Angéla

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques ARAGO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.

 

IL est des pays où la poésie déborde ; elle est dans les jardins qui nous ombragent, dans les forêts qui nous écoutent, sur les montagnes qui nous dominent, dans les eaux qui nous baignent.

Cette poésie s’empare des hommes ; elle se grave sur le front, dans la silhouette, dans la démarche ; elle s’impose à l’opulence comme à la mendicité ; elle court du palais à la chaumière, de l’alcôve soyeuse au grabat... Cette poésie est surtout dans le cœur, dans les joies et dans les larmes, elle est peut-être aussi dans la tombe.

Écoutez, car ceci est une terrible histoire ! écoutez, car ce n’est pas une fiction que je vous raconte. J’ai connu Paolo et Angéla, tous deux fils de Valence, de cette terre féconde, où la vieille puissance mauresque est encore debout dans les édifices et dans les mœurs ; terre ravivée par un soleil chaud, embaumée et purifiée à la fois par sa végétation balsamique et ses eaux diaphanes.

Écoutez donc.

Si vous les aviez vus tous deux, s’acheminant à pas égaux et le front élevé vers les magnifiques platanes qui bordent le torrent de l’Egly, à Berga, près de Valence, vous les auriez aimés tout d’abord. Il y a des sentiments qui s’imposent, que l’on subit, et qui font du bien à l’âme qu’ils maîtrisent. On n’aime pas qui l’on veut et comme on veut ; on hait souvent sans savoir pourquoi, et quoique vous souffriez de votre antipathie, quoique vous cherchiez à l’arracher de votre sein, vous en êtes l’esclave, et vous traînez péniblement la chaîne dont vous n’avez pas la force de briser un anneau.

Pourquoi ces choses et pas d’autres ? Pourquoi ?... demandez au suprême arbitre pourquoi il a jeté sur la terre les fleuves, les forêts, les mers et les montagnes, et dans quel accès de bizarre humeur il a semé notre cœur de tant de passions ?

Ce qui est, est parce que cela est, et nul ne peut savoir ce qui serait à la place d’une chose, si cette chose n’existait pas. La philosophie est la plus obscure des sciences, et Montaigne est le plus sage des hommes quand il s’écrie : « Que sais-je ? »

Pardon, Paolo, pardon, Angéla, de vous avoir quittés un instant, je ne vous abandonnerai plus pendant mon récit : on se plaît tant auprès de qui nous a fait verser des larmes sans nous pousser jusqu’à la malédiction !

Paolo était grand, calme, réfléchi, son œil ne regardait pas, il interrogeait. Sa parole brève, sonore, semblait toujours donner des ordres, même alors qu’elle demandait une grâce, et quand une colère tombait de ses lèvres étroites et pincées, on croyait entendre un arrêt fatal ; on se courbait sous le châtiment.

Ses cheveux se bouclaient noirs et serrés ; son front large était un trône pour la pensée, et il régnait dans toute sa personne une si grande puissance de domination, que l’on se demandait tout bas quel ennemi oserait s’attaquer à cette nature privilégiée dont le ciel l’avait doté avec tant d’amour ? Hélas ! remerciez Dieu d’un bienfait, et demain peut-être vous blasphémerez, en haine des prodigalités qu’il aura répandues sur vous. Tout est mystère ici-bas.

Figurez-vous une jeune fille pâle, blonde et blanche, dans un pays où toutes les têtes sont chaudes et colorées, les yeux bleus et ardents à la fois, des mains élégantes à emprisonner avec amour dans une des vôtres, mais que vous n’oseriez presser de peur d’en faire jaillir le sang rosé qui s’y promène ; puis des épaules s’affaissant avec grâce, un corps souple s’harmoniant à la marche comme la tige élancée du bambou sous la brise voyageuse ; puis encore des pieds que vous cherchez dans le soulier luisant qui les dessine, et un son de voix pareil aux soupirs de l’air que vous croyez entendre quand vous errez seul par une belle nuit printanière, dans un de ces poétiques vallons de la Sierra-Morena, où l’on aime tant à rêver, à sentir la vie, et dans l’un desquels nous retrouvons aujourd’hui Paolo et Angéla.

Il n’est plus jour, il n’était pas encore nuit, et les deux jeunes gens, dont l’un avait à peine vingt-deux ans et l’autre seize, venaient de s’asseoir sur un parapet dominant le torrent silencieux alors de l’Égly.

