La goélette les Six Sœurs

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles-Victor Prévost d’ARLINGOURT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était nuit, le ciel était serein, la mer était calme, et la goélette les Six Sœurs, partie des Seychelles (Indes Orientales), voguait rapidement vers l’Île-de-France.

Vingt-huit personnes étaient à bord. Tout semblait leur promettre une traversée heureuse. L’air était balsamique et pur, le chant des matelots se mariait doucement au bruit des vagues, et le capitaine Hodoul, tranquillement assis auprès de madame Malfit, une des passagères du bâtiment, devisait du pays natal.

À quelques pas d’eux, tout-à-coup, un cri de terreur est parti du milieu des ombres. Une flamme brillante a jailli. Le feu, par une imprudence inexplicable, venait de prendre à la goélette, et l’incendie se propageait avec une rapidité terrifiante.

Tout ce que l’énergie humaine a de plus actif et de plus puissant est mis en œuvre à l’instant même pour combattre l’affreux danger. Hélas ! inutiles efforts : le vent venait de s’élever, l’horizon s’était obscurci, l’embrasement s’étendait vainqueur. La flamme monte, grossit, serpente, glisse, roule, et bientôt en cercle magique, enveloppe le bâtiment ; il brûle, il s’enfonce, il n’est plus.

C’était en avril 1819, aux jours variables du printemps. Un petit canot, échappé aux ravages de l’incendie, avait seul offert un dernier moyen de salut à l’équipage des Six Sœurs. Les passagers s’y étaient précipités en désordre ; ils s’y entassent pêle-mêle. Ô nouveau désespoir ! ils s’aperçoivent que dans leur embarcation, trop petite pour les contenir tous, il ne restait plus assez de place au pilote pour agir et les arracher au naufrage, s’il s’élevait la moindre tempête ; et déjà les flots mugissaient, et déjà grondait le tonnerre.

C’en est fait : le canot trop plein, que nul bras ne peut diriger, va disparaître sous les vagues. Le capitaine et ses marins délibèrent à la hâte sur le parti à prendre. Quelques victimes sont nécessaires au salut général. Il faut débarrasser l’embarcation des individus qui la surchargent. Deux périront pour commencer ; puis, s’il en faut plus, on verra. Mais qui sacrifier ? qui choisir ?

Deux nègres esclaves prodiguaient les soins les plus touchants à madame Malfit, leur maîtresse, qui, mourante au fond du canot, tendait les bras à son enfant qu’une nourrice allaitait près d’elle. Les regards du capitaine et des matelots se tournent vers les noires figures ; le choix des deux victimes est fait.

Mais comment jeter impunément à la mer ces vigoureux enfants du Sénégal, dont le corps pesant et la force athlétique opposeraient la plus énergique résistance à des volontés homicides ? Point de doute, ils se débattraient ; et une pareille lutte, au milieu d’un frêle bateau qui, au moindre mouvement, peut être submergé, ne tarderait pas à le livrer aux abîmes de l’onde. L’orage redoublait de violence ; il n’est point de moments à perdre ; une nouvelle décision est prise. Hodoul, le sang glacé dans les veines, se couvre le visage de ses mains ; les femmes et l’enfant périront.

Un nègre avait ouï la sentence ; il frappe sur l’épaule de son frère de couleur. Il échange à voix basse avec lui quelques paroles vives et brèves ; puis, s’adressant à madame Malfit :

– Lui et moi, dit-il, faire place. Maîtresse à nous revoir patrie.

Il se tourne vers le capitaine, et continue d’un ton solennel :

– Jure à moi de sauver maîtresse, et nous, tout de suite.... à la mer !

– Oh ! répond le chef attendri, je le jure et devant Dieu lui-même.

– Non, interrompit madame Malfit que ces mots venaient d’éclairer, non, je n’accepte point ce dévouement admirable ; mes nègres sont jeunes et braves, leur force peut vous secourir. Mais moi !... inutile et à charge !... c’est à moi, messieurs à mourir. Veuve... je m’offre... je suis prête. Une prière seulement : que mon enfant du moins soit sauvé ! qu’il soit le vôtre, capitaine.

La pauvre mère, tout en larmes, arrachant son fils au sein de la nourrice, l’élevait en ce moment dans ses bras, et, à la lueur des éclairs, le présentait au chef du navire. Ah ! passagers et matelots, tous adoptaient l’enfant de la veuve.

« Pauvre petit !... nous l’embrasser ! s’écrient avec transport les deux nègres en pressant de leurs noirs visages la figure blanche de l’enfant. Adieu, petit maître ! à là-haut ! »

Et du doigt ils montraient le ciel.

Puis, aux longs éclats de la foudre, tous deux s’élancent à la mer, tous deux roulent au fond des gouffres.

Prodige inespéré ! il ne faudra plus de victimes : ce dévouement sublime a désarmé la colère céleste. Le vent tombe et l’orage a fui....

L’embarcation fut sauvée.

 

 

Charles-Victor Prévost d’ARLINGOURT.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1835.

 

 

 

 

 

 

 

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