Le prisonnier de Chillon
Mon cœur peut battre encor de peine, mais de joie...
Jamais, oh ! jamais plus !
A. TASTU.
I.
Ce n’est point des frimas qu’apportent les années
Que l’on voit aujourd’hui mes tempes couronnées.
L’aube ne trouva pas un jour, à son réveil,
Ce vestige effrayant d’une nuit sans sommeil.
Si j’ai les membres lourds, et qu’ainsi je me traîne,
C’est que j’ai trop longtemps sous le poids d’une chaîne
Gémi… las de moi-même et las d’oisiveté ;
Mes bras se sont rouillés dans la captivité.
Mais je trouvais au fond de mon triste repaire
Le prix de mon amour pour le Dieu de mon père,
Pour mon père, à la roue attaché sans pitié ;
Des douleurs de sa mort je prenais la moitié.
De ses six fils chéris, un seul encor respire.
Les six fils de mon père ont subi le martyre !.…
L’aîné sur le bûcher. Deux autres à la mort
Ont couru sur un champ de bataille ; et le sort,
Jaloux des compagnons chers à mon esclavage,
M’a pris les deux derniers ! Si bien qu’en ce naufrage
Où furent submergés tant d’innocents proscrits,
Hélas ! je suis le seul, et le dernier débris !…
II.
Les cachots de Chillon, sombre manoir antique,
Renferment sept piliers de structure gothique.
Un faible jour, douteuse et captive lueur,
Seul de ces murs glacés révèle la couleur.
Le rayon de soleil qui, parfois, les colore,
Y rampe comme un triste et pâle météore.
Sept piliers ; sept anneaux dans la pierre scellés.
Puis la chaîne, par qui nous furent révélés
Tant de supplices lents et du corps et de l’âme !
Elle a rongé mes bras avec sa dent infâme,
Dont la trace profonde y restera toujours,
Jusqu’à ce que le ciel me trouve assez de jours,
Assez de ces soleils que mon œil faible évite,
Moi qui n’en ai point vu se lever sur mon gîte,
Dois-je dire d’un siècle ou d’une éternité ?
Mon dernier frère mort, je n’ai plus rien compté.
III.
Unis, mais séparés par de trop courtes chaînes,
Oh ! nous avons compris qu’aux tendresses humaines
Il faut les doux regards, les serrements de mains ;
Que le baiser du soir est doux au lendemain.
Si je n’avais trouvé tous leurs traits dans mon âme
Au fond du souvenir gravés en traits de flamme,
Leurs visages, éteints dans notre obscurité,
Ne me souriant plus, ne m’auraient qu’attristé.
Et pourtant, sous nos fers, qu’il était doux d’entendre
La voix d’un frère, alors plus vibrante et plus tendre !
Sans les éléments purs de la terre et des cieux,
Que je trouvais encor de mots insoucieux,
De récits d’autrefois, de désirs, d’espérances !
Comme nos chants parfois endormaient nos souffrances !
Mais le temps refroidit ces élans passagers ;
Nos cœurs étaient trop lourds, et nos chants trop légers ;
L’air devint plus humide et notre front plus pâle,
Et notre voix pour nous prit les accents du râle.
IV.
J’étais l’aîné des trois : il fallait consoler,
Prêcher la patience, et ne pas exhaler
En regrets superflus une douleur profonde.
Et puis dire pourtant, qu’avec sa tête blonde
Et sa douce gaîté, charme d’un meilleur temps,
Et ses beaux yeux d’azur, que mon père aimait tant
Parce qu’ils ressemblaient à ceux de notre mère,
Le dernier né, le fils bien-aimé de mon père
Sans air et sans soleil, sans fleurs autour de lui,
N’avait d’heur que ma voix, qu’un pilier pour appui !
V.
Comme lui, comme eux tous, l’autre avait l’âme pure ;
Mais Dieu l’avait créé pour dompter la nature.
Né pour la guerre, ainsi qu’on naît aigle ou lion,
Il eût bravé lui seul toute une nation.
Quel nid pour cet oiseau formé pour la tempête !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je le vis s’alanguir, et puis baisser la tête.
