n’est-ce pas courir tous au-devant d’une mort presque certaine ?.... Nous allons nous embarquer pour un voyage périlleux et lointain ; si nous ne périssons pas dans les flots, nous allons aborder des plages inconnues et sans doute inhospitalières... Qu’y deviendrons-nous ?... Oh ! s’il nous faut mourir, la mort ne nous sera-t-elle pas plus douce dans ces lieux où nos ancêtres ont fini leur pèlerinage... près de la tombe de ma bonne mère.... »

La parole expira sur les lèvres d’Amélie.

« Mon enfant, lui dit son père, ne viens pas aggraver mes peines par le spectacle de ton inconsolable douleur. Crois-tu que je n’aie pas besoin moi-même d’un grand effort de courage pour prendre une détermination aussi décisive ? Crois-tu donc que je puisse m’arracher sans regrets à ces lieux ? N’est-ce pas ici que j’ai vu aussi grandir mon enfance ? C’est là que ma mère m’a donné le jour ; combien de fois, sous ces arbres, man père m’a répété les leçons de sagesse et de vertu que lui inspirait sa tendresse pour moi ! Plus loin est le lieu sacré où leurs dépouilles mortelles ont été confiées à la terre. Et si tu ne peux abandonner la tombe d’une mère, crois-tu qu’il me soit plus facile de quitter celle d’une épouse ?...

» Ô mon enfant, pourrais-tu croire que ton père voulût te donner un conseil qui ne fût pas d’accord avec tes véritables intérêts ? Ne connais-tu plus son cœur ? Dieu sait que je donnerais ma vie pour toi, et que dans la résolution que je vais prendre, je n’ai d’autre pensée que de te chercher, ainsi qu’à ton frère, un abri et un refuge contre les incalculables malheurs dont nous sommes menacés. Mets donc, mon enfant, ta confiance en Dieu. Ne commande-t-il pas aux flots de la mer ? Ne veille-t-il pas sur tous les coins de l’univers ? Le monde est son ouvrage, et ne sommes-nous pas ses enfants ? Ne cherchons point, Amélie, d’autres consolations que celles que donnent la religion et les vertus qu’elle inspire. Tu feras le bien dans ces contrées lointaines, peut-être te sera-t-il plus facile que dans le sein de ta patrie. »

En écoutant ces paroles, Amélie n’avait cessé de répandre des larmes ; elle voyait bien qu’elle avait blessé la tendresse et la sensibilité de son père ; elle se jeta dans ses bras en le conjurant d’excuser la faiblesse de son courage. Le comte la serra sur sa poitrine en lui répétant que tout était pardonné.

Cependant les domestiques du château, témoins de ce qui se passait, pleuraient en voyant ces scènes touchantes. Ils ne savaient quelle idée se former de l’Amérique ; lorsqu’ils en connurent la distance, ils perdirent l’espoir de jamais revoir la famille, si elle se déterminait à s’y retirer.

Le comte prit alors la lettre de Henri et la lut à ses enfants. La paix revint peu à peu dans tous les cœurs, et chacun commença à envisager sa nouvelle position avec moins d’horreur. La nuit étant survenue, on fit la prière du soir ; la patrie et les persécuteurs ne furent point oubliés.

« Que répondrai-je à mon ami, dit le père avant de se retirer ; lui annoncerai-je que notre parti est pris ?

– Oui », répondit vivement Eugène.

Amélie garda quelque temps le silence. « À demain mon avis, dit-elle tout à coup. Aussi bien la lettre ne peut partir aujourd’hui.

– Que la nuit te soit une bonne conseillère », reprit Eugène.

On se dit l’adieu accoutumé, et l’on se sépara.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Avis bienveillant. – Le départ. – La bonne Marguerite. – Repas d’adieu. – Une dizaine du rosaire. – Évasion. – La chaloupe. – Le capitaine Henry. – Son noble caractère. – Une belle nuit au milieu des mers. – Chant à Marie. – Les oiseaux de passage.

 

 

IL ÉTAIT à peine minuit ; tout à coup la clochette de la grille est violemment agitée. Chacun fut réveillé en sursaut, car le sommeil n’est guère profond quand on vit au milieu des plus cruelles anxiétés. Les mêmes tintements se firent entendre une seconde, une troisième fois. Le domestique, une lumière à la main, s’avança vers le lieu d’où venait le bruit.

En apercevant un homme en uniforme, il ne douta point que la vie de son maître ne fût en danger. Il poussa un cri étrange qui porta l’alarme au château et se prolongea au loin. Le soldat le rassura du geste et lui imposa silence. Il paraissait épuisé de fatigue ; la sueur découlait de ses cheveux et de son front.

« Êtes-vous le comte D****, dit-il en s’adressant à François.

– Non, je suis son domestique.

– Ton maître est-il au château ?

– Oui.

– Va lui dire que si dans deux jours il n’a fui d’ici, il est perdu. Il a été dénoncé ; on a juré sa mort. De peur de me compromettre, je me suis revêtu de l’habit d’un soldat ; que ton maître sache au moins que ses bienfaits sont quelquefois tombés sur des cœurs reconnaissants !.... »

Le domestique pressait l’inconnu d’entrer au château pour y réparer ses forces, lui promettant un cheval pour son retour ; mais il n’avait point attendu de réponse, et il avait déjà disparu.

François porta cette triste nouvelle à ses maîtres, qui étaient plongés dans la plus vive inquiétude ; ils se disposaient à s’enfoncer dans le bois au moindre danger ; et lorsqu’ils connurent le sujet du message, ils remercièrent tous ensemble la Providence de les avoir arrachés à une mort assurée.

« Eh bien ! Amélie, dit le comte, est-il encore temps de délibérer ?

– Pardonnez-moi, répondit la jeune fille, un moment d’hésitation. Vous savez qu’à notre âge on est peu familiarisé avec le malheur. Je vois maintenant qu’il n’est plus d’autre ressource pour nous que l’exil ; j’aurais dû me confier plus tôt à l’expérience de mon bon père. »

Le comte dit à ses enfants d’aller prendre leur repos, et il s’occupa, pendant tout le reste de la nuit, à cacher les objets précieux de la maison, afin de les soustraire aux avides recherches qui ne manqueraient pas d’être faites.

Dès le point du jour, François se rend au Havre pour informer le capitaine de la résolution de la famille. Il portait une lettre que son maître lui avait remise. Il trouva le capitaine sur le port, occupé à diriger la cargaison du vaisseau. Il lui remit la lettre du comte. Henri la parcourt, se retire un peu à l’écart, et indique au domestique une petite rade éloignée à peu près d’une lieue. « C’est là, lui dit-il, que cette nuit il vous faudra conduire vos maîtres ; une barque et plusieurs rameurs mis dans le secret les y attendront. Ils prendront le large, et demain matin mon vaisseau les rejoindra. »

Cependant on disposait tout pour le départ. Eugène et son père se chargèrent chacun de leur trousseau ; Amélie se reposa du sien sur sa nourrice. La bonne Marguerite, les mains tremblantes par l’âge et le chagrin, serrait avec soin dans des malles tout ce qu’elle pouvait trouver de plus précieux et de plus commode pour la jeune exilée.

De temps en temps une larme trop comprimée roulait dans ses yeux et tombait sur ces objets qu’elle n’espérait plus revoir. Elle n’oublia pas surtout la guitare, instrument favori de sa jeune maîtresse. Malgré ces temps de tristesse, Amélie ne passait guère de jours sans s’occuper un peu de musique, parce qu’elle savait que par là elle procurait quelque douce satisfaction à son bon père.

« Que ne suis-je encore dans la vigueur de l’âge ! disait en sanglotant la vieille Marguerite, je vous suivrais aux extrémités du monde ; mais les années ont appauvri mes forces, et, sans espérance de vous revoir, je n’attends plus que la mort. Hélas ! j’avais compté sur vous pour me fermer les yeux ! je mourrai donc sans pouvoir vous bénir en quittant la vie ! À notre âge il ne faut plus compter sur les jours ; quand la feuille est jaune, elle tombe bien vite. »

En prononçant ces paroles, son œil desséché ne trouvait plus que quelques larmes amères qui roulaient dans les rides de son visage.

« Pourquoi, bonne Marguerite, reprit le comte avec attendrissement, rendre notre séparation si déchirante ? N’as-tu plus la même confiance dans le Seigneur ? Ici-bas le châtiment de Dieu est court, et sa miséricorde ramène bientôt ses bienfaits. Nous nous reverrons, je l’espère.

– Pardonnez, répondit Marguerite, je consultais plutôt l’excès de ma peine que la bonté de la Providence. Il est si pénible de voir s’éloigner d’aussi bons maîtres, et de savoir qu’ils vont être exposés à tant de privations et d’inquiétudes. »

Le domestique venait de rentrer ; on se pressa autour de lui. Quand la famille eut appris les ordres du capitaine, on fit les derniers préparatifs.

Tout est disposé ; on n’attend plus que les ombres de la nuit pour partir sans danger. Un repas d’adieu est donné en commun à toute la maison.

Mélanie, la chère et seule compagne d’Amélie, y a été appelée. Qu’ils furent pleins de sensibilité et d’effusion les derniers entretiens des deux amies ! Que de choses à se dire ! que de recommandations à se faire ! que de souvenirs à conserver ! que de promesses mutuelles d’un inviolable attachement ! « Quelle que soit la distance qui nous sépare, disait Amélie, nos cœurs seront unis toujours. La prière sera pour nous un lien indissoluble ; nous conjurerons toutes deux notre divin Sauveur et sa sainte Mère de bénir et de protéger l’une et l’autre. Nous nous exposons dans des contrées qui nous sont inconnues, à une vie entourée de chances périlleuses ; mais toi, mon amie, n’as-tu rien à redouter dans ta propre patrie ? Oh ! prions ensemble le Seigneur de détourner de nos têtes les calamités dont nous sommes menacés. »

Mélanie détacha alors de son doigt une bague où brillait une dizaine de rosaire. « Tiens, chère exilée, dit-elle, voici le souvenir le plus précieux que je puisse te donner. Toutes deux nous sommes les enfants de Marie. Tous les jours nous saluerons ensemble notre bonne Mère, et nous la conjurerons de nous soutenir dans les tribulations qu’il plaira au Ciel de nous envoyer. »

Amélie reçut avec attendrissement ce touchant souvenir de la pieuse amitié ; elle recommanda ensuite à la charitable Mélanie les familles pauvres auxquelles elle était accoutumée de porter des secours, et qu’elle entrevoyait avec peine devoir tomber dans une grande détresse. « Ce sera pour moi une douce consolation, même au milieu des privations qui nous attendent sans doute, de penser que mes pauvres chéris ne manqueront ni de consolations ni de ressources. C’est là, ma chère Mélanie, le plus précieux souvenir que je vous laisse de mon inaltérable attachement. »

– Vos intentions seront remplies, ô l’amie la plus chère ! Dieu et la charité, voilà nos deux points d’union et d’appui, le lien de nos âmes et le motif de nos espérances. »

Cependant le soir se faisait ; l’heure du départ allait sonner à l’horloge du château ; la grille était ouverte ; la voiture était arrivée dans la cour ; son roulement avait fait tressaillir tous les cœurs. Après s’être embrassé comme si l’on ne devait plus jamais se revoir, on jeta un dernier regard sur cette habitation si chère et où l’on avait coulé des jours si paisibles. « Adieu, ma bonne Amélie ! s’écria l’ami fidèle ; n’oublie jamais que tu laisses en France un cœur qui t’est tout dévoué ; et s’il ne nous est point donné de nous revoir sur la terre, que notre rendez-vous soit dans les cieux ! »

Des sanglots qu’on cherchait en vain à étouffer éclataient de toutes parts. Un coup de fouet donné aux chevaux mit fin à cette scène déchirante ; on se quitta en s’envoyant mille vœux, mille souhaits de bonheur.

La lune à demi voilée par de légers nuages répandait une lumière douteuse, favorable à l’évasion. Pendant la route, le comte Édouard donna ses ordres au domestique pour le gouvernement de sa maison en son absence. La nuit était déjà fort avancée quand on arriva au rendez-vous.

François arrêta la voiture à quelque distance du rivage, et s’avança pour s’assurer de la présence des matelots. Il les aperçut dans une petite barque fixée à quelques buissons qui trempaient dans les eaux. Il les avertit de l’arrivée de ses maîtres.

Sur-le-champ en transporte les malles de la voiture à la chaloupe ; on y fait descendre la famille, et l’on s’éloigne à force de rames. Le domestique regardait avec douleur ces trois infortunés qui, se confiant aux caprices de la mer, s’éloignaient de tout ce qu’ils possédaient et de tous ceux qu’ils aimaient. Il faisait à ses maîtres des adieux de la tête et du geste ; mais cet adieu était loin d’être muet ! Comme il parlait au cœur ! Le fidèle domestique regardait toujours ses maîtres qui le regardaient aussi ; lorsque ses yeux ne purent plus les distinguer, il s’agenouilla sur le rivage, pria pour eux, et regagna tristement le château.

Amélie était assise toute tremblante entre son père et son frère ; le mouvement de la barque lui faisait de temps en temps jeter des cris de saisissement. La mer pourtant était très calme ; de petits flots, soulevés par la marée, venaient doucement mourir autour de la chaloupe ; la lune n’avait donné jusqu’alors qu’une faible lumière ; elle parut bientôt avec toute sa splendeur et sembla se mirer dans les ondes. On croyait avoir un ciel sur la tête, un ciel sous les pieds. Selon que la mer était plus calme ou plus agitée, les étoiles semblaient être des lumières mystérieuses dormant au fond des eaux, ou des météores vagabonds bondissant sur les ondes.

On navigua toute la nuit. Le lendemain vers les premières heures du jour, on aperçut le vaisseau. Il eut bientôt rejoint la chaloupe. Le capitaine Henry reçut ses amis avec joie, et il leur prodigua tous les témoignages du dévouement et de l’affection, afin de leur faire oublier leurs peines.

Le comte, agissant en père généreux, s’occupait surtout d’éloigner le chagrin du cœur de ses enfants ; il avait toujours le sourire sur les lèvres et des paroles riantes à la bouche.

À ne le juger que par ses discours, on l’aurait pris pour le plus heureux des mortels ; mais, à travers les apparences de sa satisfaction, un œil exercé pénétrait aisément la tristesse de son cœur. Son ami ne s’y laissa pas prendre ; aussi n’oubliait-il rien pour le distraire de sa secrète mélancolie.

Les jours s’écoulaient plus rapidement qu’on ne l’aurait cru. C’était tantôt sur la terre qu’on venait de quitter et tantôt sur celle qu’on allait visiter, que roulaient les entretiens. Henry faisait à ses amis le tableau des mœurs des Indiens ; il leur en peignait les fêtes, les guerres, la religion, la simplicité et le tour figuré de leur langage ; quelquefois il leur faisait le récit de ses aventures et des périls qu’il avait courus. Amélie ne pouvait l’entendre sans frayeur ; pour Eugène, il tressaillait de joie : à ses yeux animés, on voyait qu’il n’aurait pas été fâché de se trouver au milieu des mêmes dangers.

Souvent, avec une joie mêlée de regrets, les deux amis repassaient leurs années si courtes de collège ; ils se reportaient à ces jours de jeunesse avec plaisir, et se consolaient des rigueurs du présent par les souvenirs du passé.

Henry D*** était un généreux marin qui n’avait point perdu par les habitudes de son état les bons principes qui lui avaient été donnés dans son enfance. La carrière aventureuse qu’il avait menée, les divers évènements dont sa vie avait été traversée, n’avaient jamais pu le détourner de l’accomplissement de tous ses devoirs. Dans les situations les plus périlleuses, il avait développé un de ces caractères nobles qui ne dévient jamais de la loi de l’honneur ; une de ces âmes droites et fermes qui se montrent supérieures à toutes les situations et à tous les dangers. Rempli d’expérience et de sagacité, il commandait la confiance et le respect à tout l’équipage, et il n’y avait pas un seul marin de son bord, qui ne fût prêt à donner sa vie pour son capitaine.

Celui-ci témoignait une affection particulière à Eugène ; il aimait à voir les dispositions généreuses de ce jeune homme, et, dans les entretiens qu’il avait souvent avec lui, il s’appliquait à modérer la fougue de son âge et à diriger l’ardeur de ses sentiments vers le bien. Pour passer le temps d’une manière aussi utile qu’agréable, le capitaine donnait à son jeune ami des leçons de mathématiques, d’astronomie, de navigation, et il voyait avec le plus grand plaisir que la vivacité de son caractère ne l’empêchait pas de s’appliquer aux sciences avec une attention soutenue dont il ne l’aurait pas cru capable.

Ainsi le temps s’écoulait sans ennui. On fuyait une patrie bien chère ; on était exposé à la perte des aises de la vie et du patrimoine de ses ancêtres ; mais, au moins, on était réuni, on avait l’espoir de ne se point quitter ; on n’était pas en proie à de déchirantes angoisses ; on n’avait pas en perspective une cruelle séparation, des fers, une prison, l’échafaud.

Outre les charmes des entretiens, la variété de l’étude, de la lecture et des divers ouvrages des mains, on était témoin de spectacles si divers et si nouveaux, que chaque journée amenait des jouissances inattendues.

Tantôt on contemplait un brillant escadron de poissons qui, passant en silence sous les flots transparents, allaient transmigrer dans d’autres mers ; tantôt on prêtait l’oreille aux sifflements d’un groupe de courlis qu’un récif festonné de plantes marines élevait au-dessus des eaux. Le frémissement du vent, le bruit sourd des vagues se mêlaient aux cris de ces plaintifs musiciens, et produisaient une harmonie solennelle et sauvage qui pénétrait l’âme.

Le lever et le coucher du soleil présentaient tous les jours des aspects qui ne cessaient d’exciter l’admiration. Combien ces grands traits de la toute-puissance de Dieu sont énergiques pour agrandir l’âme et la faire tourner avec amour et avec reconnaissance vers le Créateur ! Quelle source inépuisable de louange et d’adoration dans les œuvres du très Haut, pour le cœur droit qui s’élance avec les ailes de la foi vers le divin Auteur de toutes choses ! Qu’il est à plaindre le mortel à qui les cieux ne racontent pas la gloire de Dieu, et qui reste sec et froid au milieu des chefs-d’œuvre qui l’entourent !

Quand la nuit était belle, Henry conduisait ses amis sur le pont et leur faisait contempler le plus magnifique spectacle.

La lune dormait avec majesté sur les ondes ; à travers les cordages du navire, ses rayons tombaient en gerbes de lumière ou s’épandaient doucement comme des fils d’argent. Le silence au loin était profond ; on n’entendait que la voix mourante de l’oiseau de mer, ou le léger glissement du vaisseau refoulant légèrement les ondes. Un assez grand nombre de matelots s’étaient réunis, et, quoiqu’ils fussent accoutumés à la magnificence de ce tableau, ils éprouvaient toujours un profond sentiment d’admiration et de recueillement. Le silence religieux qui régnait sur le pont n’était interrompu que par quelques élans du cœur, que par quelques paroles d’adoration ; hommage d’autant plus agréable à Dieu qu’il part d’une âme sincère et naïve.

Le capitaine jouissait plus que les autres encore ; et, pour ajouter à la grandeur et à la beauté de cette scène, il pria son ami d’engager Amélie à chanter un des cantiques qu’elle savait si bien et qu’elle accompagnait avec tant de mélodie des accords de sa guitare.

Dès que le comte Édouard en eut témoigné le désir, Amélie, toujours empressée à faire tout ce qui pouvait être agréable à son respectable père, accorda l’harmonieux instrument ; puis, après quelques instants de prélude, elle commença, d’une voix douce et pure, un chant en l’honneur de la sainte Vierge Marie.

 

            Salut, ô céleste Marie,

            Mère d’amour, Reine des cœurs !

            Je vous ai consacré ma vie,

            Et j’aime à porter vos couleurs.

            C’est en vous que mon âme espère ;

            Les grâces sont entre vos mains.

            Oh ! priez pour nous, bonne Mère,

            Priez l’Auteur de tous les biens.

            

            Vous êtes pour nous le présage

            Et de la paix et du bonheur,

            Aussi j’ai placé votre image

            Sur ce navire et sur mon cœur.

            Comme une garde tutélaire

            Elle saura nous protéger.

            Oh ! priez pour nous, bonne Mère,

            Et gardez-nous de tout danger.

            

            Pure ainsi qu’un ciel sans nuages,

            Douce comme l’astre du soir,

            Vous dissipez les noirs orages,

            Vous donnez le calme et l’espoir.

            Notre-Dame de Délivrance,

            À vous je consacre mes chants ;

            Mère de bonté, de clémence,

            Protégez, sauvez vos enfants !

 

Amélie avait cessé de chanter, et on l’écoutait encore, et sa voix murmurait encore au loin sur les eaux. Tout l’équipage était profondément ému, et chacun se sentait porté au recueillement et à la prière, et chacun trouvait son cœur plus disposé à la confiance envers Marie, si justement nommée l’Étoile de la mer.

C’était an milieu de ces diverses distractions que l’on voyait les jours s’écouler. On n’avait plus à redouter l’apparition imprévue d’un farouche persécuteur ; la mer n’offrait aucun péril, et le trajet était déjà fort avancé. Cependant, au milieu de ces heureuses distractions, l’imposante idée de la patrie revenait sans cesse à l’esprit des exilés.

