Ida
par
le Vicomte d’ARLINCOURT
PRÉFACE DE L’AUTEUR.
J’étais seul et à la campagne. Une amie de ma famille, une jeune femme, douée de tous les charmes de l’esprit et du cœur, la vicomtesse *** était en visite chez moi. C’était aux beaux jours de l’été.
Il faisait un temps magnifique. Nous nous promenions sous les beaux ombrages d’un parc dessiné à l’anglaise. Soudain la vicomtesse s’arrête.
« Monsieur ! me demanda-t-elle avec une vague préoccupation de pensée ; composez-vous un nouveau livre ? »
Je lui répondis :
« Non, Madame. »
Sa physionomie était rêveuse ; et, bien qu’il y eût une sorte d’indifférence et de distraction dans ses paroles, il me sembla qu’elles préludaient à quelque chose de remarquable et d’imprévu. Je continuai l’entretien ; car auprès d’elle, et à l’entendre, il y avait toujours à gagner. Où trouver plus d’esprit et de grâces !
« Faire un livre nouveau ! Madame !...
– Eh bien ! Monsieur !
– C’est si difficile.
– Certainement, reprit la vicomtesse avec un malicieux sourire. Nouveau, dans toute l’acception du terme, passe même pour impossible. On a tant exploré en effet, et cela depuis si longtemps, le champ fertile de l’imagination qu’il s’est épuisé peu à peu. Il est aujourd’hui bien aride, et l’on y fait de pauvres récoltes.
– Aussi n’osé-je plus y semer.
– Vous êtes donc convaincu, Monsieur, qu’il n’en peut plus sortir rien de neuf ?
– Salomon, Madame, disait aux premiers âges du monde, rien de nouveau sous le soleil. Si ce prince parlait ainsi, nous, hélas ! que devons-nous dire ! Que de siècles depuis David ! des évènements par milliers et des écrivains par milliards. Où en sommes-nous arrivés ! le vieux proverbe est là qui me glace.
– Il faut, Monsieur, le faire mentir.
– Je ne m’en charge pas, Madame.
– Vous auriez peur ? C’est une honte. Je suis persuadée, Monsieur, que cette terre de continuelles variations peut offrir à qui l’étudie de continuelles découvertes.
– Commencer l’étude est possible : arriver au but est douteux.
– Essayez toujours.
– J’échouerais.
– Vous n’osez en courir la chance ? Et moi ! Monsieur, aidée par vous, s’il m’en prenait la fantaisie ?...
– Vous réussiriez mieux toute seule.
– Je n’en veux pas prendre, en entier, la responsabilité : fardeau qu’on partage est moins lourd.
– Ce qui pèse ne peut charmer : vous renoncerez au projet.
– Non, Monsieur, tous deux et d’accord, nous allons travailler ensemble.
– Ensemble !
– Moi, je dicterai. Vous, Monsieur, vous tiendrez la plume. Or ici, convenez-en : vous le copiste et moi l’auteur ! N’est-ce pas déjà du nouveau ?..... Du moins, Monsieur, pour vous et pour moi.
– Mais le livre achevé, Madame ! vous le signerez ?
– Non, Monsieur.
– Quoi ! je devrai y mettre mon nom ? Ce serait une tromperie. Fi donc ! une gloire volée !
– Oh ! la gloire, superbe mot ! le plus perfide des mensonges ! la plus trompeuse des fumées ! Rassurez-vous, la gloire, Monsieur, n’aura rien à démêler avec nous dans notre excursion littéraire. Nos petits arrangements ne la regarderont pas ; c’est notre affaire et non la sienne. La gloire, au surplus, parmi nous, n’est plus du tout à l’ordre du jour. On la dirait presque hors la loi.
– En France ! Madame, hors la loi ? Non, non, quoi qu’on fasse, jamais.
– Allons, soit. En tous cas, Monsieur, mettons-la ici de côté.
– On peut s’épargner ce souci : elle s’y mettra d’elle-même.
– Congé de part et d’autre ! À merveille.
– À propos de gloire, du moins, laissez-moi prétendre, Madame, à celle d’avoir mérité votre confiance : à celle, et j’en veux être fier, d’avoir écrit sous votre dictée.
– Fier ! pourquoi toujours de l’orgueil !
– Madame : c’est le grand mobile.
– Oh, oui : le grand mobile des hommes.
– Dites : du genre humain, Madame.
– Bien : j’adopte la variante. Vous voulez une part pour tous, vous tenez à ce que j’aie la mienne.
– Je tiens aux règles générales : mais vous êtes l’exception.
– Ah ! le compliment de rigueur : je m’y attendais, grand merci !
– Il ne devait pas vous surprendre : rien de nouveau sous le soleil.
– De mieux en mieux, Monsieur. Nous battions la campagne : vous nous ramenez au logis. Nous étions partis du proverbe.
– Et nous avions fait fausse marche.
– La traverse a, parfois, son charme. Au reste maintenant, Monsieur, je sais le vrai chemin, suivez-moi.
– J’admirerai la route : parlez ! »
La vicomtesse éclate de rire.
« Oh, Monsieur ! nous marivaudons.
– Je vais en prendre note, Madame : il nous fallait une préface. »
Aucune réponse à ces mots. Nous côtoyions une rivière ; et, franchissant un pont rustique, nous venions de nous enfoncer sous les allées d’un bois touffu : là tout prenait un sombre aspect : là plus de riants paysages, ni prés fleuris, ni chants d’oiseaux : une nature imposante et sévère, le murmure lointain des eaux : ombre, solitude et silence.
L’aimable vicomtesse, à l’instant, change d’accent et de langage. Elle a pris un ton grave et froid.
« Monsieur ! j’ai dans le monde une amie.
– Une ! Vous voulez dire mille.
– Je tiens à mon chiffre, Monsieur. Cette amie est allemande ; elle joint le cœur le plus tendre à l’imagination la plus brillante ; mais aussi, par compensation, rien de plus extraordinaire que sa destinée ; et c’est là...
– Je comprends, Madame.
– L’héroïne...
– De notre livre ?
– Oui, de notre livre, Monsieur ; mais d’abord, plus de railleries. Mon amie a beaucoup souffert... puis, ceci va vous étonner, il me semble qu’il y a dans les évènements de sa vie et surtout dans la bizarre pensée qui les a tous dominés, quelque chose que, parmi nous, la plume n’a jamais écrit, l’esprit jamais imaginé, l’oreille jamais entendu. Je puis me tromper néanmoins.
– Daigneriez-vous, Madame, interrompis-je vivement, me soumettre la question ? Voulez-vous me prendre pour juge ?
– C’était le but de ma visite.
– Ma reconnaissance...
– Arrêtez ! ne vous pressez pas de me prodiguer les remercîments ; un peu de patience et de calme.
– Votre amie permet-elle, Madame, que vous racontiez et que je publie ?...
– J’ai de puissantes raisons, Monsieur, pour me croire autorisée à parler ; elles me mettent même en droit de vous engager à écrire ; mais ces raisons ! je dois les taire. »
Un sombre nuage, à ces mots, passait sur le front de la vicomtesse. On eût dit une pensée funèbre. La conversation commencée dans le style de l’enjouement et de la plaisanterie tendait à se terminer sur le ton de la tristesse et de la solennité. Ainsi vont presque toutes les choses d’ici-bas. Ce qui débute par le rire, finit bien souvent par les larmes.
« Monsieur ! reprit la vicomtesse après un assez long silence ; je ne vous affirmerai pas positivement que j’ai une foi entière et complète à la pensée de mon amie, à la pensée mystérieuse, venue selon elle des cieux qui donne un si étrange caractère aux complications de sa vie : non, je me borne à l’exposer ; qui oserait l’adopter hautement ! Je le déclare donc : bien que l’espèce de culte, ou si vous l’aimez mieux, le principe dont il s’agit ne porte aucune atteinte aux dogmes de notre sainte religion, sur laquelle, au contraire, il s’appuie, je me garderai, néanmoins, de lui donner mon approbation. Je ne puis ni ne veux l’admettre ; mais qu’on le prenne au sérieux, ou qu’on le tourne en ridicule, il n’en est pas moins vrai, je l’atteste, que, sur des parages lointains, il a des adeptes nombreux et de chaleureux défenseurs. C’est qu’en effet, dans ses inconcevables développements, il renferme une étrange explication des mystères de la destinée, une clef de la vie humaine. Croira qui voudra ! Je raconte. »
Jamais curiosité ne fut plus vivement excitée que la mienne. J’étais tout yeux et tout oreilles.
Cependant, peu épris des innovations en matières d’idées religieuses, je me sentais en bonne disposition de blâme, de critique et d’incrédulité. La vicomtesse commença.
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Oserai-je en faire l’aveu ! soit que l’esprit gracieux et brillant de la narratrice eût fasciné mon entendement, ou soit qu’il y eût effectivement, dans son récit, quelque vérité merveilleuse, j’étais sous le charme, immobile ;... et là, me croyant transporté, comme sur des vapeurs fantastiques, dans le pays et l’âge des fables, j’écoutais, je croyais rêver.
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La vicomtesse avait fini. Au récit le plus animé succédait un profond silence. J’écoutais, je rêvais encore.
Y avait-il là ce que la plume n’a jamais écrit, l’esprit jamais imaginé, l’oreille jamais entendu ? Dieu me garde de le penser ! et plus encore de le dire !... Car qui sait, au juste, en détail, ce qui a pu passer par la plume, l’esprit et l’oreille des hommes, depuis les grandes eaux du déluge. À partir de la sortie de l’arche, quels torrents d’idées ont coulé, souvent sans lumière et sans digue, engouffrés dans la nuit des âges ! La seule chose, ici, que j’oserais certifier, c’est que l’histoire d’Ida, racontée par la vicomtesse, avait une suprême puissance ; elle imposait foi et hommage ; et à la raison révoltée elle disait en maître : Tais-toi !
Ce me parut vraiment du nouveau. À quoi ne réussissent les femmes, et que ne peuvent-elles nous persuader, lorsque le ciel leur donna réunis en partage les charmes qui captivent, la vertu qui enthousiasme, et l’éloquence qui subjugue !