Je ne sais quelle honte au seul bruit des verrous
Brisa ce montagnard et ce chasseur de loups.
VI.
Vous savez le grand lac, dont l’eau bleue et profonde
Ceint Chillon du rempart mobile de son onde.
Peut-être savez-vous que ses affreux cachots
Sont creusés dans le roc et plus bas que les flots ?
Oh ! qu’il m’est arrivé de fois, durant l’orage,
D’écouter de ces flots se fatiguer la rage
À défier le roc incessamment frappé !
De l’écume parfois j’avais le front trempé ;
Et, tandis que le vent, impétueux et libre,
De ces remparts émus menaçant l’équilibre,
Par l’étroit soupirail arrivait jusqu’à moi,
J’éprouvais dans mon cœur je ne sais quel émoi :
Je doutais... j’espérais... je me sentais revivre,
Et je disais tout bas : « Mort ! viens... et nous délivre !
« Viens ! tu rendras légers et nos corps et nos fers,
« Vils débris, désormais de l’onde recouverts ! »
VII.
Ainsi, l’aîné, le fort, le plus fier de mes frères,
Celui qui prolongeait ses courses téméraires
Sur les traces des loups, des daims et des chamois,
Silencieux, languit encore quelques mois.
Le pain trempé de pleurs, l’eau d’une fosse impure
Remplaçaient notre saine et rude nourriture,
Le lait trait de la veille et le pain des chalets :
Puis il se fût trouvé pauvre dans un palais,
Tant son âme souffrait loin des sommets superbes
Dont l’air pur se parfume en volant sur les herbes
Et d’où l’oreille entend l’avalanche crouler,
La foudre lui répondre, et les torrents couler.
Mais pourquoi redouté-je encore de le dire ?
Il mourut : je le vis, et ce fut un martyre ;
Car sa tête tombait sur son sein décharné,
Et j’étais à ma place, écumant, enchaîné.
Je voulais tout briser pour courir à son aide,
Mais en vain : il gémit, son corps devint tout roide,
On vint le détacher, puis on l’ensevelit ;
Mais on ne voulut pas lui donner d’autre lit.
Quand j’implorai pour lui quelque fosse plus grande
Sous le ciel, à l’air libre, on rit de ma demande.
Ils ne comprirent pas, eux, qu’il faut du gazon
Sur la tombe d’un mort, s’il est mort en prison.
VIII.
Mais lui, le favori, la fleur d’une famille,
Cet enfant frêle et doux comme une jeune fille,
Le dernier qu’en mourant mon père avait nommé,
Lui pour qui je vivais, pour qui j’avais aimé
Jusqu’à ma triste vie, en veillant sur la sienne !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous tous dont le cœur aime, oh ! qu’il vous en souvienne,
De courage à l’avance armez-vous, armez-vous,
Pour voir venir la mort, et supporter ses coups !
Oh ! quand la bouche a dit sa dernière parole,
Que l’œil demeure fixe, et que l’âme s’envole ;
De quel saisissement sont glacés nos esprits,
De quel intime effroi le plus brave est surpris !
Pour moi, j’ai vu mourir, sur l’arène brûlante,
Des guerriers qui mordaient cette couche sanglante,
Des naufragés crier un moment au secours,
Et pâles, affaiblis, s’engloutir pour toujours.
Sur leur couche défaite ou régnait l’insomnie,
J’ai vu rugir encor des fous à l’agonie ;
J’ai vu des criminels, rongés par le remord,
Appeler et maudire et conjurer la mort.
Mais lui, comme une fleur qui se fane et qui tombe,
Je le vis lentement se pencher vers la tombe,
Et murmurant mon nom jusques en trépassant,
Comme un riant flambeau s’éteindre en pâlissant.
De plus rares soupirs soulevaient sa poitrine.
Son teint avait perdu la couleur purpurine
Dont la fièvre entretient longtemps l’éclat trompeur.
D’un bond impétueux j’avais brisé ma chaîne.