Les frimas ne couronnaient pas les cimes de la Nevada ; les orages gardaient depuis longtemps le silence.

Ces orages dévastateurs qui se lèvent là-bas, là-bas, du côté des Baléares, montent, grandissent, étendent leurs flancs ténébreux, envahissent l’espace, menacent, éclatent et tombent en vomissant sur les bourgs et les campagnes ravagées, dans les lits des torrents à sec, des grêlons rapides comme l’éclair, près duquel ils se sont formés, des rafales à ébranler les demeures, des nappes d’eau comblant les vallées et entraînant dans leur course les oliviers, les ponts, les chênes séculaires, les maisons et leurs habitants.

Je vous l’ai dit, tout se taisait autour des deux Valenciens silencieux, et ils laissaient marcher les étoiles au firmament comme s’ils n’avaient rien à se dire, comme si l’avenir leur appartenait ; est-elle à nous, hélas ! la minute qui suit le battement de nos artères ? est-il à nous le moment qui va succéder au moment où nous disons : Je vis ? Là, force, virilité, pensée ; ici, décrépitude, tombe, néant. L’étincelle électrique n’est pas plus prompte ; l’instant et l’éternité se donnent la main.

La brise était muette, la feuille du platane chevelu, immobile, et le sable pailleté dormait tranquille sur les rocs de marbre que les eaux du torrent avaient abandonnés, leur retraite. De temps à autre seulement le riche martin-pêcheur, fouillant de son aile paresseuse les arbustes qui bordent l’Égly, et là-bas, les coteaux ardus de Kéribus se dessinaient comme de noirs fantômes dont les pieds fatigués restaient cloués au sol.

Les cœurs aimants pensent longuement et vite.

Paolo et Angéla, dans un moment de douloureuses réflexions, avaient parcouru tout le cercle de leur vie ; et si la lune les eût éclairés de ses rayons, on eût pu voir sur leur visage les heureuses ou fatales impressions de leurs rêves.

– M’aimes-tu ? dit enfin Paolo du ton d’un homme qui sait déjà la réponse qu’on va lui faire.

– Si je t’aime, Paolo ! Demande donc à la Tramontane si son passage est pénétrant ? au vent qui nous arrive de l’Albère si sa bouffée est écrasante ? Demande à l’Égly si ses colères sont tièdes, si la mer qui se rue sur notre plage valencienne est toujours bienveillante ? Demande à l’orage qui pèse sur le village si ses grêlons respectent nos champs, et sa foudre nos demeures ? Paolo, ne me demande pas si je t’aime ; est-ce que je te le demande, moi ?

– Tu sais presque toutes les pensées de mon âme, Angéla.

– Tu as toutes les miennes, Paolo.

– Eh bien, je t’en ai caché une jusqu’à ce jour, et je vais te la dire, maintenant.

Un frémissement involontaire parcourut les membres d’Angéla, qui pencha doucement sa tête et attendit une révélation comme le criminel attend une sentence de mort.

– Je t’aime, Angéla ! poursuivit Paolo d’une voix brisée et saccadée ; je t’aime plus que la mère n’aime son fils unique au berceau, plus que l’enfant n’aime son père près de la tombe. Je t’aime comme nul n’est aimé en ce monde, et cependant je te quitte, je pars.

Angéla resta immobile. Souvent une simple menace nous accable, une impossibilité nous trouve sans effroi.

– Oui, je pars, poursuivit Paolo sans regarder sa fiancée ; tu es la plus belle des filles, je veux aussi que tu sois la plus heureuse. Il y a là et là, loin de notre village, des cités opulentes, du luxe, des fêtes, des richesses, des joies que nous ignorons ici. Je veux pour toi, ma fiancée, ces joies, ces richesses, ce luxe des grandes villes, et voilà pourquoi je pars. Hier, j’ai vendu mon champ, mes oliviers, ma petite maison, j’ai vendu mes vignes ; j’ai un peu d’argent, il m’en faut beaucoup pour t’en donner davantage. On dit que la fortune est favorable à ceux qui traversent les mers pour aller la visiter. Je vais franchir les mers ; demain, je quitte le village ; demain je t’aurai dit un douloureux adieu, car je serai longtemps absent et tu m’attendras. Angéla, demain je vais te prouver que je t’aime, plus que je ne suis aimé de toi !

