La rose d’Ispaster

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Vicente de ARANA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Pourquoi pleurez-vous, jouvencelles d’Ispaster ? Pourquoi vos visages, toujours souriants, révèlent-ils un chagrin si profond ? Pourquoi joignez-vous les mains dans une posture suppliante et élevez-vous vers le ciel vos beaux yeux pleins de larmes ?

Les matrones de la noble anteiglesia 1 vous diront que votre âge n’est pas l’âge des larmes, mais l’âge des sourires, des danses, des plaisirs. Elles vous diront que le visage d’une vierge doit se montrer toujours souriant et brillant, semblable à l’aurore qui naît lançant ses dards d’écarlate et d’or, pour illuminer la terre et réjouir le cœur des hommes.

Mais, hélas ! les matrones de la anteiglesia d’Ispaster savent qu’elles vous diraient en vain aujourd’hui de sécher vos larmes. Elles pleurent, elles pleurent amèrement, et, est-il possible que vous ne pleuriez pas ? Quelle est la jouvencelle qui peut rester les yeux secs, en voyant sa mère inondée de pleurs.

Quelque chose de grave se passe dans Ispaster, quelque chose qui trouble les esprits, quelque chose qui émeut tous les cœurs.

Pendant que jouvencelles et matrones pleurent tristement, les jouvenceaux, sur le visage desquels on lit encore plus de colère que de tristesse, réunis sur la spacieuse place de l’église, parlent à voix haute et avec une extraordinaire chaleur.

Les vieillards eux-mêmes, dont les vénérables fronts, couronnés par la neige des ans, ont éprouvé toutes les douleurs, toutes les amertumes, toutes les désillusions d’une longue existence, ne restent pas indifférents. Ils n’essayent pas de calmer l’excitation générale, car cela leur paraît une entreprise impossible. La douleur et l’indignation sont peintes sur leurs physionomies, beaucoup se retournent le visage peiné pour essuyer une larme furtive, et quelques-uns, dont les ans n’ont pas refroidi le sang bouillant, serrent avec rage les poings, ou brandissent furieusement le formidable « makila 2 ».

 

 

 

II

 

 

Qui est venu troubler la paix, la félicité, l’enviable calme auquel étaient accoutumés les honnêtes et simples habitants d’Ispaster ?

Les légions de Rome ont-elles envahi de nouveau le territoire qu’elles ne purent jamais conquérir ?

Auguste oserait-il se représenter devant les Basques qui l’ont humilié tant de fois ?

La maîtresse du monde n’a plus ni légions, ni généraux qui les conduisent au combat. Il y a longtemps qu’elle a été dépossédée du manteau impérial ; il y a longtemps que l’ouragan a arraché de sa tête la couronne du monde. Au trône des Césars a succédé le trône des successeurs de Pierre ; ceux-ci conquièrent avec les doctrines du Christ, avec la prédication et l’exemple, un empire beaucoup plus vaste que celui que conquirent les autres par la guerre.

Ordono le Méchant s’est-il levé de son sépulcre, et s’avance-t-il à la tête de Léonais et d’Asturiens, avide de venger la défaite d’Arrigorriaga ?

Non ! Le prince de Léon dort toujours dans son sépulcre de pierre, à Padura de Arrigorriaga. Rien ne peut l’éveiller que la trompette du jugement.

La cause de la douleur des jouvencelles et de la colère des jouvenceaux est autre. Si la présence de l’étranger mettait en danger l’indépendance de la Biscaye, les vierges d’Ispaster se garderaient bien d’attiédir par leurs larmes l’enthousiasme de leurs frères ; au contraire, elles les exhorteraient à voler au combat. Si l’étranger avait franchi la frontière, ni garçons, ni vieillards n’emploieraient un moment en vaines paroles et en vaines démonstrations de chagrin, mais ils se hâteraient de courir au poste le plus périlleux, prêts à donner leur vie pour la défense de leurs foyers.

 

 

 

III

 

 

Voyez-vous, couronnant cette éminence, une humble maisonnette entourée de châtaigniers et de noyers ? Quant au printemps ces arbres se couvrent de feuilles et de fleurs, la maisonnette reste cachée au milieu de la ramure ; mais à présent on la découvre en entier, parce que nous nous trouvons au cœur de l’hiver.