C’est lorsque nous sommes éloignés de notre pays que nous sentons surtout l’instinct qui nous y rattache. Tantôt c’était pendant la prière du matin et du soir, et alors on priait pour la France, pour cette patrie si chère et livrée à de si cruels déchirements.

Tantôt, à la vue d’une migration d’oiseaux qui passaient non loin du vaisseau ou qui se perchaient sur les mâts, on était tenté de leur confier des paroles et des souhaits pour ceux dont on venait de se séparer. Peut-être allaient-ils suspendre leur nid à la fenêtre que l’on venait de quitter ; peut-être allaient-ils chanter dans les arbustes du bosquet. Oh ! si un gazouillement, un battement d’ailes, pouvaient exprimer à Mélanie, à la vieille nourrice, au bon domestique les souvenirs de leurs maîtres !

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

On débarque. – Le nouveau monde. – Pays des Iroquois. – Le sachem. – Sa demeure. – Le manteau de l’hospitalité. – La natte, le calumet, la calebasse, les acacias. – Rives du lac Ontario. – Récolte du sucre d’érable. – Eugène se fait marin. – Amélie et Nantyla.

 

 

CE fut vers la fin d’avril que l’on découvrit la terre ; elle était dessinée par la cime de quelques arbres qui semblaient plantés dans les eaux. Mille cris de joie s’élevèrent ; les passagers saluaient leur nouvelle patrie, qui, aperçue de loin à travers les vapeurs marines, ressemblait à une corbeille de verdure, immobile au milieu de l’Océan.

Quelques jours après, on foula le sol américain. Que de sentiments vinrent se présenter à l’esprit de la famille exilée ! Elle resta quelque temps sur le rivage promenant ses regards autour d’elle dans un mélange d’idées dont elle ne pouvait se rendre compte. Tantôt elle contemplait le vaste Océan qu’elle venait de traverser, et tantôt ce monde nouveau qui allait la recevoir.

Henry s’avança avec ses amis vers une habitation voisine pour y acheter quelques provisions. Ils traversèrent de petits bois de baumiers et de cèdres qui parfumaient l’air ; çà et là voltigeaient des oiseaux dont le chant et les couleurs annonçaient un nouveau climat. En arrivant à la demeure, une jeune négresse vint leur ouvrir la barrière ; avec son teint brûlé contrastaient admirablement ses yeux brillants et ses dents d’une extrême blancheur ; elle paraissait embarrassée à la vue d’Amélie, qu’elle ne cessait pourtant de regarder.

On lui acheta des gâteaux de maïs, des poules, des œufs et du lait, et l’on retourna au bâtiment qui touchait dans la baie. Le lendemain le capitaine ordonna à ses matelots de décharger les marchandises destinées pour ce pays et de les expédier, et il proposa à ses amis une promenade dans les terres. Les quatre Européens montèrent sur un stage, et les voilà roulant sur les routes du nouveau monde. Le chemin était assez agréable, des troupeaux de vaches paissaient çà et là dans de vastes prairies qu’entouraient des palissades d’ébéniers en fleurs ; des écureuils gris, noirs et rayés montaient, descendaient des arbres, ou se balançaient au bout d’une longue liane comme pour amuser les passants.

Les habitations n’étaient point groupées ; elles apparaissaient de loin en loin à travers de petits bosquets plantés en demi-cercle. La route, quoique agréable, ne laissait pas que d’être fort bizarre ; et c’était peut-être cette bizarrerie qui en faisait le charme.

Auprès d’une immense étendue de terrain sans culture, se montraient tout à coup une plantation de tabac, ou des terres nouvellement ensemencées, le long desquelles se promenaient quelques nègres, comme les sentinelles autour de nos poudrières. Plus loin, ils rencontrèrent un groupe de femmes armées d’une crosse de noyer, et portant sur la tête des corbeilles remplies de graines de féveroles qu’elles allaient confier à la terre. En apercevant Amélie, elles s’arrêtent, déchargent avec aisance leur fardeau, et la saluent en répétant plusieurs fois en anglais « Bonjour, ange des blancs !... »

Malgré les vives instances de ses amis, le capitaine ne leur avait pas encore parlé des Américains chez qui il les conduisait. Il voulait, à leur arrivée, leur causer une plus agréable surprise. Ils voyageaient alors au milieu du pays des Iroquois ; derrière eux était la nouvelle Angleterre qu’ils venaient de traverser ; à droite s’étendait le lac Champlain, et le reste de l’horizon était borné par le lac Ontario.

On commençait à s’ennuyer de la route ; on avait passé toute la nuit dans la voiture sans avoir pu fermer l’œil. Jusqu’alors on n’avait remarqué que des huttes misérables, des cabanes enfumées, plus propres à abriter des bêtes féroces que des hommes ; quatre ou cinq pieux fixés en terre, supportant un toit de roseau, d’écorce ou de gazon, voilà toutes les constructions du sauvage.

Une demeure plus agréable, bâtie sur le penchant d’un coteau, attirait depuis quelque temps les regards. Elle était voilée au nord par un rideau de vieux chênes qui couraient le long du coteau et qui le couronnaient par l’épaisseur de leurs ombrages ; à droite et à gauche se déployaient des prairies d’une verdure ravissante, et des savanes prêtes à développer leurs feuilles ; tandis que vers le midi, jusqu’au lac Ontario, descendaient en amphithéâtre des moissons entrecoupées en tous sens par de petits sentiers aboutissant à la cabane.

« Mes amis, s’écrie le capitaine en souriant, voilà le séjour d’un ancien ami d’un homme à qui j’ai pu rendre quelque service et qui m’en a rendu lui-même de très importants. C’est dans cet asile hospitalier que vous pourrez attendre la fin des tempêtes qui vous ont éloigné de votre patrie. »

En approchant de la butte, on aperçut un homme qui semblait sur le déclin de l’âge. Sa taille était haute et majestueuse, son corps un peu voûté, sa démarche lente quoique facile. Une ceinture de jonc pressait ses reins, et l’on voyait flotter, suspendu à ses épaules, un large manteau de peau de castor. Le capitaine le reconnut aussitôt, et s’avança vers le vieillard, qui, de son côté, le reconnaissait aussi et qui se hâlait autant que le lui permettait son âge. Les deux amis se serrèrent affectueusement la main. « Sont-ce de tes compatriotes que je vois à tes côtés ? demanda l’indien.

– Vénérable sachem, répond Henry, ce sont les seuls amis qui me restent ; ils ont été forcés de s’enfuir de leur patrie pour se dérober à la mort. Ta bonté m’était connue ; je viens confier à ta natte des infortunés qui n’ont pour refuge que ton cœur et le mien.

– Tu me fais trop d’honneur, repartit le sachem en souriant ; ma cabane est-elle digne des fils de la France ? S’ils ne dédaignent pas un toit de roseau, qu’ils regardent ma hutte comme la leur ! »

Et en s’avançant vers les étrangers, il leur fit toucher son manteau en signe d’hospitalité, puis il les conduisit à sa demeure.

Une grande propreté et une noble élégance régnaient dans cette habitation. On y voyait même quelques meubles d’Europe qu’on se procurait en ces pays par les échanges de marchandises. L’Iroquois fit asseoir les nouveaux venus sur des rouleaux de peaux de bison et de carcajou ; on leur mit sous les pieds la natte de jonc ; puis vint le calumet d’hospitalité, qui passa de bouche en bouche.

Un repas abondant quoique simple suivit bientôt ; il était composé de gibier, de gâteaux de maïs, de poissons, de viandes grillées et d’oiseaux rôtis. On but dans des calebasses parfaitement ciselées le suc de l’érable et du sumac ; et dans de petites tasses de hêtre une préparation de cassine, boisson chaude que l’on sert comme le café.

L’ombre mobile des magnolias, des marronniers et des acacias se jouait sur la table et sur les tapis ; et la brise, secouant légèrement la cime de ces arbres, apportait aux convives leurs délicieux parfums ; dans le lointain on entendait le bruit du torrent dans le désert, et les chants des pêcheurs dispersés sur le lac Ontario ; à quelques pas de là, les linottes bleues, les cardinaux, les chardonnerets pourpres préludaient gaiement à leurs accents.

Après le repas, le sachem conduisit ses hôtes à la promenade. On traversa des plaines nouvellement ensemencées ; des Iroquoises éparpillaient la semaille qui s’échappait entre leurs doigts légèrement écartés, tandis que d’autres remuaient à reculons le sol qui devait la recouvrir.

On passait avec surprise d’un lieu riant et découvert dans des endroits sombres et ombragés d’impénétrables forêts.

On arriva bientôt au bord du lac Ontario. De ses rives on jouissait d’un coup d’œil vraiment pittoresque. La vue fatiguée de glisser sur les eaux se reposait de loin en loin sur des groupes de bateaux pêcheurs ou sur d’énormes rochers qui élevaient majestueusement la tête au-dessus des eaux. De petites fleurs d’un rose vif contrastaient admirablement avec l’azur des ondes ; çà et là des familles d’arbustes semblables à des corbeilles de verdure jetées sur la surface du lac, trempaient leurs flexibles rameaux dans l’élément qui les nourrissait. Pas une brise dans les airs ; pas une ride sur les eaux ; et, sans l’élancement d’une source qui répandait le mouvement sur l’immobilité de la scène, on aurait cru que la nature était épuisée de verser la vie sur cette terre privilégiée.

On revint par le bois d’érables : la récolte du suc de cet arbre si respecté des Indiens se faisait alors. Cette sève se condense en une espèce de mélasse qui, étendue dans de l’eau de fontaine, offre une liqueur fraîche pendant les chaleurs de l’été ; elle est légère, d’une couleur verdâtre, d’un goût agréable et un peu acide. Au pied de chaque arbre étaient posées des auges destinées à recevoir le liquide qui s’écoulait des incisions faites au tronc. Cà et là étaient dispersés dans le bois des groupes d’Indiens et d’Indiennes pour recueillir la liqueur précieuse.

Les Européens ne pouvaient contenir leur admiration ; tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient, les ravissait, et le comte Édouard ne savait assez remercier le Ciel de lui avoir ménagé une retraite aussi agréable.

Cependant on avait regagné la demeure du sachem, et l’on songeait à la séparation. Le capitaine Henry faisait ses préparatifs de départ, et recommandait de la manière la plus pressante au vieux sachem les amis qu’il confiait à sa généreuse hospitalité.

« Noble Européen, lui dit l’Iroquois, l’arbre de ma cabane t’est connu. Que jamais je n’apprenne que tu aies abordé dans notre monde sans être venu frapper à ma hutte. Tu trouveras toujours ici la natte et le calumet de l’hospitalité. Je n’espère point enlever à tes compatriotes le souvenir de leur patrie. Le cœur de l’exilé ressemble à cette fleur qui sans cesse se tourne vers l’astre qui lui donne la vie ; mais ils trouveront toujours sous mon toit le cœur franc d’un ami. »

Eugène, qui depuis quelque temps paraissait silencieux, prit la parole en jetant sur son père un regard respectueux et expressif : « Dans les circonstances actuelles, rien ne peut m’être plus pénible que de me séparer de vous, ô mon père, ô ma sœur ; mais, pendant que vous allez mener ici une vie heureuse et paisible, ne dois-je pas employer ma jeunesse à un rude apprentissage ? Mon père, votre fils a le cœur d’un marin ; c’est sous les yeux et par les leçons de votre généreux ami que je désire me former au métier. Jouissez d’une paix inaltérable dans cet asile, ô mon bon père, et permettez à Eugène d’embrasser une carrière digne de vous et de ses ancêtres. »

Le capitaine henry ne put entendre sans sourire ces nobles paroles prononcées avec feu. Le comte Édouard sentait quelques larmes mouiller ses paupières mais il avait l’âme trop grande pour préférer la douce satisfaction de conserver son fils près de lui, au sentiment généreux qui le portait à embrasser une honorable carrière. Il tendit ses bras vers Eugène, le serra contre son cœur : Va, mon fils, lui dit-il, suis ta noble inspiration. Tu as pour guide et pour chef le meilleur de mes amis ; marche fidèlement sur ses traces, et Dieu te bénira. J’ai peu de jours encore à passer sur ce monde ; le seul bonheur auquel j’aspire ici-bas, c’est de conserver toujours la certitude que tu ne dévieras point du sentier de la religion, de la vertu et de l’honneur.

Eugène avait mis un genou en terre, et le comte Édouard, élevant ses mains vers le ciel, bénit ce fils si cher et appela sur lui les plus abondantes bénédictions. Le vieux sachem ne put être témoin de cette scène auguste et attendrissante, sans éprouver une profonde émotion. « Qu’il y a de grandeur et de noblesse dans le cœur des enfants de la France ! s’écria-t-il. Comment est-il possible que de tels hommes soient forcés de fuir leur patrie !... Mon fils, ajouta le vieillard, reçois aussi les vœux du vieux sachem iroquois ; puisse le Grand-Esprit, puissent les manitous protéger... »

Le vieillard s’arrêta tout à coup ; un trouble inconnu parut l’agiter ; il couvrit son visage de ses deux mains et resta quelque temps en silence.

L’heure du départ était passée.

Le capitaine et Eugène firent les derniers adieux ; on leur donna dans une corbeille de joncs, des galettes de riz, des oiseaux apprêtés et des fraises enfermées dans des écorces de merisier et de bouleau ; on se promît de se revoir au plus tôt ; puis les deux voyageurs montèrent sur un stage qui les conduisit rapidement au vaisseau.

Le comte Édouard parut pendant quelques jours vivement affecté du départ de son fils. La sensible Amélie, dont la peine n’était pas moins vive, cherchait à la dissimuler, afin de ne pas accroître celle de son père, et elle s’appliquait à le distraire de ses peines par tous les moyens qui étaient en son pouvoir.

Elle-même avait trouvé une consolation inattendue. Nantyla, la fille unique de sachem, commençait à faire avec elle une connaissance plus intime. Peu accoutumée à voir des Européens, la jeune Iroquoise s’était d’abord tenue à l’écart ; mais la bonté et la douceur d’Amélie avait gagné sa confiance, et comme son père avait appris la langue française dans ses rapports avec le Bas-Canada et l’avait enseigné lui-même à sa fille, elle adressa bientôt quelque parole d’amitié à Amélie.

Elle s’informa d’abord de son âge, de ses occupations, de ses jeux en Europe ; elle lui demanda avec une naïveté charmante quelles fleurs venaient dans sa patrie, si elles étaient épanouies. « Oh ! disait-elle, on m’a dit de si belles choses de ton pays de France, que tes yeux ne se plairont pas dans nos solitudes. L’arbre de ta demeure et les amis de ton enfance vont bien s’ennuyer de te savoir absente.

– À la vérité, répondait Amélie, mon départ a fait couler quelques larmes ; mais je le sens, la bonté du Ciel suit de près ses châtiments ; il m’a forcé d’abandonner des amis pour m’en faire retrouver d’autres. »

Nantyla présenta bientôt à Amélie quelques jeunes Iroquoises qui étaient ses compagnes. La jeune Française se montra envers elles pleine d’aménité et de bienveillance. Elle s’exprimait par geste pour leur faire des questions ou pour répondre à leurs demandes. Le plus souvent Nantyla leur servait d’interprète. Amélie s’informait de leur nom, de leur âge : les unes lui répondaient qu’elles avaient dix-sept neiges ; d’autres qu’elles avaient cueilli quinze fois la fraise sous les tulipiers, ou qu’elles avaient trois fois autant d’années qu’il y a d’œufs dans le nid de la fauvette. « Pour moi, dit Nantyla, je suis de l’âge d’Amélie ; j’ai vu dix-huit fois la récolte du maïs et de la folle avoine. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

La robe noire. – Piété des Iroquois catholiques. – Le saint sacrifice de la messe. – Amélie prie pour Nantyla. – Consolations qu’offre la religion.

 

 

Il y avait trois jours que, le comte Édouard jouissait de la plus généreuse hospitalité, et le lendemain était un dimanche. Avant de se fixer dans la hutte du sachem, il s’était informé s’il y avait dans les environs un prêtre catholique, et il avait appris qu’à quelques lieues de là un missionnaire français était venu s’établir au milieu d’une petite peuplade d’iroquois dont quelques-uns avaient embrassé le christianisme. Il demanda à son hôte de le faire conduire avec sa fille au village qu’habitait le missionnaire.

« Je vous y ferai conduire en sûreté, dit le vieillard ; je vous y accompagnerai même avec joie. J’aime les hommes religieux et je vénère les robes noires 1 ; mais nos manitous proscrivent ce culte nouveau, et ma peuplade est même sur le point de déclarer la guerre à nos voisins, parce qu’ils outragent le Grand-Esprit. Pour moi, je voudrais éloigner ce malheur et j’espère y parvenir. J’ai quelque connaissance de votre Dieu et de sa loi. Je sais que votre Dieu est grand et que sa loi est sainte.... »

En disant ces mots, un trouble pareil à celui qui avait agité le vieillard, lorsqu’il avait voulu bénir Eugène, s’empara de son âme et se peignit sur toute sa physionomie.

« Allez, dit-il, mon hôte et ami, allez visiter la robe noire, et recommandez à votre Dieu le vieux sachem et sa fille Nantyla. »

Le comte Édouard fut très ému des dernières paroles du vieillard. Il les conserva dans son cœur avec l’espérance qu’elles porteraient un jour d’heureux fruits.

Le lendemain le comte Édouard et sa fille se rendirent à la tribu voisine pour visiter le missionnaire et pour assister au saint sacrifice. Ils étaient guidés et escortés par quelques sauvages auxquels le sachem les avait confiés. Ce fut avec une joie inexprimable que le comte Édouard trouva le vénérable missionnaire. C’était un prêtre français qui venait de Lorette, grand village tout catholique, qui devait sa prospérité et sa civilisation aux robes noires.

Le missionnaire accueillit avec un vif sentiment de bonheur ses compatriotes ; il apprit avec intérêt leur histoire, et bénit la Providence qui réunissait sur une terre sauvage et lointaine des hommes de la même patrie. Le noble exilé ne fut pas médiocrement surpris en voyant de quel respect était entouré le prêtre catholique, et l’empressement avec lequel ces bons sauvages venaient s’enquérir si lui aussi était une robe noire et si cette jeune fille était une robe blanche. C’était le nom qu’ils donnaient à quelques religieuses qui étaient venues fonder au Canada un établissement en faveur des sauvages.

L’heure du saint sacrifice était arrivée ; des sauvages arrivaient de diverses peuplades voisines, et tous paraissaient pleins de recueillement et d’avidité de la parole sainte. Le missionnaire célébra la sainte messe sur un autel dressé sur le penchant d’une colline. Cette chapelle s’établit tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. Elle est formée par des perches plantées d’espace en espace, et entourée d’une grande tente de coutil, ouverte seulement par devant. Une planche de cèdre, dans laquelle la pierre est incrustée, sert d’autel. Le missionnaire la fait transporter avec lui. Au-dessus de l’autel on place un dais d’une grande magnificence. Il est orné de plumes brillantes des oiseaux magnifiques qui habitent ces contrées. Une natte de jonc teinte et bien travaillée, ou bien un tapis formé d’une grande peau d’ours, sert de marchepied.

Le service divin fut célébré avec beaucoup de dignité. Tous les sauvages y assistaient avec une piété touchante ; quelques-uns versaient des larmes, et un assez grand nombre s’approchèrent de la sainte table. L’attendrissement du comte Édouard et de sa fille était à son comble. Pénétrés de la plus vive ferveur à la vue des prodiges de la miséricorde divine sur cette terre lointaine, ils ne pouvaient assez bénir le Seigneur de leur faire retrouver, au milieu d’une peuplade d’Iroquois, le bonheur de participer aux saints mystères de la religion, qui étaient proscrits dans leur propre patrie.

Amélie éprouvait de son côté une félicité et des délices dont on peut à peine se faire une idée ; elle avait bien reconnu et adoré le Dieu tout-puissant, le Dieu créateur, dans les merveilles de la nature dont surabonde le nouveau monde ; mais il y avait quelque chose qui allait plus profondément et plus vivement à son cœur dans ces augustes mystères de la religion chrétienne qui avaient fait jusque-là la joie et le bonheur de sa vie. Comme toutes les affections de son cœur s’ouvrirent aux effusions d’une ineffable piété ! Comme elle se promit de s’asseoir elle-même au banquet sacré pour nourrir son âme du céleste aliment dont elle était depuis si longtemps privée !

Le souvenir de Nantyla lui revint aussi dans l’esprit, et elle ne pouvait sans attendrissement penser au bonheur qu’elle éprouverait en se trouvant réunie avec la vierge iroquoise au pied de l’autel du vrai Dieu. Des larmes coulèrent en abondance des yeux d’Amélie ; tant de souvenirs, tant de sentiments se pressaient en elle, qu’elle pouvait à peine réunir ses pensées, et qu’elle offrait à son divin Sauveur tous ses vœux, tous ses désirs, toutes ses affections, sans pouvoir les exprimer.