– Pauvre ami, comme la fièvre fait prononcer de tristes paroles, dit Angéla en souriant avec amertume ; rentrons, Paolo, j’irai voir le docteur, il te calmera. Ta raison te reviendra et tu ne parleras plus d’une séparation impossible. Viens, Paolo, j’ai froid, j’ai chaud, je suis heureuse et je souffre à la fois. Tu vois que je pleure et que je souris ; jamais Dieu ne m’avait envoyé tant d’émotions. Je suis rassurée et je tremble ; viens.

Paolo et Angéla s’acheminèrent vers le village, muets, à pas lents, et tous deux se dirent bonsoir avec une larme à l’œil, avec un brisement de cœur.

Le lendemain au point du jour, Angéla alla se prosterner aux pieds de la Vierge, et pria pour que les tempêtes eussent pitié de Paolo, qui était parti la nuit sans confier son secret à personne. Nous n’avons de prescience que pour le malheur, et la pauvre délaissée savait très-bien que son fiancé venait de fuir le village paisible où la tendre affection d’un ange n’avait pu le retenir.

Depuis cette époque fatale, les jours se traînèrent lentement pour Angéla, dont l’âme ardente et pure traversait les océans à la suite de Paolo. Seule, toujours seule avec ses inquiétudes et sa douleur, elle pleurait, elle priait, et bientôt elle perdit cette énergie morale qui l’avait aidée jusque-là et qui lui avait fait traverser sans effort les jours si orageux de sa première passion.

Elle se laisse aller doucement à la vie sans lutter contre ses souvenirs. Les prières, les larmes de sa mère la trouvaient sans émotion ; elle n’avait plus de sourires pour l’enfance, plus de confiance pour l’amitié, plus de sympathie pour la vieillesse, et elle entendait prononcer le nom de Paolo sans que son corps frémît, sans que ses artères battissent plus vite, sans que son front pâlît ou se couvrît de rougeur.

Dans le village, on prit cet affaissement pour une guérison ; l’on osa bientôt sourire autour de l’infortunée ; et ceux des jeunes hommes que Paolo avaient éloignés d’elle se rapprochèrent et firent entendre leurs vœux. Angéla écoutait sans comprendre, répondait sans peser la valeur de ses paroles, et presque tous les amants qu’elle avait délaissés se remirent sur les rangs pour effacer toutes traces d’un passé que Paolo ne remplissait plus.

 

 

II.

 

Quand l’homme d’énergie prend une résolution, il est rare qu’elle n’aille pas au-delà de ce qu’il avait d’abord arrêté. Paolo s’était dit avant de partir : Je suis sûr du cœur d’Angéla, il souffrira, mais.il m’aimera toujours ; la pauvre enfant m’attendra, et nos pensées se croiseront sans que j’apporte de nouvelles inquiétudes à la jeune fille que j’ai choisie pour mes beaux rêves d’avenir. Je ne lui écrirai pas. Elle ne passera point par les douloureuses alternatives de crainte et d’espérance qui font de l’absence un si rude martyre ; et le jour de mon arrivée sera le plus beau jour de notre vie : si l’absence est la mort, le retour est la résurrection. Paolo aimait autant qu’Angéla, mais il aimait autrement ; car les passions n’ont pas toutes la même physionomie. Chez l’un, elles se traduisent par le silence et la résignation, chez l’autre par les éclats d’une colère immodérée ; c’est tantôt la foudre qui menace et tue, tantôt aussi un mal pareil à la nostalgie qui brûle les sens et vous pousse lentement vers la tombe.

Paolo voguait à pleines voiles au travers de l’Atlantique. Angéla ne l’attendait plus. Trop pieuse pour en finir avec une existence qu’elle devait désormais traverser dans les larmes, mais trop sincère dans son premier amour, elle se laissa doucement conduire par la destinée : la puissance à laquelle elle avait obéi n’étant plus là, elle ne lutta contre aucun désir, ne résista à aucun vouloir ; elle devint l’esclave soumise de toute opposition, et cette tête si belle, si calme et si fière à la fois, se courba comme le brin d’herbe sous le pied qui le foule, sous la brise qui passe.

Elle vivait dans ce passé perdu, et ce passé la tuait lentement sans secousse violente, avec une cruauté d’autant plus acre qu’on ne lui opposait ni le présent mort à la joie, ni l’avenir mort à l’espérance.