Cette maison est la demeure de Martin de Laucariz, veuf il y a quelques années, et de sa fille Maria, connue dans la contrée sous le nom de la Rose d’Ispaster.

Maria était une enfant de dix-huit printemps, belle comme le sourire d’un ange, et aussi bonne que belle ; aussi tous l’aimaient-t-ils, tous l’idolâtraient-ils. Il y avait déjà longtemps qu’elle avait donné son tendre cœur au compagnon de ses jeux enfantins, à Pedro de Belandia, un bel et joyeux jouvenceau, également aimé de tous. L’amour des jeunes gens n’était un secret pour personne, et la croyance que dans très peu de temps d’indissolubles liens les uniraient, était générale.

Malheureusement, la renommée de la rare beauté de Maria arriva aux oreilles de Don Sancho Ortiz de Mendiguna, vieillard dont les brutales passions ne s’étaient pas endormies sous l’influence des années, et dont les aventures galantes étaient connues dans toute l’étendue de la Seigneurie, dans laquelle on ne prononçait son nom qu’avec horreur et dégoût. C’était en même temps un terrible et féroce « banderizo » et peu nombreux étaient les villages de Biscaye dans lesquels on ne conservât pas le souvenir de quelque fait de vandalisme perpétré par lui. Il était affilié à la faction Gamboino ; ses partisans même le haïssaient, mais ils ne le laissaient pas entendre, car l’appui du formidable Don Sancho leur était très utile dans les guerres continuelles qu’ils soutenaient contre ceux du parti d’Onez. Il demeurait d’ordinaire dans la noble ville d’Ermua, où il possédait un château-fort à peu près inexpugnable.

La beauté de Maria lui causa une impression si profonde qu’il voulut la posséder à tout prix. Son criminel désir se brisa contre la vertu de la jeune fille, qui n’avait pas oublié les leçons de sa bonne mère. Alors le seigneur de Mendiguna pensa à l’enlever de son foyer de vive force, mais il y renonça en pensant aux conséquences probables d’une semblable action. Il savait combien la Rose d’Ispaster était aimée dans la contrée, et il ne doutait pas que beaucoup ne prissent les armes contre lui pendant que ses ennemis habituels reprendraient haleine ; il se verrait obligé de fuir en France, laissant à leur merci ses maisons, ses châteaux et tous ses biens, car il était certain qu’aucun chevalier biscayen ne prendrait sa défense s’il commettait une aussi vile action. Pour ce motif, et n’ayant aucun fils légitime à qui léguer son nom et ses richesses, il se décida à demander à Martin de Laucariz la main de la belle Maria.

Martin de Laucariz aimait sa fille, mais c’était un homme très avare et il considérait les richesses comme le suprême bien -auquel peuvent aspirer les hommes. Toutes ses affections paraissaient concentrées sur un vieux coffre de noyer, dans lequel il gardait soigneusement ses économies, en brillante monnaie d’or.

Que de fois pendant la journée il ouvrait ce coffre vénérable ! Quelles étincelles lançaient ses yeux en contemplant le précieux trésor !

Il reçut donc avec une grande joie la proposition de Don Sancho (proposition qui à ses yeux signifiait richesse et félicité pour lui et pour Maria), et on fixa le jour du mariage, sans consulter en rien la volonté de la Rose d’Ispaster, car Martin n’ignorait pas que sa fille obéirait sans murmurer.

Et ce fut ainsi, en effet. Quand son père lui fit savoir que dans peu de jours elle devait accorder sa main au seigneur de Mendiguna, la pauvre enfant ne dit pas un mot, ne poussa pas un gémissement. Et cependant elle pensa à la douleur du pauvre Pedro en la voyant l’épouse d’un autre : cela lui inspira quelque force pour résister, et elle allait dire que son cœur n’était pas libre.... mais en fixant ses doux yeux sur le grave visage de son père, elle s’intimida de telle sorte qu’elle n’osa desserrer les dents.