« Hélas ! me disais-je tout bas, l’œil fixé sur la vicomtesse : Qu’elle parle, tout est magies ; mais que j’écrive : adieu les prestiges ! »
Il y avait déjà longtemps que l’aimable narratrice avait terminé son récit. Plusieurs fois, cherchant à m’arracher à mon espèce de léthargie, elle m’avait adressé quelques mots qui demandaient réponse : j’écoutais, je rêvais toujours.
Une exclamation maligne, accompagnée d’un léger rire, vint enfin me rendre à moi-même.
« Bravo ! me dit la vicomtesse, vous voilà en bonne voie d’inspiration, en sublime état de rêverie. Ce n’est pas précisément chose polie ; mais comme j’y entre pour quelque chose et que j’ai un certain droit à y exercer, j’applaudis à la distraction. »
Cette fois, j’entendais à peine. Les récits de la vicomtesse m’ayant transporté sur les hauteurs de l’infini et dans les sphères invisibles, il ne m’était plus possible de redescendre sur le terrain du badinage et dans le monde positif.
« Madame ! repris-je avec force : une question, je vous prie ! et, de grâce ! la vérité ! Votre amie et son existence : ne sont-ce pas des fictions ?... Votre esprit si vif, si brillant, n’a-t-il pas tout créé lui seul ? »
Le visage de la vicomtesse s’est rembruni ; le mécontentement s’y est peint. Son accent plein de naturel prend une dignité imposante. Elle lève les yeux au ciel ; et, la main étendue vers moi :
« Je vous le jure sur l’honneur, me dit-elle d’une voix ferme, mon amie, qui m’est toujours chère, m’a raconté sa vie elle-même ; et, connaissant son caractère, je crois à elle comme à moi. Quant à la fin de mon récit, je le tiens de personnes dignes de confiance et incapables de tromper. Si, d’ailleurs, la haute et mystérieuse donnée qui sert de base aux faits racontés vous paraît du domaine des visions et des mensonges, je vous fournirai la preuve authentique et incontestable qu’elle est une réalité, et que, dans certaines contrées de l’Allemagne, elle y est article de foi. Je vous le répète, Monsieur : mon récit n’est point une fable. »
Il ne pouvait plus rester le moindre doute en mon esprit après cette attestation formelle. La noble vicomtesse était du nombre de ces âmes élevées, de ces belles natures sans tache auxquelles la Providence a départi, à la fois, l’esprit, la loyauté, l’honneur et la vertu. Je m’inclinai profondément et je répondis :
« J’ÉCRIRAI. »
NOTA. – J’ai exécuté ma promesse. Il ne me reste plus qu’un devoir à remplir, et je le fais en toute conscience, avec entière conviction : c’est de rappeler à mes lecteurs ces paroles de la vicomtesse :
« Je vous le jure sur l’honneur : mon récit n’est point une fable. »
I.
Des bougies venaient d’être allumées dans un des plus élégants boudoirs du faubourg Saint-Honoré à Paris. La vicomtesse Amélie de Crévanne, assise devant son bureau, écrivait à son médecin ; un laquais attendait sa lettre.
« Madame reçoit-elle ce soir ?
– Non. Qu’on ne laisse entrer personne, excepté le docteur Bravin et la marquise de Sénard. Vous en préviendrez le concierge.
– Oui, Madame.
– Portez sur-le-champ mon billet ! vous direz au docteur que je l’attends.
– Ce soir ?
– Oui ; et dépêchez-vous. »
La vicomtesse, restée seule, s’est nonchalamment étendue sur sa causeuse. Rien de plus coquet que sa pose, hormis cependant sa toilette. Un petit chien jouait à ses pieds. Elle était entourée de corbeilles de fleurs, d’instruments de musique, de parfums dans des cassolettes, de petits Dunkerque sur des étagères, et de toutes les dispendieuses futilités qui signalent une femme à la mode. Amélie, néanmoins, au milieu de ce prodigieux développement de nécessités inutiles, semblait souffrante et soucieuse. Que manquait-il à cette femme ? la jeunesse ? elle avait vingt-quatre ans ; la beauté ? elle était charmante ; la santé ? elle se portait à ravir ; la fortune ? elle avait quatre-vingt mille livres de rente ; la liberté ? elle était veuve. Pourquoi donc un visage sombre ? Hélas ! c’est que, comblée de toutes les faveurs d’ici-bas, elle avait l’affreux mal des heureux, le tourment de ceux qui n’ont aucune peine, les soucis de l’oisiveté superbe, le cancer des riches : L’ennui !
Cependant une circonstance imprévue était venue récemment l’arracher à son état de malaise habituel, mais ce mieux avait peu duré. Quelque nouveauté s’offrait-elle à son esprit, Amélie l’adoptait avec transport. Puis, aussi changeant que rapide, que devenait l’enthousiasme ? Après s’être allumé en brasier splendide, il s’éteignait en feu de paille.
La première année de son mariage, la vicomtesse de Crévanne, espérant échapper à l’ennui, avait voulu voyager en Allemagne et s’y était intimement liée avec la jeune Ida Vanburk, fille d’un riche banquier du nord. Jolie et du même âge qu’elle, Ida lui avait inspiré une de ces amitiés vives et passionnées qui, en naissant, se croient éternelles. Amélie ne s’était séparée d’elle qu’après lui avoir juré une affection à toute épreuve. Ida, plusieurs années après, s’était mariée au baron Gustave de Lersbach, chambellan de l’empereur d’Autriche. Une mission diplomatique avait par malheur séparé les nouveaux époux presque aussitôt après la cérémonie nuptiale ; la baronne en avait ressenti une telle douleur qu’elle en était tombée dangereusement malade. Un voyage en France ou en Italie lui avait été ordonné par les médecins ; elle était arrivée à Paris ; et Amélie, ivre de joie, l’avait vue descendre chez elle.
Ida est à l’hôtel de Crévanne : quel bonheur pour les deux amies ! Hélas ! Les premiers transports passés, la vicomtesse était retombée dans ses accoutumances d’ennui. Elle avait espéré que la venue de sa chère Allemande imprimerait un nouvel essor à ses pensées, lui procurerait des joies permanentes, réchaufferait son âme engourdie, donnerait du mouvement à son existence et dissiperait enfin ses sombres humeurs. Vaine attente ! fatal mécompte ! La baronne de Lersbach, au lieu d’apporter avec elle les distractions et la gaîté, les plaisirs et le sentiment, arrivait plaintive et mourante. Une profonde mélancolie était empreinte sur ses traits et dans son maintien. Sa marche était lente et rêveuse, sa figure inquiète et pâle. Il y avait quelque chose de mystérieusement égaré dans l’expression de ses yeux. Sa parole et même son accent, bien que gracieux et suaves, avaient un caractère étrange. Était-ce le malheur ou la maladie qui l’avait réduite à cet état de dépérissement et de langueur ? On se le demandait en vain. Sa souffrance était une énigme qu’elle semblait s’être plue à composer pour la rendre inexplicable : car nul docteur, en aucun lieu, n’en avait pu trouver le mot.
Une pareille jeune femme, auprès d’Amélie de Crévanne, était donc un ennui de plus. Quel cruel désappointement ! Il y avait déjà deux jours qu’Ida de Lersbach était à Paris, et ces deux jours s’étaient traînés, pour la vicomtesse, aussi fastidieux et aussi tristes que de coutume. La baronne se refusait à toutes les parties de plaisirs que lui proposait son amie. Le spectacle la fatiguait ; les promenades lui donnaient le spleen ; les raouts lui attaquaient les nerfs ; le bal lui était odieux ; les concerts lui brisaient la tête. Son mal inconcevable, au milieu duquel elle paraissait s’être posée de son plein gré, tant elle cherchait peu à le combattre, était un de ces problèmes subtils qui embarrassent la science et qui déroutent les calculs : on s’y perdait sans s’y instruire.
Que faire d’une telle compagne !... L’état de la baronne était une chose véritablement extraordinaire. Comment ne pas s’en inquiéter ! L’inquiétude, heureusement, jetait quelque chose de neuf et de varié dans la vie monotone d’Amélie. De l’extraordinaire, en outre, c’était du piquant et de l’imprévu. Puis il y avait un singulier mystère dans le découragement de cette jolie Allemande à qui rien ne manquait ici-bas, ni la beauté, ni la fortune. Le mystère ! source d’études. Que d’armes pour tuer l’ennui !
La vicomtesse, obligée de renoncer aux divers amusements dont elle voulait entourer Ida, s’efforce à pénétrer ses secrets. Son imagination est partie, pour ainsi dire, bride abattue, sur la route des conjectures. Voici les pensées de la course :
« Ida se meurt d’amour. Elle a fait quelque vœu fatal. Son mari l’a abandonnée. Elle est la proie d’un maléfice. Un monstre a juré sa ruine. Son âme a de mystiques délires. Le fantastique est sa nature. »
Oh ! que tout cela remue violemment l’esprit !..... Des recherches à entreprendre, une guérison à essayer, quelque merveille à découvrir !... Amélie s’est sentie revivre. Elle se sourit d’un air triomphant ; elle aura une marche et un but. Quels remèdes contre l’ennui !
Elle a écrit à son docteur.
À Monsieur Bravin (très-pressé).
« Elle est arrivée, cher docteur. Ma charmante Ida est chez moi, mais en en quel état ? Juste ciel !... Accourez, j’ai besoin de vous.
« Ida Vanburk, à l’époque où je la connus pour la première fois en Allemagne, était déjà poursuivie par une pensée fixe et secrète, une pensée profonde et fatale qui la dévorait lentement. Cette pensée, que je n’ai jamais pu pénétrer, et que le temps, l’amour, le mariage ou le monde, auraient dû distraire et détruire, cette mystérieuse pensée a pris au contraire un nouvel empire sur ma romantique Allemande. Elle succombe, peu à peu, à je ne sais quel mal inconnu ; et ce mal, ce n’est pas le mien. Sa souffrance n’est pas l’ennui !
« Ida Vanburk a pourtant un mari qu’elle aime. Elle est jeune, riche, jolie. Instruite et cultivant les arts, elle a des talents enchanteurs. Sa position sociale est des plus brillantes. Comment donc s’expliquer sa tristesse et ses douleurs ? Quant à moi, je me suis élancée pour elle, à la découverte, sur un océan de suppositions ; et, je l’avoue, j’y ai fait naufrage.
