Il faut comprendre
par
Marcel ARLAND
Cela ne s’est pas fait sans raison. Et ce n’est pas arrivé en un jour. De la patience, nous en avons eu tant et plus. Qui dit le contraire, je lui dis : menteur. De la patience ? Nous avons attendu des mois et des années. On doutait d’abord : oui, non, oui et non... mais à la fin êtes-vous aveugles ?
Voici un village des Causses, éloigné de tout, et rude la terre, rude l’existence. Cent maisons, deux boutiques, un café-tabac, c’est peu ? C’est chez nous. Et les tombes autour de l’église : tombes des nôtres. Quant à l’église, il y a des gens qui viennent de loin, en été, pour la voir. C’est vieux, ça n’a pas beaucoup d’apparence, mais dans la crypte nous avons les restes de saint Bonaventure, qui a donné son nom au village. Les clés, on les demande au bedeau. Plus de curé (sinon celui qui s’amène de Louvedun un dimanche sur deux), mais un bedeau, le Bedeau, près de l’église, dans son « pavillon » – et tout est venu de là.
Maju le bedeau, ce petit chafouin à lunettes, toujours à fureter dans son église ou à vous épier de son pavillon-bicoque, fuyant chacun, attendant le soir pour se glisser dans la rue, mine de rien, saluant dans l’ombre, un chat il l’aurait salué, baissant les yeux, serrant les fesses, ratatiné sous sa double bosse : voyez l’oiseau (d’ailleurs il n’est pas né à Saint-Bonaventure). Mais enfin, à le voir ou le sentir chaque jour, depuis des ans, on s’était fait une raison. Écoutez : il vivait seul, il n’est plus seul...
Quelle est cette nouvelle venue, une fille, presque une enfant, qu’il vient d’installer dans son pavillon de deux sous ? Sa nièce. Il est allé la quérir dans un hôpital ; accident de voiture : les parents tués, la fille, un choc, mais qui se prolonge, et ça se comprend, la pauvre. Nous l’avons compris. Nous ne sommes pas des sauvages. Nous avons même approuvé le bedeau. Bien. Mais que, le jour où l’orpheline a fait son apparition à Saint-Bonaventure, ce jour-là, ce matin-là, Fanot le couvreur, qui réparait le toit de l’église, tombe et se casse la colonne, avouez que, pour le moins, c’est curieux. Une coïncidence ? Admettons. Coïncidence de nouveau, huit jours après, quand le forgeron a reçu un coup de pied de cheval ? Encore une coïncidence, si le feu a pris à la maison des Borel ? Et de tout l’été pas une goutte d’eau, les puits à sec, les récoltes fichues – coïncidence ? La Jeanne Chamburges qui meurt en couches ; la Minon Chantôme paralysée, le Couchereu, oui, le Philibert, qui reçoit un plomb dans l’œil, et l’on n’a jamais su d’où... ?
Je n’invente rien. Je reprends les choses jour après jour, telles que chacun a pu les voir. Ce fut ainsi. Ces beaux messieurs qui nous ont traités de tous les noms, ces gens d’ailleurs, qu’est-ce qu’ils pouvaient y comprendre ? Qu’avaient-ils vu ? L’avaient-ils vue comme nous, la nièce, l’orpheline, quand elle rôdait entre les tombes ou, s’appuyant au mur de l’enceinte, restait des heures sans bouger, pâle, menue, perdue, les yeux vides – un fantôme ? Nous ne manquions pas de pitié, sans doute ; mais que faisait-elle sur nos tombes ? Que faisait-elle dans notre église, le soir, jusqu’à l’instant où le bossu, le bedeau, venait la rejoindre et, doucement, la ramener au pavillon, comme une brebis sans défense, comme la prunelle de ses yeux, comme les reliques de saint Bonaventure ? Est-ce qu’il ne savait pas, le bedeau, tout ce qui était tombé sur notre village avec cette gamine de quinze ans, à peine formée, une ombre, mais lourde ? Si lourde qu’il a bien fallu la nommer de son nom d’en-bas : une sorcière, une jeteuse de sorts. Et on le lui a dit, et tu peux trembler, fille de Satan, joindre tes mains, appeler : « mon oncle ! », pleurer tes larmes, te cacher dans la crypte : on t’a reconnue.