– « Ah, ma mère chérie ! » pensa-t-elle. « Que n’êtes-vous ici pour me défendre ? Je prie Dieu qu’il m’appelle auprès de vous avant de me voir unie à cet homme qui ne m’inspire que de la crainte, de l’aversion et du mépris. »

C’est aujourd’hui le jour désigné pour la noce ; dans quelques heures Maria de Laucariz sera la haute et puissante dame de Mendiguna. Don Sancho est déjà à Ispaster ; il est arrivé à l’aube suivi de quelques serviteurs, et on l’a hébergé dans la maison de sa fiancée, avec laquelle il pense se rendre à Ermua aussitôt après la cérémonie.

Dans quelques heures la Rose d’Ispaster sera l’épouse de don Sancho ; la tendre jeune fille s’enchaînera pour toujours au féroce banderizo. La douce colombe se verra unie par des liens monstrueux au cruel faucon, son ennemi naturel.

C’est pour cela que les jouvencelles d’Ispaster pleurent, pour cela que les jouvenceaux s’irritent et menacent de pénétrer dans la maison de Maria, de donner la mort à l’infâme seigneur de Mendiguna, et d’obliger l’avare Martin à accorder la main de sa fille au bon Pedro de Belandia.

Pleurez, pleurez, jouvencelles d’Ispaster ! Un féroce oiseau de proie va vous ravir la tendre colombe que vous aimiez tant, une main impitoyable va briser la tige de la plus belle et de la plus odoriférante des roses, la colorée Rose d’Ispaster.

 

 

 

IV

 

 

Que Maria est belle ! La blancheur de son teint contraste admirablement avec la vive couleur de ses joues, ce qui lui a valu le nom de Rose d’Ispaster dans un pays où l’on connaît à peine les joues pâles. Ses grands yeux châtains sont doux et pénétrants ; chacun de ses regards paraît contenir tout un poème d’amour. Le front très-large et les sourcils notablement arqués, donnent au visage un certain air majestueux et grave ; mais, en revanche, la petite, très-gracieuse bouche, semble sourire continuellement. Une abondante chevelure d’or couronne dignement ce visage de déesse.

Maria est grande et svelte ; tous ses mouvements sont pleins de grâce. C’est la plus belle jeune fille d’Ispaster et beaucoup assurent que dans toute la merindad 3 de Busturia, aucune ne peut lui être comparée.

La renommée de sa beauté ne s’étend pas seulement à Lequeitio, Guizaburuaga, Bedarona et autres villes voisines, mais elle a couru de bouche en bouche jusqu’aux riantes rives de l’Urola, en Guipúzcoa et jusqu’à la rive gauche de l’Ibaizabal 4 qui naît dans le fameux rocher d’Orduna, et arrose la noble ville de Bilbao. Et si la chronique ne ment pas – puisque les plus véridiques eux-mêmes manquent quelquefois au huitième précepte de la loi mosaïque, – il y eut un jeune homme qui pour danser avec Maria un dimanche soir au son du tambourin, vint à Ispaster de la paroisse d’Urgoiti, au pied du gigantesque Gorbea, dans la lointaine vallée d’Orozco.

Ah ! heure fatale, celle à laquelle arriva dans la ville d’Ermua la renommée de l’incomparable beauté de Maria de Laucariz ! Heure fatale, celle à laquelle le seigneur de Mendiguna entendit faire l’éloge de la beauté de la Rose d’Ispaster !

 

 

 

V

 

 

Les nouvelles de la prochaine union se sont répandues rapidement dans les anteiglesias voisines. Mais la nouvelle ne surprend personne, il y a longtemps que les projets de Don Sancho et de l’avare Martin ne sont plus un mystère pour personne ; il y a longtemps que tous les garçons de la contrée ont juré qu’ils ne permettraient pas la réalisation de projets si odieux, dussent-ils recourir à la force pour s’y opposer.

Eh bien, le moment d’agir est arrivé. Il n’y a pas un moment à perdre. Auront-ils oublié ce qu’ils jurèrent si solennellement ?

Non ; cent fois non. Voyez-les abandonner leurs travaux, et se diriger à Ispaster par les sentiers des montagnes. Voyez comme ils courent, anxieux d’arriver à temps pour empêcher cette monstrueuse union.