Lorsque la cérémonie sainte fut terminée, le comte Édouard se retira avec le missionnaire et s’entendit avec lui pour multiplier ses visites et pour puiser dans ces rapports les forces et les consolations que la religion procure à ses enfants. Il l’engagea fortement à se rendre chez le vieux sachem, lui communiquant les espérances qu’il avait conçues sur ses dispositions bienveillantes ; mais le missionnaire craignait avec raison, par une démarche prématurée, de nuire au succès de l’entreprise, et d’allumer la discorde et la guerre entre les diverses peuplades. Il engagea le comte à reconnaître la généreuse hospitalité qu’il recevait du sachem, en procurant à son hôte le bonheur de connaître et d’embrasser le christianisme. « Nous nous reverrons souvent, ajouta le missionnaire ; ce peuple a un sens droit ; il est généreux et loyal ; il respectera vos infortunes et verra avec plaisir les exemples de piété que vous lui donnerez. »

On se sépara en fixant les jours où l’on pourrait se revoir. Le comte et sa fille ne pouvaient point trouver dans leur exil de plus douce consolation, et ils furent fidèles à se rendre dans la tribu voisine, toutes les fois qu’ils avaient lieu d’espérer d’y rencontrer le digne ministre du Seigneur.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

Chasse aux colombes. – Les chapeaux de joncs. – Culture des fleurs. – Cantiques. – Récits de l’Histoire sainte – La lune des nids. – Promenade au Niagara. – La pirogue sur la rivière de la Chasse. – Magnifiques perspectives. – La fin d’un beau jour n’est pas toujours le présage d’un riant lendemain. – La prière du soir. – Le lac et ses périls. – Mugissement de la cataracte. – Amélie se repose à l’ombre d’un magnolia.

 

 

Amélie nourrissait dans son cœur un grand projet. Elle s’attachait de plus en plus à sa chère Nantyla, et elle se plaisait à prendre les habitudes iroquoises et la manière de vivre de sa compagne, afin d’entrer plus avant dans sa confiance et de pénétrer plus profondément dans son cœur. Ainsi elle l’accompagnait dans ses jeux innocents ; elle allait avec elle à la chasse aux colombes à l’époque de leur migration. On se rendait sur les rives d’un lac voisin de l’habitation du sachem, et que bordaient des plantations de chênes-saules et d’érables. Là venaient s’abattre des groupes de ces inoffensifs voyageurs, fidèles au banquet de la Providence. Rien ne leur manque en ces lieux : l’onde limpide d’une source, quelques brins d’herbe, des milliers d’insectes voltigeant sur la surface des eaux, la fraîcheur des ombrages, suffisent abondamment à leurs besoins. La blancheur de leur plumage les trahissait facilement sous la verdure des arbres ; on leur tendait des filets où elles venaient fort bénignement se prendre ; on en choisissait quelques-unes qui paraissaient les plus jolies ou les plus faciles à apprivoiser, et on rendait les autres à la liberté.

Souvent Amélie leur liait autour du cou, ou sous les ailes, de petites bandes de papier sur lesquelles elle avait mis son nom et celui de son pays, dans l’espoir peut-être que, s’égarant de leur route ordinaire, elles porteraient des nouvelles à ses amies mais ces souvenirs de l’exil, loin d’aller faire battre un cœur connu, étaient destinés à des mains étrangères et ne devaient être payés que d’indifférence.

D’autres fois elles allaient cueillir ensemble la fraise purpurine dont l’incarnat teignait les gazons d’alentour. Amélie apprenait aussi à tisser des nattes, des paniers, ou de légers chapeaux de jonc ; de son côté elle enseignait à ses amies à faire glisser l’aiguille sur des dentelles ou des tapis qu’elle embellissait de dessins.

Dans des passe-temps plus doux, elle cultivait quelques peurs, et choisissait de préférence celles qui lui rappelaient la patrie. Assise près de sa compagne, sous l’ombre des acacias, elle faisait entendre à ses oreilles émerveillées quelques-uns des beaux cantiques à Marie, qui peignaient si bien la piété de son cœur et sa confiance en da Reine des vierges. Penchée, pour mieux entendre, Nantyla pleurait ou souriait tour à tour, selon que les larmes ou la joie paraissaient sur la figure de la jeune Européenne.

À ces amusements succédaient aussi de sérieux entretiens. On parlait souvent de religion. L’homme est un être si faible, si rempli de besoins, qu’il ne saurait demeurer longtemps sans recourir à l’Être tout-puissant de qui il tient l’existence et vers lequel tout en lui-même et dans la nature tend à le rappeler.

La jeune catholique cherchait dans sa mémoire les récits qu’elle croyait les plus propres à toucher son intéressante amie : Joseph vendu et reconnu par ses frères, le jeune Tobie conduit par un ange, l’élévation d’Esther, la naissance d’un Dieu-homme dans une crèche, sa mort sur une croix pour le salut du monde. Elle lui parlait souvent de la sainte Vierge Marie, et il n’arrivait presque jamais que l’entretien cessât sans que Nantyla ne répandît des larmes d’attendrissement.

On était au commencement du mois de juin, appelé par les Indiens la lune des nids. Les deux exilés semblaient aussi heureux qu’ils pouvaient l’être. Le plus doux accord régnait dans la hutte du sachem : les préventions contre la Prière 2 diminuaient de jour en jour, et l’on entrevoyait le moment où le missionnaire aurait pu visiter le sachem chez lui. En attendant cet heureux jour, on forma le projet d’une longue promenade. Le comte Édouard avait témoigné plusieurs fois le désir de voir le Niagara. Les jours étaient beaux et paraissaient devoir l’être longtemps : on avait entendu le matin dans les savanes le chant de la fauvette.

À quelque distance de la demeure, coulait, du nord au sud, la rivière de la Chasse, ainsi appelée parce qu’on descendait son cours pour aller chasser le castor le long des cinq lacs. Elle coulait lentement et allait se jeter dans le lac Ontario. On résolut de se diriger par là vers la cataracte. Le père de Nantyla y fit disposer une pirogue et des provisions, et l’on descendit sans crainte dans la petite barque qui semblait n’avoir à redouter ni écueil ni tempête.

Nantyla et Amélie étaient assises à la proue de la nacelle, et le comte, placée par-derrière, près du sachem, appuyé sur sa pagaie. Secondées par une brise soufflant du nord, les eaux emportaient doucement la pirogue. Il n’était pas besoin de ramer ; il fallait seulement maintenir le canot en ligne droite, pour l’empêcher de heurter le bord. Le ciel était pur, et l’atmosphère douce.

Quelquefois de beaux nuages, portés sur des vents comme des chars légers, fuyaient avec une grâce inimitable. Les eaux de la rivière étaient aussi claires que les cieux qu’elles réfléchissaient.

À droite et à gauche s’élevaient de petits rivages taillés à pic, et tapissés admirablement par des festons de convolvulus à fleurs blanches et bleues, de longues graminées et des plantes de toutes les couleurs.

À mesure que le canot s’avance, on voit s’ouvrir de nouvelles scènes. Tantôt ce sont des vallées solitaires et riantes, tantôt des collines pierreuses et couvertes à peine par quelques bruyères mourantes. Ici, c’est une forêt de cyprès qui découvre avec mystère ses sombres avenues ; là, un léger bois d’érables, à travers lequel le soleil passe en fils d’or. Quelquefois les arbres sériés sur le rivage forment un épais rideau de verdure, et quelquefois clairsemés ils bordent la rive comme des plantations symétriques. À travers une humide draperie de verdure, la poule d’eau montrait timidement la tête, et puis disparaissait pour se montrer encore, tandis que du haut d’un rocher et d’un tronc miné par les eaux, le chamois et le martin-pêcheur semblaient regarder cet innocent équipage.

Çà et là des touffes de groseilliers et des guirlandes d’une espèce de vignes chargées d’un fruit semblable à celui de la framboise s’inclinaient sur les eaux et présentaient des obstacles aussi agréables qu’utiles ; car tandis que le sachem écartait ces lianes embaumées, Amélie et Nantyla en détachaient les fruits délicieux, que la Providence semblait avoir semés exprès pour eux le long de la rivière.

Quand l’heure du repas était arrivée, ou plutôt quand la faim se faisait sentir, on tirait la pirogue dans quelque léger enfoncement d’où sortait une onde aussi pure que le cristal, et là, sous l’ombre d’un bel acacia, dont les branches retombaient en guirlandes de fleurs, on faisait un repas frugal et bien préférable à ceux des tables où règnent le luxe et la profusion. Goûtez, goûtez, heureux amis, ces innocents plaisirs. La fin d’un beau jour n’est pas toujours le présage d’un riant lendemain ; souvent nos sourires sont effacés par des larmes bien amères !

Quand le soir était venu, le sachem pliait la petite voile et fixait la pirogue à un arbre de la rivière. On montait sur le bord, et là, assis sous le large feuillage d’un magnolia, on attendait la nuit. Le comte Édouard s’agenouillait avec sa fille et faisait la prière du soir. Nantyla sollicitait souvent de son père la permission de prier avec sa compagne. Le sachem la lui accordait, mais lui n’y prenait point part. Assis auprès d’eux, il fumait d’un air rêveur son calumet.

Qu’elle était touchante, cette prière de l’homme, s’élevant du sein de la solitude ! Qu’il était beau de voir cet être, le roi de la nature, reconnaissant sa faiblesse et sa dépendance, élever son cœur vers Celui qui peut tout et à qui rien n’échappe dans tout l’univers !

On entra bientôt dans le lac Ontario. On voguait toujours assez près du bord pour pouvoir le regagner au moindre danger. Çà et là on apercevait, dispersés sur les eaux, de petits canots renfermant toute une famille. Rien n’est effrayant comme de voir ces Indiens s’aventurer, dans de minces nacelles d’écorce, sur un lac où les orages sont si fréquents et si terribles ! Assis gravement dans le fond de leur bateau, frappant en mesure les eaux de leur pagaie, ils s’avancent sans frayeur au milieu d’un élément qui menace de les engloutir. Ils montent ou descendent, comme en se jouant, sur le dos des vagues. À leur fière contenance, à leur imperturbable sang-froid, vous croiriez qu’ils tiennent les vents dans leurs voiles et qu’ils ont fait un pacte avec les flots ; aussi paient-ils souvent bien cher leur inconcevable témérité.

Des alarmes continuelles planent sur la surface de ce lac ; les eaux s’y soulèvent avec une rapidité inexplicable. Entendez-vous ces bruits sourds dans le lointain ? Voyez-vous ces flots qui s’agitent d’eux-mêmes et semblent prendre plaisir à entrouvrir leurs abîmes ? Malheur au canot trop écarté qui ne pourra regagner le rivage !

Aussitôt que l’expérimenté vieillard s’apercevait d’un danger prochain, il fixait la nacelle à quelques rameaux, et nos voyageurs s’asseyaient au pied de quelques gros chênes, les yeux tournés vers le lac, que voilait à demi un clair rideau de feuillage. Le bruissement du vent sur la forêt, le continuel balancement des arbres, le saut pittoresque des eaux, auraient peut-être charmé les yeux et l’oreille, si l’esprit ne rattachait quelque idée d’infortune à ces spectacles si admirables par eux-mêmes.

Aussitôt que la tranquillité avait reparu sur les eaux, on détachait la pirogue et l’on continuait à longer le rivage.

On côtoya bientôt les terres de Niagara. Le solennel mugissement de la cataracte se faisait entendre dans le lointain. Il n’était pas permis de s’avancer plus loin sans la permission du sachem de ce canton. L’Iroquois et Nantyla allèrent la demander, laissant le comte Édouard et sa fille à la garde de la nacelle. La demeure du sachem était à peu près éloignée d’une lieue ; on s’y rendait par un étroit sentier percé dans une sombre forêt.

La chaleur du soleil avait causé un violent mal de tête à Amélie ; elle était fort souffrante, et elle s’était couchée sous l’ombre d’un magnolia, non loin d’un ruisseau qui tombait à petit bruit dans le lac. Son père avait abaissé des branches autour de sa tête, pour lui donner plus de fraîcheur et la garantir des piqûres des maringoins.

Le comte Édouard, la voyant endormie, s’éloigna un peu pour ne point la réveiller ; et, s’asseyant au pied d’un arbre touffu, il rêvait, dans cette majestueuse solitude, à sa patrie et aux douceurs d’un exil qui lui avait semblé devoir être si amer.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

Affreuse catastrophe. – Le comte Édouard a disparu. – Le sachem et Nantyla sont de retour. – Plus d’espoir. – Terreur superstitieuse de l’Iroquois. – Le Grand-Esprit et les manitous. – La rose se fane.

 

 

On silence presque effrayant s’étendait au loin sur les bois et sur le lac. Rien ne l’interrompait que le bruit clair du serpent à sonnettes, secouant de temps en temps ses écailles sous les ardeurs du midi, ou le saut brusque des poissons pour saisir les insectes volant à la surface des eaux.

Tout à coup on entend dans la forêt comme des froissements et des brisements de branches. Le bruit approche et va toujours croissant ; on dirait la course impétueuse d’un robuste animal se frayant un passage à travers mille obstacles. Le comte Édouard se lève et s’avance dans le sentier, croyant que c’étaient des Indiens qui ramenaient le sachem et Nantyla.

Six sauvages n’ayant de l’homme que la figure, tout couverts de peaux de loups-marins, sortent aussitôt de l’épaisseur des ombrages. Ils avaient sous le bras des outres qu’ils allaient sans doute emplir à la rivière. En apercevant le comte, ils s’élancent sur lui avec une joie féroce, et l’entraînent dans la forêt, sans lui donner même le temps de jeter un cri de frayeur.

Rarement le sauvage suit dans les bois les chemins frayés ; fier de ses forces, il préfère aux sentiers battus ceux qu’il s’ouvre avec une adresse et une facilité incroyables. Heureusement pour Amélie ; car, s’ils avaient gagné le ruisseau par la petite voie au bout de laquelle elle était couchée, avec quel effroi cet ange de douceur et d’innocence se serait-elle réveillée dans les bras des féroces ravisseurs !....

Il y avait déjà plus d’une heure que le comte Édouard était captif, peut-être même immolé à la fureur des sauvages. Amélie se réveille ; elle écarte le voile de feuillage qui lui couvre la tête ; et puis, le sourire sur les lèvres, elle promène ses regards autour d’elle, pour annoncer à son père qu’un sommeil bienfaisant avait dissipé son mal.... Ses yeux ne rencontrent personne ; son sourire expire sur sa bouche. Elle se lève vivement pour regarder dans la barque ; et puis, effrayée de se voir seule, elle jette un cri d’épouvante qui se perd dans la profondeur des bois. Une affreuse pensée traverse son esprit ; de grosses larmes roulent de ses yeux ; elle parcourt le sentier, s’enfonce sans effroi dans la forêt ; elle va, elle revient, elle passe et repasse mille fois sous le chêne où son père était assis. Elle crie, l’appelle de toutes ses forces, répète mille fois son nom ; et, prêtant une oreille inquiète, elle écoute si nulle voix ne lui répond. La solitude est sans voix ; des silences effrayants succèdent aux silences.

L’orpheline, haletante de fatigues et de douleur, s’assit au milieu du chemin, les yeux fixes et tournés vers l’endroit par où devaient revenir le sachem et sa fille. C’était là sa seule ressource, sa dernière espérance. Peut-être son père s’était-il avancé à la rencontre du vieillard.

« Mais pourtant, se disait-elle en elle-même, m’aurait-il abandonnée seule, pendant mon sommeil, au risque d’être enlevée par des sauvages ou dévorée par des bêtes féroces ! Non, je ne reconnais pas là la tendresse d’un père. »

Quand l’infortune pèse sur l’homme, et que son cœur est dans les angoisses, ses yeux, par un sublime instinct, cherchent le ciel : ses mains s’élèvent vers le lieu d’où lui peuvent venir le secours et le calme. La prière est une douce rosée qui rafraîchit l’âme quand quelque vent brûlant vient à passer sur elle. Aussi la fille d’Édouard, percée d’un glaive de douleur, se jette à genoux ; puis, tirant de son sein un petit médaillon représentant l’image de la sainte Vierge, elle l’embrasse avec amour ; et, collant sur la sainte image des regards d’espérance :

« Ô Marie, s’écrie-t-elle, ô Marie, toi qu’on n’a jamais invoquée en vain, protège mon père, rends-le à ma tendresse !.... »

Un torrent de larmes étouffa sa voix ; son cœur brisé continuait à prier ; sa bouche ne pouvait prononcer une seule parole.

Bientôt elle aperçoit Nantyla revenant seule avec son père. Un cri les interroge ?..... Plus d’espoir !..... Son malheur n’est que trop certain. Le sachem et sa fille, voyant ses larmes et ses gémissements, osent à peine lui en demander la cause. Sa douleur, l’absence de son père, ne leur font que trop présager un affreux malheur.

« Vénérable sachem, s’écria Amélie en cherchant à arrêter ses sanglots, tu peux mêler tes larmes aux miennes. Je n’ai plus de père !.... C’en est fait, ma chère Nantyla, je suis la plus infortunée des enfants !.... »

Elle leur dit que son père avait disparu pendant qu’elle dormait, et qu’elle ne savait ce qu’il était devenu.

Le vieux sachem branla longtemps la tête ; l’effroi se peignit sur sa figure ; un tremblement convulsif agita ses membres.

« Affreuse vengeance ! dit-il à voix basse ; je l’avais prévue !.... »

Puis il s’arrêta tout court ; et, jetant les yeux sur Amélie, dont le visage inondé de larmes était aussi blanc que la neige.

« Ma fille, dit-il, fuyons ; fuyons au plus vite.

– Oh ! je vous en conjure, s’écria la jeune tille d’une voix pénétrante, vous l’ami de mon père, vous mon seul protecteur, ne m’arrachez pas à ces lieux sans que nous l’ayons retrouvé !....

– Fuyons !.... fuyons !.... » répétait sans cesse le vieillard.

Nantyla se jeta aux genoux de son père ; Amélie les tenait étroitement embrassés ; toutes deux, par leurs sanglots, le conjuraient de ne pas abandonner ces bois avant d’avoir fait toutes les recherches possibles pour avoir des nouvelles du comte Édouard.

Le vieux sachem, en proie à une extrême agitation, erra avec elles le reste du jour dans la profondeur de la forêt, au risque de s’y égarer ou d’y rencontrer des bêtes féroces. Ils s’enquéraient aux huttes de sauvages qu’ils rencontraient si l’on n’avait pas vu un Européen. Aucune trace, aucun vestige, aucune nouvelle.

Le soir approchait. « Ce lieu est maudit du Grand-Esprit, dit le sachem, il nous faut fuir ; nous ne pouvons passer ici la nuit. »

L’inconsolable Amélie dut céder, on regagna la pirogue, on remonta quelque temps vers le nord pour se reposer dans un endroit plus propice.

Le lendemain on reprit le chemin de la hutte. Que cette seconde navigation était différente de la première ! Tout ce qui transportait de joie deux jours auparavant n’excitait plus alors que de douloureux souvenirs. Que faut-il, hélas ! pour remplir une vie d’amertume ? Une heure et moins qu’une heure. Ni le parfum et la variété des fleurs, ni le miroir transparent des ondes, ni le chant des oiseaux, ni la beauté du ciel ne pouvaient plus rien sur les cœurs.

Le père de Nantyla semblait avoir perdu toute sa fermeté. Frappé d’une profonde frayeur :

« C’est ici, dit-il, qu’habite le génie redoutable des Iroquois ; nous sommes sur le théâtre de ses vengeances. Que d’impies ont été dévorés par ces abîmes ! Malheur au profane qui méprise les dieux !... »

En prononçant ces mots, le superstitieux vieillard tirait ses manitous du fond de la pirogue et les suspendait à la petite voile. De temps en temps il versait dans le lac, en forme de libation, des coupes remplies du suc d’érable et de sumac. L’orpheline de France, la tête penchée, les yeux fixes, ne prononçait aucune parole ; on n’entendait que le bruit sourd de ses sanglots. De temps en temps elle se retournait pour voir encore une fois les lieux où elle avait perdu ce qu’elle avait de plus cher au monde. Nantyla était malade de douleur. On rentra à la cabane, le cœur plein de tristesse et de regrets sur un voyage qui faisait et qui ferait couler tant de larmes.

Dès lors, la hutte et les lieux d’alentour ne présentèrent plus que l’image du deuil des joies les plus innocentes avaient disparu ; la cruelle infortune d’Amélie avait étendu un silence de mort sur toutes les habitations voisines.

Elle s’asseyait souvent dans les petits bosquets qui entouraient sa demeure. Tous ces beaux lieux, loin d’adoucir son chagrin, ne faisaient que lui rappeler le souvenir de ce bon père, qu’elle y avait vu tant de fois auprès d’elle. Ni la douceur des ombrages, ni le frais de la brise ne pouvaient éteindre le feu de sa douleur. Quelquefois elle gravissait les rochers les plus élevés qui bordaient les lacs voisins, et là elle passait des heures entières à regarder la forêt dans laquelle son père avait été ravi à son amour ; quelquefois il lui semblait que ses yeux allaient rencontrer la figure de ce père chéri ; il lui semblait entendre sa voix, le voir s’avancer vers elle ; mais l’illusion ne pouvait pas tromper longtemps sa tendresse, et la réalité de son infortune lui apparaissait dans toute sa rigueur.