« J’ai bien quelques vagues idées ; mais, bulles d’air sans consistance, à peine formées elles crèvent ; je n’ose les heurter à aucun examen, ni les soumettre à aucune discussion. Venez, mon cher docteur ! Venez vite ! Nous étudierons la baronne : nous échouerons peut-être : n’importe.
« Madame de Lersbach ne compte rester que peu de temps à Paris ; elle prétend avoir la passion des voyages. Hélas ! le suprême plaisir de courir le monde est généralement celui des âmes inquiètes, maladives et tourmentées. Tout être heureux est sédentaire.
« Je ne pardonne point à mon amie sa froide réserve à mon égard. Je serais si satisfaite et si fière de recevoir ses confidences !... Mais Ida veut aller seule à travers les tribulations de la vie, sans demander aide à personne. Je crois qu’elle prend à tâche, avec une sorte d’orgueil, de se construire, à part et dans l’ombre, une affliction complète et démesurée. Hors l’esprit de Dieu, je ne vois aucune force qui puisse la retirer de cette vie de mort où elle s’enfouit à plaisir ; et cependant je vous appelle !...
« À ce soir, docteur ! Toute à vous.
« La vicomtesse DE CRÉVANNE. »
Cette lettre achevée et partie, Amélie, seule et fatiguée, s’était presque endormie au milieu des parfums qui l’entouraient, quand la porte de son boudoir s’ouvrant à petit bruit, Ida de Lersbach se présente.
Oh ! qu’elle était jolie cette Ida ! mais quelle fleur décolorée !... On eût dit, à la langueur de sa démarche, à la souplesse de sa taille, aux rayons brisés de son regard, à la transparence de sa peau, un songe des fils d’Ossian. Le prisme mélancolique de sa position jetait sur toute sa personne un je ne sais quoi de vague et d’idéal qui, tout en attristant, charmait. Elle rappelait ces figures gracieuses, incomplètes et fugitives, des vieilles ballades du nord, figures à la fois vraies et douteuses, ensemble de la terre et du ciel, qui ne sont ni corps ni vapeurs, mais qui tiennent des deux natures. L’excessive impressionnabilité de son âme se reflétait sur son teint diaphane et bleuâtre qui, alternativement, se pâlissait et se colorait de ses idées ou de ses paroles. Elle possédait au plus haut degré l’intéressante beauté de la souffrance rêveuse et de la grâce résignée. Les hommes ne pouvaient regarder cette plante si frêle et si belle, battue par un orage invisible, sans éprouver une pitié pleine de prestiges qui forçait à l’admiration quand elle ne tournait pas à l’amour. Ida n’avait rien de cette coquetterie française qui, recherchant l’éclat et le bruit, veut une atmosphère d’hommages ; et pourtant, au milieu du monde, passant silencieuse et pâle, dédaignant l’art et les succès, tout était magie sur ses pas, tout était encens autour d’elle.
La vicomtesse de Crévanne s’était nonchalamment levée en apercevant son amie. La baronne de Lersbach était vêtue de blanc. Ses cheveux blonds, nattés et bouclés, n’avaient ni rubans ni guirlandes. Ils étaient en partie relevés autour de sa tête avec une élégante simplicité. Sa robe de mousseline claire dessinait ses formes charmantes. Ses bras avaient la blancheur de l’albâtre. On entendait à peine ses pas ; et, à la clarté des bougies, à travers les géraniums, les camélias et les tubéreuses, elle se glissait furtivement comme une fille des sylphes, moitié femme et moitié nuage.
« Ah ! vous voilà ? dit Amélie. Vous vous trouvez donc mieux, chère Ida ? Venez, j’ai fait fermer ma porte. Nous causerons, nous serons seules.
– Merci, répondit Ida lentement. Que vous êtes obligeante et bonne ! »
Elle s’était assise, en prononçant ces mots, à côté de la vicomtesse ; et, mollement appuyée sur des coussins de velours avec une grâce toute orientale, elle a repris d’une voix faible :
« Nous resterons seules ; tant mieux.
– Et vous me confierez vos souffrances ? poursuit Amélie d’un ton caressant. Car vous cherchez vainement à le dissimuler, vous avez de secrètes peines. Tenez ! vos regards sont humides ; vous venez de pleurer, j’en suis sûre. Chère Ida ! prouvez-moi donc que vous m’aimez. Ouvrez-moi franchement votre âme. Ne vous suis-je pas dévouée !...
– Mais non, dit la baronne troublée, je n’ai ni pleuré ni souffert. Je suis heureuse... d’être ici.
– Heureuse ! votre physionomie exprime le contraire. Non, vous n’avez ni joie ni bonheur. De tristes pensées vous poursuivent.
– Qui n’a ses tourments, Amélie ! Les miens, d’une nature à part, fuient avec effroi les questions. M’expliquer ne m’est pas possible. Il est certaines idées qui ont besoin de certaines atmosphères ; ici, elles se dilatent et vivent ; là, elles se déforment et meurent.....
– J’entends, interrompt Amélie. Ma sphère vous paraît mauvaise.....
– Ne m’en voulez pas, chère amie ! Mes bizarreries sont inhérentes à mon organisation ; je ne puis ni m’en affranchir ni les justifier. Parfois je m’en indigne moi-même ; elles finiront, j’en ai peur, par me brouiller avec ceux qui m’aiment, et par tracer un cercle de solitude autour de moi. De grâce ! ne me grondez pas ! Ne me croyez point une ingrate ! Laissez-moi jouir en silence du bonheur d’être auprès de vous ; car, même quand je parlerais...
– Eh bien !
– Vous ne sauriez me comprendre.
– Ida ! répond la vicomtesse avec le ton frivole et léger qui lui était habituel : Vous arrivez, je le vois, toute imbue de rêveries germaniques, toute saturée de mystiques croyances. On s’y complaît aux bords du Danube. On en rit aux bords de la Seine. Les femmes incomprises, et les âmes méconnues, ne sont plus de mode à Paris. Pardon ! nous causons en amies. Vous me permettez la franchise ?
– Eh ! pourquoi la redouterais-je ?
– En ce cas, je continuerai. Le domaine des contemplations, chère amie, est fort admirable sans doute, mais beaucoup trop en l’air, selon moi. On y monte.... et la tête tourne. Ida, laissez-moi vous guider. Les infirmités humaines ont presque toutes leur remède ; et l’art de guérir réside souvent dans celui de persuader. Ne repoussez donc pas mes conseils ! Qui pourrait vous trouver à plaindre ? La Providence vous a comblée de biens ; le monde vous jugera ingrate envers le bonheur, car vous laissez de côté des réalités pour ne vous occuper que de chimères... du moins selon toute apparence. On dirait que vous effeuillez votre vie à plaisir pour en flétrir chaque parcelle et en lacérer le total. Que vous manque-t-il cependant ! Vous aimez M. de Lersbach ?
– Je n’ai jamais aimé que lui.
– Son cœur est à vous ?
– Tout entier.
– Craindriez-vous quelque ennemi ?...
– Non.
– Quelque maléfice ?
– Encore moins.
– Vous êtes trop jolie pour qu’on puisse vous déclarer sérieusement malade. Vous avez une trop brillante position pour pouvoir vous plaindre de la fortune. L’ennui vous aurait-il envahie ?
– Ce mal m’est tout à fait inconnu.
– Ida ! que vous êtes heureuse ! »
La baronne a douloureusement souri.
« Je vous le répète, dit-elle, je ne saurais être comprise.
– Serait-ce égarement de l’esprit ?
– J’ai ma raison pleine et entière.
– Mais vos douleurs ont une cause ?
– Laissons ce sujet, Amélie. Au moral comme au physique, il est des maux qui, chez certaines personnes, ont leur pudeur et leurs scrupules ; on hésite à les divulguer, et, parfois, on rougit d’y croire. Hélas ! le mien est de ce genre. Il peut paraître, je l’avoue, un ridicule ou un fantôme : l’un ou l’autre et même tous deux. Qu’y faire ! Vous n’y pouvez rien.
– Le plaisir, les distractions...
– Seraient des supplices de plus.
– Me jugez-vous indigne d’entrer en rapport, au fond de votre âme, avec les puissances inconnues qui y casernent vos sentiments ? Mais je leur serai toute aimable et toute avenante. Auriez-vous peur que, chez vous, je ne gênasse la circulation des idées en m’y jetant sans en avoir ? Mais vous me gratifierez du menu fretin des vôtres, et ce fretin pourra grandir. Craignez-vous que nos conversations n’aient du retentissement hors d’ici ? Mais nous ne ferons pas comme les sociétés secrètes qui délibèrent mystérieusement avec des porte-voix et des presses. Allons, parlez ! expliquez-vous !
– Non, l’heure n’en est pas encore venue, Amélie. Plus tard... je le promets... j’essaierai.
– Bien, dit la vicomtesse piquée : ajournement indéfini. Calfeutrez-vous dans vos tourments ! Repoussez tout... jusqu’à l’amitié ! Faute de sujets de douleur, créez-vous-en ! et sans pitié !
– Ne faut-il pas souffrir ici-bas ? N’est-ce pas la loi générale ? Que ce soit donc d’une façon ou d’une autre que la vie soit pénible et rude, qu’importe ! On remplit sa carrière ; le but, au bout du compte, est le même. Puis, misères et jouissances, tout sera pesé dans le ciel ; et malheur peut-être, là haut, à qui ne pleura point ici-bas !
– Oh ! sur ce terrain-là, je m’arrête. Vous ne voulez pas sortir des mystères ; il vous faut le champ des espaces. Quant à moi, je m’en échappe au plus vite, car le grandiose m’écrase et le sublime me confond. L’infini, pour moi, c’est trop vaste ; et l’éternité... c’est trop long. »
La vicomtesse, en prononçant ces mots, riait de ce rire à la mode qui n’est ni gaîté ni grimace, mais une habitude des lèvres, un besoin d’animer les traits. La capricieuse Amélie eût bâillé..... si elle n’eût ri.
Une visite est annoncée.
« Madame la marquise de Sénard ! »
Une dame, âgée d’environ cinquante ans, mais ayant conservé la grâce et l’élégance des beaux jours de la vie, s’avance vers la vicomtesse. Un jeune officier la suivait.