La spacieuse place d’Ispaster se remplit de monde, à mesure que s’approche l’heure fixée pour le mariage. Mais dans cette anxieuse multitude manque celui qui devrait être ici pour la diriger quand viendra le moment d’agir ; celui qui se trouve le plus intéressé à ce que le mariage ne s’accomplisse pas, Pedro de Belandia, en un mot.

Tous le demandent, mais personne ne peut donner une réponse satisfaisante. Dans cette multitude qui s’agite comme les flots de la mer irritée, il n’y a pas une personne qui ait vu Pedro, ou qui sache où il se trouve. Depuis trois jours il a disparu du village.

Son absence en un tel moment cause un étonnement général. Quelques-uns craignent qu’il n’ait mis fin à ses jours, d’autres croient qu’il est tombé dans quelque piège que lui a tendu Don Sancho, et même il n’en manque pas qui attribuent son absence à la faiblesse, au manque d’énergie. Beaucoup pensent qu’il ne manquera pas de se présenter au moment opportun, et les regards anxieux ne se détachent pas des avenues qui conduisent à la place. Mais tous regrettent amèrement que Pedro ne soit pas au milieu d’eux, parce que tous l’aiment comme un frère.

Et comment ne pas aimer le meilleur, le plus joyeux, le plus aimable des jouvenceaux ? Pedro est l’âme des pèlerinages d’Ispaster et des anteiglesias voisines ; depuis Laredo jusqu’à Deva il n’y a pas un danseur aussi gracieux, aussi infatigable. C’est en même temps un inspiré versolari 5 qui dans cent joutes poétiques a vaincu les plus fameux de Biscaye et de Guipúzcoa.

Mais pourquoi se dérobe-t-il en cet instant suprême ? L’heure s’approche, les cierges brûlent sur l’autel, le prêtre attend les fiancés.

La multitude s’impatiente de voir que Pedro n’arrive pas. Les plus ardents conseillent d’agir sans l’attendre, mais l’immense majorité hésite.

Quel droit ont-ils d’empêcher le mariage ? Avec Pedro à leurs tête, Pedro qui adore Maria, ils sont disposés à tout.

L’heure s’approche, l’heure va sonner, et Pedro n’arrive pas. Pauvre Maria ! Pauvre Rose d’Ispaster ! Sera-t-il possible que ton amant t’abandonne à ton sort !

 

 

 

VI

 

 

Une vieille duègne, que Don Sancho a amenée avec lui d’Ermua, habille et orne la belle Maria, avec le plus grand soin. Il faut que la fiancée de l’orgueilleux banderizo se présente à l’autel parée comme une reine.

Maria est triste et pâle ; ce n’est déjà plus la riante et colorée Rose d’Ispaster. Elle regarde avec une froide indifférence les riches vêtements et les brillants joyaux dont elle est couverte, et s’écrie d’une voix à peine perceptible :

– Bientôt ils devront me dépouiller de tous ces habits de fête et les remplacer par le grossier vêtement des morts. Oh ! que je suis impatiente d’aller reposer dans le lit froid du cimetière, auprès de ma bonne mère !

– Bannissez ces lugubres idées, – répond la vieille. – Ce qui vous attend c’est le lit nuptial, non la froide couche du cimetière. La fatigue, le découragement, le malaise que vous ressentez, beaucoup de jouvencelles l’ont éprouvé avant vous, à l’approche du moment de leur union. Je vous assure qu’avant peu vous vous considérerez comme la plus heureuse des femmes.

– Oh, non ! je sens par instants que ma vie s’éteint. Regardez mon visage pâle et dites-moi si je parais être la Rose d’Ispaster. Ah ! la couleur ne reviendra plus sur mes joues, ni le sourire sur mes lèvres.

– Vous défaillez d’émotion, mais cela passe vite à votre âge. Ramenez votre imagination à des choses plus agréables.

– Impossible, il y a des jours où je ne pense et ne puis penser qu’à mourir.

– Mourir ! mourir à dix-huit ans, mourir au printemps de la vie, quand tout vous sourit, quand tout vous présage un brillant et riant avenir !