J’étais auprès de lui ; de sa dépouille humaine
L’âme avait pris son vol, et ce que j’embrassais,
Ce qu’avec tant d’amour enfin je caressais,
N’était que ce qu’il reste et que le sol recueille
D’une fleur dont la brise a pris feuille après feuille.
IX.
Ce qui m’advint alors, je ne le sais pas bien,
Je ne l’ai jamais su ! Pourtant je me souviens
D’avoir perdu le jour et perdu la pensée.
Une durée ainsi sans doute s’est passée,
Où, ne sentant plus rien, j’étais comme un rocher
Que de ternes brouillards ne cessent de lécher.
Ce n’était ni la nuit, ni le jour ; mais le vide !
Un espace immobile, une couleur livide ;
Ni terre, ni clarté, ni vertu, ni devoir ;
Un silence qu’à l’œil de l’âme on pouvait voir,
Une mer de repos, mer stagnante, aplanie,
Silencieuse au sein d’une mort infinie.
X.
Une lueur soudaine éclaira mon cerveau :
J’entendais près de moi gazouiller un oiseau.
Il se tut, et reprit. Sa voix compatissante
Toucha du prisonnier l’âme reconnaissante.
Instant doux et serein ! était-ce le dernier ?
Je ne me sentais plus souffrant ni prisonnier.
Mais cet instant fut court ! De seconde en seconde
Renaissaient près de moi les choses de ce monde.
Je revoyais ces murs refermés sur mon corps,
Qui n’avaient pu crouler sur moi ni sur mes morts,
Immobiles, dormant dans leur obscure teinte,
Puisque le jour n’osait éclairer leur enceinte !
Mais aussi je voyais, au bord du soupirail,
Des ailes par moments s’ouvrir en éventail ;
Un bel oiseau d’azur qui chantait des merveilles.
Jamais pareille voix ne frappa mes oreilles !
Et ce que j’entendis (j’en eus du moins la foi)
Était un chant d’amour, un chant créé pour moi !
On eût dit que, tout seul sur cette pauvre terre,
Il était un peu triste, et cherchait, solitaire,
Un ami pour son cœur, un écho pour sa voix.
Peut-être qu’égaré, voltigeant vers les bois,
Sortant après dix ans d’un cruel esclavage,
Il s’était, imprudent ! abattu sur ma cage !
Mais pour venir ainsi justement où j’étais,
Chanter ainsi pour moi qui jamais ne chantais,
C’était… oh ! que le ciel me pardonne de dire
Un mot qui fait ensemble et pleurer et sourire :
C’était peut-être aussi mon frère bien-aimé,
Revenant à son frère, en oiseau transformé.
Mais quand il s’envola, je compris ma folie.
Lui, ne m’eût pas laissé boire jusqu’à la lie
L’amertume du deuil et de l’isolement.
Il ne se serait pas contenté d’un moment.
Cadavre abandonné sous mon drap mortuaire,
M’eût-il si peu donné d’amour et de prière ?
À moins que chez les morts nos plus vives douleurs
N’agitent plus de bras, ne coûtent plus de pleurs.
XI.
Un peu de charité dans ces geôliers de glace
De leur indifférence a pris enfin la place.
De ma chaîne brisée ils ont vu les morceaux
Et n’en ont point encor reforgé les anneaux.
Je suis libre d’errer et d’arpenter ma cage.
Un vieux clou, le mur blanc, et j’écris une page,
Ou plus souvent mon nom, mon triste nom tout seul.
Que de mots dans un mot ! de morts dans un linceul !
Près de mes frères morts faisant fidèle garde,
S’il m’arrive une fois, en marchant, par mégarde,
De passer sur leur corps, de fouler de mes pas
La terre qui servit de couche à leur trépas,
Un flot de sang au cœur me remonte et m’oppresse,
Je me sens défaillir ; et, cédant à l’ivresse
D’un souvenir amer, je tombe jusqu’au soir
Dans un abattement qui tient du désespoir.
Mettre fin à mes jours serait si peu de chose !
Mais vivre est un devoir, et c’est Dieu qui l’impose.
XII.
Je me mis à creuser des marches dans le mur,
Ce n’était pas pour fuir ; mon cachot était sûr.