La pauvre exilée dépérissait à vue d’œil ; les larmes qu’elle versait souvent avaient creusé de larges rides sur sa figure. À la voir si pâle et si abattue, on aurait cru que ce n’était plus Amélie. Son aimable enjouement, son gracieux sourire avaient fait place à une tristesse qui semblait inconsolable ; sa tête se penchait, pouvant à peine se soutenir. Telle, sous les premiers rayons d’un soleil naissant, la rose de Saron réjouit le voyageur par ses parfums et ses couleurs ; mais bientôt, sur son fragile calice, passe et repasse le souffle brûlant du midi : elle se ride, se fane, et, de la plus brillante des fleurs, il ne reste plus que quelques feuilles sur le chemin.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

La prière. – Nouvelles terreurs. – Hymne des pleurs. – Triste cortège. – Espère en Marie !... – Amélie reste seule. – Dieu veille sur celui qui souffre.

 

 

Il n’y avait qu’une seule chose qui pût apporter quelque adoucissement aux peines d’Amélie ; c’était la prière. C’était là sa seule ressource, sa seule consolation, son seul soutien. Il n’était point d’heure dans le jour où il ne s’élevât de son âme quelque aspiration fervente vers le Dieu tout-puissant qui tient entre ses mains le sort de tous les hommes. Que de fois et avec quelle abondance de larmes elle récita la dizaine du rosaire, souvenir d’amitié de Mélanie !

C’étaient seulement ces moments consacrés à la prière qui apportaient une trêve à ses douleurs ; et ce qu’il y avait de remarquable, c’est que toujours, après la récitation du rosaire, il venait se poser sur son cœur quelque chose de doux comme l’espérance.

Nantyla partageait l’affliction de son amie et prenait part à toutes ses démarches et à toutes ses actions ; elle l’accompagnait partout, gardant presque toujours le silence, par respect pour ses infortunes. Elle s’unissait à elle dans ses prières, et c’était un spectacle attendrissant de voir la vierge de France et la vierge iroquoise, ensemble à genoux sur les bords du lac ou au sommet d’un rocher, prier Marie de prendre sous sa protection un père infortuné et une malheureuse orpheline.

Le vieux sachem avait le cœur trop bon et trop droit pour n’être pas touché de la cruelle situation où la jeune Française se trouvait réduite ; mais il était sous l’empire d’une préoccupation constante qui paraissait l’absorber tout entier. Il parlait à peine à Amélie et cherchait à dissimuler la part qu’il prenait à ses malheurs.

Un jour enfin que le vieillard paraissait, plus agité que de coutume, « Infortunée orpheline, dit-il à Amélie, ton sort est à plaindre, et le mien l’est autant que le tien. Nos dieux sont irrités et ils se vengent. Ton père est victime de leur colère, et leur malédiction s’est appesantie sur mon toit. J’aurais offensé le Grand-Esprit, si je n’avais pas ouvert ma porte à toi et à ton père si je t’avais repoussé loin de l’arbre de ma demeure, si j’avais laissé à nos forêts le soin de t’abriter. Là était mon devoir. Plus loin a été ma faute. Mon cœur goûtait la prière, et il a formé un jour la résolution de quitter nos manitous pour ton Dieu. Le Grand-Esprit a regardé mon projet, et il s’est enflammé de courroux contre moi et contre mon séducteur. Un grand malheur nous est arrivé, s’écria le sachem en touchant avec une longue baguette les manitous qu’il avait suspendus à un magnolia planté devant sa hutte ; de plus grand malheurs nous menacent. Vois ces branches desséchées sur ce bel arbre, qui naguère était entièrement couvert de feuilles et de fleurs ! Une affreuse calamité va tomber sur nous. Nantyla, ma fille, mon unique, tu écoutes la voix enchanteresse qui avait commencé à me séduire ! Nantyla ! que vas-tu devenir ?... »

Le vieillard se couvrit le visage de ses deux mains, comme il avait coutume de faire lorsqu’il était en proie à la terreur ; et, après un assez long silence, qu’Amélie, glacée d’effroi, n’avait pu rompre : « Vierge d’Europe, il te faut quitter ces lieux maudits ; n’attends pas que le vent de la colère se déchaîne davantage contre nous. J’ai envoyé sur les bords de la mer pour s’assurer de la première arrivée d’un navire de ton pays ; ta patrie ne te repoussera pas, et tu porteras moins péniblement ton deuil dans les lieux qui t’ont vue naître et grandir. Tu n’as pas vu Nantyla ce matin ; je dois l’éloigner jusqu’à ton départ ; jette-lui un dernier adieu !... »

Au même moment, un groupe d’Iroquoises sortit d’un petit bois voisin ; elles portaient sur leurs épaules une litière formée de branches d’arbres et couverte de fleurs. Nantyla y était assise, attachée avec des lianes et des bandelettes ; elle versait des larmes, et ses compagnes, qui l’entouraient, s’arrachaient les cheveux en répétant dune voix gémissante les strophes de l’hymne des pleurs :

 

« Pleurez, nos yeux, pleurez. Le soleil se voile d’un crêpe funèbre ; le vent souffle la mort ; le reptile dépose son venin sur les fleurs ; une montagne est posée entre le père et la fille. Pleurez, nos yeux, pleurez, et que nos larmes aillent grossir les ondes de l’Ontario et fléchir l’Esprit irrité.

» Heureux le temps où elle ne portait de parures que celles que nous lui avions choisies ! Heureux le temps où nous tressions ses cheveux, où nous cueillions avec elle les feuilles du mûrier, où nous luttions de vitesse avec le chevreuil, et d’harmonie avec la linotte au cou d’azur. Heureux jours, vous vous êtes écoulés plus rapides que l’Ottawa s’élançant des rochers, et, comme lui, vous ne remonterez point vers les montagnes. Pleurez, nos yeux, pleurez, et que nos larmes aillent grossir les ondes de l’Ontario et fléchir l’Esprit irrité !

» Plus une calebasse est précieuse et ciselée avec art, plus on regrette de la voir brisée. Plus une zagaie est d’un acier pur, plus on redoute de la voir tomber entre les mains de l’ennemi ; plus un agneau est d’une blancheur éclatante, plus on maudit la dent sanglante qui le déchire. Pleurez, nos yeux ; pleurez, et que nos larmes aillent grossir les ondes de l’Ontario et fléchir l’Esprit irrité.

» Cet arbre, qui promettait de si belles fleurs, a été touché par un souffle impur. L’enfant de l’Érié se rit du javelot et du bouclier du géant ; il s’élance sur les flots comme sur un coursier ; il ne redoute ni l’éclair qui serpente dans la nue, ni la voix terrible du tonnerre ; mais, quand vient l’heure de la colère de son grand Manitou, il ne peut que baisser la tête et mourir. Fleurez, nos yeux, pleurez, et que nos larmes aillent grossir les ondes de l’Ontario et fléchir l’Esprit irrité. »

 

Le triste cortège passait lentement en face d’Amélie. Nantyla ne faisait aucun mouvement et paraissait une victime résignée à son sort. Ses yeux cependant s’abaissèrent sur la jeune Française, comme pour lui dire un éternel adieu. Amélie, animée d’une force surhumaine, courut vers la litière : « Vous ne me refuserez pas, s’écria-t-elle de donner à ma compagne un dernier baiser. Je vais quitter ces lieux si longtemps hospitaliers. Ô Nantyla ! que nos cœurs restent toujours unis !.... »

Les compagnes de la jeune Iroquoise mirent un genou en terre, pour qu’Amélie pût donner à Nantyla les derniers témoignages de sa tendresse. Les adieux des deux amies se firent au milieu des sanglots et des larmes, et avec une expression si attendrissante que les cœurs les plus farouches en auraient été émus. Le sachem avait détourné la tête.

Avant de se séparer de Nantyla, Amélie lui remit dans la main le petit médaillon de la sainte Vierge. L’Iroquoise le porta à ses lèvres, le baisa avec respect. « Espère en Marie ! » dit la jeune Française. Et les compagnes se relevèrent, et elles continuèrent leur marche vers le lieu où Nantyla devait fixer son séjour.

Le sachem fit signe à Amélie de ne pas l’accompagner ; et, s’appuyant sur une longue branche d’arbre, dont l’extrémité était couronnée de feuilles, il suivit de loin sa fille.

Amélie resta seule ! Quelle déplorable situation pour une enfant si jeune, si inexpérimentée, si peu accoutumée aux catastrophes qui se succédaient sans relâche. Pour comble de malheur, le seul être sur la terre qui eût pu la consoler, la guider, la fortifier, le vénérable missionnaire, avait été appelé à prêcher la foi dans le Labrador, et il avait dû quitter le pays des Iroquois pendant que nos Français étaient allés faire leur promenade au Niagara. Elle est donc là, cette infortunée, sur cette terre sauvage, délaissée de tous et livrée à toutes les angoisses qui peuvent déchirer un cœur, seule, sans appui, sans défenseur.

Que dis-je, seule ? Ô mon Dieu ! n’êtes-vous pas près de celui qui souffre ? Votre paternelle providence n’a-t-elle pas l’œil sur l’orphelin abandonné ? N’a-t-elle pas guidé vers le rivage la corbeille où Moïse enfant avait été exposé ? N’a-t-elle pas adouci pour le jeune Daniel la dent féroce des lions ? N’a-t-elle pas préservé le chaste Joseph des pièges tendus à sa vie et à son innocence ?

Amélie, dans ce douloureux abandon, sentit au fond de son cœur une consolation inattendue ; elle se jeta à genoux : « Ô mon Dieu, dit-elle, ô mon Dieu, prenez pitié de votre enfant ! Il n’y a pour vous ni peuple sauvage ni contrée inconnue ; me voilà jetée seule sur une terre étrangère !...... Que vais-je devenir ? Je ne vous demande pas le retour dans ma patrie..... Je ne vous demande pas de recouvrer nos richesses.... Mon père, ô mon Dieu, mon bon père ! oh ! protégez-le et rendez-le à mon amour..... » Amélie continua à prier avec une ferveur qui se peignait sur son visage et avec une douceur sensible ; elle récita ensuite la dizaine du rosaire, que, depuis la catastrophe, elle avait toujours offerte deux fois par jour à Marie à l’intention de son père.

Elle avait à peine fini, qu’elle entendit le bruit de plusieurs pas qui s’avançaient vers la hutte. C’étaient des Iroquois que le sachem avait envoyés vers le rivage et qui s’empressaient d’annoncer en toute hâte qu’un navire français venait d’aborder à la côte de Portland.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

Cruelle anxiété. – Un navire a mouillé à Portland. – Le bois de l’expiation. – Arrivée d’Eugène. – Projet de retour en France. – Le père adoptif. – La piété filiale.

 

 

L’anxiété d’Amélie devenait de plus en plus vive. Elle attendait avec inquiétude le retour du sachem, qui allait décider de son sort, et qui sans doute allait l’abandonner entre les mains d’inconnus, et l’éloigner à toujours de cette terre où elle laissait un père si justement chéri.

Il n’y a rien de plus cruel pour un cœur sensible que l’incertitude sur le sort d’un être véritablement aimé. Quand un malheur est certain, positif, irrécusable, quelque terrible que soit le coup dont on est frappé, on peut envisager tout ce que l’infortune a de réel, et il devient moins pénible d’offrir à la volonté divine un sacrifice qu’elle a jugé nécessaire. Mais il est bien plus difficile de prendre un parti décisif, quand on est constamment ballotté entre la crainte et l’espérance, quand, au moment même où par un effort généreux vous vous soumettez à tout ce qu’il peut y avoir de plus rigoureux dans les desseins de la Providence, vous sentez s’élever dans votre âme un espoir que des circonstances inattendues peuvent réaliser.

Telle était la situation d’Amélie, et elle y aurait succombé certainement, si Dieu, qui envoie des épreuves à ceux qui l’aiment, ne leur donnait en même temps les forces nécessaires pour les supporter.

Le sachem ne rentra pas le soir. Amélie, seule dans la hutte, passa la nuit sans sommeil, dans la prière et dans les larmes. La douleur qui l’accablait était tellement forte, qu’elle ne s’était pas préoccupée des dangers auxquels elle pouvait être exposée. Son père et Nantyla absorbaient ses pensées.

Lorsque, vers le milieu du jour, le sachem revint vers sa cabane, il ne put s’empêcher d’être ému en apercevant la physionomie pâle et défaite de la jeune Européenne. « Dieux cruels !... » murmura-t-il tout bas. Et comme s’il eût craint de s’attirer de nouveaux malheurs, il n’en dit pas davantage ; et, s’adressant à Amélie :

« Je viens d’apprendre qu’un navire de votre nation a mouillé à Portland ; demain nous nous dirigerons vers la mer. Puisse votre départ apaiser nos dieux, et sauver la vie à votre père, s’il en est temps encore !

– Et Nantyla ?

– Je l’ai mise en sûreté dans le bois de l’expiation ; j’ai ordonné les sacrifices et les libations qui peuvent calmer le courroux du Grand-Esprit. Vous seule, dans ce moment, êtes exposée à sa vengeance.

– Ô mon Dieu ! s’écria Amélie d’une voix forte ; ne souffrez pas que notre séjour dans ces contrées puisse confirmer ce digne vieillard dans ces fausses croyances. Ô Marie, mon appui et ma protectrice, jetez un regard de compassion et sur eux et sur nous ; et, par un trait signalé de votre clémence, montrez que vous êtes notre mère ! »

Au moment où Amélie achevait ces paroles, un son de voix qui ne lui était pas inconnu retentit à ses oreilles. « C’est lui, c’est Eugène !... » Et en un instant elle fut dans les bras de son frère.

Eugène l’avait à peine reconnue, tant ses traits étaient altérés, tant ses yeux avaient versé des larmes, tant son visage était couvert d’une triste pâleur ! « Qu’est-il donc arrivé ici ?... dit-il. Où est mon père ?.... »

Un silence expressif fut toute la réponse. Le capitaine Henry s’avança vers le sachem, qu’il voyait aussi plongé dans une profonde tristesse. « Suis-je réduit à pleurer le plus cher de mes amis ? lui dit-il..... Parlez, répondez ; ne me laissez pas plus longtemps dans une aussi cruelle perplexité. »

Le sachem raconta en peu de mots la catastrophe du Niagara. « Noble fils de l’Europe, dit-il en finissant, vous avez, sans le vouloir, enlevé le sommeil de ma natte et la vie à l’arbre de ma demeure. Nos manitous sont irrités contre votre culte ; ils connaissent la vengeance, et ils l’exercent sur vous et sur moi. Je ne veux pas nourrir plus longtemps en vous un espoir que j’ai depuis longtemps perdu moi-même. Le comte Édouard n’est plus. Ou il a été dévoré par les bêtes féroces, ou il sera tombé entre les mains de nos plus cruels ennemis, ou, ce qui est plus probable encore, il aura été enlevé par le Grand-Esprit, et précipité dans les abîmes de l’Ontario, dont nul n’est jamais revenu.

– A-t-on fait toutes les perquisitions nécessaires pour s’assurer du sort de mon père ? A-t-on parcouru tout le pays ? S’est-on adressé à toutes les peuplades ?

– Nous avons fait des recherches, et elles ne pouvaient aboutir à rien. Je pressentais le sort qui nous était réservé, lorsque nous avons traversé le lac. J’ai été assez imprudent pour m’exposer au péril ; j’ai été puni de ma témérité. »

Eugène, surpris par ce coup inattendu, ne trouvait pas une larme dans ses yeux pour déplorer son malheur. Il garda pendant quelque temps un morne silence, et de son cœur brisé il ne s’élançait que des soupirs avec ces seuls mots : « Ô mon infortuné père !.... Ô pauvre Amélie ! »

Deux jours se passèrent dans de cruelles alternatives. C’était un bonheur pour Amélie de voir cesser ce douloureux isolement où elle avait été réduite. Eugène avait retrouvé aussi sa bonne sœur ; mais leur père !.... c’était là le fond de toutes les pensées, le sujet de tous les entretiens.

Eugène pressait de questions le sachem ; il s’épuisait à recueillir des renseignements, et il voyait avec douleur qu’on n’avait pas employé tous les moyens nécessaires pour arriver à la découverte du sort de son père. Cependant il fallait prendre un parti. Le capitaine Henry devait rejoindre son navire. Accablé de peine, il se reprochait les malheurs de cette intéressante famille, parce que c’étaient ses avis qui avaient provoqué le départ et qui avaient déterminé à se fixer dans ces contrées. Il ne savait quel conseil donner à ses deux jeunes amis ; mais, après en avoir conféré en particulier avec le sachem, qui l’assura qu’il n’y avait plus d’espoir à conserver ; que, dans les chasses d’hiver, il avait chargé plusieurs de ses Iroquois de prendre des renseignements dans les tribus voisines, et qu’aucun éclaircissement n’avait été recueilli par eux ; qu’enfin le départ d’Amélie était nécessaire, parce qu’elle se mourait sur cette terre de malheur, et que sa présence irritait les manitous.

Le capitaine Henry crut que la Providence lui confiait ses orphelins et qu’il devait leur servir de père ; il les réunit sous le magnolia planté devant la hutte. « Nous ne pouvons rester dans ces lieux, dit-il ; ils ne sont propres qu’à nourrir votre inconsolable douleur. Amélie, votre retour en France est maintenant possible. Vous irez revoir le pays de vos aïeux. Soumise aux impénétrables desseins de la Providence, vous rappellerez, vous honorerez la mémoire de vos parents, en continuant le bien qu’ils ont fait autour d’eux depuis tant d’années. Vous, Eugène, je crois que vous ne pouvez abandonner votre sœur, et que, pour quelque temps du moins, vous devez suspendre la carrière que vous avez embrassée. Et moi, mes enfants, ajouta le capitaine en essuyant quelques larmes qui descendaient le long de son visage, je deviens vieux, et je ne tarderai pas à me réunir à vous, et de consoler, autant qu’il me sera possible, des infortunes dont je suis en grande partie la cause.

– Capitaine, dit Eugène avec feu, je ne repousse point ce doux nom de fils que vous voulez bien me donner ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai pu apprécier votre bonté et votre affection. Mais puis-je m’éloigner de ce pays sans approfondir davantage ce qu’est devenu le meilleur des pères ? Et pourriez-vous consentir à m’appeler votre fils, si je me montrais si froid, si indifférent envers celui qui m’a donné le jour ? Non, mon parti est pris, et j’espère que vous ne me désapprouverez pas. Je reste dans ces lieux ; démarches, courses, enquêtes, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour trouver, pour sauver mon père. Peut-être est-il captif ? Peut-être n’attend-il qu’un bras pour briser ses fers ?.... Ô mon Dieu, si votre bonté daignait accorder à un fils le bonheur de délivrer son père, de le rendre à la vie !..... Quant à toi, ma bonne Amélie, je pense que tu dois t’éloigner. Depuis trop longtemps tu as arrosé de tes larmes cette terre sauvage. Va soigner, pour ton frère, une santé qui lui est si chère à tant de titres ; va trouver, sous les auspices de notre père adoptif, un asile sûr où tu puisses goûter quelque repos et quelque sécurité ! Et, quel que soit le lieu que tu habites, prie le Seigneur pour Eugène et pour notre père infortuné. »

Amélie leva sur son frère ses paupières chargées de larmes. « À peine sommes-nous réunis que tu me parles de séparation, dit-elle d’une voix douce et déchirante en même temps ; voilà à peine deux jours de consolation, et déjà il me faut perdre ta présence. Mais, mon Dieu, je veux me résigner à tout ce que vous demandez de moi ; c’est un sacrifice de plus que je vous offre pour mon père.... »

Les yeux d’Eugène s’animaient en écoutant sa sœur. « Tu n’as donc pas perdu tout espoir ? lui dit-il.

– J’ai là quelque chose qui m’a soutenue jusqu’ici, sans cela je n’aurais pu supporter mon malheur. Tous les jours j’ai prié Marie pour mon père ; et tous les jours, en priant, j’ai senti descendre dans mon âme quelque chose qui relevait mon courage abattu... »

Le sachem, qui écoutait avec un intérêt visible, fut tout d’un coup appelé par un Iroquois, qui accourait tout couvert de sueur, et qui, par ses cris et par ses contorsions, interrompit ce touchant entretien. Il dit quelques mots au vieillard qui changea subitement de couleur. « C’est un nouveau malheur, s’écria-t-il, et peut-être le plus grand !... »

Les deux Européens ne comprenant rien à cette exclamation : « Êtes-vous menacé par vos ennemis, dirent-ils ?... Vous pouvez compter sur nos bras et nos épées. » Il n’y eut point de réponse ; mais, au même moment, on vit débusquer du bois d’érables une troupe d’Iroquois portant des haches, des lances, des massues. Ils s’avançaient en désordre vers la hutte du sachem et poussaient des cris furieux.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

Fureur des Iroquois contre le missionnaire. – Ils veulent le mettre à mort. – Sa grandeur d’âme. – Son dévouement. – Sa conduite envers les sauvages.

 

 

Les sauvages traînaient au milieu d’eux un vieillard dont les habits tombaient en lambeaux, et qui paraissait calme et paisible au milieu de cette tourbe effrénée.

« Est-ce à vous, est-ce à nous que l’on en veut ? » s’écrièrent à la fois Eugène et le capitaine Henry.

« Ce n’est pas notre vie qui est en danger », répondit le sachem. Et, élevant la branche d’arbre sur laquelle il était appuyé, il fit des signes qui tout à coup arrêtèrent la fureur des sauvages.

