La jeteuse de liards

 

 

 

La cabane de la Marcou était bâtie à l’écart, précédée d’une petite cour fangeuse que défendait un mur en pierre sèche, et désignée de loin par la carcasse d’une tête de cheval plantée au sommet du toit comme talisman ou comme épouvantail. La Marcou exerçait ostensiblement une profession étrange dont la pratique est particulière aux Vosges, celle de jeteuse de liards ; mais on la soupçonnait d’y joindre une sorcellerie moins innocente et enseignée par le démon. Les vieillards, qui avaient conservé le souvenir des traditions, ne manquaient pas de faire remarquer qu’elle fuyait la société des femmes pour celle des chépés ; qu’on la voyait conduire sa vache à l’abreuvoir, un balai à la main, et qu’elle avait sur le visage les neuf signes du sabbat. Aussi Charlotte parut-elle un peu saisie en apercevant la cabane isolée. Elle ralentit le pas et demanda à mi-voix à son frère s’il n’était point bien tard pour consulter la sorcière ; mais Hubert éprouvait une impatience mêlée de colère, qui l’aurait fait tout braver. Il continua sa route sans répondre, traversa la cour et alla frapper à la porte de la Marcou.

Après un moment, une voix cria de l’intérieur :

– Entre, sagar 1, je t’attendais !

Hubert tressaillit, et sa sœur devint pâle.

– Elle vous a reconnu sans vous voir ! dit-elle. tout bas.

– C’est preuve qu’elle saura me dire ce que je veux savoir, répliqua Hubert, chez qui la curiosité dominait l’effroi. Et il entra.

La Marcou était une vieille femme de grande taille, aux traits durs, et dont les cheveux gris retombaient épars des deux côtés de son étroit bonnet. Hubert la salua avec une politesse circonspecte.

– Te voilà enfin, dit la jeteuse de liards en fixant sur lui un regard perçant ; tu as eu grand-peine à venir consulter la Marcou.

– Faut croire que je n’avais rien à lui demander, répliqua le sagar, qui s’efforçait de garder son air d’assurance.

– Ou plutôt que tu avais peur pour ton âme, dit la vieille avec amertume ; car il y en a qui me soupçonnent de mauvaise magie... comme s’ils ne me voyaient pas fréquenter l’église, et comme si je n’avais pas chez moi les bonnes figures et l’eau sanctifiée !

En prononçant ces mots, elle indiquait du regard une image grossière collée au mur, près d’un de ces petits bénitiers de faïence surmontés d’une croix. Hubert s’inclina en signe de respect, mais parut embarrassé. La demande qu’il voulait faire à la Marcou relevait bien un peu de ce qu’elle venait d’appeler la mauvaise magie, et il commença à craindre que la sorcière ne s’en tînt pour offensée. N’osant donc la faire de prime abord, il la pria, après quelques instants d’hésitation, de jeter le liard pour lui faire connaître le moyen de vaincre la mauvaise chance qui le poursuivait.

– Soit fait selon ton désir, dit la vieille, au nom de Dieu et en ta propre intention.

Elle referma alors la porte au verrou, prit un plat de terre qu’elle remplit d’eau, fit le signe de la croix, murmura quelques conjurations ; puis la main gauche appuyée sur le balai et un genou en terre, elle se mit à murmurer à voix basse la litanie des saints, en jetant à chaque nom, dans l’eau consacrée, un liard qui lui rejaillissait dans la main. Enfin, au nom de saint Jean, le liard s’élança par-dessus son épaule, et alla rebondir à la muraille.

Aussitôt, elle se redressa.

– Tu as la réponse, dit-elle à Hubert ; le liard t’ordonne de faire un pèlerinage à la chapelle de saint Jean ; et, comme il a ressauté cinq fois, il t’avertit de présenter les cinq offrandes, c’est-à-dire la cire, la toile, l’argent, les œufs et les oignons.

– Est-ce tout ? demanda le sagar.

– Sauf une messe que tu ajouteras au commencement de chaque saison.

Hubert la remercia, et lui mit dans la main une pièce d’argent. Le don était sans doute plus riche qu’elle ne s’y attendait car ses traits durs s’éclairèrent et elle sourit au frère de Charlotte.

– Bien, bien, dit-elle en faisant disparaître la pièce de monnaie ; celui qui récompense sera récompensé ! Suis l’ordre du liard, et le mauvais sort qu’on a jeté sur toi s’en ira en fumée.

– C’est donc vrai qu’on me l’a jeté ? demanda le sagar.

La vieille fit un signe affirmatif.

– Et que j’ai un ennemi qui me poursuit pour prendre tout mon bonheur ?

– Tous les chrétiens en ont un, répliqua la sorcière. – Mais on peut le connaître, ajouta Hubert plus bas ; vous avez ce pouvoir, la Marcou ?

Elle voulut protester.

– Vous l’avez, interrompit-il avec énergie ; l’anabaptiste qui est mort il y a un an vous a légué le miroir de magie où l’on peut voir celui qu’on cherche, voleur ou ennemi ! Laissez-moi y regarder, et ceci vous appartient.

Il présentait tout l’argent qu’il avait apporté. Les yeux de la vieille femme étincelèrent.

– Tout ! répéta-t-elle en allongeant ses doigts crochus comme des serres de vautour.

– Tout ! dit le sagar qui faisait sonner les pièces dans le creux de sa main.

– On ne peut te résister, mon fils, s’écria la vieille ; donne, donne !

– Quand j’aurai vu, répliqua Hubert qui retint l’argent avec une certaine méfiance.

– Viens donc, dit la Marcou, mais là, au fond ; le miroir ne peut être vu par deux êtres baptisés à la fois.

Elle entraîna le sagar aux pieds du lit, derrière un grand rideau de coutil bleu, tandis que Charlotte, toute saisie, restait assise à la même place. Il y eut une assez longue pause pendant laquelle la sorcière se mit à murmurer des paroles confuses.

– Vois-tu ? demandait-elle par intervalle.

– Pas encore, répondit Hubert.

Mais, tout à coup, il poussa un cri :

– Ne le nomme pas, ou tout est perdu ! interrompit la sorcière.

– Non, non ! s’écria le sagar, vous avez raison ; mais je l’ai vu, j’en suis sûr ; c’est lui... Prenez, prenez, la Marcou ! Ah ! j’en sais assez maintenant !

 

 

Paru dans le Magasin pittoresque en 1853.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Lorraine, 1976.

 

 

 

 

 



1 Ouvrier qui débite le bois en planches.

 

 

 

 

 

 

 

 

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