– Oh ! j’étais heureuse. Pedro de Belandia m’aimait, et nous attendions avec confiance que, dans un jour peu éloigné, le prêtre nous unisse pour toute la vie. J’étais heureuse, mes yeux paraissaient toujours sourire, mes joues ne se dépouillaient jamais de la brillante couleur de la rose. Je laissais le lit à l’heure où s’éveillent les oiseaux, et j’unissais mes chants aux leurs pour saluer la venue de l’aurore. Je courais par la campagne, les bois et les monts, le cœur léger, poussant des cris de joie, poursuivant les papillons, faisant de beaux bouquets avec les jolies fleurs qui croissent dans cette délicieuse contrée. Avec quelle impatience j’attendais le dimanche, pour danser avec Pedro sur la place, aux accords de la flûte et du tambourin !

Fatiguée, elle se tut un moment. Bientôt elle continua.

« Mais, hélas ! un jour mon père me parut plus joyeux que de coutume, et je lui en demandai la cause. Il me répondit que je devais partager sa joie, car un noble et riche chevalier d’Ermua lui avait demandé ma main, et que nous devions nous marier bientôt. Il s’aperçut assurément que la nouvelle ne me plaisait pas, car il commença à me louer les hautes qualités de celui qui devait être mon époux, sans doute pour me faire voir combien il valait plus que mon pauvre Pedro. Il me dit que, outre que c’était un homme très riche, il était fameux dans toute la Seigneurie et aussi en Castille, dont les rois lui avaient accordé de nombreux privilèges, en récompense de ses grands services ; que c’était un des premiers chefs du parti Gamboino, le premier par sa valeur et sa fierté. Pour achever de me remplir d’enthousiasme et d’admiration, il me raconta divers faits d’armes qui lui avaient donné tant de célébrité. Il me raconta entre autres choses que celui qui devait être mon mari ayant pris d’assaut la tour d’Echeandia, passa au fil de l’épée le seigneur et onze de ses partisans.

« Ces paroles, loin de me causer de l’enthousiasme, me causèrent seulement de l’horreur. Je frémis en pensant que j’allais avoir à passer toute ma vie auprès d’un homme si terrible, si sanguinaire, si odieux. Mais ma colère augmenta en apprenant que l’époux qu’on me destinait était le féroce Sancho Ortiz de Mendiguna, si tristement célèbre dans tout le pays.

« Mon père était très content. L’honneur que Don Sancho allait nous faire en se mariant avec moi, et les richesses dont il allait me rendre maîtresse, semblaient lui faire perdre l’esprit, car dès ce jour jamais je ne l’entendis parler d’autre chose.

« Habituée dès mon enfance à obéir, sans réplique, à tous ses désirs et jusqu’à ses plus légers caprices, je ne me hasardai pas à murmurer une plainte, ni à exhaler un soupir. Mais quand je vis mon bon Pedro, je lui rendis compte de l’horrible malheur qui nous menaçait, car j’espérais qu’il me communiquerait le courage et la résolution qui me manquaient.

« Jamais je ne pourrai oublier l’expression que prit son visage en recevant la terrible nouvelle. Pendant quelques instants il ne put me répondre, tant la douleur avait brisé sa voix. Enfin il me dit qu’il y avait déjà quelque temps que lui et beaucoup d’autres jouvenceaux d’Ispaster et des villages voisins avaient acquis la certitude que le seigneur de Mendiguna désirait se marier avec moi, et que mon père ne s’y opposait pas. – « Mais », ajouta-t-il, « tous nous aiment, toi et moi, autant qu’ils haïssent Don Sancho. Tous se sont engagés par un solennel serment à empêcher cette union, si ton père ose t’envoyer à l’autel avec cet homme. Et ils accompliront leur serment ; ils enverront Mendiguna en enfer et obligeront ton père à donner ta main à celui qui possède ton cœur. »

« Pedro ne se trompait pas ; tous étaient disposés à l’aider. Entendez-vous cette sourde rumeur ? Ce sont les garçons d’Ispaster et des villages voisins, réunis sur la place, près de l’église. Si Pedro de Belandia se présentait devant eux malheur au cruel seigneur de Mendiguna ! Il y a assez d’arbres ici pour le pendre, et pendre ses serviteurs mercenaires. Ils le feraient, n’en doutez pas. Et mon père, bien que vaillant et opiniâtre, se verrait forcé de me marier avec celui que j’aime.