Amélie, effrayée, était rentrée dans la hutte. Le sachem avait conjuré les deux Européens de s’y renfermer aussi ; et lui, s’avançant à pas lents vers les Iroquois qui semblaient attendre en suspens sa sentence, il leur fit une longue harangue, qui, d’intervalles en intervalles, était interrompue par des cris rauques, des frémissements de rage ou de bruyantes acclamations. Le vieillard voulut parler, malgré l’état d’épuisement où l’avaient réduit une course forcée et les mauvais traitements qu’il avait reçus. Il eut à peine dit quelques mots que le sachem lui imposa silence, fit un signe aux Iroquois qui le tenaient garrotté ; et, s’avançant vers le prisonnier, il lui présenta son manteau à toucher, détacha un cep de la branche qu’il avait à la main, et, le prenant par le bras, il alla le placer sous l’arbre de la cabane. C’était un lieu inviolable.

Les sauvages, voyant que le sachem ne voulait pas leur livrer à l’instant le malheureux qu’ils voulaient mettre à mort, dressèrent en un clin d’œil, à quelques pas de la hutte, une espèce de tente avec trois branches d’arbres, afin de veiller sur leur prisonnier.

Ce prisonnier, c’était le missionnaire, qui, revenant de son voyage lointain, avait été surpris par une bande d’Iroquois de la tribu du sachem. Ceux-ci, persuadés comme leur chef que le Grand-Esprit était violemment irrité contre la Prière et contre les robes noires, l’auraient immédiatement massacré s’ils n’avaient pas cru faire quelque chose d’agréable au sachem en lui amenant vivant le prêtre européen.

Ils crurent que le supplice du missionnaire, pour être retardé, n’en serait que plus cruel, et ils se retirèrent sous la tente qu’ils avaient improvisée, en poussant des espèces de hurlements, pour témoigner leur joie et pour honorer leurs fausses divinités.

Le sachem fit entrer le missionnaire dans sa cabane. Amélie, qui jusqu’alors n’avait pu se rendre compte de ce qui se passait, le reconnut, et, se précipitant à genoux, « Ô mon père, s’écria-t-elle, c’est donc vous !.... Confesseur de Jésus-Christ, daignez nous bénir !.... » Le prêtre ignorait en quelles mains il était tombé. La vue des Européens lui fit comprendre où il se trouvait, et lui fit rendre grâces à Dieu des consolations inattendues qu’il lui procurait.

Le capitaine Henry et Eugène, ayant appris que c’était le vénérable missionnaire dont le comte Édouard leur avait parlé dans ses lettres, mirent aussi un genou en terre, et le prêtre, levant ses mains encore chargées de liens et d’écorce d’arbres, appela sur eux les bénédictions célestes.

Le sachem ne pouvait voir sans attendrissement ce touchant spectacle : « Je vous honore et vous vénère, dit-il ; mais pourquoi venir troubler nos demeures et irriter nos dieux ? Pourquoi vous exposer à une mort certaine ? Si nous ne vous la donnons pas, le Grand-Esprit saura bien se venger sur vous et sur nous.

– Je n’ai rien à craindre ni des hommes ni de divinités sans puissance, répondit le missionnaire. C’est volontairement que je m’expose à la mort pour vous apporter la bonne nouvelle et pour vous annoncer notre Dieu, qui est le seul vrai Dieu. Je bénis mes souffrances et les maux que j’ai à supporter. Pour nous la récompense est au ciel. Nous n’en attendons, nous n’en désirons pas d’autre sur la terre que le salut des peuples vers lesquels la Providence nous envoie. »

Le missionnaire parlait avec fermeté et ne paraissait pas s’occuper des contusions dont son corps était couvert. Son sang même coulait de quelques- unes de ses meurtrissures.

« Généreux prêtre, dit le capitaine Henry, vous avez été horriblement maltraité. Vous devez souffrir de grandes douleurs, et ce qu’il y a de plus pressé à faire, c’est de panser vos plaies.

– Laissez couler ce sang, mes amis ; pour nous ces mauvais traitements sont nos gains, nos profits, nos victoires. Trop heureux d’en pouvoir offrir quelques gouttes à Celui qui a donné sa vie pour le salut de tous les hommes ; trop heureux si nous étions appelés à répandre tout ce qu’il y a dans nos veines, pour appeler à la vraie foi ceux mêmes qui voudraient le verser !....

– Tu es plus qu’un homme, dit le sachem pénétré d’admiration pour un si noble courage. Je te sauverai la vie ! Et, dussé-je encourir la colère de nos manitous, je ne souillerai pas cette terre par le meurtre d’un saint ! »

On s’empressa pour soigner les blessures du vénérable vieillard, et l’on y appliqua des simples dont la vertu, connue du sachem, devait procurer une prompte guérison.

Le missionnaire n’avait connaissance d’aucun des faits qui avaient excité dans la tribu l’irritation dont il avait failli être la victime. Il était revenu du Labrador, tout en évangélisant les peuplades qu’il rencontrait sur son chemin. Il allait de cabane en cabane, parlant aux Iroquois des choses d’une autre vie. Sans d’autres armes qu’une croix de bois, il s’enfonçait dans les forêts à la recherche des sauvages. Souvent il montait sur une pirogue et s’avançait au milieu des lacs couverts de pêcheurs. De sa barque il annonçait à la foule la bonne nouvelle, et les Indiens, étonnés, quittant la rame, s’asseyaient sur le bord de leur canot et écoutaient presque toujours avec respect la divine parole. Ils regardaient tantôt la croix qu’il tenait à la main, et tantôt le ciel qu’il leur montrait.

Dans les tribus qu’il avait déjà visitées, et où il avait laissé des chrétiens, le missionnaire, une clochette à la main, allait parcourant dès le matin les habitations ; il rassemblait les sauvages, leur faisait des instructions et célébrait les saints mystères.

Il s’était avancé sans défiance, pour rejoindre la tribu qui était comme le centre de sa mission, lorsqu’il fut arrêté et amené, comme nous l’avons vu, à la hutte du sachem.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

Nouvelle inattendue. – Le Labrador. – La strophe à Marie. – Les Esquimaux. – Espérance. – Généreuse résolution d’Eugène. – Sages conseils.

 

 

On n’avait pas encore parlé du comte Édouard ; le missionnaire demanda de ses nouvelles, s’étonnant de ne pas le voir encore. Un silence morne succéda à ses questions.

« Homme de Dieu, dit le sachem, puisque tu fais de si grandes choses, peut-être pourras-tu sécher des larmes et consoler des douleurs que rien jusqu’ici n’a pu adoucir. Oh ! je l’avoue, ici ma science et mon pouvoir sont impuissants.

« C’était vers le milieu de la lune des nids ; la neige a depuis couvert deux fois nos campagnes ; je voulus conduire mes hôtes à la chute du Niagara. Nous descendîmes sur une pirogue le courant de la rivière de la Chasse, qui va se décharger dans l’Ontario ; nous devions accomplir le reste du voyage sur les eaux de ce lac. Arrivés près des terres du Niagara, il nous fallait une permission pour les côtoyer ; j’allai avec ma fille la demander au sachem de ce canton. Cependant Amélie était restée à la pirogue avec son père ; le mouvement de la barque et la chaleur du jour lui avaient causé un violent mal de tête ; elle s’était couchée sous l’ombre d’un arbre. À son réveil.... Terrible réveil ! Homme de Dieu, mes larmes et les siennes t’en disent assez : Amélie n’avait plus de père, et nous plus d’amis. »

Le missionnaire avait écouté avec intérêt ce triste récit. Son esprit semblait occupé d’un souvenir confus qu’il cherchait à éclaircir. « Serait-il possible ? Quoi ! ce captif européen dont j’ai entendu la voix serait le comte Édouard ! Ô aimable Providence ! que vous êtes admirable dans vos œuvres ! que votre bonté est digne d’amour ! Oui, vous veillez sur la vertu et le malheur ! Impitoyables Esquimaux ! sans vous je rendais à cette famille son père et le bonheur ! Réjouissez-vous, ma fille, votre père est en vie : oui, il vit encore ; je crois pouvoir vous en donner l’assurance. »

Amélie, la joie et l’inquiétude sur le front, se jette aux pieds du prêtre et le presse de s’expliquer.

Le vieillard la relève et parle ainsi :

« J’avais décidé de quitter le Labrador ; je m’éloignais tristement de ces contrées malheureuses où la Providence n’avait point fait fructifier sa parole. Sans doute le soleil de la foi ne s’était point encore levé sur ce pays. Peut-être l’inutilité de mes travaux venait-elle de l’indignité de son misérable serviteur. Toutefois je résolus de me diriger vers d’autres contrées. Je descendais sur un canot de cyprès le cours d’une rivière fuyant rapidement du nord au sud. Une bise furieuse, venant du fond du Labrador, poussait fortement notre nacelle ; il fallait plutôt la retenir que la lancer. Deux indigènes, assis à mes côtés, se raidissaient sur leurs rames pour en ralentir la rapidité.

» Malgré l’agitation des eaux sur notre passage, on n’entendait que les sifflements du vent dans les arbres qui abaissaient et relevaient tour à tour leur cime sur nos têtes. La lune, tantôt voyageant dans un ciel pur et tantôt voilée par de gros nuages, éclairait par intervalles la terre, les forêts et les eaux.

» Nous arrivâmes à une petite île que formaient en se séparant les deux bras de la rivière. Sous des touffes de cyprès et de bouleau, nous vîmes de loin un homme assis dans l’attitude de la tristesse.

» Je crus l’entendre chanter les paroles françaises d’un cantique à Marie :

 

            Notre-Dame de Délivrance,

            À vous je consacre mes chants ;

            Mère de bonté, de clémence,

            Protégez, sauvez vos enfants.

 

– Oh ! c’est lui, je n’en peux douter, s’écria Amélie ! C’est un cantique que j’ai si souvent chanté et qu’il a tant de fois accompagné de sa voix. Ô Marie ! que votre protection est puissante !... Vous achèverez votre ouvrage.

– Ces paroles, ce chant, m’émurent jusqu’au fond de l’âme. Je me rappelle maintenant que le son de la voix est bien celui du comte Édouard. Comme le courant était devenu moins rapide, je fis signe à mes deux rameurs d’arrêter le canot et d’approcher de la rive. Je ne pus rien obtenir d’eux. Je compris qu’ils ne passaient pas sans terreur près de cette île, et qu’elle était habitée par des Esquimaux, le plus souvent nomades, renommés par leur cruauté et qu’on n’abordait pas impunément dans leur île. Je criai de toutes mes forces : « Espérez en Dieu ; il bénit ceux qui l’aiment. » Je ne sais si mes paroles arrivèrent jusqu’à lui ; mais le vent, soufflant de nouveau avec fureur, entraîna avec tant de rapidité notre pirogue, que quand même mes Esquimaux en eussent eu la volonté ils n’auraient pu en arrêter la course.

» Admirons, mes enfants, la bonté de Dieu, qui a permis que je pusse vous apporter cette bonne nouvelle. Je sais que nous ne sommes pas au terme de nos peines ; mais ayons confiance dans le secours de Celui qui peut tout ; offrons-lui nos douleurs, les angoisses de nos âmes, et abandonnons notre sort entre ses mains paternelles !

– Oui, courage, courage ! dit à son tour le vieux sachem. Homme de Dieu, la vérité est sur tes lèvres, et la lumière dans ton esprit. Ton Dieu est puissant, et la Prière est sainte ; il n’est point d’existence qui ne soit labourée par la douleur, et il n’y a point d’Iroquois qui n’ait quelques grains de cyprès attachés au collier de sa vie.... Des jours plus sereins, j’en ai la confiance, vont renaître pour tous.

– Je pars...., qui peut me servir de guide ? s’écria Eugène qui ne pouvait contenir l’ardeur de ses sentiments ; de quel côté faut-il me diriger ? Puis-je maintenant passer une heure sans travailler à délivrer mon père ?

– Mon fils, répondit le missionnaire, voulez-vous suivre mes conseils ?

– Où puis-je trouver, repartit avec feu le jeune marin, un meilleur guide que vous, que vous qui nous rendez à tous la vie ?

– La Providence a tout fait ; espérons qu’elle achèvera son œuvre ; de nous-mêmes nous ne pouvons rien. La délivrance du comte Édouard est une affaire épineuse ; nous ne pouvons arriver à un heureux résultat que par la protection d’en haut. Mon fils, si vous voulez m’accepter pour compagnon, nous irons ensemble. Je connais ces pays sauvages ; quelque chose me porte à aller de nouveau prêcher la foi chez les Esquimaux. Mettons en Dieu toute notre confiance ; il saura diriger les évènements pour le bien. Notre vie lui appartient ; trop heureux s’il daigne accepter le sacrifice que nous lui en offrons. Il faudra toutefois que vous modériez un peu vos désirs et la juste impatience qui vous anime. Mes devoirs me retiennent pendant quelque temps dans ces contrées ; je dois revoir mes chers Iroquois et passer avec eux les jours de la Fête-Dieu. Ne vous effrayez pas de ces délais. Celui qui a su jusqu’aujourd’hui préserver votre père au milieu de tant de périls saura le conserver encore et prolonger son existence. »

Le capitaine Henry aurait bien voulu accompagner son jeune ami ; mais il était nécessaire qu’il retournât à son navire destiné pour le Mexique. On prit les arrangements les plus sages ; il fut décidé qu’Eugène accompagnerait dès à présent le missionnaire dans la peuplade voisine, que Amélie resterait avec eux jusqu’à leur départ, puis reviendrait reprendre l’hospitalité du sachem.

Pendant qu’on arrêtait ces dispositions, celui-ci était allé trouver ses sauvages. Il exerçait sur eux un tel pouvoir qu’il sut bientôt calmer leur effervescence ; il leur annonça que les dieux étaient apaisés, que ce vieillard n’était pas coupable, et que le comte Édouard, qu’on avait cru victime de la vengeance du Grand  Esprit, était vivant et captif dans une tribu lointaine.

Les Iroquois tournèrent aussitôt de la fureur à la joie. Ils firent quelques-uns de leurs exercices ordinaires pour honorer leur chef ; et, en se retirant, ils chantèrent l’hymne de la paix.

Dès le jour même on se rendit à la peuplade catholique. Le missionnaire n’était pas attendu, ou plutôt ces bons Iroquois soupiraient après son retour sans savoir le moment précis où il reparaîtrait au milieu d’eux. Depuis quelque temps ils avaient disposé un autel pour le jour de son arrivée. Ce fut là où le lendemain le saint sacrifice fut offert.

C’était sur le versant d’une colline festonnée de plantes en fleurs, de lianes embaumées et recouvert de nattes et de peaux moelleuses. Au-dessus était plantée une croix de bois qu’ombrageaient des bouquets de roses d’acacia. Pour flambeaux, brûlaient, fixées en terre, des branches résineuses qui parfumaient les airs. Une piété angélique régnait parmi la petite tribu ; rien n’était beau comme de voir cette foule de sauvages, accourue de tous les points, prosternée en demi-cercle autour du prêtre, adorer, avec un cœur droit et pur, ce Dieu d’amour qui venait les visiter dans leur solitude.

Chacun assistait aux divins mystères avec ses armes ou avec les instruments de ses travaux ; aux épaules des guerriers et des chasseurs pendaient un arc et des flèches ; les mères portaient en écharpe leurs petits enfants couchés dans une peau d’ours, et tous témoignaient par leur ferveur combien leur âme était pénétrée d’amour et de vénération.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

La Fête-Dieu chez les sauvages. – Procession dans les savanes et sur le fleuve. – Baptême des néophytes. – Départ pour le Labrador. – Route à travers les forêts et les lacs. – Affreux déserts. – Généreux sentiments du missionnaire. – Arrivée chez les Esquimaux. – Le bûcher.

 

 

Cependant arriva la Fête-Dieu. Au centre de ces forêts sauvages, au milieu de ce peuple antique, cette fête présente un spectacle auquel on trouverait difficilement quelque chose de comparable en Europe.

Aux premiers rayons du jour, le sacrifice redoutable se célébra. L’autel était entouré d’une foule d’Indiens et d’Indiennes qui venaient recevoir leur Dieu. Amélie et Eugène ne manquèrent pas de venir prendre place au divin banquet.

Après la messe, on porta la sainte Eucharistie à travers ces huttes barbares. La foule religieuse s’avançait lentement à travers mille bosquets embaumés, qui semblaient offrir tous leurs parfums au Maître de la nature. Quand le prêtre avait rencontré un lieu plus élevé, il y posait la sainte Eucharistie et s’y agenouillait pour réciter des prières ou chanter quelques cantiques.

Alors les jeunes mères, fatiguées de porter leurs nourrissons, les suspendaient, dans leurs berceaux, aux branches des tamarins, jusqu’à ce que la procession reprît sa marche. Des enfants un peu plus âgés, la tête ornée d’une couronne de plumes de cygne et de cardinal, portaient, sur leur poitrine découverte, de petits sacs de peaux d’hermine, remplis de fleurs, et les faisaient retomber sous les pas du missionnaire.

Tout à coup, au silence religieux succèdent des bruits éclatants. Cachés dans le feuillage voisin, des chasseurs et des guerriers sonnent d’une espèce de conque sauvage et sifflent dans un os de chevreuil percé à plusieurs trous. Cette étrange musique était répétée dans la profondeur des forêts, et se mêlait au bruit lointain du torrent dans la solitude.

Plus loin, une pirogue embellie de lianes fleuries et de banderoles de roseaux recevait le missionnaire, et l’on remontait ou l’on descendait le fleuve à travers deux files d’Indiens qui bordaient le rivage ; plusieurs se jetaient dans les ondes et suivaient à la nage l’heureuse nacelle ; de loin en loin des cris suppliants, inspirés par la foi, avertissaient le missionnaire qu’une hutte était dans le voisinage ; alors il s’arrêtait devant l’habitation, et la famille recevait avec joie la bénédiction du Tout-Puissant dont l’amour voile la grandeur sous les espèces eucharistiques.

Le lendemain fut consacré au baptême des néophytes. Les sauvages assez instruits de la religion se rendaient au bord d’une petite fontaine pour y recevoir le sacrement de régénération. Rien n’était touchant comme de voir arriver ces fils du torrent et du rocher, portant sur leurs épaules un vêtement d’écorce blanche. Les bras croisés sur la poitrine, ils s’agenouillaient timidement autour du prêtre qui leur versait sur la tête l’onde du salut, à laquelle ils mêlaient l’eau de leurs pleurs. Nul ne quittait cette salutaire piscine sans avoir la sérénité sur le front, et ces hommes régénérés retournaient ensuite dans leur cabane en chantant leur bonheur et en répétant dans leurs cantiques les nouveaux noms qu’on venait de leur imposer.

Pendant les jours que le missionnaire passa encore dans la tribu, Eugène et Amélie suivirent avec fidélité les divers exercices de piété, et redoublèrent de ferveur pour obtenir du Ciel le retour de leur père chéri.

Quand Eugène était seul, son cœur bondissait à la pensée de l’entreprise qu’il allait faire ; il s’exerçait à la fatigue par de longues promenades dans les savanes ; il apprenait à grimper sur des rochers taillés à pic, à traverser des ondes menaçantes sur des ponts tremblants de lianes. On le vit même plus d’une fois, seul sur une pirogue, apprendre à la gouverner, lutter contre les vents et parcourir sans effroi des lacs soulevés par les tempêtes.

La tristesse d’Amélie disparaissait aussi de jour en jour. Ses forces, sa santé, son gracieux sourire revinrent avec l’espérance. Elle aurait voulu aussi accompagner son frère ; il lui semblait qu’aucun obstacle, qu’aucune difficulté n’était infranchissable pour son amour filial ; mais elle finit cependant par comprendre que sa présence ne pouvait être qu’un obstacle et un embarras ; elle se résigna.

Le jour du départ fut enfin fixé. Le missionnaire, après avoir offert le saint sacrifice et avoir recommandé à Dieu la mission qu’il quittait et celle qu’il allait entreprendre, monta avec Eugène sur un stage qui les mena jusqu’au bout du Canada. Ils firent le reste du chemin à pied.

Le vieillard, appuyé sur son bâton, marchait avec une ardeur qui n’était plus de son âge. Les deux voyageurs se confiaient en la Providence, et s’avançaient avec confiance à travers des forêts inconnues, ou des marais qui paraissaient impraticables.

Ici ils franchissaient des ruisseaux sur des branches entrelacées, légers ponts que les sauvages jettent en passant ; là ils traversaient des plaines d’eau en sautant de racine en racine ; quelquefois, nautoniers intrépides, ils se livraient à la rapidité d’un torrent, sur une vieille pirogue abandonnée des indigènes.

Heureux s’ils n’eussent eu à supporter que les fatigues de la route ; mais il leur fallait encore souffrir les rigueurs de la faim. Cependant, habituellement ils rencontraient ces mets que la sage et généreuse Providence sème le long de la route du malheureux et de l’indigent : des laitues, des plantes douces, des fruits sauvages en abondance, des huîtres fraîches, dispersées çà et là sur le bord des étangs salés, une eau vive, puisée dans un nœud de roseau ou dans une petite coupe d’écorce, satisfaisaient à leur faim et à leur soif.

Lorsqu’ils trouvaient des aliments en abondance, ils se gardaient bien de vivre au jour le jour, et de regarder le superflu comme un poids embarrassant et inutile pour le voyage.