Angéla était toujours belle ; ses yeux avaient conservé leur poésie, son front sa pâleur suave, sa voix sa pureté, sa parole son affection. Mais ses amis sentaient bien que la mort se promenait dans tout cela, et que l’infortunée qui cheminait dans la vie ne demandait pas mieux que d’en voir arriver le terme.

Ne dites pas que la tendresse d’une mère est ce qu’il y a de plus clairvoyant au monde ; rien au contraire n’est plus aveugle, et dans l’infortune surtout : c’est parce que chacun tient à la guider qu’elle lutte avec plus d’obstination contre l’évidence, et qu’elle est la cause première des plus irréparables malheurs. La mère de la pauvre Angéla se trompa comme les autres, elle prit pour de la résignation ce qui n’était que de l’abattement ; elle encouragea sa fille adorée dans l’acceptation du sacrifice que le ciel lui avait imposé, et elle alla même jusqu’à lui offrir une consolation à tant de misères.

– Paolo ne reviendra plus, lui dit-elle un jour sous les mêmes platanes où Angéla avait reçu la fatale confidence de son fiancé ; le voilà loin, mon enfant, bien loin ; la terre est grande ; la mer souvent fort en colère : elle a fait tant de victimes ! et puisque nous ne recevons aucune nouvelle de celui que tu as déjà tant pleuré, c’est que sans doute la mort ne l’a pas épargné.

Angéla frémit.

– C’est que peut-être aussi, poursuivit la mère abusée, l’ingrat ne t’aime plus.

Angéla resta immobile.

– Est-ce qu’il n’avait pas assez de fortune pour le bonheur de vous deux ? Est-ce que tu n’avais pas assez d’amour pour arracher de son cœur cette fatale passion des voyages, qui te fait tant souffrir ? Est-ce que votre union n’était pas le plus cher de nos vœux ? Allons, Angéla, courage ! encore quelques jours, et il y aura de la joie dans le village.

Angéla jeta sur sa mère un rapide regard qui voulait dire : Je ne comprends pas. Celle-ci poursuivit.

– Tu connais Jacques, le fils de Chrétien, qui s’est si bravement conduit lors de la dernière inondation, tu sais s’il est bon, si les jeunes filles de Berga ont pour lui de la tendresse et de l’amitié, si tous les pères, si toutes les mères le voudraient pour gendre.

– Eh bien !

– Eh bien, il t’aime, Angéla ; hier il t’a demandée en mariage, et je lui ai promis de t’en parler.

– Dis à Jacques que je l’accepte.

– C’est bien, mon enfant, et ta mère est heureuse. Ils m’assuraient tous ici que tu étais dans le désespoir, que tu regrettais, que tu pleurais toujours Paolo, que son absence me priverait de ma fille bien-aimée ; mais ils n’ont pas su comme moi te comprendre ; le cœur d’une mère (et je bénis le ciel du démenti que tu leur donnes) est une flamme qui n’égare jamais.

– Ils sont fous, ma mère, nos amis. Est-ce que l’absence ne guérit pas de toutes les passions ? est-ce que nous aimons longtemps qui ne nous aime pas ? Paolo est parti, il est loin, bien loin, peut-être est-il mort, je ne pense plus à lui ! Jacques est bon, généreux, on le sait au village, je le sais comme tout le monde, j’épouserai Jacques ; tu peux aller lui porter mes paroles, va, ma mère ! Paolo n’existe plus pour moi, j’ai plus de courage et de dignité que d’amour ; sois heureuse, et que Dieu veille sur nous !

À cette nouvelle, l’ivresse fut dans toutes les âmes ; et deux jours après les préparatifs étaient achevés dans la maison de Jacques pour le mariage d’Angéla. Une année entière s’était écoulée depuis le départ de Paolo, l’épreuve avait été courageusement subie par la jeune fille, soumise aux décrets du ciel.

Le magistrat, le prêtre n’avaient pas encore prononcé le mot sacramentel, et cependant, parée comme pour le jour du dévouement, Angéla, à peine levée, recevait au doigt la bague que Jacques lui offrait avec amour au milieu des familles réunies.

Elle pâlit, chancelle et tombe !

Jacques soutient sa fiancée, la mère se précipite, les amis l’entourent. Morte ! morte ! le docteur arrive ; pas un souffle à la lèvre, pas un battement à l’artère ; le cœur est froid, la face livide, le corps insensible.

Là, sur le lit, un cadavre de jeune fille, les yeux ouverts et vitrifiés, sans larmes, sans regards, partout la mort... et un voile funèbre qu’on jette sur ces dix-huit années qui venaient de s’éteindre !