« Et ne croyez pas que la présence de mon malheureux amant soit nécessaire pour que ces généreux jouvenceaux tirent une juste vengeance de Don Sancho et empêchent mon père d’enchaîner ma volonté. Il suffirait que je me mette à cette fenêtre et que j’appelle à mon aide. Ne suis-je pas la Rose d’Ispaster ? »

La jeune fille parlait avec chaleur. Sa voix de faible et tremblante était devenue claire et ferme :

« Pedro savait que ni raisons ni supplications ne pourraient émouvoir mon père, et il était décidé à user de la force. Mais j’essayai de le calmer, et j’y réussis. – « Je ne crois pas, lui dis-je, que nous devions recourir à ces moyens violents, qui sûrement ne plairont pas à ma mère dans le ciel. Je la prierai de nous éclairer, de nous faire connaître ce que nous devons faire en ce péril. Et je suis certaine que, elle, qui séchait mes larmes avec tant d’amour et de tendresse quand j’étais enfant, voudra les sécher aussi maintenant, et nous rendre la paix et la joie.

« Ah ! pendant quelques jours, ma mère parut insensible à mes pleurs, sourde à mes prières. Enfin, une nuit, après avoir longtemps pleuré, pensant à elle et priant Dieu de m’appeler à lui, pour me délivrer des douleurs de ce triste monde, la fatigue m’accabla et je restai profondément endormie. Alors je ressentis une sensation de joie ineffable, et ma bonne mère m’apparut, entourée d’une céleste splendeur et me souriant avec amour. Sa voix, qui pendant tant d’années n’avait pas résonné à mes oreilles, se laissa entendre clairement et distinctement.

« Elle me dit que je devais me montrer obéissante aux ordres de mon père, et que Pedro ne devait pas recourir à des moyens violents, mais tout confier à la bonté de Dieu.

« Il vous appellera tous deux dans son sein », ajouta-t-elle, « avant la réalisation de ton union avec Don Sancho. Bientôt vous laisserez cette misérable vallée de larmes et vous volerez dans les brillantes sphères du paradis, où la douleur se trouve bannie, et où vous attendent d’éternelles joies en compagnie des bienheureux. »

– Cela n'est qu’un songe, une hallucination ! dit la vieille duègne.

– Oh non ! je l’ai vue, elle m’a parlé. C’est pour cela que je suis tranquille, pour cela que je ne me suis pas opposée aux désirs de mon père. Pedro n’a pas douté comme vous, Pedro m’a crue ; Pedro attend que celle qui m’a donné le jour accomplisse sa promesse.

« Il y a quelques jours seulement, je lui fis connaître les désirs de ma sainte mère. Ce fut la dernière de nos entrevues, et la plus solennelle de toutes.

« C’était à la tombée de la nuit. Le soleil disparaissait derrière les montagnes, ses derniers rayons donnaient aux objets une teinte d’une mélancolie indéfinissable. Les oiseaux se taisaient ; seul un rouge-gorge babillard chantait sur le faîte d’un toit, comme s’il eût retenu l’astre du jour près de se dérober.

– Oh Pedro ! lui dis-je, Ma mère a enfin écouté mes prières ; nos larmes l’ont enfin émue.

« Et je lui racontai l’apparition de ma mère, lui répétant les paroles qu’elle m’avait dites, et qui étaient restées gravées dans mon esprit avec une exactitude et une clarté merveilleuses. Pedro m’écouta avec une religieuse attention, les yeux baignés de larmes. Quand j’eus terminé, il s’approcha de moi, prit mes mains dans les siennes et d’une voix tremblante d’émotion, il me dit qu’il obéirait à ma mère, qu’il attendrait le moment désiré d’aller nous réunir à elle au ciel.