« Pardon ! je devais venir seule, dit la marquise à son amie ; je savais que, moi exceptée, vous ne vouliez voir personne ce soir ; mais mon fils arrive d’Alger ; il vous est encore inconnu ; je vous l’amène, et le voici. Il désirait vivement vous être présenté d’une manière spéciale et particulière : excusez-vous mon indiscrétion ? Très-chère, j’en suis désolée, mais si vraiment vous aimez la mère, il vous faudra subir le fils. »
Ces paroles, débitées avec une singulière pompe, et accompagnées de regards d’intelligence, semblaient avoir été concertées d’avance entre les deux dames. Point d’embarras, point de surprise. On savait son rôle à merveille.
« Quoi ! c’est M. le comte Raoul ! répond la vicomtesse avec l’apparence de l’étonnement : un brave des champs de l’Afrique !..... J’ai ouï parler de ses succès. »
Son sourire était plein de prévenance et de coquetterie ; elle a salué gracieusement. Puis, s’adressant à la marquise :
« Permettez à mon tour, continue-t-elle, que je vous présente une amie arrivée ces jours-ci de Vienne ! la baronne Ida de Lersbach. »
Quelques phrases insignifiantes, prononcées avec l’accent d’une affectueuse politesse, se sont échangées de part et d’autre. Ida seule parlait à peine.
« Ma chère ! continue Amélie en s’asseyant auprès de madame de Sénard, c’est singulier combien je trouve de rapports entre M. Raoul, votre fils, et la jolie Emma votre nièce ; la ressemblance est remarquable. »
La baronne de Lersbach a tressailli comme si elle eût été surprise en faute. Son regard, indifférent et froid, qui s’était presque toujours tenu baissé depuis l’entrée de la marquise, s’est levé tout à coup, avec une vivacité pleine d’intérêt, sur le jeune comte de Sénard. Un profond soupir a suivi.
Raoul était un bel officier de vingt-huit ans. Grave et mesuré dans ses manières, il cherchait en toute chose à se poser des bornes et à s’interdire l’élan. C’était de ces hommes dont, au premier aspect, on n’a pas besoin de s’enquérir de la naissance, tant la distinction du maintien prouve à l’avance la noblesse. Habituellement maître de lui, il avait peur de l’émotion ; et, la tenant constamment en bride, il cachait avec soin en lui le bouillonnement sous la froideur. Il était brave et bienfaisant ; mais sa hardiesse tranquille et sa générosité modeste évitaient le bruit et l’éclat. Le monde était sans charme à ses yeux, il y portait une sorte de majesté dédaigneuse qui, planant au dessus des vanités sociales, en méprisait de haut les sottises. Ayant formé son cœur dans la solitude et son caractère dans la société, il avait pris de l’une sa force et de l’autre sa courtoisie. On eût pu séparer en lui l’être vrai de l’être factice ; et chaque part, l’une sans l’autre, eût fait encore un homme honorable.
La conversation chevauchait. Quelques coups de lance, dirigés çà et là par la vicomtesse, y venaient seuls donner du piquant. Raoul se montrait soucieux, et chacun semblait s’observer.
« Ma nièce Emma, dit la marquise, est en ce moment bien souffrante.
– Mariez-la, répond Amélie, j’ai pour elle un parti en vue.
– Il s’en est présenté plusieurs ; mais, ma chère ! ils m’ont tous adressé la grande et suprême question : Quelles sont ses espérances ?
– C’est-à-dire, reprend le comte, que vaut la dépouille de ses parents ? Peut-on compter sur le prochain décès des père et mère ? Combien doit-on gagner à leur mort ?
– Raoul ! a répliqué madame de Sénard avec une teinte d’humeur, il est toujours dangereux de descendre trop avant dans le cœur humain. Est-ce que tout ne s’en va pas, ici-bas, voire même les amours, avec les années et les intérêts ; il ne faut donc exiger du monde que ce que, tout juste, il peut donner ; vous aurez beau le censurer avec la sévère austérité de vos principes, vous n’en changerez pas les coutumes, et vous n’y trouverez que souffrances.
– D’accord : je les accepte, ma mère. C’est son aptitude à souffrir qui prouve à l’homme ce qu’il vaut. »
La baronne de Lersbach dirige de nouveau ses regards vers le comte avec un étonnement rêveur. Il a fixé son attention.
« Oh ! oh ! de la métaphysique ! reprend la vicomtesse avec une légère ironie ; cela me paraît bien solennel ; mais cela vous va, chère Ida ! des moralités éclectiques !... l’entretien tire au germanisme. »
La pâle étrangère a rougi.
« Et Alger ! parlez-nous d’Alger ! poursuit nonchalamment Amélie ; je suis passionnée pour l’Afrique. Ces bons Bédouins à robes blanches !... j’en ai vu à la Porte-St-Martin... ils dansent vraiment à merveille. Avez-vous bivouaqué sur l’Atlas ? Le beau pays ! si près des étoiles !... y sommes-nous vainqueurs ou vaincus ?
– Madame ! répond l’officier d’un ton grave, le soleil de la France se cache parfois, mais il ne se couche jamais.
– C’est vraiment très-bien de sa part, dit la maligne vicomtesse. Et que faisons-nous en Afrique ? Y portons-nous la foi chrétienne ? »
La marquise éclate de rire.
« Quelle question, chère amie ! Nous, christianiser Alger ! Les catholiques que nous y envoyons investis du pouvoir y mangeraient le bœuf Apis un Vendredi-Saint.
– Hélas ! dit Amélie étouffant un bâillement invincible, où trouver aujourd’hui des croyances ?...
– Il en est, interrompt Raoul, que le siècle, malgré son prosaïsme et ses doutes, conservera intactes partout, tant que le ciel aura son dôme et l’humanité ses douleurs.
– Bravo ! réponse de poète, reprend gaîment la vicomtesse. En effet, croire est chose douce. Mais la foi, en toute chose, est une langue difficile qu’on ne parvient à bien connaître qu’en la parlant fréquemment avec ceux qui la possèdent. Or, causer longtemps me fatigue ; et, par malheur, apprendre m’ennuie. »
Le langage d’Amélie avait froissé l’âme d’Ida. Celui de Raoul la charmait. Elle garde un morne silence.
Un laquais a ouvert la porte.
« Madame ! M. le Docteur. »
Le médecin s’est approché. La vicomtesse l’accueille avec l’empressement le plus affectueux et le présente à son amie.
« C’est M. Bravin, chère Ida. C’est à lui que j’ai dû souvent la guérison d’une infinité de maux. Il est si instruit, si soigneux ! L’Allemagne, d’où vous venez, n’a pas de plus aimable docteur. Vous le consulterez, n’est-ce pas ? »
Les yeux du moderne Esculape s’étaient fixés sur la baronne avec l’expression de la surprise.
« Madame arrive d’Allemagne ?
– Elle est depuis deux jours à Paris, répond madame de Crévanne.
– Mais pourtant, reprend le docteur, dimanche matin, j’en suis sûr, j’ai aperçu Madame à St-Roch. »
La baronne de Lersbach pousse un cri de douleur et d’effroi qui tenait de l’égarement. Sa figure s’est décomposée ; ses nerfs se contractent ; un tremblement convulsif agite ses membres ; son œil est devenu hagard.
« Vous m’avez vue ?... répète-t-elle ; moi, Monsieur ?... dimanche ?... à St-Roch ?... »
Sa voix était brève, entrecoupée, ardente ; et pourtant le froid de la mort paraissait courir dans ses veines.
« Oui, à St-Roch, poursuit le docteur ; il y a aujourd’hui cinq jours. Madame est si reconnaissable...!
– Erreur ! interrompt Amélie.
– Même taille, mêmes cheveux, a insisté le médecin. Pardon, madame de Lersbach ! Vos yeux, vos traits, votre blancheur...! Ce ne pouvait être que vous.
– Ô mon Dieu !... s’écrie la baronne. »
Et Ida s’est évanouie.
II.
Trois jours s’étaient passés. La baronne de Lersbach, en proie à d’incessantes persécutions mentales, sans repos et sans diversion, n’avait quitté, pendant ces trois jours, ni son appartement ni son lit. Repoussant avec une répugnance marquée les soins du docteur Bravin, elle n’avait paru touchée que de ceux de la vicomtesse de Crévanne ; et, en effet, les preuves du plus tendre dévouement lui avaient été prodiguées par Amélie. Ni celle-ci, ni le médecin n’étaient parvenus néanmoins à l’arracher à ses profondes rêveries. Ida, retranchée derrière un silence obstiné, laissait leurs questions sans réponse.
Vers la fin du troisième jour, la baronne de Lersbach, sortie enfin de son lit, mais couchée sur une chaise longue, sommeillait assez paisiblement. L’irritation de ses nerfs s’était calmée ; et son charmant visage avait repris une apparence de sérénité. Le docteur, assis auprès d’elle, s’attribuait ce commencement de guérison. Amélie lui parlait tout bas.
« Docteur ! a-t-elle encore la fièvre ?
– Non, Madame : elle est beaucoup mieux.
– Mais enfin qu’a-t-elle éprouvé ?... comment nommez-vous sa maladie ?
– Exaltation nerveuse, Madame : inflammation dans le cerveau : révolutions mentales : Névrose.
– C’est-à-dire, mon cher docteur, phénomènes problématiques. Ce que personne ne comprend : ni elle, ni vous, ni les vôtres.
– Êtes-vous bien certaine, Madame, qu’elle n’était pas à Paris le dimanche où j’ai cru la voir à Saint-Roch ?
– Positivement sûre, docteur.
– En ce cas, comment et pourquoi ?...
– Voilà l’impénétrable mystère. Cherchez ! quant à moi, je m’y perds.
– Elle vous aime cependant. Si vous l’interrogiez ?
– Je l’ai fait.
– Et quelle réponse ?
– Des spasmes.
– Cela n’éclaircit pas la question. Essayez encore aujourd’hui. Elle est hors de danger.
– J’essaierai.
– Votre amie s’éveille, Madame : je vous quitte. J’ai remarqué que ma présence lui était pénible. Je ne pourrais que gêner les épanchements de l’amitié. Je vous laisse. »
Et le docteur s’est éloigné.