 

 

III.

 

La nuit avait été sombre, glacée, et cependant un violent orage avait réveillé les vallons de Sierra-Nevada, qui s’étendent en ondulations gracieuses depuis Berga jusqu’au col Maudit. Un jeune homme avait abandonné la voiture à ce périlleux passage, et s’acheminait pensif vers le village qu’il avait quitté depuis longtemps, et qu’il cherchait à l’horizon d’un œil avide et d’un cœur passionné.

Dans les grandes émotions de l’âme, le corps ne peut rester immobile, il s’agite fébrilement sous la chaîne qui la captive dans l’étroit cachot qui l’emprisonne.

Il s’harmonise, pour ainsi dire, avec la douleur ou la joie qui vient le visiter, et tout calme lui est impossible. Paolo cheminait vite, vous avez deviné que c’était lui.

Le zigzag de la foudre éclairait de temps à autre le sentier raboteux qu’il parcourait, et qui lui permettait d’admirer les sites grandioses après lesquels il avait longtemps soupiré dans ses lointaines pérégrinations. Quand vous êtes seul dans un désert, la voix de la tempête a quelque chose d’imposant et de terrible à la fois ; vous diriez que c’est pour vous seul que jaillit l’éclair et que retentit la menace. Aussi l’ardente imagination de Paolo lui montrait-elle avant le jour, qui tardait encore à paraître, son riant village, comme frappé d’une récente catastrophe. Il n’avait osé interroger personne pendant les derniers relais ; car nous sommes ainsi taillés que l’incertitude nous tue et que cependant nous redoutons toujours d’en sortir.

Mais le soleil, à son lever, venait dorer la triple tête blanche du Tourmalet, la verdure des montagnes ressaisissait sa teinte naturelle, et le torrent grossi dessinait sa nappe blanche comme un long ruban argenté.

Paolo est arrivé haletant à l’extrémité du pont qui le sépare de Berga ; il s’élance, et tout à coup il s’arrête frappé de terreur. Le son de la cloche funèbre arrive jusqu’à lui : un coup, puis le silence ; puis, deux coups plus rapides, c’est un signal de mort ; il sait que les hommes sont inconstants dans leur joie, mais qu’ils gardent longtemps intacts leurs usages de deuil. Paolo, au lieu d’avancer alors, rétrograde et monte sur la colline élevée, qui lui permettra d’interroger du regard son village adoré.

Là-bas, en effet, une ligne noire se dessine mobile, et devant elle quelque chose de blanc comme un cercueil... c’est une vierge qui vient de monter au ciel ; Paolo s’agenouille et prie.

« Si c’était elle ! s’écrie-t-il comme atteint de vertige, elle morte ! Oh ! non ! Dieu n’aura pas cette cruauté ! Je suis riche aujourd’hui, je puis lui donner les enivrements du luxe que je lui ai promis à mon départ. Non, non, Angéla n’est pas morte, ou il n’y a pas de Dieu, ou Dieu est Satan. »

Il a franchi en quelques moments le pont et les premières maisons du village ; personne dans les rues silencieuses, c’est comme un deuil général. Il arrive sur la place ornée de platanes, il est devant la demeure d’Angéla... une bande noire à sa porte ! il reste pétrifié sans une larme à l’œil, presque sans un battement au cœur, et il fuit.

Il n’a pas besoin qu’on lui apprenne le malheur qui l’a frappé, il ne le devine pas, il le sait. Angéla est morte ; c’est elle que tout le village accompagne à son dernier séjour.

Paolo erre toute la journée dans les ravins les plus sauvages qui entourent Berga ; sa poitrine gonflée pousse de rauques gémissements, ses yeux caves jettent çà et là des éclairs comme deux comètes flamboyantes, et celui qui l’eût aperçu, seul, se frappant le front ainsi qu’un possédé, tantôt courant comme le crime poussé par le remords, tantôt immobile comme le rocher sombre de la montagne, aurait cru se trouver en présence d’un de ces esprits fantastiques dont l’ange du mal se plaît à tourmenter notre sommeil, ou se serait signé comme pour éviter le contact de Satan échappé aux flammes éternelles.

La nuit venue, il s’achemine vers la demeure solitaire des gardiens du lieu funèbre, deux hommes choisis dans le pays pour enfermer les cadavres dans les bières et les confier plus tard à la tombe.