C’est ce qu’ont dit les vieux, les femmes, les enfants et quelques autres. Pas tous. Une sorcière, une damnée, cette chétive ? Non, je ne l’ai jamais cru. Il me semble que c’était beaucoup plus simple. C’était le Malheur. Et quand le Malheur choisit quelqu’un, c’est pour toujours. On le porte, on le répand, on n’y peut rien. Marqué du signe, plus de rémission et tout s’enchaîne : la voiture, les parents tués, l’hôpital, le choc nerveux, ce n’est pas assez ? Non, c’est le bedeau, les tombes, la crypte, ce qui dans la crypte vous attend, vous, et pourquoi ? Parce que c’est le Malheur.
Mais si vous le donnez aux autres, le Malheur, il faut bien qu’ils se défendent. Éloignez-vous, que diable ! La colère monte. Qu’est-ce qu’elle va encore nous apporter, la maudite ?... La fièvre aphteuse ! C’est le bouquet. Deux vaches crevées, trois, cinq. Elles y passeront toutes. Plus de lait à vendre. Les reliques de saint Bonaventure ? On a fait une procession ; mais c’est à croire qu’elle a ensorcelé le bon saint, la diablesse. Va-t-elle foutre le camp ? On est allé chez l’oncle, deux femmes d’abord, puis le maire. Pensez-vous ! Il en pissait dans son pantalon, le chafouin, mais obstiné comme une mule : « Ce n’est pas sa faute. Vous n’avez pas le droit de me la prendre. » Quant à la fille du Malheur, adieu les tombes : on lui jetait des cailloux. On ne pouvait tout de même pas lui en jeter dans l’église ; on a donc attendu le dimanche et, le curé de Louvedun, on lui a expliqué la chose. Bon Dieu ! ce qu’il nous a répondu, ce qu’il a répété en chaire : que nous étions de mauvais chrétiens, des sacripants, des hérétiques, des sans-cœur, qu’il ne voyait qu’un petit ange – et le petit ange il le montrait, agenouillé, la figure dans les mains, sans figure, sans épaules, et l’âme, je pense, à mi-chemin du ciel ; une ombre, je vous l’ai dit, à peine une ombre.
Alors, le Couchereu...
À trente ans, le Philibert Couchereu : un demeuré, sale comme un pou, rigolant de son ordure, l’air faraud entre deux vins, ou brusquement furieux, avec une lourde démarche de gorille et un petit œil rusé de cochon. Couchereu le borgne, depuis le fameux accident de chasse, dont on n’avait jamais su l’origine. De là l’idée.
Qui l’a eue ? Personne et chacun. Toujours l’enchaînement. On est au café, on cause, et de quoi ? sinon de la fièvre aphteuse, du curé de Louvedun et de son petit ange, de tous les maux qui se sont abattus sur nous, de ce pauvre Philibert (que voici) et de son pauvre œil crevé...
« La salope ! Je lui crèverai le sien. »
Allons, allons, Philibert !
« Je te le lui crèverai. »
Mais non, c’est trop. Qu’est-ce qu’il dirait, le curé de Louvedun ?
« Je lui botterai le cul, à votre curé. »
Laissons le curé. La sorcière, évidemment, c’est autre chose. Une bonne leçon qu’elle mérite, d’accord, rien qu’une leçon, juste de quoi lui donner le feu au derrière, et qu’elle s’encoure de Saint-Bonaventure.
« Si je te la rencontre... »
Encore faut-il la rencontrer. On ne la voit plus. Elle se cache. À moins que...
« Dans l’église ? »
Mais une église... !
« C’est notre église. Et le saint Bonaventure, ce n’est pas notre patron ? »
Sans doute.
« Et le patron, depuis qu’elle est là, qu’est-ce qu’il fait ? Regardez les vaches, regardez mon œil !