« Chère Ida ! dit la vicomtesse : enfin, vous souffrez moins, n’est-ce pas ?...
– Comment ne pas guérir près de vous ! répond languissamment la baronne. Tant de soins et tant d’amitié !...
– Il faut votre bonheur à ma vie. J’y veux travailler, aidez-moi.
– Bonne Amélie ! que faut-il faire ?
– Vous fier à ma discrétion, ne rien cacher à votre amie.
– Et la tourmenter de mes peines ?
– Non : me les donner à calmer.
– Hélas ! vous n’y sauriez parvenir. Oserais-je mettre à nu, devant vous, la plaie qui me ronge et me tue !... À peine voudrez-vous y croire : et le rire, les moqueries.....
– Ida !...
– Pardon ! ces mots vous offensent. Mais, mon horizon se rétrécissant chaque jour dans l’idée fixe qui m’absorbe, je sens se comprimer mes esprits. La reconnaissance, pourtant, ne saurait s’affaiblir en mon cœur ; et elle m’entraîne vers vous. Non, je ne serai point une ingrate ; vous l’exigez, je parlerai.
– Allons ! courage et confiance ! »
La baronne de Lersbach a passé sa main sur son front avec l’hésitation de la peur. Elle recueille ses souvenirs ; elle appelle à son aide toutes les forces de son intelligence. Puis elle poursuit en ces termes.
« Je suis bien faible, chère amie : mes récits s’en ressentiront. Oh ! c’est que depuis longtemps, mes pensées, brûlantes ou glacées, étincelantes ou ternes, n’ont cessé de rouler dans un cercle de terreurs, de larmes et de ténèbres. Ma douleur n’est pas de ces lumières qui éclairent la vie. Rien ne m’aide, tout m’est funeste. Quand on me parle, je ne sais si j’écoute ; quand j’entends, je ne sais comment j’ai compris ; si je travaille, je m’épuise ; lorsque je marche, je m’égare ; si j’entends du bruit, je frissonne ; enfin, constamment hors des voies communes, je n’ai plus de moi que mon nom.
– Imaginations ! chère Ida.
– Je m’attendais à cette réponse. Vous direz : Cette femme est folle ; ou, du moins, vous le penserez. Dans ce monde et surtout en France, on croit peu, je le sais, aux souffrances dont on ne détaille pas la cause, aux blessures dont on ne voit pas le sang, aux angoisses dont on n’entend pas le cri. La partie grossière de l’âme veut regarder, ouïr et toucher. Au mal visible : onguents et charpies. Au mal caché : doute et sarcasmes.
Je suis née, Amélie, dans un pays de traditions et de croyances, vous ajouterez, peut-être, de rêves et de superstitions. Soit : je ne changerais cependant pas ma patrie d’amour et de foi pour votre terre de sophisme et d’incrédulité. Malheur aux contrées d’où les coutumes du foyer et les convictions du cœur s’envolent avec leur poésie et leurs parfums, chassés par la froide analyse ! Alors au lieu d’espaces, des bornes ; là où tout était plein, le vide ; plus d’enchantement, des calculs ; plus d’enthousiasme, des chiffres. Ah ! dût-on parfois en mourir, mieux vaut croire encore !... et je crois.
– Quelle âme exaltée ! chère Ida.
– Source de mes maux ! Amélie. Si, à l’aurore de mes jours, de sages conseils, modérant l’essor de mon imagination, lui eussent appris à ne pas sortir de certaines limites, j’aurais présenté, dans l’adversité, moins de prise à la douleur ; je l’aurais surmontée peut-être. La vie adoucit ses rigueurs pour ceux qui, saintement éclairés, se font des lois et les observent.
– Ida ! que vous m’intéressez !
– Dès l’enfance, chère Amélie, nourrie de lectures mystiques, je m’étais passionnée pour ces admirables génies à qui le Ciel accorda sur la terre la puissance de communiquer avec les mondes invisibles, puissance niée par les uns, admise par les autres, et mal étudiée par tous. Les écrits de Jean Wier 1, de Jacob Boehm, de Sigier, de Herder, de Cardan, de bien d’autres encore et surtout du prophète Swedenborg 2, excitaient mon enthousiasme. Ils furent pour moi des lumières : je crus à l’inspiré de la Suède. Ô Amélie ! vous allez me traiter de visionnaire, ainsi que les Krüdener et les Guéménée 3, mais je crois fermement à ces élus de la Providence, qui, à force d’élans vers le ciel, parviennent, avant de mourir, à vivre de la vie des esprits. Et pourquoi le Tout-Puissant, par une exception merveilleuse, ne permettrait-il point à quelques âmes d’élite une communication invisible avec les sphères éthérées !... Il l’a fait ; il le fait encore. Il en est des preuves partout. Je méditai longtemps, je cherchai. Il s’accomplit en moi, peu à peu, je ne sais quelle œuvre bizarre ; mais je me sentis prédestinée à des douleurs privilégiées. Des émotions intuitives, m’élevant à de hautes perceptions intellectuelles, m’avertissaient que, dans mon étrange carrière, il y aurait d’affreuses journées. J’ignorais alors comment et pourquoi le sceau du malheur devait m’empreindre ainsi de sa marque : hélas ! je l’ai appris depuis ; j’ai voulu savoir, et j’ai su. Dois-je en mourir ? Soit : j’en mourrai.
– Mon Dieu ! s’écrie la vicomtesse, vous me faites venir des frissons. Vous ébranlez mes nerfs : prenez garde ! J’ai peur de ce que je vais entendre. Vous seriez-vous mise en secrète intelligence avec les morts ? Causeriez-vous avec les esprits ? Va-t-il être question du diable ? Auriez-vous signé quelque pacte ?
– Non, point de pacte, chère amie ! répond en souriant la baronne. Je vous devais seulement ce singulier préambule pour vous préparer à ce qui va suivre. Il est, dans le pays de mes pères, une croyance vénérée, une religieuse croyance : Les Semblables : voilà son nom. Qui la répandit parmi nous ? Ces docteurs sublimes du Nord, qui, comme l’oracle de Suède, écrivaient sous la dictée des anges 4. Le monde invisible, dit-on, l’a transmise au monde visible...
– Ida ! vous y croyez ?
– Comme en Dieu. J’ai des preuves incontestables. Écoutez attentivement : Voici en abrégé la doctrine.
« La Providence a de certains mystères qu’elle ne laisse pénétrer à quelques individus qu’à certaines époques et seulement en quelques lieux : les Semblables sont de ce nombre. C’est la religion de toute ma famille ; c’est celle de toute ma province. Appuyée sur les livres saints, elle a pour chefs des hommes illustres ; et Swedenborg lui-même y a cru.
« Chaque individu de ce globe a exactement son semblable, Dieu le fit double en quelque sorte : même figure, même taille : le même être en deux parts distinctes. Mais où se trouve chaque part ? Comment le Très-Haut régla-t-il l’époque où naîtraient l’une et l’autre ? En quel pays devront-elles vivre ? Quel sexe aura chacune d’elles ? Là est la destinée de tous.
« Si l’homme a pour semblable un autre homme, sa carrière sera funeste. S’il doit être heureux sur la terre, il aura pour double une femme. Règle égale entre les deux sexes. D’après ce mystérieux arrangement de la Providence, tout ce qui nous advient et tout ce que nous sentons a un principe dans autrui, et une cause hors de nous-mêmes. Supplice et joie, triomphe ou revers, tout dépend en nous du semblable. Ainsi, du moins en grande partie, bonheur et malheur, tout s’explique. Ce ne sont point les caprices de la fortune qui renversent les existences, ce sont les rapports du semblable. Si parfois une portion de la carrière est fortunée et l’autre partie malheureuse, c’est que le semblable n’entre pas toujours dans la vie au même instant que celui auquel son sort est enchaîné : le premier né, libre et tranquille, n’a rien à redouter ici-bas, jusqu’au jour où naît son Ménechme. Aussi, par le même principe, quand, tous deux étant de même âge, l’un meurt avant l’été de ses jours, l’autre, après une jeunesse suppliciée, jouit d’un ciel serein au vieil âge. La clef des bizarreries de l’homme, des révolutions du sort, de la destruction des familles, et des singularités de ce monde, est là visiblement présentée. La nuit des mystères s’entrouvre... L’œil regarde, et l’âme s’éclaire.
« Les semblables, de traits et de formes, peuvent n’avoir aucune analogie d’opinions et de sentiments. Même physique, autre moral ; ils ont chacun leur âme distincte.
« Il en est d’autres, au contraire (et leur nombre est fort étendu), il en est que le juge suprême, en ses secrets desseins, ne fit parfaitement semblables qu’au moral. La taille et les traits de ceux-ci n’ont que peu de conformité ; leur organisation intérieure est, seule, en complète harmonie. Cette variété de semblables est aussi remarquable que l’autre ; la parité est différente : les influences sont les mêmes.
« Il est des cas, fréquents parmi nous, où le semblable a sur nos jours une influence moins suprême, une influence peu marquée ; c’est lorsque l’arbitre éternel nous jeta sur la terre à d’infinies distances de lui ; c’est lorsque des climats et des mers le séparent de nous ; c’est quand nous ne nous rencontrons que rarement, ou lorsque jamais les destinées ne nous rapprochent. Alors la vie de l’un et de l’autre est calme mais sans mouvement, uniforme mais effacée, sans orages mais terne et froide : vie des nullités d’ici-bas.
« L’éloignement ou le rapprochement des semblables explique victorieusement les alternatives de paix et d’agitation dont la carrière humaine est semée.
« Il est pourtant des exceptions à la règle générale. Parfois, selon les décrets du Seigneur, quelques notables différences, soit au moral soit au physique, peuvent venir à se manifester parmi les semblables. Alors se modifient leurs destins ; car c’est du degré de ressemblance que dépend le degré d’influence que l’un doit exercer sur l’autre. Le livre où le saint dogme est écrit commente ces phases diverses, les résume et les éclaircit.
« Si, formés en tous points semblables, nous naissons à la même heure, au même jour, aux mêmes climats, et tous deux différents de sexe : gloire et prospérités à chacun. Plus les évènements vous rapprochent, et plus le sort vous est propice. Plus vous vous rencontrez dans la vie, et plus il vous luit d’heureux jours. Plus vos traits ont d’analogie, et plus vous sourit la fortune.