– Grand Dieu ! vous ! vous ! Paolo !

– Moi !

– Morte !

– Je le sais !

– Enterrée ce matin !

– Je le sais aussi.

– Elle vous avait oublié, elle se mariait, le ciel l’en a punie.

– Le ciel n’a nulle pitié de ceux qui souffrent ; la preuve, c’est que je vis encore. Angéla ne m’avait point oublié, Angéla est morte parce que Dieu a été jaloux du bonheur que je lui apportais.

– Vous blasphémez, Paolo, les voyages rendent impie.

– Taisez-vous, voici ce que je viens vous proposer. Je suis riche, très-riche, je vais vous donner de l’or, je vous en donnerai autant que vous m’en demanderez, mais il faut que vous m’aidiez à revoir encore Angéla.

– Creuser la terre sainte ! fouiller dans un cercueil !

– Quel mal ferez-vous à un cadavre ?

– C’est une profanation !

– J’irai le déterrer seul.

– Paolo, cela ne calmera pas vos douleurs.

– Si, si, j’ai besoin de voir encore une fois la figure de celle que j’ai tant aimée, et puis je me soumettrai à la volonté du Tout-Puissant.

– Vous ferez dire une messe pour elle.

– Cent messes pour elle et pour vous.

– Venez.

Ils arrivèrent tous trois au cimetière, Paolo s’agenouilla au pied de la croix noire, et pria, tandis que les deux fossoyeurs ouvraient lentement le sol ; ils descendent, le couvercle de la bière est enlevé, et Angéla, parée encore de ses plus beaux habits de fiancée, montre sa pâle figure et son bouquet de vierge à Paolo qui frémit et qui va s’élancer.

– Attendez, lui dit un des gardiens, nous allons hisser jusqu’à vous la pauvre fille, pleurez, serrez-lui la main, dites-lui adieu, et rendez-nous-la.

Paolo s’est assis sur la terre humide, la tête d’Angéla repose sur ses genoux, et tandis que les deux fossoyeurs se partagent, à quelques pas de là, de l’or que leur a donné l’infortuné, un homme se recueille dans son désespoir et tire un pistolet de sa poche.

– N’est-ce pas que tu m’attendais. Angéla ? dit-il enfin d’une voix sépulcrale ; n’est-ce pas que c’est mon absence seule qui t’a tuée ?... Les insensés ! ils disaient sans doute que tu allais volontairement donner ta main, ton âme, ton amour à un autre ; n’est-ce pas qu’ils te calomniaient ? n’est-ce pas que ces vêtements de fête tu les as pris parce que tu te fiançais à la mort, et que tu savais bien que je viendrais ici près de toi, glacé comme toi, pour que nous ne fussions plus séparés dans l’éternité ?... Angéla, Angéla ! cette tombe n’a pas été creusée pour toi seule, elle est profonde, elle peut recevoir et abriter deux cadavres, le tien et le mien. À nous deux cette couche silencieuse, ma mort est plus heureuse que la tienne, Angéla, et tout le monde me l’envierait.

Reçois donc ce dernier baiser de Paolo et que les fossoyeurs arrivent.

Penché sur le front d’Angéla, Paolo appuyait déjà son pistolet sur sa poitrine... – Grand Dieu ! miséricorde divine, puissance du ciel, vous révélez-vous à moi ?... Un léger frémissement d’Angéla ! ses lèvres qui s’agitent, son cœur qui bat, son sang qui circule ! Angéla vit, Angéla n’est pas morte, ou plutôt le ciel se joue de ma crédulité et de mon amour, il veut me punir de mon sacrilège !... Mais non, Angéla respire, sa main n’est plus froide, ses joues se colorent. Ô mon Dieu, je crois en vous ! mon Dieu, laissez-moi ma religion, ne me la tuez pas une seconde fois !

–Paolo !

– Tais-toi, Angéla, ne parle pas.

– Paolo !

Ce mot venait de tomber comme un soupir.

– Que j’ai souffert, Paolo !

– Dors, Angéla, dors.

– Oh ! laisse-moi te dire le rêve horrible qui m’a brisée. Te voilà, je n’ai plus peur, je ne souffre plus ; laisse-moi te dire l’épreuve à laquelle Dieu vient de me soumettre comme pour me punir de t’aimer plus que je ne l’aime.