Quand on avait passé les plaines fertiles, les plages désertes n’étaient pas loin ; il leur fallait pendant plusieurs jours traverser des savanes stériles, qui ne produisaient qu’une mousse languissante, quelques arbustes chétifs, quelques plantes salées. C’était alors qu’on savait apprécier la prévoyance de la veille. On savourait avec délices des herbes flétries et des fruits froissés, seules provisions de la route.

À la vue de ces vastes plaines n’offrant aux regards fatigués qu’une terre rougeâtre et quelques courants décolorés se traînant tristement vers la mer, un ennui et une frayeur secrète saisissent le cœur. De loin en loin, des sièges de pierre rangés en demi-cercle, des débris de bêtes féroces étaient les seules marques du passage des sauvages se hâtant de quitter ces affreux déserts. Il faudrait l’avoir éprouvé soi-même, pour pouvoir exprimer la joie que l’on ressent en apercevant l’empreinte des pas de l’homme dans ces lieux, où il semble que la nature a refusé toute vie.

En avançant vers le nord, le spectacle s’égayait un peu ; de petits oiseaux, au cri inquiet, voltigeant sur la tige des anémones sauvages, des troupeaux de daims, de bisous, des caribous, sortant des forêts pour aller paître dans les savanes, répandaient le mouvement sur la tristesse et l’immobilité de la scène.

Quand le soir était venu, on s’arrêtait dans quelque lieu couvert, pour y passer la nuit. Là, les mains et les yeux levés sers le ciel, le prêtre offrait à Dieu les fatigues de la journée et lui demandait son secours contre les dangers des ténèbres. Par sa piété douce et ferme en même temps, il soutenait son jeune compagnon et lui donnait toujours de nouvelles espérances pour le conduire à travers les peines du lendemain. Le long usage des souffrances semblait accroître ses forces et son courage. Quelque diligent que fût Eugène le matin, il trouvait toujours son vénérable compagnon levé avant lui, et se promenant à quelques pas de là dans la forêt en récitant son bréviaire.

Malgré le déclin de son âge, et le brisement de son corps, il supportait tous ses maux avec une patience et une sérénité extraordinaires. « Souffrir est notre partage, répétait-il souvent, la nouvelle alliance que Jésus-Christ a faite avec les hommes, est une alliance de douleur. Oh ! ils sont vraiment à plaindre ceux qui trouvent la vie pleines de charmes, et qui n’auront que des prospérités à présenter au Seigneur ! »

Un jour, épuisés de fatigues, ils s’étaient assis sous l’ombrage d’un pin ; à leurs pieds, coulait un fleuve dont ils ignoraient le nom, et qui portait sans bruit ses eaux à l’Océan. Eugène ne pouvait tarir d’admiration sur le généreux dénouement de son vénérable guide, sur cette vie constante de dévouement sans bornes, sur cette existence sacrifiée dans la solitude à d’obscurs bienfaits. « Eh ! mon fils, lui répondit le digne apôtre, que nous importe une vie consumée loin de sa patrie et des regards des hommes, puisque nous sommes toujours sous les yeux de Dieu ? Les peines de la vie sont courtes, et une longue récompense les suit de près. Rien n’est pesant pour celui que la grâce soutient et qui vit en paix avec sa conscience. Pour des maux d’un jour n’avons-nous pas à espérer un bonheur sans fin ? »

Pendant la route, il charmait les ennuis de son jeune compagnon, par le récit des dangers qu’il avait courus et des persécutions qu’il avait souffertes au milieu des peuples qu’il évangélisait. Il lui parlait aussi des douceurs de son ministère et des consolations qu’il éprouvait dans ses fatigues. Quelque orageuse, quelque laborieuse que soit la vie de l’homme, on y compte encore des heures calmes et consolantes ; quelquefois, au milieu de nos travaux et de nos peines, passent la paix et la joie, comme un frais ruisseau dans une plage déserte.

Ce fut vers les premiers jours d’août qu’on arriva au but du voyage. Le missionnaire attendri montra à Eugène l’île et le groupe d’arbres sous lequel il avait vu son père. Eugène, vivement ému, salua ces lieux qui avaient possédé pour un moment ce qu’il pleurait depuis si longtemps. Ses regards ne pouvaient se détourner du mystérieux feuillage à travers lequel il croyait voir errer son père. Le missionnaire conjura de nouveau le Seigneur de bénir leur entreprise, et Eugène répéta la prière à Marie que sa sœur lui avait dit de réciter en union avec elle.

Ils marchèrent quelque temps le long du fleuve, cherchant un passage ; ils le traversèrent sur un canot attaché à la rive. L’aurore était sortie de l’orient, et commençait à se montrer au-dessus des forêts dont elle dorait les cimes. Les vapeurs matinales s’élevaient de toutes parts du sein des savanes et du lac. Les cigognes au cou argenté montaient au haut des airs pour découvrir le soleil !.... Quel beau jour se prépare ! plaise à Dieu qu’il n’éclaire pas de nouveaux malheurs ! Les deux Français s’étaient déjà avancés assez loin dans les terres de la tribu, sans qu’ils eussent fait aucune rencontre. Tout à coup des cris affreux se prolongent et se répètent de loin en loin dans les forêts. Les deux étrangers à chair blanche étaient aperçus ; en un clin d’œil ils se virent entourés d’une foule d’Esquimaux de tout âge qui se pressaient autour d’eux avec une effrayante férocité. On n’entendait que des cris furieux répétés de toutes parts.

Au même moment chacun se met à faire les apprêts d’un grand sacrifice ; les uns forment des faisceaux de roseau séché, et les couchent horizontalement, pour dresser un bûcher ; les autres sonnent de la conque pour appeler toute la tribu. Des sauvages vigoureux lient les deux étrangers à des troncs de cyprès et leur ornent la tête de plumes et de fruits mûrs, afin que les victimes soient plus agréables au Grand-Esprit.

Le missionnaire cherchait en vain à leur expliquer le but de son voyage et à les toucher. Il levait vers le ciel ses yeux suppliants pour attirer des grâces sur son jeune compagnon ; ses yeux, car de durs rameaux écrasaient ses mains contre le tronc. Il demandait au Seigneur de sauver ce héros de l’amour filial et de l’arracher à la mort.

Les chiens des pêcheurs, qui étaient de l’espèce des chiens de Terre-Neuve, si fidèles à l’homme, faisaient retentir les bois de leurs lamentables hurlements ; ils se traînaient autour des prisonniers, leur léchaient les pieds, et de leurs fortes griffes déchiraient l’écorce des cyprès, comme pour les délivrer ; mais leurs cruels maîtres les repoussaient à grands coups de casse-tête.

Le missionnaire vit qu’il fallait se disposer à la mort. « Mon fils, dit-il à Eugène avec un calme parfait et une grande sérénité, ne perdons pas en pensées inutiles les instants précieux qui vont peut-être nous échapper pour jamais ; occupons-nous du Seigneur que nous avons offensé ; implorons sa miséricorde ; songeons à nous rendre dignes de la récompense qu’il promet à ses serviteurs ; souffrons la mort pour son saint nom, et que cette pensée seule nous fasse trouver de la douceur dans notre supplice ! Si la divine Providence ne vous permet pas de revoir vos parents en ce monde, vous les retrouverez, je l’espère, avec bien plus de joie en l’autre, et sans crainte de jamais les perdre. Espérons en Dieu, mon enfant, et ne craignons rien de ceux qui ne peuvent nous enlever que la vie du corps. Oublions les choses de la terre qui ne peuvent rien pour nous ; tournons nos regards et nos désirs vers ce beau paradis, où notre Dieu nous appelle. »

Ainsi parlait le vieillard, appuyant ses paroles de son exemple. Une admirable sérénité paraissait sur son front. Ce saint homme, voulant mourir dans l’exercice même de la charité, bénissait les petits enfants qui se jouaient sans frayeur à ses pieds. Il souriait aux Esquimaux qui s’empressaient pour lui arracher le reste de ses jours ; il leur parlait des secrets d’une autre vie, et ne voulait, en échange de leur cruauté et de leur injustice, que leur apporter la connaissance de la vérité et un bonheur sans fin.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII

 

 

L’homme-chef. – Serment funeste. – Ascendant de la vertu. – Le comte Édouard dans les bras de son fils. – Évocation. – Les litanies de la sainte Vierge. – Incendie et pillage. – Fuite. – Trait de grandeur d’âme.

 

 

Cependant des guerriers étaient allés annoncer au chef de la tribu la nouvelle capture qui venait d’être faite.

L’homme-chef arriva bientôt ; des chaussons fourrés abritaient ses jambes et ses pieds ; une casaque de peau enveloppait son corps ; sa tête, cachée dans la partie supérieure sous un capuchon de peau de veau marin, laissait voir à peine ses petits yeux. Il s’avança d’abord tout ému vers Eugène, tant il est vrai de dire que le malheur joint à la jeunesse a de l’empire sur tous les cœurs. Il lui demanda le nom de son pays. Eugène, ignorant la langue du sauvage, ne put répondre que par des soupirs que lui arrachait la pensée de son père ; aussi l’Esquimau ne put-il se défendre d’un mouvement de pitié.

« Vieillard au sort malheureux, s’écria-t-il en se tournant rapidement vers le missionnaire, sans doute tu as grièvement offensé le Grand-Esprit pour qu’il t’ait conduit à la mort. As-tu méprisé le génie des forêts ou des eaux ? Aurais-tu oublié un sacrifice au grand lac, avant le départ pour la chasse ? Quel est le nom de ta mère ? Comment s’appellent les arbres de tes savanes et les herbes qui croissent dans le lit de tes fleuves ?

– Notre pays est au delà du grand lac, nous sommes de France, répondit le missionnaire ; ne m’accuse point de mépris pour ton Dieu ; c’est par amour pour lui, au contraire, que de désert en désert, de forêt en forêt, je suis venu te redemander le père de cet infortuné. Est-il vrai que tu retiennes dans ta tribu un guerrier de mon pays ?

– Oui, repartit l’Esquimau, il est sous une de mes tentes. Il peut reprendre le chemin de la liberté, couvert pour lui depuis longtemps de feuilles et de broussailles. Qu’il retourne embrasser les ossements de ses pères ; votre présence le délivre et vous immole.... J’ai laissé parler mon cœur en faveur de mon captif. Je devais l’immoler à nos dieux, et j’ai ouvert le sentier du pardon à ce vieillard ; mais j’ai juré par les glaces et les rochers du Labrador, par les eaux salées du grand lac, de sacrifier les premiers Blancs qui aborderaient sur notre terre.

– Serment funeste, repartit le missionnaire, tes dieux ne peuvent t’obliger à le garder. Depuis quand l’humanité est-elle un crime ? Élève-toi de toutes tes forces vers le ciel, tu seras toujours assez près de la terre ; prends autant que tu le peux les perfections du grand Être, tu retiendras toujours assez les faiblesses de l’homme. Quitte là tes dieux ; tu es bien plus qu’eux, puisque ton vertueux cœur dément la vengeance qu’ils te prescrivent. Ah ! j’en connais un bien plus grand que les tiens ; tes dieux t’ordonnent le meurtre et la vengeance ; et le mien, le seul de l’univers, quand tu te prépares à m’immoler injustement, m’ordonne de te plaindre et de te pardonner, voilà le grand modèle qu’on ne peut jamais surpasser. Ce n’est pas pour moi que je te supplie ; ma vie est peu de chose, et je te l’abandonne sans regret ; c’est pour toi, c’est pour le fils infortuné d’un père plus infortuné encore. Ah ! crois-moi, ce n’est point dans les larmes que l’on fait l’apprentissage du crime. Laisse là des dieux qui ne respirent que le sang et la vengeance. Le vrai Dieu ne fait point de mal aux hommes. »

L’homme-chef était comme frappé par la foudre. Quelque chose avait parlé à son cœur ; il était plutôt porté à embrasser les pieds du missionnaire qu’à le condamner. Il eût voulu pardonner à des malheureux ; mais les farouches préjugés d’une aveugle superstition et les féroces mugissements de la foule l’effrayaient. Son esprit était agité par mille pensées diverses qui se détruisaient et se renouvelaient tour à tour.

Tout à coup des bruits étranges, semblables à des cris involontaires de pitié et de douleur, se font entendre au milieu de la foule ; c’était le captif européen !... c’était le comte Édouard. Il fend la presse, et en un clin d’œil il est dans les bras de son fils, sans qu’une seule parole sorte de la bouche de l’un ou de l’autre.

L’effort que fit Eugène rompit les lianes qui le retenaient au cyprès ; et, libre de ses mouvements, il serrait fortement son père contre son cœur, s’y tenait attaché sans que rien pût l’en arracher, et arrosait son visage des larmes de l’amour filial.

« Malheureux enfant ! s’écria le père après un long silence, quelle catastrophe t’a conduit sur cette terre ! Quel affreux mélange de joie et de tristesse ! Quand je te retrouve, c’est près d’un bûcher et sur le point de te perdre. Ô mon Dieu ! Dieu puissant, prenez pitié de vos infortunées créatures !.... »

Puis, se jetant aux pieds du chef, et embrassant ses genoux : « Nous t’en conjurons, lui dit-il en pleurant, par les os de tes ancêtres, par le souvenir de ta mère, par la pensée de ton fils aîné, rétracte un serment sanguinaire ; tu m’as épargné, immole-moi ; mais sauve cet enfant !... »

L’homme-chef, ému par cette scène, ne savait que décider. Il se tourne avec gravité vers l’Orient, frappe la terre du pied, prononce des paroles mystérieuses, interroge l’astre du jour, apostrophe la hache du sacrifice. Un silence de mort plane sur l’assemblée ; pas un soupir, pas une haleine ; chacun écoute avec frayeur l’évocation. Cependant une voix se fait entendre, c’était un ancien de la tribu qui avait un grand empire sur les sauvages : « Tribu des Esquimaux, s’écrie-t-il, que tardez-vous ? Le Grand-Esprit a parlé, il veut du sang. Enterrez la hache de l’amitié ; fermez le sentier du pardon, ouvrez celui de la vengeance ; chantez l’hymne de la mort. »

Le missionnaire fit alors un signe de tête à Eugène pour qu’il tirât de sa ceinture un petit crucifix. « Prions, mon fils, lui dit-il avec une douceur angélique, la prière est forte comme une tour. Cette arme est plus puissante que tous les efforts de la terre » ; puis il entonna les litanies de la sainte Vierge Marie. « Vierge puissante... Refuge des pécheurs... Consolatrice des affligés... » s’écriait le vieux religieux, et Eugène et le comte Édouard répétaient : « Priez pour nous... priez pour nous. » À mesure que ces paroles de salut coulaient de leur bouche, le calme revenait peu à peu dans leur âme et se manifestait sur leur front. Les sauvages regardaient avec une frayeur mêlée de respect la petite croix, et ils éprouvaient un sentiment dont ils ne pouvaient se rendre compte.

Telle était la disposition des esprits lorsque des cris affreux, renvoyés par les montagnes et les forêts, retentissent de toutes parts. On aperçoit tout à coup les tentes et les cabanes des sauvages livrées aux flammes. Le feu se communique aux arbres résineux de la forêt, et l’éclat de l’incendie, joint au pétillement de la flamme, répand au loin l’effroi.

Les sauvages courent aussitôt pour porter secours et pour chasser leurs ennemis, qui, après avoir pillé et brûlé les pauvres habitations, se retiraient en poussant des cris de victoire.

« Fuyez, dit le missionnaire au comte Édouard et à Eugène ; fuyez, la Providence vous protège ; traversez le fleuve, ne perdez pas un moment. »

Eugène brisa à l’instant les liens qui attachaient le vénérable vieillard au tronc de cyprès. « Nous ne partons qu’avec vous, s’écria-t-il. Homme de Dieu, vous m’avez servi de guide ; vous me ramènerez jusqu’à la hutte du sachem où vous attend une conquête assurée.

– Mon fils, répondit le missionnaire, je sens que Dieu m’appelle ici. Entendez-vous les cris de ces enfants exposés aux flammes, de ces sauvages blessés et mourants. C’est une occasion que m’offre la Providence et qui ne se présentera peut-être plus. C’est en me dévouant pour eux que je pourrai gagner leur cœur à Jésus-Christ, pour lequel seul le mien doit battre. Allez, que Dieu vous conduise ! J’espère vous revoir un jour, au moins dans le ciel. N’oubliez pas dans vos prières celui qui tous les jours vous recommandera au Seigneur. »

Il fallut céder à cette voix qu’on était accoutumé de regarder comme l’interprète des volontés d’en haut. Le comte Édouard et Eugène se mirent à genoux. Le prêtre les bénit, et ils traversèrent le fleuve en mettant leur bienfaiteur et leur voyage sous la protection spéciale de Marie.

Quelle situation pour nos deux Français ! Quel moment heureux pour ces deux cœurs, si tendrement unis ? Les périls dont on était encore environné, les fatigues qui devaient accompagner une longue marche, ne paraissaient plus rien, comparés au bonheur de se retrouver ensemble. Eugène était animé d’une joie extraordinaire ; il serrait les mains de son père ; il contemplait sa tête respectable, blanchie par les ennuis et les alarmes d’une dure captivité ; de son cœur s’élançaient des traits de reconnaissance et d’amour envers le Dieu infiniment bon qui n’avait permis de si grandes épreuves que pour rendre leur joie plus vive et leur faire mieux apprécier leur bonheur.

Cependant il n’y avait pas de temps perdre ; il fallait se mettre en sûreté sans délai ; Eugène se regardait comme responsable de la vie de son père ; c’était lui qui était chargé par la Providence de le ramener sain et sauf près d’Amélie. Aussi Eugène, qui ne craignait rien pour lui-même, qui aurait affronté tous les périls sans émotion, était plein d’une tendre sollicitude à la moindre apparence de danger.

Le froissement des feuilles excitait ses alarmes ; il croyait entendre tantôt des voix lointaines, tantôt des pas précipités. Le bruit inattendu d’un animal s’enfuyant à leur approche le glaçait. La situation était en effet critique ; la difficulté de la route, la crainte des bêtes féroces, et, ce qui est triste à dire, la crainte plus grande encore des hommes, le tenaient dans une inquiétude continuelle.

Son père le rassurait. « Eugène, lui disait-il, Dieu ne nous abandonnera pas ; il a déjà tant fait pour nous ; notre confiance doit être sans bornes. Il s’est déclaré notre protecteur ; qui dès lors pourrait nous nuire ? »

Puis ils s’unissaient tous deux par une fervente prière, et ils trouvaient une force nouvelle dans leur entier abandon à la Providence.

Ils voyagèrent tout le jour à travers les bois, sans autre nourriture que quelques baies sauvages qui leur tombaient sous la main. Quand vint le soir ils rencontrèrent une petite cabane bâtie sur le courant d’un ruisseau. Ils hésitèrent d’y aller demander l’hospitalité ; mais enfin ils allèrent y frapper. Une femme, accompagnée de trois petits enfants, leur ouvrit tout effrayée ; ils la rassurèrent du geste, et lui firent connaître qu’ils avaient faim. La pauvre hôtesse leur apporta des fruits, des lambeaux de viande salée, et quelques poissons séchés. Puis, les voyant fatigués, elle étendit à leurs pieds trois peaux d’ours.

Ils acceptèrent l’hospitalité avec reconnaissance ; c’était la première fois depuis si longtemps qu’ils reposaient paisiblement. Que cette nuit était différente de celle qui l’avait précédée ! Plus de larmes, plus d’angoisses. Au point du jour ils quittèrent la cabane, après avoir béni leur hôtesse et payé son bon accueil par quelques caresses aux enfants ; c’était le seul moyen qu’ils avaient de témoigner leur reconnaissance.

Eugène suspendit au cou de l’aîné une petite médaille représentant la Mère de Dieu. « Que le Ciel veille sur toi, mon enfant, lui dit-il, puisses-tu connaître un jour celle que représente cette image ! »

Ils avaient pris congé de la pauvre femme, qui les suivait des yeux en leur faisant mille souhaits de bonheur. « Que le Grand-Esprit, leur criait-elle, vous fasse arriver heureusement dans votre patrie ! Puissiez-vous avoir toujours un ciel bleu, un manteau de peau d’ours et l’espérance ! »

En traversant les fleuves, les déserts et les bois, Eugène reconnaissait souvent le chemin par où l’avait conduit le missionnaire. Il montrait de loin en loin les lieux où il s’était arrêté avec le Père ; la mousse qui leur avait servi de table et de siège, et les endroits dans lesquels ils avaient rencontré des provisions.

Quand la nuit venait à les surprendre au sein des forêts, ils se couchaient au pied de quelque gros arbre et veillaient alternativement deux heures, afin de prévenir les surprises. Eugène toutefois ne pouvait se défendre d’une espèce de tristesse à la vue de tous ces lieux qu’il avait parcourus quelques jours auparavant avec son vénérable guide. Il ne tarissait point d’éloges sur sa piété, sa charité et son courage ; mille fois le jour il répétait à son père que c’était aux prières du saint prêtre qu’ils devaient leur liberté.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

Anxiété d’Amélie. – Nantyla la console. – Le capitaine Henry revient du Mexique. – Réunion tant désirée. – Touchantes paroles du sachem. – Députation d’Iroquois.

 

 

Pendant que les deux voyageurs s’approchaient du Canada et que leurs cœurs palpitaient de joie et d’espérance à la vue d’un pays plus civilisé, l’inquiétude commençait à régner dans la hutte du sachem. Amélie, d’abord calme et pleine d’espérance, s’effrayait d’être si longtemps sans nouvelle et dans l’isolement.