« Par malheur, un tel cas est rare.
« Si, au contraire, venus aussi à la même heure, au même jour, aux mêmes climats, et créés en tous points pareils, les semblables (et par bonheur ce funeste cas se voit peu) viennent à naître du même sexe : oh ! malheur ! malheur à chacun ! S’ils se rapprochent l’un de l’autre : une catastrophe les frappe. S’ils se rencontrent et se voient : un d’eux devra mourir peu après. Cette fatale conjonction est comme celle de deux planètes qui, gravitant vers un même point, ayant chacune leur cercle à part, ne peuvent se heurter dans l’espace sans que l’une ou l’autre périsse : prodige aussi rare qu’horrible. En cette grande circonstance, bonheur complet à l’un des semblables : le survivant se trouve affranchi. Tout lui devient gloire et succès.
« Amélie, poursuit la baronne, il me serait trop fatiguant et trop pénible d’entrer dans de plus longs détails sur cette religion de mes pères. Voici le livre auguste et sacré où toute question trouve réponse, où toute assertion a ses preuves. Plusieurs des grands penseurs de ma nation ont travaillé au développement de ses mystères ; leur génie s’empreint dans ces pages. Plus on médite sur le dogme, et plus il paraît admirable. Sa base est si puissante et si large ! Quelle est sa date ? Avant les temps, avant que l’homme fût créé. Lisez les prophéties d’Isaïe, le verset, chapitre XIV, où Lucifer en pleine révolte se dit le semblable de Dieu. Quel merveilleux point de départ ! Puis, après la création, selon les documents rassemblés, que d’arguments irrécusables dans les figures de l’ancien Testament et dans les révélations de l’Apocalypse, depuis le premier homme tombé pour avoir voulu, comme Satan, devenir semblable à Jéhovah, jusqu’au divin Rédempteur, se faisant le semblable de l’homme pour le sauver à force d’angoisses ! Que de lumières éclatantes ! Tout s’enchaîne, tout s’éclaircit. Lisez !.... regardez !.... vous croirez. »
La vicomtesse a pris le livre : sa main tremblait... sa voix aussi.
« Ida !.... et vos douleurs ?.... et leur cause ?...
– Quoi ! vous le demandez encore ? Je vais me répéter, Amélie ! et c’est de moi qu’il s’agira.
« Hélas ! si, nées du sexe faible, et dans les conditions, complètes mais rares, qui rendent le sort implacable, nous avons pour semblable une femme, oh ! quelle effroyable carrière ! Plus de repos possible ici-bas. Chaque fois que la semblable, se rapprochant de nous, aura posé son pied sur le sol que foulent nos pas, chaque fois qu’elle viendra respirer l’air où nous puisons notre souffle, à l’instant même, catastrophe ; à quatre pas peut-être, la mort ; et sur nous, jour et nuit, la foudre. Amélie, avez-vous compris ! »
Ida, pâle comme la mort, à demi renversée sur son siège, frissonnait des pieds à la tête. Elle n’a pu continuer.
Madame de Crévanne, pendant ce temps, l’œil fixé sur le livre qui venait de lui être remis, n’osait ni le garder ni le rendre : l’ouvrir lui eût été impossible. Ce livre la terrifiait.
« Ida !... qui a écrit ceci ? murmure-t-elle avec effort.
– Amélie ! répond la baronne de Lersbach d’un ton solennel : Voici à cet égard, parmi les opinions accréditées, la plus merveilleuse de toutes. On peut la repousser ou la croire ; elle est un point de controverse plutôt qu’un article de foi ; beaucoup l’ont néanmoins adoptée. Lorsque l’ange annonçant la fin des temps apparut à l’évangéliste, un livre ouvert était à sa main : notre dogme y avait sa page. St Jean, par ordre du Seigneur, prit ce livre et le dévora 5. Depuis : les voyants d’ici-bas, ceux qui, du vallon des misères, montent aux régions de la béatitude, ont entretenu le même ange, ont ouvert le livre céleste,... et en ont copié quelques lignes. Vous tenez ces fragments : lisez.
– O ciel ! s’écrie la vicomtesse, quel nouveau monde m’est ouvert ! Où en êtes-vous ? Où en suis-je ?... Me voilà comme fascinée !... Quel cortège inouï de choses prestigieuses venez-vous de faire défiler devant moi comme des fantômes voilés ! Il m’en a passé du vent dans les cheveux. Ma chère ! ils sont affreux vos semblables !... La vôtre vous tue, je le vois. En aurai-je une aussi !... je tremble.
– Pardon ! a repris la baronne : je vous ai vivement affectée ; mais c’est vous qui l’avez voulu. Rien ne vous force, d’ailleurs, à adopter mes croyances, il en est qui les trouvent insensées. Quant à moi, je suis toute à elles. Les miens y étaient dévoués. C’est le culte du sol natal ; il est inhérent à moi-même. Par malheur, née dans cette rare catégorie des semblables où la vie ne peut plus être qu’un martyre perpétuel, je n’ai pas reçu de la Providence une organisation assez forte pour résister à la position exceptionnelle où je me trouve placée. Aussi le monde n’est-il plus pour moi qu’un chaos tourmenté par un mauvais génie. Poursuivie en tous lieux par des formes et des sons imaginaires, je sens parfois le fil du raisonnement se briser dans ma tête ; je m’applique en vain à le renouer ; mes artères battent, l’air me manque ; ma vie ne sait où elle va ; je me demande même si je suis. Alors, autour de moi groupés, il y a des voix humaines dans l’air, des visages où il y a vide, et des flammes où il y a glace ; un sommeil de plomb me saisit ; j’ai comme un manteau de ténèbres.....
– Arrêtez ! de grâce arrêtez ! interrompt brusquement Amélie. Je vais sentir aussi tout cela. Mes pieds tremblent... J’ai des vertiges.
– Ne croyez pas, continue la baronne, que l’état horrible où vous me voyez ne soit uniquement dû qu’à une pensée fixe et fatale, qu’à l’égarement d’une imagination exaltée qui s’est créé des monstres pour en être le jouet et s’en faire dévorer : non. Des évènements positifs sont venus me constater la vérité de mes croyances religieuses. À chaque jour j’ai eu des preuves, et à chaque pas des lumières. Vous raconterai-je ma vie ? »
La vicomtesse s’est calmée.
« – Oui : ce doit être bien étrange !... »
Ida commence son récit.
« Mon père, un des plus riches négociants du nord de l’Allemagne, avait vu constamment la fortune lui sourire. Ses biens étaient considérables ; il avait une compagne qu’il adorait ; il ne manquait qu’un enfant à son bonheur ; et j’étais sur le point de naître.
« M. Vanburk possédait une délicieuse maison de plaisance, à quinze lieues de Vienne, meublée avec élégance et luxe ; il y avait installé ma mère ; et ce devait être mon berceau.
« Il luit enfin le jour tant désiré où mes parents allaient presser sur leur cœur le premier fruit de leur amour ! Les douleurs de l’enfantement s’étant fait sentir, on court avertir le docteur : il habitait la ville voisine. Une voiture, partie en toute hâte, le ramenait déjà chez ma mère, lorsqu’une tempête s’élève... Un affreux ouragan mugit. La foudre éclate sur la route, et le médecin est tué. Seule, en ce moment, et sans aide, ma mère me mettait au monde.
« L’heure de ma naissance venait d’être marquée par un évènement aussi étrange que funeste ; une terreur superstitieuse s’empara de tous les esprits. On me regardait déjà moi, frêle et chétive créature, avec alarme et compassion. Ma mère était presque mourante.
« Un autre docteur est mandé. Il s’approche de mon berceau.
« – Est-ce une illusion ! s’écrie-t-il. Une dame que j’ai soignée est accouchée ce matin pendant l’orage : et son enfant !... je crois la revoir. Quoi ! si exactement semblables !...
« – Semblables ! répète mon père.
« Et un frisson court dans ses veines.
« On hâte les apprêts du baptême ; on me porte à l’église paroissiale ; le prêtre, à son tour, m’examine avec surprise ; et la cérémonie sainte achevée, il parle à mon père en ces termes :
« – C’est bien extraordinaire, Monsieur ! j’ai ondoyé il y a une heure, ici près et dans une auberge, une petite fille absolument pareille à la vôtre. En apercevant celle-ci, j’ai cru qu’on me ramenait l’autre. La ressemblance est merveilleuse.
« – Je veux m’en assurer par moi-même, dit M. Vanburk, effrayé. Quelle est l’auberge ? où est l’enfant ? »
« L’ecclésiastique a paru confondu de l’effet produit par sa remarque : mon père semblait hors de lui.
« – Cette enfant ! reprend le curé, vous la chercheriez vainement, car l’eau sainte avait à peine coulé sur son front que, montée dans une voiture de poste, elle partait avec sa mère ; elle est déjà loin du canton. Un monsieur, qui parlait en maître, avait ordonné cette espèce de fuite, nécessitée par des circonstances majeures. Aussi sombre dans ses manières que tyran dans ses volontés, il faisait tout trembler devant lui. La dame inconnue qui, à ce que j’ai appris depuis, voyageait pendant le dernier orage, espérait le soir être à Vienne, et comptait y faire ses couches ; mais effrayée par le tonnerre, et ayant voulu se reposer, jusqu’à la fin de la tourmente, à l’auberge de ce pays, des douleurs soudain l’y avaient prise, et son enfant y était née.
« – Sait-on le nom de cette dame ?
« – Celui qui se tenait auprès d’elle et qui paraissait son mari se faisait appeler, tout simplement, M. Fritz, et nommait sa compagne Antonia. Il est évident qu’ils voulaient voyager incognito, sous des noms de baptême ou de fantaisie : le maître avait l’air tourmenté. Tout retard mis à son voyage semblait compromettre sa vie. Du reste, leurs manières, leurs vêtements, leurs domestiques, leur voiture, tout était noble et distingué. Je n’ai rien pénétré de plus.
« – Et croyez-vous que l’enfant vive ? demande mon père atterré.
« – Lequel ?
« – Celui des deux inconnus. »
« Le saint prêtre allait répliquer, lorsqu’une nouvelle imprévue vient terrifier la paroisse : le feu, par une impardonnable imprudence, avait pris à la charmante habitation de M. Vanburk ; et les carillons du baptême se terminaient par le tocsin.