Paolo venait de couvrir de son manteau les épaules et la tête de sa fiancée, il la réchauffait de son haleine et lui dérobait les sinistres objets dont elle était entourée.

Il se taisait, lui, il espérait que la fatigue conduirait sa fiancée au sommeil.

– Écoute, poursuivit Angéla d’une voix à peine entendue, écoute le rêve affreux que l’enfer m’avait envoyé ; car tout à l’heure j’étais impie en accusant Dieu de cruauté ; tu vois bien qu’il nous aime tous deux puisqu’il m’a réveillée au moment où ce rêve fatal allait me tuer et me séparer à jamais de toi.

– Parle, parle donc, Angéla, ô la bien-aimée de mon âme, et tâche de rappeler ce sommeil qui m’est si nécessaire.

– Écoute : d’abord tu étais parti, Paolo, tu m’avais abandonnée ; et moi, vivant dans le passé qui me tuait, dans le présent sans joie, dans l’avenir sans espérance, je pleurais et priais. Je ne sais depuis combien de siècles tu étais séparé de moi, lorsqu’un jour ma mère s’approche de mon lit et me dit d’une voix caressante :

« Mon enfant, Paolo est parti, il est bien loin, bien loin de nous ; tu vois qu’il ne t’aime plus. Toi, ma fille chérie, il faut que tu l’oublies et que tu prennes un mari qui t’aime.

« – Oui, ma mère, répondis-je, que votre volonté soit faite : je ne me souviens plus de Paolo, qui ne m’aime pas ; je ne l’aime pas non plus, donnez-moi un mari que j’aimerai de toutes les forces de mon cœur. » Oh, que de cruauté dans les rêves !

– Poursuis, Angéla.

– J’étais parée, belle, enivrée, heureuse comme si tu avais été là, mon Paolo, comme si tu m’avais conduite à l’église, comme si tes yeux s’étaient baignés dans les miens, comme si nous nous étions trouvés seuls, là, dans ma chambre de fiancée, toi à mes genoux, moi rafraîchissant ton front brûlant sous ma main caressante, sous mes plus tendres baisers.

– Poursuis, Angéla.

– Mon nouveau fiancé... ce n’était pas toi au moins... mon nouveau fiancé venait de glisser un anneau à mon doigt, je tremble, je frissonne, je chancelle, je suis morte !

– Tais-toi, tais-toi, ma tendre Angéla.

– Morte, te dis-je, séparée de toi à tout jamais ! et cependant mes yeux étaient restés ouverts, et je voyais tout ce qui se passait autour de moi. J’entendais tout ce qu’on disait ; une main de fer et de feu pesait sur ma poitrine, je sentais mon cœur battre, et le docteur appelé disait que mon cœur était sans mouvement. Le sang me brûlait les artères, et il disait que mon sang était glacé. J’étais là, pleine de vie, pleine de force, de puissance ; ma puissance, ma force et ma vie n’arrivaient à personne, je sentais le charbon ardent qui me brûlait les pieds et la poitrine, j’étais la douleur même dans ce qu’elle a de plus acre, de plus corrosif, et je ne pouvais pas dire : Je souffre. Tiens, le souvenir de ces heures fatales me tue ; enveloppe-moi bien de tes bras, pour que je sente encore le bonheur que je te dois.

– Crois-moi, Angéla, n’achève pas ton récit ; dors, dors, mon ange adoré, demain je t’écouterai avec plus de calme, demain le sommeil aura apaisé tes sens ; dors, mon Angéla.

– Mon Paolo, je veux avoir tout oublié demain, je veux tout te dire aujourd’hui. On jeta un voile sur ma figure, on s’éloigna lentement et l’on me laissa seule, seule avec mon impuissance et mes tortures. Le lendemain – c’est aujourd’hui, Paolo – deux hommes entrèrent à pas mesurés, ils arrachèrent mon voile, ils profanèrent cette blanche couronne de vierge dont on avait paré mon front, que je tiens de toi, et que j’offre à toi mon bien-aimé ; ils toisèrent froidement mon corps, jetèrent à l’air quelques vagues paroles dont je ne compris pas le mystère, et s’éloignèrent bientôt pour revenir une heure après. L’un me saisit par la tête, l’autre par les pieds, et ils me placèrent rudement dans la bière qu’ils avaient apportée. Oh ! ici, j’en suis sûre, mon ami, je criai ; mais un coup de marteau couvrit ma voix, et je me vis plus que jamais séparée des hommes. Un mouvement saccadé, imprévu, m’avertit que je quittais notre chambre nuptiale, mes doigts essayèrent de se glisser dans les interstices de ma maison de bois, vains efforts ! Les chants du prêtre et les prières des conviés à mes fiançailles couvrirent une seconde fois le râle déchirant exhalé de ma poitrine.