Oh ! j’étais bien gardé ! D’ailleurs, sur cette terre,
J’eusse été, sans les miens, encore solitaire.
En changeant d’air, de pain, d’habits et d’horizon
Hélas ! j’aurais changé seulement de prison.
À Genève, là-bas, s’ouvrait encor peut-être
Sur le Rhône d’azur ma riante fenêtre !…
Puis je comptai : parents, amis, vous n’étiez plus ;
Où donc seraient allés mes pas irrésolus ?
Oh ! qu’il doit être amer de reparaître au monde
Quand on n’y connaît plus de voix qui vous réponde !
« C’est bien ! me dis-je alors, ici vaut mieux mourir
« Avec une espérance, avec un souvenir !
« Restons, offrons à Dieu la fin du sacrifice,
« Et jusque dans la mort que mon cœur le bénisse ! »
Mais je voulais encore à travers les barreaux
Voir les Alpes debout se mirer dans les eaux,
Et respirer cet air limpide et diaphane
Où tout chante, aime, vit, l’air où rien ne se fane,
L’air de la liberté, l’air pur et parfumé,
Et promener partout un long regard charmé.
XIII.
Je les revis enfin ; elles étaient les mêmes.
Le jour les inondait de ses beautés suprêmes.
Je vis sur leurs sommets la neige étinceler,
Et plus bas, vers le lac, les torrents ruisseler ;
Le Léman sillonné de ses voiles latines.
Un bruit doux et lointain de cloches argentines
Se mêlait en riant aux murmures des flots,
Au chant de l’hirondelle, aux voix des matelots.
C’était, sous le bleu ciel, une royale fête ;
Et mon regard surpris me fit lever la tête.
Une barque rasait les murs du vieux manoir,
Quelqu’un de mon côté regardait sans me voir :
Une femme, chantant d’une voix fraîche et pure.
Oh ! qu’une femme est belle au sein de la nature !
Un être libre, ô Dieu ! cet aspect me ravit,
Et mon regard longtemps, bien longtemps la suivit.
Elle ne savait pas qu’un autre que les anges
Recueillait chaque note. Une âme, de ses langes
De douleur et de deuil, comme aux jours d’autrefois
Lazare, se levant au timbre de sa voix !
Je vis aussi, planant sans remuer les ailes,
Un aigle se suspendre aux voûtes éternelles
Et soudain disparaître, emporté par le vent.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et les yeux pleins de pleurs, je descendis rêvant.
J’étais dans mon tombeau derechef, et la vie
Avec ses horizons m’était encor ravie.
Qu’il était noir !.… pourtant l’ombre est douce à mes yeux
Privés un si long temps de la clarté des cieux.
XIV.
Il s’écoula des jours, des mois, des ans.… que sais-je ?
Étranger désormais à ce fatal cortège
D’illusions, de maux, de regrets surperflus,
Que m’importaient ses pas, moi qui n’avançais plus ?
Moi qui n’espérais plus te revoir, ô lumière !
Des faveurs de la vie attendant la dernière,
J’implorais le trépas ! Le ciel voulut encor
De biens inespérés me r’ouvrir le trésor.
Il voulut que le jour reparût sur ma tête,
Qu’un vent tiède pour moi balayât la tempête !
XV.
Un jour, quelqu’un mit fin à ma captivité.
Je regardais ces murs qui m’avaient abrité,
Ces muets confidents de mon long sacrifice !…
Le bourreau me parut manquer à son office.
Oh ! c’était bien à moi qu’était cette prison :
Mes frères y dormaient ; c’était notre maison.
Là venaient des souris jouer au clair de lune,
Un triste oiseau de nuit cacher son infortune ;
L’araignée en silence y suspendait ses rets ;
Ces pierres, de mon cœur savaient tous les secrets.
Je les pleurai ! Telle est notre faiblesse humaine.
Je pleurai ma prison, et jusques à ma chaîne.
Puis la grille s’ouvrit, et, quand je m’éloignai,
Ce n’est qu’en soupirant que je me résignai !
O. H.
18 mai 1845.
Paru dans la Revue suisse et chronique littéraire en 1845.