« Ma mère est arrachée de son lit ; on l’a soustraite aux flammes ; de prompts secours ne tardent point à arrêter les progrès de l’embrasement : mais quelques tableaux d’un grand prix, plusieurs objets de haute valeur, avaient péri dans le désastre. Ainsi, à ma naissance la foudre, à mon baptême l’incendie. J’avais eu, près de moi, ma semblable.
« Il s’écoula d’abord des semaines, ensuite des mois.... des années. Je croissais en âge et en force ; ma constitution délicate avait résisté aux premières maladies de l’enfance ; rien ne me manquait ici-bas. Aucun souci, calme parfait : l’enfant, le fléau de ma vie, était apparemment loin de moi. Peut-être même avait-elle cessé de vivre. Mon père l’espérait ainsi.
« Cependant, bien qu’heureuse en apparence, j’eusse un sort brillant devant moi, une inquiétude sans cause, une agitation sans motif, me persécutaient sans relâche ; elles brisaient mon âme et mon corps. On m’entourait de jeux et de plaisirs ; mais jusque dans la profondeur de mes joies je sentais une infiltration de larmes ; et j’en cherchais en vain la source. Rêveuse comme l’infortune, je m’enfonçais avec une telle ardeur dans les vagues solitudes de la vie imaginaire que je ne comprenais plus les routes battues de l’existence réelle. Puis, la peur s’emparait de moi ; j’en arrivais à douter de l’intégrité de ma raison. Lorsque j’errais dans la campagne : là, sur ma tête et dans les airs, où d’autres n’auraient vu qu’un nuage plus ou moins éclairé par le soleil, moi je voyais un être, un esprit, quelque chose qui m’appelait, je lui prêtais une âme et des ailes, j’entendais sa voix et ses vœux ; je partais à travers l’espace, et voyageant avec lui tantôt sur les brumes d’un lac, tantôt sur les créneaux d’un vieux fort, parfois sur le rocher des cascades, je me créais des maux fantastiques, soit des souffrances de proscrite, soit des angoisses de captive. Je me complaisais, hors de moi, dans ces migrations de mon âme.
« Je m’élevais, flottante, légère..... Oh ! m’écriais-je en mon délire, le ciel ! le monde ! l’infini !.... puis, retombée de ces hauteurs, j’étais froide, accablée, mourante ; et, tremblants au pied de mon lit, mon père et ma mère pleuraient.
« Mais elle approchait, l’époque solennelle où l’enfant chrétien est appelé pour la première fois à recevoir le plus mystérieux et le plus divin des sacrements. Mes parents me menèrent à Vienne ; et l’un des plus vénérables prêtres de la capitale fut chargé de me préparer à la sainte cérémonie. Ses paroles de douceur évangélique, ses instructions de charité religieuse, venaient, comme un baume rafraîchissant, calmer l’ardente exaltation de mes esprits ; elles m’élevaient jusqu’à ces hauteurs sereines de la foi d’où l’on apprécie et juge à leur valeur les biens et les infirmités d’ici-bas ; et pourtant je souffrais encore. Une puissance occulte et funèbre, entre les vraies lumières et moi, glissait d’équivoques lueurs. Sous les fruits les plus embaumés, je trouvais des feuilles amères. Ô mon Dieu ! Vous me prodiguiez l’ombre et j’y brûlais ! Vous me donniez des jours paisibles, et j’en faisais des nuits tourmentées ! Mes prières et mes soupirs remontaient cependant, sans cesse, vers celui d’où tout descend. Je n’étais ni impie ni ingrate ; mais, subjuguée par une force supérieure, j’avais constamment en moi, sur moi, et autour de moi, des douleurs toutes prêtes, des supplices tout faits, et des obstacles tout dressés qui barraient ma route et ma vie. Je ne pouvais m’expliquer la domination inconnue qui m’empêchait d’être moi-même ; mon père, lui seul, à l’écart, en pénétrait la cause fatale. Ma semblable n’était point morte.
« Elle s’était sans doute éloignée, pendant un certain laps de temps, du séjour où je demeurais ; car, l’année de ma première communion, j’avais senti une amélioration sensible, un bien-être remarquable dans mon état. Mes frissons extatiques avaient cessé ; mes idées étaient devenues plus nettes ; je priais le Seigneur avec moins d’agitation. Dieu allait descendre vers moi ; la paix d’en haut le précédait.
« Avec quel transport exalté j’approchai de la sainte table ! Mon âme, en ce moment suprême, avait abandonné la terre ; j’entendais le concert des anges, j’entr’ouvrais le céleste Éden... et la cérémonie achevée, j’étais tombée au pied des autels... comme passée à l’autre vie.
« Mon père, soutenant mes pas, m’entraînait hors des saints parvis. Nous passions au milieu de mes nombreuses compagnes qui, toutes en blanc et voilées ; remplissaient le chœur et la nef... Tout à coup mon père tressaille... une jeune communiante, dont le visage était découvert, avait levé sur lui ses regards : « Grand Dieu ! l’autre Ida ! » s’écrie-t-il ; et sa vue se couvre d’un nuage, et ses jambes lui ont manqué. Résolution, force, pensée, tout lui échappe, ensemble, à la fois.
« Plusieurs membres de ma famille, accourus à son aide, ont pensé qu’il venait d’être frappé d’un coup de sang, d’une sorte d’apoplexie. Une voiture, peu après, nous ramenait à sa demeure. “Oh ! murmurait mon père tout bas, elle ici ! la foudre va suivre.” Je ne comprenais rien à ces mots, et pourtant de noirs pressentiments me saisissaient. Nous arrivons : ma mère était morte.
« Depuis huit jours, confinée dans sa chambre, elle se sentait sérieusement malade ; mais le docteur qui la soignait ne témoignait aucune alarme. Retenue au lit par un accès de fièvre, elle n’avait pu me conduire à l’église ; néanmoins elle souffrait peu, son médecin nous rassurait. Hélas ! son heure avait sonné.
« Comment exprimer le désespoir que je ressentis en perdant la meilleure des mères !... Je ne pouvais croire à mon malheur, il m’était arrivé trop vite ; rien ne m’y avait préparé. Je ne voulus point, quelque effort qu’on fit, me séparer des restes chéris où la vie avait encore son empreinte. Ô Amélie ! présente aux horribles apprêts de sa dernière disparition, il me semblait que j’assistais à ma propre sépulture, et que c’était moi qui arrivais à la tombe, à cet affreux détroit de la mort qu’il faut passer pour arriver au port éternel. Non, ce n’est pas l’heure suprême qui irrite le plus auprès du lit funèbre, c’est le moment où le marteau vient frapper à petits coups les planches du cercueil : c’est le départ du convoi devant une foule insouciante qui regarde froidement votre douleur comme s’il n’y avait pas parmi elle un enfant qui pût trembler pour sa mère ou une mère pour son enfant : c’est la pensée de ces premières pierres, mêlées de terre, qui vont retomber sur la fosse, cette fosse qui va recouvrir l’objet tant aimé que l’œil ne pourra plus regarder, mais que le cœur verra toujours : c’est enfin le tranquille lendemain auprès du tombeau refermé, alors que la vie a repris son allure d’habitude, et que rien ne s’offre altéré dans la nature quand tout est brisé dans notre âme ! Ah oui, c’est sur le froid gazon des sépulcres qu’il est salutaire et bon de retrouver la confiance et la foi de ses premières prières d’enfance. Là il faut croire : là on croit.
« Pardon de ces détails déchirants ! mais j’avais besoin de vous faire connaître la cruelle faculté que j’ai reçue, d’étendre et d’aggraver les douleurs, de les pousser en moi, sans pitié, jusqu’à leurs dernières limites. Hélas ! au printemps de la vie, mon âme, usée d’émotions, est déjà vieille de souffrances.
« Un soir, étendue sur mon lit, je reposais péniblement : une sœur de ma mère, nouvellement arrivée à Vienne, causait tout bas avec M. Vanburk au fond de mon appartement ; quelques mots de leur entretien, étant parvenus jusqu’à moi, me confondirent de surprise. Je feignis un profond sommeil.
« – Oui, répétait mon père à ma tante, voilà la véritable cause de l’état lamentable où vous la voyez : son semblable est du même sexe ; elle est née le même jour, à la même heure, aux mêmes lieux... leur visage est à s’y méprendre. C’est le cas, si rare ici-bas, où l’anathème est sur les semblables. Plus de repos pour mon Ida. »
« Je redoublais d’attention, mon père continua. J’appris dans ses moindres détails le malheur qui pesait sur moi, et la position particulière où je me trouvais placée. La croyance de mon pays et de mes pères, dont on m’avait peu entretenue jusque là, fut longuement développée. Je sus les diverses apparitions de l’autre Ida ; je fus mise au fait des singuliers rapports qu’il y avait déjà eus entre nous. M. Vanburk raconta comment, revenu à lui après la scène de l’église, il avait vainement essayé de retrouver ma funeste semblable, qui sans doute avait quitté Vienne ; enfin tout me fut dévoilé, ce fut un coup mortel, Amélie !... et cependant j’y survécus.
« Mais que de souffrances suivirent !...
« J’étais repartie pour la campagne : là, je déclarai à M. Vanburk que j’avais tout appris, relativement à la croyance des semblables et à ma position personnelle ; je lui avouai comment cette lumière m’était venue, et cet aveu me soulagea.
« De ce moment les mystérieux écrits des Sigier, des Boehm, des Wier, des Cardan, des Swedenborg et de tous les inspirés du nord devinrent ma seule lecture ; je me complaisais, à l’imitation de ces hommes de foi et de génie, à ne pas laisser une brillante aurore se lever sans me voir échanger mes prières avec ses rayons. Oh ! je le répète, il m’eût fallu alors près de moi, pour calmer l’effervescence de mon imagination, quelque âme chrétienne et pieuse, à la fois éclairée et sage, qui eût combattu mes pensées et en eût amorti les flammes ; mais j’étais livrée à moi-même, je n’avais ni conseil ni guide ; mon père, au lieu de réprimer en moi ce que le sentiment et l’enthousiasme avaient de trop exagéré, mon père, triste et abattu, regardant, au contraire, leur désordre comme une conséquence inévitable de ma situation, l’attribuait à une fatalité invincible, et, croyant mon mal sans remède, n’essayait point à me guérir.