– Il ne manque pas de bon sens, le Couchereu... »
Malgré le vin.
« Elle va payer tout ça. »
Il a bu encore. Il est parti. Je crois bien qu’il y a eu entre nous un malaise.
« Tout de même, a dit quelqu’un, une gamine... »
Mais qu’y pouvions-nous ? Ce sont des choses obscures. Obscures les femmes, et d’abord les filles. Vienne l’occasion : instruments du Malin. Ce n’est pas leur faute, si l’on veut ; c’est leur nature, cela remonte aux premiers âges. Mais quand le salut commun exige une punition, frappez-les : vous frappez le Malin. Plus la victime paraît innocente, plus efficace est son rôle : c’est connu. Et d’ailleurs, coupable ou moins coupable, il est possible qu’elle y trouve, Dieu aidant, une sorte de rédemption.
C’est le soir et l’ombre dans l’église, le vin dans un homme qui pénètre sous les voûtes, qui s’avance, regarde, épie – et, dans un recoin plus sombre, cette petite forme silencieuse, il l’a vue.
« Ah ! te voilà, garce ! »
Elle tremble. C’est une peur qui vient de toujours, mais si forte, si profonde ce soir qu’une enfant ne peut la supporter. Lourdement, un mal monstrueux réclame sa victime.
« Non ! Non !
– Tu m’as crevé l’œil ! »
Monstrueuses, les mains qui se tendent. Elle se colle au mur, s’efface, elle dit « Non ! », elle le repousse, elle s’est dérobée, il la suit, elle recule, il avance, pas à pas – et c’est l’escalier qui descend à la crypte du saint.
L’homme est devant elle. « Mon Dieu, venez à mon secours ! » Dieu ne l’a jamais entendue. Un miracle du bon saint ? Point de miracle, pour une enfant qu’a choisie le Malheur.
« Descends, garce, je te vais régler ton compte. »
Elle s’est résignée. Et, voyons, que faire d’autre ?
Je connais la crypte. J’y suis descendu. On se croirait au fond de tout, plus loin que les morts. Dans les ténèbres, une lueur vineuse. Les murs suintent. Cela s’est passé là.
Quand nous avons revu le Couchereu avant qu’on l’enferme dans un asile, pas un de nous qui n’eût souhaité entendre autre chose. C’étaient des mots entrecoupés, des bégaiements, de la bave, des « Bon Dieu ! », des soupirs, des « Pucelle de malheur ! », des « Pourquoi ne s’est-elle pas défendue ? ». À la fin, il s’est mis à pleurer, hoquetant :
« C’était pas beau. »
Sans doute. Et quand le forgeron lui a dit : « T’en fais des manières, pour un pucelage ! » nous ne l’avons pas approuvé.
C’était l’instant où le bedeau retrouvait enfin la petite. Elle s’était pendue à la corde qui tombe de la voûte, la corde du bon saint, qu’il faut tirer pour obtenir des grâces.
Et nous vivons. Les policiers, les médecins, les tribunaux, les journalistes, même la Gazelle du Cantal (et le curé de Louvedun !), ce fut à qui nous accablerait d’insultes. Nous n’étions qu’un pays d’ivrognes, d’arriérés et de sauvages. Peut-être. Mais nous étions tous à l’enterrement de la gamine. D’ailleurs, comment expliquer que, depuis sa mort, ait disparu la fièvre aphteuse, et que le calme, jour après jour, s’étende sur Saint-Bonaventure ?
... Ce n’est pas facile de raconter en témoin. J’ai souvent emprunté la voix des autres. J’ai dit : nous, parce que je sais qu’il n’est point d’innocent. Je le sais au fond de moi, autant et plus que le curé de Louvedun.
Non, ce n’est pas beau. Que voulez-vous ? C’est le Malheur. Ce sont des hommes, un village dans la misère, un Dieu qui n’a pas répondu. C’est le monde. Il faut comprendre.
Marcel ARLAND, Attendez l’aube, 1970.