Elle pouvait bien calculer que le retour n’était point possible encore ; mais la tendresse ne suppute les jours que pour les trouver trop longs au gré de ses désirs ; de noires pensées venaient l’affliger ; son père avait peut-être succombé à ses malheurs, et Eugène allait devenir à son tour victime de son dévouement ; au lieu de réparer un malheur, elle aurait à en déplorer un second, et elle allait désormais rester seule sur cette plage étrangère, ou errer, avec le capitaine Henry, sans savoir où se réfugier.

Quand ces réflexions venaient l’assaillir, Amélie tombait dans un grand abattement. Nantyla, que le sachem avait rappelée du bois de l’expiation, cherchait à consoler et à fortifier sa compagne et son amie. Quand la jeune Iroquoise voyait qu’elle ne pouvait réussir à ramener le sourire sur les lèvres d’Amélie. « Eh quoi ! lui disait-elle, n’avez-vous plus de confiance en Marie, votre bonne mère ? Vous savez bien que c’est à elle que je dois ma conservation, et nous l’avons tant priée de protéger votre père. »

Ces paroles, dans une bouche qui n’était pas encore chrétienne, ranimaient la confiance dans le cœur d’Amélie. « J’espère, répondait-elle, j’espère contre toute espérance ! Je te remercie, ma bonne Nantyla, de me rappeler ce doux souvenir ; c’est lui seul qui soutient mon existence. »

Le capitaine Henry était de retour de sa traversée. Il avait terminé ses affaires au Mexique, et il comptait se diriger vers la France, qui commençait à respirer après les affreuses tempêtes qui avaient déchiré son sein. Depuis deux semaines il recevait l’hospitalité du sachem, et il retardait son départ de jour en jour, afin de pouvoir prendre à bord toute la famille du comte Édouard et la ramener en France.

Il commençait lui-même à s’inquiéter. À envisager les choses d’un œil froid, on ne pouvait en effet s’empêcher de regarder comme téméraire l’entreprise d’Eugène. Il se reprochait presque d’avoir consenti à se séparer de ce jeune homme, dont la garde lui avait été confiée. Il avait fixé au lendemain son départ, se proposant de revenir dans quelques mois pour rechercher ses amis ou pour avoir du moins des nouvelles certaines de leur sort.

Il se promenait tristement près de la hutte avec Amélie qui le conjurait de prolonger son séjour, lorsque tout à coup deux cris se font entendre au détour d’un chemin caché dans les bruyères. C’était le comte Édouard et son fils Eugène.

Jamais scène ne fut plus touchante que cette réunion si désirée et si difficile à réaliser. Le comte Édouard serrait contre son cœur Amélie, Eugène, le capitaine Henry ; il les arrosait de ses larmes, il les tenait étroitement embrassés. Amélie éprouvait une telle joie qu’elle en avait presque perdu connaissance. « Rendons grâces à Dieu et remercions la sainte Vierge Marie », s’écria le comte Édouard après un long silence. Et tous quatre, tombant à genoux, prièrent pendant quelque temps, sans qu’on entendît autre chose que des soupirs poussés par la reconnaissance.

Le sachem avait aperçu les étrangers, et autant que ses forces le lui permettaient, il se hâtait vers eux. Dès que le comte Édouard l’aperçut, oubliant ses fatigues, il courut vers lui, et bientôt les deux vieillards se tinrent embrassés comme deux inséparables amis. « Votre Dieu est grand, s’écria le sachem, il est plus puissant que les nôtres ; il vous a sauvé d’un péril auquel personne n’a jamais échappé. Désormais je veux l’adorer. »

En disant ces mots, le sachem cherchait autour de lui le missionnaire, compagnon de voyage d’Eugène. Ne l’apercevant pas, « Qu’est devenu l’homme de Dieu, dit-il, n’est-il pas de retour avec vous ? » Eugène lui raconta brièvement le dévouement du bon prêtre, et la résolution qu’il avait prise de rester au milieu des Esquimaux, malgré les dangers auxquels il avait à peine échappé.

Le vieillard iroquois était stupéfait d’admiration. Pour la première fois de sa vie, de grosses larmes s’échappèrent de ses yeux et roulèrent le long de son noble visage. « J’ai foi au Dieu de la robe noire, s’écria-t-il ; la prière est sainte ; j’adore Jésus-Christ !.... »

À ce nom divin, prononcé avec vénération par le sachem, tous inclinèrent respectueusement la tête et rendirent grâces au Sauveur des hommes des marques multipliées de miséricorde qu’il répandait sur eux.

On rentra dans la hutte ; on prodigua aux deux voyageurs tous les soins de la plus généreuse hospitalité ; on leur offrit toute espèce de rafraîchissements ; on fit asseoir le comte Édouard sur des tapis moelleux, et Nantyla, heureuse au delà de toute expression du bonheur de son amie, s’empressait à faire servir à son digne hôte tout ce qui pouvait rétablir ses forces et adoucir ses fatigues.

Lorsqu’on fut un peu remis des premières émotions, la conversation reprit avec vivacité. Mille questions se croisaient : comment avez-vous pu survivre à tant de calamités ? En quelles mains étiez-vous tombé ? Comment Eugène a-t-il pu obtenir votre délivrance ?

Le sachem coupa court à cette curiosité inspirée par la tendresse : « Ne nous raconte rien aujourd’hui, dit-il au comte Édouard ; tu nous es rendu, c’est là seulement ce qui nous importe. Tu n’as besoin que de repos, et nous, tes amis, ne voulons pas t’en priver. Nous saurons bien modérer jusqu’à demain l’ardeur de connaître tes aventures. Famille protégée du Ciel, je m’estime heureux de pouvoir vous offrir l’hospitalité. J’ai fait disposer la hutte voisine pour vous recevoir, et demain nous célébrerons tous ensemble ce jour mémorable par le repas du retour. »

Le lendemain une nombreuse députation d’Iroquois vint saluer l’hôte de leur sachem et le féliciter de son heureux retour. Ils exécutèrent en sa présence les danses du pays et célébrèrent par leurs chants ce bonheur inespéré. Le comte ne savait comment témoigner sa reconnaissance à ces hommes qui lui montraient tant d’affection. Et c’étaient les mêmes hommes qui, quelques mois auparavant, voulaient mettre en pièce le vénérable missionnaire, principal auteur de sa délivrance ! tant les passions et les préjugés égarent facilement les cœurs et les poussent à d’horribles excès !...

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV

 

 

Repas du retour. – Récit d’Eugène. – Le comte Édouard raconte ses malheurs. – Festin des Esquimaux. – Difficultés de la langue. – Embouchure du Saint-Laurent. – Violente tempête. – Le recours à Dieu, seule consolation des malheureux. – Attelage de chiens de Terre-Neuve. – La mort et l’esclavage. – Ténèbres et rigueurs de l’hiver. – Les ours sur les glaces. – La voix mystérieuse.

 

 

L’heure du repas était arrivée ; on le servit dans une clairière, à l’entrée du bois d’érables ; c’était là que le sachem faisait le festin dans les grandes solennités. Les mets étaient simples comme le lieu qui servait de salon ; un quartier de chevreuil, des fruits entourés de fleurs, des gâteaux de maïs nouvellement recueillis, et des oiseaux qu’on venait de prendre dans les filets, formaient tout le repas.

Une joie douce et franche régnait sur toutes les physionomies ; il semblait que tous les cœurs étaient épanouis. Avant que le comte Édouard racontât son histoire, Eugène prit la parole et donna quelques détails sur son voyage avec le missionnaire. Il fit connaître leur arrivée dans la tribu sauvage, leur prise par les Esquimaux, la douleur de son père, les apprêts du sacrifice, l’heureuse invasion d’une peuplade voisine qui, en incendiant les cabanes, leur présenta l’occasion d’échapper à une mort qui paraissait imminente. Il appuya surtout sur les éminents services que leur rendit le bon missionnaire, sur son admirable charité, qui le détermina à s’exposer derechef à une mort menaçante, afin de ne pas perdre l’occasion de prêcher l’Évangile à ces peuples si difficiles à aborder.

À ce touchant récit, des larmes coulaient de tous les yeux. On croyait voir les bûchers, entendre la sainte parole du vénérable religieux et les rugissements des sauvages. On éprouvait les angoisses qu’avaient dû ressentir les prisonniers ; et quand le récit rappelait les circonstances les plus saisissantes du voyage, les yeux se portaient sur le comte Édouard et sur son fils, comme pour s’assurer qu’ils avaient échappé à une mort qui paraissait si imminente.

Lorsqu’Eugène eut cessé de parler, le comte Édouard, à la demande du sachem prit la parole en ces termes :

« Pendant que tu te rendais avec ta fille chez le sachem du Niagara, Amélie, incommodée par la chaleur du jour, s’était couchée sous un arbre, non loin du petit ruisseau ; je m’étais écarté un peu d’elle pour ne point troubler son sommeil ; tout à coup des bruits semblables à ceux d’un homme embarrassé par des feuillages parvinrent à mes oreilles ; je me levai, croyant que tu revenais avec Nantyla ; mais, hélas ! au même moment, des sauvages au regard féroce s’élancent sur moi comme sur une proie et m’entraînent avec eux dans les bois.

» J’allais jeter des cris ; mais j’eus le bonheur de réfléchir que mes clameurs auraient réveillé Amélie et causé sa perte ; la Providence permit que ce silence la sauvât. J’aurais voulu lui adresser une dernière parole, lui dire un dernier adieu, et je marchai rapidement avec mes ravisseurs en murmurant son nom et le vôtre.

» Dans l’ignorance des lieux que nous parcourions et du sort qui m’attendait, je ne pouvais que regarder le ciel, seule consolation des malheureux, et m’adresser au Dieu puissant qui tient en ses mains toutes ses créatures.

» Peu m’importait, hélas ! de savoir où j’allais être conduit ; tous les chemins m’éloignaient de ce que j’avais de plus cher ici-bas.

» Après plusieurs jours de marche au milieu de la forêt, nous nous arrêtâmes dans un lieu découvert autour duquel étaient rangés en demi-cercle une foule d’hommes, de femmes et d’enfants. Dans l’enceinte de la clairière, gisaient des chairs palpitantes à demi dévorées. Les chasseurs, en nous voyant, se dressèrent comme un seul homme et montrèrent une joie horrible ; ils poussaient des cris féroces, et frappaient l’un contre l’autre leurs flèches et leurs arcs avec un bruit effroyable. Les chiens, animés par les mugissements de leurs maîtres, faisaient retentir au loin les forêts de leurs hurlements. Je crus que j’allais servir de régal à cette bande affamée, et j’aurais mieux aimé me trouver au milieu des bêtes fauves. Les femmes pourtant ne semblaient point prendre part à cet excès de barbarie ; elles ne laissaient échapper que des lugubres monosyllabes ou quelques paroles traînantes ; on eût dit qu’elles compatissaient à mon malheur. La foule continua son repas avec des joies si féroces que j’en étais épouvanté. Elle se jetait avec avidité sur des proies encore sanglantes, les déchirait avec les dents et en dévorait les chairs crues. Les chiens admis au banquet en happaient les restes en grommelant, et léchaient le visage ensanglanté des enfants.

» Cette bande de chasseurs erra encore plusieurs mois dans les forêts, vivant toujours de gibier et me traînant après eux. Quelques jours après mon malheur, ils me délièrent les mains, et me confièrent un arc pour que je pusse chasser avec eux. L’âge, la fatigue, le chagrin me laissaient à peine assez de forces pour me traîner. Je suivais péniblement les vieux sachems de la tribu errante ; j’apprenais quelques mots de leur langue, et je les gravais sur mon bâton de roseau pour m’en servir au besoin. C’est avec peine que j’appris les plus usités, que j’articulais d’une manière presque inintelligible. Qui aurait jamais pu croire qu’à l’âge de plus de soixante ans, il m’aurait fallu, disciple d’un Esquimau, apprendre au sein des forêts une langue barbare ?

» Notre marche était lente, mais jamais rétrograde. Aucun obstacle ne fait reculer l’Esquimau. Un fleuve venait-il à rouler à nos pieds ses flots inconnus, on le passait à la nage, ou sur de légers canots d’écorce que ces sauvages se construisent avec une incroyable rapidité. C’est ainsi que nous traversâmes le Saint-Laurent à son embouchure. Jamais je ne fus frappé d’un spectacle aussi effrayant.

» Un violent orage bouleversait la mer et refoulait avec fureur les eaux du fleuve. Les chasseurs n’attendirent point la fin de la tempête ; ils m’embarquèrent avec eux au milieu des flots soulevés. Les sachems, assis dans le fond de leur nacelle, ne faisaient aucune attention à l’agitation des eaux ; ils montaient et descendaient sans frayeur sur le dos des vagues. Ni le bruissement du vent, ni le gonflement de la mer, ni les hurlements des chiens effrayés, ni les horreurs de la nuit, ne pouvaient les tirer de leur calme inexplicable.

» Le lendemain le fleuve devint calme, et le ciel pur. Je distinguai plusieurs bâtiments français ; les larmes me vinrent aux yeux, au souvenir d’une patrie que je n’espérais plus revoir. Je me tournais, en soupirant, tantôt vers l’Océan et tantôt vers le Canada. Plusieurs de mes ennemis étaient attendris de ce spectacle ; ils ne connaissaient peut-être pas le sujet de ma douleur ; mais, dans les larmes, il y a une puissance qui subjugue quelquefois les cœurs les plus insensibles. Quelques sachems penchaient à me mettre en liberté ; les guerriers, s’apercevant de leur émotion, se mirent à jeter des regards farouches et à pousser des cris féroces en montrant de la main le Labrador.

» Nous marchions toujours à peu de distance de la mer. Nous traversions des vallées de pierre, revêtues de mousse et sillonnées de tous côtés par des torrents d’eau à demi glacée. Des bouquets de pins, des framboisiers, quelques bouleaux, une multitude d’étangs salés, couverts de toutes sortes d’oiseaux, de longues files de cygnes, voyageant silencieusement vers le midi, à travers un ciel grisâtre, variaient la tristesse du tableau. Ces oiseaux nous fournissaient une abondante nourriture, et des oseilles, des cressons piquants, des racines et quelques fruits sauvages, échappés à la voracité des animaux, nous présentaient d’autres aliments.

» Oh ! c’est alors, mes enfants, c’est dans de semblables circonstances que l’homme ne trouvant aucune force ni en lui-même ni en ce qui l’entoure, succomberait inévitablement, si la main de Dieu ne le soutenait. Oh ! c’est alors que la pensée du Père tout-puissant que nous avons dans le ciel, de cet œil vigilant de la Providence, qui embrasse l’immensité du monde, vient apporter le résignation et la force. Au milieu de toutes les vicissitudes de ma pénible existence, dans les moments les plus cruels de mes malheurs, la pensée de Dieu est toujours descendue dans mon cœur avec une indicible consolation.

» Comme des prières courtes, animées, pressantes, arrivaient rapidement de mon cœur sur mes lèvres ! Comme il m’était doux de dire, de répéter : « Notre Père, qui êtes aux cieux !...... Je vous salue, Marie, pleine de grâce !..... »

» Ô mes enfants, ajouta le comte Édouard avec une sensibilité profonde, ô mes enfants, s’il est donné à votre père de vous voir encore, de vous presser contre son cœur, de vous bénir, c’est à la religion, c’est à sa divine influence que vous devez, que je dois cet ineffable bonheur.

» Après la pensée du ciel, c’était, mes amis, votre souvenir qui m’occupait le plus. Que de fois, durant les marches pénibles sous l’arbre du désert, que de fois autour du bûcher allumé pour nos veilles à la tête du camp, mon cœur s’entretenait avec vous. Que de fois j’ai inscrit vos noms sur l’écorce des arbres, comme pour laisser partout des traces de mon passage et de ma tendresse pour vous.

» Nous étions arrivés dans les régions du Labrador. À notre droite s’étendait une mer décolorée ; à notre gauche une terre hâve et nue qui n’offrait qu’une monotone succession de baies solitaires et de caps décharnés. Nous cherchions quelquefois un asile dans les trous des rochers que les aigles marins abandonnaient à grands cris à notre approche.

» Nous quittâmes le rivage pour nous enfoncer dans les terres. De loin en loin nous rencontrions quelques familles errantes, traînant après elles leurs enfants et des instruments de pêche ou de chasse. Ces hommes du désert, sans ressources et sans abri, passent ainsi inconnus du monde, foulent un moment des vallées où ils ne reparaîtront plus, et bientôt cachent leur tombe sous la mousse des savanes, qui ne conservent pas même l’empreinte de leurs pas.

» Des ossements décharnés, des pins brisés comme par la foudre, des forêts et des plaines en cendres nous indiquaient leur passage et le lieu où ils avaient campé.

» Peu accoutumés à de si longs voyages, mes forces étaient épuisées ; je voulus en vain faire des efforts, je tombai à terre dans l’impuissance d’aller plus loin. On me mit avec les enfants sur un traîneau que tiraient plusieurs forts chiens à longs poils. L’attelage s’arrêtait de temps en temps pour nous lécher les pieds et les mains. C’étaient de ces chiens des côtes de Terre-Neuve, dont l’attachement aux hommes est si connu.

» Nous arrivâmes bientôt au lieu de notre destination. On me présenta au chef de la tribu qui habitait sous une large tente fixée à quatre pins qui formaient le carré. Autour de cette tente, on en découvrait au loin d’autres plus petites, rangées en cercle. À la disposition de ces huttes, aux intervalles ménagés entre elles, on aurait cru voir l’aspect d’un camp.

» L’Esquimau était assis au fond de sa demeure, sur un rouleau de peaux ; à côté de lui, sur les parois, étaient appendus des instruments de pêche et de chasse, des coquillages, des os d’ours et de chevreuil, des carcasses de monstres marins ; j’y aperçus aussi avec étonnement des objets d’Europe, qu’il avait obtenus, sans doute, par quelque commerce avec les Blancs. En me voyant, il souleva son bonnet de peau d’ours et me regarda quelque temps en silence : « Homme du pays des Blancs, me dit-il, quel funeste génie t’a dirigé vers ces lieux ? Ta vie va s’envoler aussi vite que la feuille d’acacia enlevée par la bise de l’hiver. Le vent de la mort a déjà commencé à souffler dans ta chevelure : pourquoi viens-tu chercher si loin le trépas ?... »

» Il parla encore longtemps, sans que je pusse comprendre bien ce qu’il voulait me dire. Seulement, d’après le peu de mots que j’avais appris de la langue de ces sauvages, je vis qu’il croyait être obligé de m’immoler à la vengeance de sa divinité. Car c’est une chose bien remarquable que cette idée qui règne chez tous ces peuples sauvages : selon eux, ce n’est que par l’effusion du sang que ce qu’ils appellent ou le Grand-Être ou le Grand-Esprit, peut être apaisé ; et ce sacrifice du sang, comme expiation nécessaire, conservé par tradition, peut les amener sans grands efforts à la foi en notre divin Sauveur et en l’auguste mystère de la Rédemption.

» Lorsque l’homme-chef eut fini de parler, je cherchais à réunir les quelques mots que j’avais appris de sa langue, et je lui exposais mes malheurs ; il parut y prendre intérêt. Il regardait surtout ma chevelure que les fatigues et les peines avaient beaucoup blanchie.

« Peut-être es-tu, ajouta-t-il, un sachem d’au delà du grand lac. Je te laisserai la vie ; mais je le jure par les arbres de ma tente, le premier chasseur de ton pays qui tombera entre mes mains sera sacrifié sans pitié. Tu resteras avec nous jusqu’à ce que la volonté du Grand-Être m’envoie une autre victime. »

» Dès lors, je fis partie de la peuplade et je m’attachai à un vieillard qui cherchait, autant qu’il lui était possible, à adoucir mon sort.

» Je n’avais encore passé que les beaux jours de ma captivité. Les neiges descendirent bientôt et couvrirent les déserts ; les daims, les caribous, les oiseaux même disparurent. On voyait tous ces animaux passer en groupe et retourner vers le midi. Toutes les familles se retirèrent dans des espèces de huttes basses, et où le jour pouvait à peine pénétrer.

» Je passai la saison des neiges dans la société des chasseurs, à m’instruire de la langue et des mœurs du peuple au milieu duquel nous vivions. J’eus beaucoup à souffrir, pendant ces longs mois de froid et de ténèbres.

» Lorsque le printemps commença à reparaître, nous sortîmes en foule de nos souterrains. On courait sur les rivages de la mer pour surprendre à leur arrivée des ours embarqués sur des glaces. En voyant ces intrépides pilotes aborder sur une montagne flottante, et garder un silence menaçant au milieu du bruissement des flots, des glaces et des vents, j’éprouvai une vive appréhension ; mais la frayeur est inconnue aux enfants exercés du Labrador ; ils attaquent avec audace ces énormes animaux, et rarement l’Esquimau se laisse terrasser par ces singuliers athlètes, qui viennent pour ainsi dire lutter corps à corps avec lui.