« Depuis lors je ne l’ai plus revu, il a disparu du village. Mais je suis sûre qu’aujourd’hui, jour fixé pour le mariage, il sera caché près d’ici, ainsi qu’il me le promit, afin d’empêcher que cette multitude furieuse ne commette quelque malheur. »

« Mais lui et moi nous espérons avec confiance que la cérémonie n’aura pas lieu ; nous croyons que ma mère accomplira sa promesse, et que Dieu viendra à notre secours au moment opportun.

« Aussi me voyez-vous tranquille et résignée, aussi permets-je que vous me mettiez ces riches vêtements et ces brillantes parures, quoique l’habillement que je désire soit le grossier drap des morts ; quoique le lit que j’ambitionne ne soit pas le lit nuptial, mais la froide couche du cimetière. »

Pendant ce temps, la vieille duègne avait achevé d’habiller Maria de Laucariz.

« Oh, que vous êtes belle ! lui dit-elle. Le plus puissant prince pourrait avec orgueil vous conduire à l’autel. – Mais vous êtes quelque peu pâle et tremblante ; ce long récit vous a fatiguée. Asseyez-vous et reposez-vous un moment. Tâchez de chasser les tristes idées qui vous tourmentent. Je me retire, mais je reviendrai bientôt vous chercher, car l’'heure s’approche, et mon seigneur aime l’exactitude. »

 

 

 

VII

 

 

Oh ! Les cloches de l’église paroissiale sonnent le glas à toute volée. Ces mêmes cloches qui devaient annoncer joyeusement le mariage de la blonde Maria, annoncent que la Rose d’Ispaster est allée habiter un monde meilleur.

Quand la vieille duègne entra la chercher sur l’ordre de Don Sancho, impatient de voir la cérémonie nuptiale terminée, la pâleur de la jeune fille la fit trembler, et elle ne put réprimer un cri. La chambre se remplit de monde. Martin, qui était entré le premier, courut à sa fille, lui prit les mains qui étaient glacées, et approchant son oreille de la poitrine de la jouvencelle, il écouta anxieusement. Le cœur de la jolie vierge avait cessé de battre.

Le malheureux père, accablé de douleur et de remords tomba sans connaissance sur le cadavre de sa fille.

Pleurez, pleurez, jouvencelles d’Ispaster ! Maria de Laucariz n’existe plus. Comme la pauvre rose en bouton inhumainement arrachée de sa tige avant d’arriver à l’apogée de sa beauté, de son parfum et de sa gloire, ainsi la Rose d’Ispaster a été cruellement arrachée du délicieux jardin du monde, sans voir ses rêves d’amour et de bonheur réalisés, sans se voir unie à l’aimable Pedro, sans éprouver les saintes joies de la maternité.

Pleurez, pleurez, jouvencelles d’Ispaster ! Celle que vous aimiez tant, celle qui était l’orgueil de la anteiglesia, a cessé d’exister.

Mais non, ne pleurez pas ! La terre n’a pas été faite pour que les anges l’habitent ; Maria s’est envolée dans sa patrie. Dans ce suave et heureux climat, la délicate fleur se trouve à l’abri des vents et des tempêtes.

 

 

 

VIII

 

 

Don Sancho Ortiz de Mendiguna ne s’est pas hasardé à accompagner au Champ du Repos le cadavre de sa fiancée. Il craint la colère des honnêtes habitants d’Ispaster, qui, non sans raison, lui attribuent la mort prématurée de la jeune fille, et il est impatient de se trouver de retour dans son château-fort d’Ermua.

Aussi a-t-il demandé son cheval et s’est-il mis immédiatement en chemin sans attendre ses serviteurs, auxquels il a ordonné en partant de reprendre ses équipements et de le suivre sans plus tarder. Il emmène seulement avec lui un écuyer, dont nous n’avons pu trouver le nom dans les chroniques de ce temps.

En revanche, ces mêmes chroniques nous disent que ni l’écuyer ni son seigneur n’arrivèrent jamais au terme de leur voyage. Quant à la fin malheureuse que durent trouver Don Sancho et son serviteur, il y a diverses opinions, et il est probable que la vérité ne se découvrira jamais.

