Conte sous la cheminée
– La pluie au dehors tambourine
Sur les contrevents verrouillés ;
Le vent l’accompagne en sourdine.
Dites-nous, ma vieille voisine,
Quelques contes ensoleillés.
– Le temps n’est plus, ma bonne dame,
Où l’on filait au coin du feu
Tout en s’éclairant à la flamme,
Humbles de cœur, et simples d’âme
Sachant se contenter de peu.
Le temps n’est plus de cheminées
Immenses où valets, patrons,
S’assemblaient, les après-dîners,
Autour de grandes chaudronnées
De patates ou de marrons.
Le temps n’est plus (c’est bien dommage !)
Où fleurissaient mes beaux vingt ans,
Quand les « jeunesses » de mon âge
Prenaient plaisir au radotage
Des vieux « papettes » chevrotants.
Maintenant l’on ne veut plus croire
Aux récits des bons temps passés !
– Voisine, si votre mémoire
Est fidèle, vite une histoire :
Nous en serons intéressés.
– Soit !... C’était au temps des croisades ;
Tous nos bourgs à peine existaient.
Le seigneur et ses camarades
Contre les païennes peuplades
Loin, bien loin d’ici, se battaient.
Il advint qu’une fin d’automne,
Au sortir des vêpres des morts,
L’on vit venir une amazone
Parée ainsi qu’une madone,
Sans pages ni gardes de corps.
Elle arrêta la châtelaine
Qui s’en revenait de prier.
« Je viens de l’Afrique lointaine... »
Pâlit la dame du domaine
En regardant le destrier.
– Ce cheval ?... fit-elle, tremblante.
– C’était celui de mon époux
Mort là-bas, très loin, sous ma tente.
La chrétienne avec épouvante
Murmura : – Qui donc êtes-vous ?
– Je suis la femme de ton maître
Mort dans mes bras en musulman.
– Cela je ne peux pas l’admettre !
Non ! mon seigneur ne fut pas traître !
Étrangère, tu mens, tu mens !
L’autre, à son doigt montra la bague !
Hélas ! c’était l’un des bijoux
Que portait le comte Gonzague.
– Et je possède aussi sa dague...
– Oh !!! Tu l’as tué, mon époux !
Tu l’as tué de corps et d’âme,
Fille maudite d’un païen !
Mais j’en appelle à Notre-Dame,
Moi, devant Dieu sa seule femme ! »
Ainsi finit cet entretien.
Et soudain, au ciel de cinabre,
L’orage allume cent éclairs...
Voici le cheval qui se cabre,
Et, dans une course macabre,
Faisant feu de ses quatre fers,
Va précipiter la païenne
Sur la muraille du rempart...
On l’enterra comme une chienne,
Sans eau bénite, sans antienne,
Un soir de novembre blafard.
Et la comtesse Rosemonde,
– La châtelaine au triste sort –
Vécut dès ce jour loin du monde,
Dans une retraite profonde,
Pour racheter l’âme du mort.
– Votre légende nous chagrine,
Nos cœurs en sont tout endeuillés !
La pluie – écoutez ma voisine –
De plus en plus fort tambourine
Sur les contrevents verrouillés.
Charles d’ANORÇAN.
Recueilli dans Répertoire poétique,
poésies et monologues recueillis
par Camélienne Séguin,
Montréal, 1937.