» La plus grande partie de la tribu s’enfonça dans les déserts et les bois. Les uns, dispersés par familles, habitent les rochers, les cavernes et les lieux écartés où il y a de l’eau. Les autres, réunis par bandes, campent sous des tentes basses et enfumées, passent leur vie dans un voyage perpétuel et ne se reposent qu’au tombeau. Tantôt dans le désert, tantôt sur le bord des fleuves, ils ne tiennent à la terre qu’autant que l’intérêt ou des moyens de subsistance les y attachent. Ont-ils dévoré les vivres qui entourent leur demeure, ils vont dresser une nouvelle tente qui ne durera pas plus longtemps que celle de la veille.

» Aussi vite éveillés que l’oiseau, vous les croyez encore plongés dans le sommeil, que leurs instruments de pêche ou de chasse, et les ossements de leurs ancêtres sur le dos, ils sont déjà bien loin dans les savanes. En voyant la fière contenance de ces infatigables voyageurs, vous diriez qu’ils vont s’acheminer au bout du monde ; mais, après plusieurs mois de marche dans la solitude, ils reviennent au point d’où ils sont partis. Rien ne manque au reste à qui sait se nourrir de tout. Les plus horribles famines dépeupleraient le monde, que les habitants du Labrador retrouveraient toujours au désert quelques herbes et quelques aliments.

» Je ne puis taire ici une circonstance qui me causa en même temps une joie et une douleur inexprimables. C’était la nuit. Je me trouvais dans l’île formée par le fleuve qui borne la tribu ; tandis que les Esquimaux étaient occupés les uns à couper des flèches de roseau, les autres à pêcher dans la rivière, je parcourus notre petite terre. J’étais arrivé à l’extrémité ; le bruit et la rapidité de l’eau, le sifflement du vent dans les arbres et les roseaux, la courte apparition de la lune, à laquelle succédait bientôt une longue obscurité, tout m’invitait à répandre des larmes.

» Je m’assis sous un bouquet d’arbres, et par un doux souvenir je chantais une strophe du cantique à Marie, que ma bien-aimée Amélie m’avait souvent fait entendre. Tout à coup, au milieu de l’obscurité et du bruit du veut, une voix inattendue : Espérez en Dieu ; il bénit ceux qui l’aiment !

» Ô ciel, quel moment d’ivresse, lorsque j’entendis ces quelques paroles, prononcées eu français ! Je regardai le ciel, la terre et le fleuve, sans pouvoir ni parler, ni déclarer les sentiments de mon âme. La lune reparut bientôt ; le vent fit silence ; mais j’eus beau prêter l’oreille et tourner mes regards vers l’endroit d’où m’était venue la voix mystérieuse, la voix ne se fit plus entendre, et je ne pus rien découvrir.

» Qui que tu sois, m’écriai-je, répète ces mots qui m’ont fait tant de bien. Ô aimable et mystérieux inconnu, es-tu donc envoyé du Ciel pour consoler un malheureux ? »

» Les Esquimaux, alarmés de mes cris, me rappelèrent et me firent rentrer à la hutte. La nuit était déjà fort avancée ; mais le sommeil ne put fermer mes yeux. Mon esprit et mon cœur surabondaient de souvenirs et de sentiments... »

Pendant ce petit épisode, un agréable murmure s’était échappé de toutes les bouches. On se rappelait en souriant le récit du missionnaire ; on se redisait ses paroles en bénissant sa mémoire. Le comte s’en était bien aperçu, et des larmes d’attendrissement coulaient de ses yeux. « Hélas ! s’écrie-t-il, je n’ai pas même eu le temps de remercier le saint homme de ses étonnants sacrifices. Tout entiers dans nos douleurs, nous avons trop peu songé à ses bontés. Pardonne, digne prêtre du Seigneur, une ingratitude qu’excusait assez le trouble de mon âme. Que seraient d’ailleurs nos éloges et nos louanges, en comparaison de la récompense que le Ciel te réserve et après laquelle seule tu soupires ? »

» Vous savez le reste, mes amis, vous connaissez, par le récit d’Eugène, les circonstances qui ont accompagné et suivi ma délivrance. Bénissons tous ensemble le Ciel, remercions-le des faveurs signalées dont il nous a comblés, et témoignons au Seigneur notre reconnaissance par une inébranlable fidélité et un amour sans bornes. »

Le soleil commençait à descendre sur l’horizon ; l’Occident n’offrait plus qu’un ciel embrasé, qui, s’effaçant peu à peu, ne jeta bientôt plus que quelques lueurs mourantes, derniers vestiges du jour qui luttait faiblement contre les vapeurs épaisses des lacs. On reprit lentement le chemin des huttes.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XV

 

 

Le capitaine Henry parle de séparation. – Douleur du sachem et de Nantyla. – Le manteau de peau de castor. – Le petit crucifix. – Le comte se sépare de son ami en lui montrant le ciel.

 

 

On passa quelques jours dans la demeure de l’Iroquois, sans que le comte Édouard s’expliquât sur ses projets. La pensée du retour en France lui venait souvent à l’esprit ; mais il ne se sentait pas la force d’en parler au sachem. Le capitaine Henry ne pouvait retarder plus longtemps son départ ; et ce fut lui qui prononça les premiers mots de séparation. Ce fut un coup bien sensible pour le vieil Iroquois ; mais il est peu d’hommes qui comprennent mieux que ces peuples sauvages l’amour de la patrie, de la famille et des ancêtres.

» Vous savez, enfants de la France, dit-il, combien je vous suis attaché, et combien votre départ va donner de tristesse à ces lieux ; je ne suis cependant pas assez barbare pour vous priver du bonheur de revoir votre patrie. J’espère recevoir bientôt ici la Robe noire qui me rappellera votre présence et qui m’instruira dans la Prière. Votre séjour au milieu de nous y laissera des traces ineffaçables que le temps ni la mort ne pourront détruire. »

Nantyla était plus vivement affligée que son père, ou du moins son âme naïve, épanchait avec plus d’effusion ses regrets dans le cœur d’Amélie.

« Eh quoi ! lui disait-elle avec une touchante candeur, tu me quittes, et je ne suis pas encore l’enfant de ton Dieu ; je croyais que nos cœurs, enchaînés comme deux lianes, fleuriraient et se dessécheraient ensemble. Sais-tu, vierge de France, qu’il ne croît dans nos prairies aucune plante qui guérisse de l’ennui ?... Que répondrai-je aux jeunes Indiennes qui vont te redemander sans cesse ?... Tu es à peine échappée des mains des chasseurs, et tu vas courir à de nouveaux dangers !... Oh ! excuse ma douleur, bonne Amélie ; je sais que tu ne dois pas passer ta vie à filer le nerf du chevreuil sous les tulipiers de la fontaine ; je sais que tu te dois à ton père, à ton pays, aux ossements de ta mère... Mais ne penseras-tu plus à moi dans ton beau climat ? Oh ! parle quelquefois de moi à tes compagnes ; et si Nantyla te fut chère, que son nom revienne à ta pensée lorsque tu feras ta prière ; recommande-la à ton Dieu qui est si puissant. Tu sais que Marie est aussi ma mère ; par elle nous sommes deux sœurs !... »

En disant ces derniers mots, la jeune Iroquoise ne put retenir ses larmes ; puis, faisant un effort sur elle-même, elle alla chercher un manteau de peau de castor, qu’elle vint offrir à son amie. Le collet était d’un léger duvet de cygne, et le long des bords courait avec grâce un clair tissu de mille plumes diverses. Sans pressentir un si prochain départ, Nantyla avait préparé en secret le manteau qu’elle voulait offrir à la jeune Française. Elle lui offrit ensuite de petits colibris, des raquettes formées de précieux coquillages, de petites boîtes d’érable, des corbeilles de joncs remplies de graines de fleurs.

Amélie voulait aussi laisser un souvenir à son aimable compagne ; il lui restait encore un objet précieux, elle le lui présenta. C’était un petit crucifix en or.

« C’est un don de ma mère mourante, dit-elle à son amie ; je l’ai recueilli sur sa bouche avec son dernier soupir. – Non, tu ne me quitteras jamais, avais-je dit, ô précieux héritage ! Je ne t’abandonnerai que comme ma mère, lorsque ma main ne pourra plus te retenir et mes lèvres t’embrasser.... Accepte-le, Nantyla, c’est l’image de notre Dieu mourant pour notre amour ; dans les tribulations il sera ta force, dans tes peines ta consolation. – Ma mère, en me le remettant sur son lit de mort, me dit : « Prends, mon Amélie, ce dernier gage de mon amour ; il te consolera, il a tant consolé ta mère ! » Il te consolera aussi, ô ma chère Nantyla. Ne cherchons de joie que dans les bras de ce divin Époux ; c’est la seule durable, la seule sans mélange.... »

Et les deux jeunes amies se promirent de ne s’oublier jamais, et de ne jamais passer un jour sans unir leurs cœurs et leurs prières.

Cependant le capitaine Henry pressait le départ qu’on aurait voulu retarder encore. Les malles étaient closes, tous les préparatifs terminés, et il fallut dire un adieu, sans doute éternel, à cette terre si féconde en joies et en douleurs.

Le comte Édouard embrassa affectueusement le sachem. « Ton souvenir, lui dit-il, ne s’effacera jamais de ma mémoire. Ton accueil, tes bienfaits, sont gravés dans mon cœur. Je n’ai aucun moyen de te prouver ma reconnaissance. En rentrant dans ma patrie, je recueillerai sans doute à peine quelques débris de la fortune de mes aïeux ; à peine même si j’y trouverai un asile qui m’a été offert avec tant de générosité dans un pays lointain... Mais il y a un bien par-dessus tous les biens que je conjurerai le Seigneur de t’accorder : celui d’achever l’œuvre de ton salut, si heureusement commencée ; celui de te réunir au nombre des enfants de l’Église catholique, afin que désormais et à toujours nous ne fassions qu’un cœur et qu’une âme en notre divin Sauveur Jésus-Christ. »

Le sachem était trop ému pour pouvoir répondre ; il tint longtemps le comte Édouard serré contre sa poitrine. « C’est trop tôt te quitter, dit-il enfin ; avec toi je perds la moitié de mon bonheur... »

Il ne put en dire davantage ; le stage qui devait conduire les Européens au navire à travers la Nouvelle-Angleterre n’attendait que le signal du départ. Le comte se sépara de son ami en lui montrant le ciel, comme le lieu où ils devaient se trouver un jour réunis.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVI

 

 

Retour en France. – Plus de château ; peu de biens. – Mélanie. – Lettre d’Amérique. – Nantyla devenue Marie. – Notre-Dame du Canada.

 

 

La traversée fut heureuse et prompte. On revit plus tôt qu’on ne pouvait l’espérer les rivages de France, et on les revit avec une joie vive et un serrement de cœur que tant d’évènements, tant de calamités faisaient naître alternativement. Le comte Édouard ne retrouva plus l’habitation de ses pères ; seulement une partie de ses biens lui avait été conservée par des paysans dévoués.

Le capitaine Henry offrit sa maison à ses amis, et ils s’y retirèrent en attendant qu’ils pussent reprendre leur domicile dans la province qui les avait vus naître. Quelques jours après le retour, on projeta un voyage dans les lieux si chers et si pleins de souvenirs. Le comte Édouard n’y retrouva presqu’aucun de ses anciens amis. Les uns s’étaient mis à l’abri de la tourmente dans des pays lointains ; d’autres avaient payé de leur tête leur attachement à la monarchie et à la religion. La bonne Marguerite n’avait pu survivre à la séparation de ses maîtres, et elle était morte quelques mois après leur départ. Mélanie avait été abritée pendant l’orage, et elle fut la première qui vint se jeter dans les bras d’Amélie.

Combien leur entrevue fut touchante furent tendres les premières effusions de leur cœur ! « Qu’il m’a été précieux le souvenir de ton amitié ! lui dit Amélie en lui montrant la dizaine du rosaire qu’elle lui avait donnée. Sans le secours de Marie, jamais tu n’aurais revu ton amie ; c’est notre bonne Mère qui a séché nos larmes, c’est elle qui a mis un terme à nos malheurs. »

Puis, dans les doux épanchements de sa tendresse, elle lui racontait toutes les circonstances de son voyage, sa bonne réception chez le sachem, son bonheur dans les premiers mois de son séjour ; puis l’enlèvement de son père, ses larmes, ses angoisses, sa douleur. Un nom revenait souvent sur ses lèvres, c’était celui de Nantyla. « Ô mon amie, disait Amélie, tu ne pouvais mieux être remplacée que par cette douce et bonne Iroquoise. Son nom et son souvenir sont désormais attachés au tien dans mon cœur. Si tu savais comme son âme s’ouvrait à toutes les influences de la vertu et de notre sainte religion. Oh ! elle deviendra chrétienne ; elle l’est déjà par le cœur. Si tu savais comme elle aime Marie, comme elle est confiante en sa protection ! Que de fois elle a relevé mon courage abattu ! Que de fois elle m’a rappelée à une entière confiance dans notre bonne mère !..... Ô Nantyla, c’est toi seule que je regrette dans ces magnifiques contrées auxquelles l’admiration épuisée ne peut suffire ! Ton souvenir et celui de ton père seront éternellement conservés dans ma mémoire, et tous les jours je présenterai devant le Seigneur mes vœux les plus ardents pour qu’il répande sur deux têtes si chères les bénédictions les plus abondantes. »

Le comte Édouard s’occupait de rassembler les débris de sa fortune, et, désirant se fixer avec sa famille près des lieux qui l’avaient vu naître, il faisait bâtir un modeste castel à la construction duquel une grande partie des paysans de son village voulaient concourir. Les idées désorganisatrices de l’époque avaient eu très peu d’influence sur ces bons habitants des campagnes, et ils voyaient revenir au milieu d’eux, avec une joie inexprimable, une famille dont les bienfaits se perpétuaient dans le village depuis tant d’années.

On retrouvait enfin les douceurs si longtemps inconnues de la patrie ; on goûtait cette paix, ce repos, achetés par tant d’alarmes et d’inquiétudes. Le capitaine Henry était parti pour sa dernière traversée. Eugène, cette fois, ne l’avait pas accompagné ; il avait cru devoir passer quelques instants près de son père, pour l’aider dans ses travaux et veiller à la conservation de son existence, ébranlée par tant de secousses.

Il y avait près d’un an que la famille était rentrée en France ; elle reprenait avec bonheur toutes les habitudes du pays qu’elle avait pour ainsi dire oubliées ; mais par la pensée chacun des membres se transportait souvent au delà des mers, et surtout le comte Édouard et Amélie se préoccupaient vivement du sort du sachem et de sa fille. La jeune Française disait tous les jours sa dizaine du rosaire à l’intention de la jeune Indienne, et elle offrait les plus ferventes prières pour que la même foi les réunît un jour dans le ciel, puisqu’il n’y avait plus d’espoir qu’elles pussent se rejoindre sur la terre.

Un jour qu’elle avait prié avec plus de ferveur que jamais, on vint remettre une lettre pour son père, cette lettre venait de la Nouvelle-Angleterre, et était parvenue par l’entremise du capitaine Henry dont on avait laissé l’adresse au Canada.

Le cœur palpitant de joie et d’espérance, Amélie s’empressa d’aller porter cette lettre au comte Édouard. « Mon père, dit-elle avec émotion, je crois que voici des nouvelles de nos amis d’Amérique. Dieu veuille qu’elles soient bonnes et qu’elles comblent le vœu le plus ardent de mon cœur ! »

C’était en effet une lettre écrite dans la hutte du sachem par un missionnaire qui avait baptisé le père, la fille et une partie notable de la tribu. Voici le contenu de cette lettre :

« Dieu soit loué ! Il y a un martyr de plus dans le ciel et un bon nombre de catholiques fervents sur la terre. Le sachem de la tribu que vous avez habitée, me fait un devoir de vous faire part de sa conversion à la foi et du bonheur dont lui et ses sauvages jouissent depuis qu’ils se sont soumis au joug aimable de Jésus-Christ.

» Mon vénérable confrère, que vous avez eu l’avantage de connaître et que vous avez laissé parmi une peuplade d’Esquimaux, a reçu, parmi ces sauvages, la palme du martyre. Nous n’avons pas eu de détails sur les circonstances de la mort de ce généreux athlète, qui depuis trente ans a évangélisé ces contrées ; seulement, nous savons qu’après avoir souffert de grandes tortures avec une constance inaltérable, il a couronné une vie de mérites et de sacrifices par la fin la plus précieuse et la plus digne d’envie.

» Vous avez eu le bonheur, monsieur, d’être particulièrement aimé de ce vénérable prêtre ; monsieur votre fils a été le compagnon de sa dernière course apostolique ; tous deux vous avez pu apprécier dignement le zèle infatigable et l’inépuisable charité de ce prêtre selon le cœur de Dieu.

» Vous avez, messieurs, un ami puissant dans le ciel ; il vous obtiendra de grandes faveurs et des bénédictions surabondantes. Déjà le sang du martyr a commencé à faire germer des chrétiens dans cette contrée même, dont les habitants s’étaient faits ses meurtriers. Deux Esquimaux, touchés de l’héroïsme du missionnaire, ont quitté leur tribu et sont venus demander d’être instruits dans la religion.

» Comme la mission des Iroquois, rendue si florissante par mon vénérable prédécesseur, était devenue veuve de son apôtre, mes supérieurs m’ont désigné pour aller continuer, selon mes faibles facultés, le bien qu’il avait si heureusement commencé. Je me rendis dans les diverses tribus, et j’eus la consolation de voir combien les âmes candides et droites de ces bons sauvages recevaient avec abondance l’effusion de la grâce et la faisaient fructifier dans leur cœur.

» Sans doute que notre digne missionnaire avait recommandé, d’une manière particulière près de Dieu, le bon sachem chez qui vous avez reçu l’hospitalité ; car il vint, accompagné d’une députation de ses Iroquois, me trouver dans une peuplade voisine, pour me prier d’aller les instruire et les baptiser. Je m’y rendis avec joie et empressement, et j’y trouvai des cœurs admirablement disposés. Dans ces contrées, comme vous avez pu le remarquer, il y a, de la part des sauvages, une excessive soumission envers leurs chefs, qui exercent une influence exclusive. Aussi, dès que le sachem se montre favorable à la vraie foi, nous sommes assurés que presque toute la tribu suivra son exemple.

» J’ai donc à vous annoncer l’heureuse nouvelle que votre ami est chrétien, qu’il a reçu le saint baptême, et que sa fille, qui est un ange de vertu, peut être comptée au nombre des vierges chrétiennes qui, par leur ravissante piété, font la gloire et la couronne du divin Époux.

» Je dois ajouter, monsieur, pour votre consolation particulière, que c’est surtout l’influence des beaux exemples que vous et votre famille avez donnés au milieu des sauvages, qui a touché les cœurs de vos hôtes. Vous pouvez en rendre grâces à Dieu, qui vous a choisi pour être l’instrument de ses miséricordes et l’occasion de tant d’inappréciables bienfaits. Ainsi la divine Providence, dans les desseins de sa sagesse, dispose les évènements d’une manière aussi admirable qu’inattendue. Ainsi elle a fait servir les troubles de notre patrie au salut des peuplades sauvages ; et, en vous transportant pendant quelques années dans des contrées lointaines, en apparence pour y chercher asile et sécurité, vous avez appelé la divine lumière de l’Évangile chez un peuple et une tribu qui, sans votre présence, seraient probablement encore ensevelis dans les ténèbres de la superstition et de la mort.

» Louons donc le Seigneur ! louons-le tous ensemble et dans toutes les parties du monde ! louons-le dans ses martyrs, dans ses conquêtes, dans toutes ses œuvres, si resplendissantes de grandeur et d’amour ! Veuillez, monsieur, intéresser toutes les âmes ferventes de notre France aux progrès de la foi dans le Nouveau-Monde. De notre côté, nos Églises naissantes demanderont pour notre pays, si longtemps éprouvé par le feu des tribulations, la grâce de recourir au Dieu puissant et bon qui seul peut guérir toutes nos plaies ! »

Ainsi se terminait la lettre du missionnaire. Le sachem avait ajouté, le mieux qu’il lui avait été possible :

« Nous saluons nos amis de France, nos frères en Jésus-Christ. Il n’y a plus désormais d’esclaves ni d’étrangers ; nous ne formons tous qu’un cœur et qu’une âme en notre divin Sauveur. »

Nantyla avait voulu aussi mettre quelque chose de sa main au bas de la lettre, et elle l’avait signée du nom de Marie. C’était ce nom si doux, si beau, si puissant, que la vierge iroquoise avait reçu au baptême.

L’union des cœurs entre les deux familles devint encore plus étroite par ces nouveaux liens. Il ne se passait point de jour qu’on ne parlât, sous la hutte, du comte Édouard et de sa famille ; et dans le petit castel, du vieux sachem et de Nantyla devenue Marie.

Lorsque des jours plus sereins permirent en France l’exercice du culte, Amélie et son père firent élever, près de leur demeure, une jolie chapelle, en action de grâces de tant de bienfaits. Elle fut dédiée à la Sainte Vierge, sous l’invocation de Notre-Dame du Canada ; et ce fut là, au pied de la statue de la meilleure des mères, que le comte Édouard et ses enfants passèrent les heures les plus délicieuses de leur vie.

 

 

Une famille française chez les Iroquois,

3e édition, Lille, L. Lefort, 1863.

 

 

 

 

 

 

 



1 Nom donné aux missionnaires par les Iroquois.

2 Les Iroquois appellent ainsi la religion catholique.

 

 

 

 

 

 

 

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