Les uns disent que plusieurs garçons d’Ispaster, dont l’irritation arriva à son comble en voyant la lâche fuite du chevalier, se mirent à sa poursuite anxieux de venger la mort de la blonde Maria, et qu’étant parvenus à l’atteindre, ils l’attaquèrent à l’improviste avec une grande furie, et lui donnèrent la mort malgré sa résistance désespérée. L’écuyer mourut en défendant son seigneur.

Les autres racontent (et cela nous paraît plus probable) que chevalier et écuyer étant arrivés au bord de la rivière de Lequeito (laquelle avait beaucoup crû, car une pluie torrentielle avait fondu en peu d’heures les neiges qui couronnaient la Sierra d’Oiz, où cette rivière prend naissance), Don Sancho voulut la passer à gué, sans faire aucun cas des avis du prudent écuyer, qui entra cependant dans la rivière à côté de son seigneur bien qu’il reconnût que c’était une insigne témérité, un véritable acte de folie. Un moment ils résistèrent à l’impétueux courant et firent même avancer leurs chevaux vers la rive opposée ; mais la rivière parut s’irriter de rencontrer de la résistance : Don Sancho, son écuyer, et les deux vaillants coursiers, dignes d’un meilleur sort, furent entraînés avec une rapidité vertigineuse par le courant, dont l’impétuosité sembla augmenter soudain.

 

 

 

IX

 

 

Il fait nuit ; une nuit obscure et froide, une nuit triste et silencieuse, dans laquelle on n’entend ni le moindre bruit ni le plus petit souffle de vent.

Nous sommes dans le cimetière d’Ispaster. Cette légende finit où finissent toutes les misères et toutes les grandeurs humaines, dans le champ consacré aux morts.

Ici la terre a été récemment remuée ; cette grossière croix de bois est neuve, et sans doute on vient de la placer là. Oh ! ce doit être la tombe de la Rose d’Ispaster, celle dont la merveilleuse beauté était proverbiale dans la merindad de Busturia, et même dans tout le comté de Biscaye.

Au pied de cette croix il y a un homme agenouillé sur la terre humide dont il ne peut détacher ses yeux remplis de larmes.

C’est Pedro de Belandia ; c’est l’amant de Maria de Laucariz.

Oh ! sa douleur est horrible. La mère de sa bien-aimée n’a pas accompli sa solennelle promesse de les appeler tous deux auprès d’elle. Elle a appelé Maria le laissant seul, seul avec son désespoir et ses larmes.

Longtemps il resta à genoux, les bras croisés sur la poitrine, les yeux fixés sur le sol. Puis fatigué, il se laissa tomber sur le tombeau, couvrant de baisers la terre qui lui cachait son trésor, et prononçant des phrases entrecoupées et inintelligibles.

Enfin il ne remua plus. Exténué de fatigue et de douleur, il s’était endormi sur la tombe de sa bien-aimée.

Pendant ce temps la neige avait commencé à tomber à gros flocons et elle tomba abondamment toute la nuit. Comme un blanc suaire, elle enveloppa complètement Pedro de Belandia, qui ne sortit plus de sa profonde léthargie. Il s’était endormi pour toujours.

 

 

 

Vicente de ARANA.

 

Recueilli dans Contes espagnols, 1889.

 

Traduit de l’espagnol par

E. Contamine de Latour

et R. Foulché-Delbosc.

 

 

 



1 Anteiglesia signifie en espagnol « devant l’église » ; on désigne sous ce nom le portique, le parvis, etc. Dans les pays basques ce nom fut donné aux paroisses de quelques villages, parce qu’elles avaient en dehors de l’église un endroit de réunion où les habitants du village et le clergé discutaient les intérêts communs ; de là on appela le ressort d’une paroisse anteiglesia et on donna aussi cette dénomination aux églises des montagnes.

2 Bâton long et gros en usage chez les Basques ; il leur sert de canne, et en même temps d’arme offensive et défensive.

3 Merindad – ressort d’un maire.

4 Nom ancien de la rivière Nervion. – Ibaizabal signifie rivière large.

5 Poète improvisateur.

 

 

 

 

 

 

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