– Mon Dieu, Angela, au nom de mon amour, n’achève pas un si horrible rêve !

– Tais-toi, Paolo !... Nous cheminâmes lentement. Je devinai du fond de ma tombe les rues que nous parcourions, je me sentis bientôt à l’église, dans cette pieuse et sombre chapelle où la Vierge d’espérance avait si souvent entendu nos serments et nos vœux. Je devinai le moment où l’eau bénite tombait sur mon linceul ; j’entendis le mot sacramentel qui veut dire adieu à ce monde et qui nous mène à l’éternité. Puis nous reprîmes la route que nous avions parcourue. Un quart d’heure après, je compris qu’on enlevait le voile ténébreux qui couvrait ma bière, et un corps brûlant tomba dessus et la fit retentir. C’était ma mère, ma tendre mère, qui ne voulait pas qu’on la séparât de moi, qui étreignait ma dernière prison, qui poussait de lamentables cris, et demandait à Dieu un miracle impossible. Oh ! comme nous devinons les douleurs, mon Paolo ! Je vis, oui, je vis ma pauvre, ma désolée, ma vieille mère qu’on arrachait avec violence des restes glacés de sa fille, qui se tordait contre les agonies d’un désespoir inutile. Je reçus une violente secousse. Petit à petit, le bruit des pas mourut, la voix du prêtre s’effaça sous la terre qui me séparait du monde, et je n’entendis plus dans mon cœur que les sanglots de ma mère au désespoir.

– Tiens, regarde ; touche, ami ; comprends si j’ai dû souffrir... mes doigts sont déchirés, mon front meurtri, mes épaules en sang, mes lèvres sans tiédeur. Heureusement qu’un sommeil plus calme me fut envoyé alors par un Dieu clément, et que, pressée dans tes bras, je pus oublier enfin tant d’agonies, de misères et de tortures. Tiens, Paolo, voilà le sommeil qui me gagne encore... mes paupières s’abaissent, ma voix s’éteint, et quoique j’aie encore froid, bien froid, je sens que le bonheur va revenir à ta fiancée.

– Angéla ! Angéla ! dit tout bas Paolo, dors-tu ? Elle dort !... Dieu de miséricorde, achève ce miracle !

Puis, appelant par ses gestes plus encore que par sa voix les fossoyeurs qui revenaient vers lui :

– Plus vite, leur dit-il, elle n’est pas morte, elle respire, elle vit !

– Que dites-vous ?

– La vérité.

– Ceux que nous confions à la terre y sont pour toujours.

– Voyez, voyez... Aidez-moi maintenant à la porter chez elle ; prenez ses pieds, je protège sa tête. Silence ! une fortune à vous si vous m’êtes secourables.

Les deux fossoyeurs se mirent à l’ouvrage ; ils enlevèrent doucement Angéla ressuscitée, tandis que Paolo la couvrait de son manteau, et soulevait dans ses bras les épaules de celle que Dieu venait de lui rendre ; ils avaient fait à peine quelques pas, quand un mouvement saccadé les força de s’arrêter. Un bras s’agite, le manteau qui couvrait la tête est écarté, Angéla ouvre les yeux.

– Ciel ! où suis-je ? Là un homme, Paolo ! là deux spectres horribles, ceux qui m’ont clouée dans ma bière. Je les reconnais. Ici, là, partout, des croix funèbres ; la nuit, le froid, le silence des tombes. Ce n’était pas un rêve, j’étais morte, morte ! Adieu, ma mère ! adieu, Paolo !!!

– Oui, bien morte à présent, dit aux fossoyeurs une voix ténébreuse, morte ma fiancée ! Gardiens, vous aurez demain une double besogne à achever, une tombe suffit pour Angéla et pour moi.

Le front de Paolo venait d’être brisé par une balle, et deux cadavres tombèrent dans une fosse qu’on recouvrit à l’instant même. Une seule croix pour les deux fiancés.

Une prière pour Angéla et Paolo.

 

 

Jacques ARAGO.

 

Paru dans L’Hermès en 1844.

 

 

 

 

 

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