« Je revenais à Vienne l’hiver : je vous y connus, Amélie ; et cette époque dans ma vie fut la plus heureuse de toutes. Vous séjournâtes chez mon père. Votre gaîté, votre affection, vos grâces, votre bonheur, tout vint se refléter sur moi comme une clarté bienfaitrice. Je renaissais auprès de vous ; et quoique M. Vanburk assignât pour cause à ce changement l’éloignement soudain de celle qu’il nommait l’autre Ida, il m’était plus doux de penser que je vous devais mon bien-être ; et je vous aimai pour la vie.
« Il fallut pourtant nous séparer. Je vous avais caché mes croyances ; et, pour y réussir, je repoussais, pendant que vous étiez là, les habitudes de ma pensée. Mais, aussitôt après votre départ, je retombai plus que jamais au fond de mes dévorantes torpeurs. Je m’étais retirée dans un domaine éloigné, dans un vieux château que j’aimais. La solitude me parut d’abord s’être faite plus belle que de coutume pour m’accueillir et me fêter. Puis, cela changea brusquement ; je me persuadai que j’en dérangeais l’harmonie, que j’en troublais la tranquillité, et que j’en insultais le silence. Le lieu de prédilection de ma jeunesse m’était devenu un désert aride, une terre d’airain où il n’y avait plus ni abri, ni clarté, ni ombre. Il me semblait parfois y entrer en relation avec des êtres que nul ne peut voir, des esprits que rien n’a créés, tous de lamentables présages. Mes souvenirs tuaient le passé, mes contemplations flétrissaient le présent, mes pressentiments brisaient l’avenir. Chaque saison, dépouillée par moi de son charme et de sa poésie, passait nue et désenchantée. J’avais pris en aversion le monde, ses bruits et ses fêtes ; je pris en dégoût la nature, son repos et ses magies. Lasse des jouissances de la fortune, j’en étais venue à désirer les tribulations de la misère, afin que ma pensée, contrainte à se tourner vers le besoin de chercher des moyens d’existence, fût violemment arrachée aux fantastiques visions de son oisiveté. Tout aspect d’élévation m’était un sujet d’effroi ; toute perspective de chute me présentait un rayon d’espérance. J’aspirais à l’adversité. Amélie ! que j’étais à plaindre !
« Ma vie enfin parut en danger. Les docteurs de la faculté déclarèrent qu’il était urgent de me faire voyager dans le midi de l’Europe ; et mon père ayant approuvé leur décision, nous partîmes pour l’Italie.
« Fut-ce en effet le beau ciel de Rome et de Naples qui opéra ma guérison ? Nos savants docteurs l’affirmèrent. Fut-ce, au contraire, la distance énorme mise entre les deux Ida qui influa sur ma santé ? Mon père et moi nous le pensâmes. En tout cas, je dois l’avouer, je jouissais délicieusement de la tranquillité d’esprit qui m’était revenue sous les murs de la cité sainte, et aux doux champs de Parthénope. Ce fut en ce dernier lieu que je connus M. de Lersbach. Là, pour la première fois, j’écoutai le langage de l’amour. Là, je ne repoussai plus le mariage comme une funeste pensée. Le baron de Lersbach était aimable, jeune et beau. Notre union fut décidée.
« Mais il fallait au chambellan de l’empereur d’Autriche le consentement de son monarque. Le baron l’avait sollicité. Un refus ne lui paraissait pas chose possible ; et, ne regardant sa lettre au souverain que comme une affaire de simple forme, il n’attendit pas la réponse.
« Je m’étais bien gardée, ainsi que mon père, de lui parler des causes de l’étrange maladie qui m’avait fait quitter la terre natale. Ce fut en Suisse et à Genève que j’épousai Gustave de Lersbach. Des circonstances, inutiles à détailler, nous firent préférer cette ville à toute autre. Ô Amélie ! le jour de l’hymen, toutes mes terreurs me reprirent. Je me rappelai ma naissance, mon baptême et ma première communion, époques solennelles de ma vie où était venue tout à coup présider ma semblable, comme ces fatales fées des vieux contes qui, sans jamais y être invitées, apparaissaient aux grandes fêtes pour y porter le trouble et l’horreur. Allait-il en être de même au jour de la bénédiction nuptiale ? “Oui, me disait au fond de mon âme une voix secrète et sinistre, ne la sens-tu pas ? elle approche !”
« Cependant la noce eut lieu paisiblement, sans obstacle et sans catastrophe. Ma confiance aurait dû renaître et mon bonheur être assuré. En fut-il ainsi ? Loin de là. Amélie, j’étais au supplice.
« Trois jours après mon mariage, nous voulûmes quitter Genève ; et, sur un bateau à vapeur, nous nous rendîmes à Lausanne. Le temps était magnifique, le lac était limpide et brillant, les cimes neigeuses du Mont-Blanc resplendissaient à l’horizon ; Gustave, muni d’une lunette d’approche, admirait les bords du Léman. Soudain un bâtiment à vapeur, allant de Lausanne à Genève, passe comme un trait devant lui. Son télescope se trouvait, en ce moment, dans la direction d’un groupe de dames assises sur le pont en face. “Ô ciel ! qu’ai-je vu ! s’écrie-t-il, quelle ressemblance inouïe ! une AUTRE IDA sur l’autre navire !”
« Je crus que j’allais tomber morte.
« Et pourtant le coup qui me frappait n’était rien moins qu’inattendu. Depuis trois jours, je m’y préparais d’heure en heure. J’eus la force, néanmoins, de dissimuler mes angoisses : M. Vanburk était consterné. Nous arrivons bientôt à Lausanne, on y remet une lettre à mon mari. “Pauvre Ida ! dit tout bas mon père, il y a là sans doute un malheur : les semblables se sont rejointes.”
« Je vois pâlir M. de Lersbach. Sa dépêche arrivait de Vienne ; le consentement de l’empereur, dont on se croyait si certain et qu’on n’avait même pas cru devoir attendre, ce consentement de pure forme... il était refusé au baron.
« Sa Majesté le mande à sa cour ; elle paraît regarder le mariage de son chambellan avec la fille d’un banquier comme une mésalliance fâcheuse. Il faut obéir sans délai. Le ton sévère de la lettre était du plus sinistre augure.
« L’ordre est précis, me dit Gustave, il est de nécessité que je me rende à Vienne... je cours me jeter aux pieds de mon souverain. Il est bon, chère Ida, il m’aime ; son arrêt sera rétracté : j’en réponds, laisse-moi partir. »
« Il me quitta : j’étais résignée.
« Je me croyais certaine, en recevant son adieu, qu’il ne reviendrait point vers sa femme, et que peut-être même je ne le reverrais plus ; me trompais-je ?... Vous allez voir.
« À peine arrivé à Vienne, M. de Lersbach, admis dans le cabinet de l’empereur, y trouve un monarque irrité. Sa Majesté savait que, sans attendre son consentement, le baron s’était marié. L’intrigue avait ourdi sa disgrâce ; et Gustave semblait perdu ; il parvint cependant à fléchir son maître, mais à d’affreuses conditions : le baron, chargé d’une mission importante et secrète, partira sur-le-champ pour la Perse, où il demeurera un an. Cette punition achevée, il rentrera en Allemagne : le mariage sera pardonné, et je serai admise à la cour.
« Le chambellan dut se soumettre. Ô Amélie ! qu’ajouterai-je ! À cette nouvelle persécution de la destinée, je ne me livrai ni au découragement, ni au désespoir : je me redressai sous mes maux, pour m’arracher à ce marasme du cœur, à cette inertie de la pensée qui éteint peu à peu la vie. Le néant, cette image terrifiante qui passe comme un coup de tonnerre sur l’intelligence humaine, le néant ne fut point ce que j’invoquai. « Seigneur ! secourez-moi ! » m’écriai-je ; et, soutenu par la piété, je me déterminai, en luttant avec le malheur, à le mater par mon courage. Il y avait une sorte de bonheur dans cette révolte de mes sens, et dans cette indignation de mon esprit, contre un sort si peu mérité. Je m’essayai à mesurer mes douleurs pour les frapper de mon dédain ; j’étonnai mon père lui-même, et je voulus partir pour la France.
« Les voyages m’étaient heureux, ma famille adopta mon idée. Il fut résolu que, pendant l’année d’exil du baron, j’irais à Paris ou à Nice, à Montpellier ou à Barèges. J’arrive auprès de vous, Amélie : je respirais, j’étais heureuse. Hélas ! l’autre Ida me suivait..... Elle est ici : je suis perdue. »
III.
La vicomtesse de Crévanne avait écouté le récit de la baronne de Lersbach avec une attention singulière. Pas un sourire sur les lèvres, aucune interruption railleuse. Assise en face d’Ida, la tête penchée en avant, les mains jointes sur ses genoux, les yeux ouverts outre mesure, et dans l’altitude d’un recueillement religieux, elle semblait en quelque sorte regarder passer, avec un étonnement indicible, les paroles qui lui étaient adressées, comme si une langue nouvelle lui eût révélé un monde nouveau. Sans doute elle se disait à part qu’il y avait dans les croyances de son amie une étrangeté tenant de la déraison, et dans les rêveries de son âme une exagération poussée jusqu’au délire ; mais pourtant de cette déraison et de ce délire même, il lui paraissait voir surgir devant elle je ne sais quel rayon fantastique qui venait, sur certaines énigmes de la destinée humaine, jeter d’explicatives lumières. Amélie eût voulu combattre les opinions de la baronne, mais celle-ci se retranchait avec tant de dignité dans la grandeur de son infortune et la fermeté de sa foi, qu’elle eût craint d’aggraver ses peines en l’arrachant à ce sanctuaire. Comment oser dire d’ailleurs à une personne qu’on aime, et cela en guise de consolation : « Vous avez la tête égarée ! » Puis, avant de prononcer en dernier ressort sur la question des semblables, elle voulait y réfléchir encore. Quoiqu’elle eût subi le charme qui accompagne toujours le langage émané d’une conviction profonde, elle était loin d’adopter encore les mystères fantasmagoriques auxquels on l’initiait : néanmoins elle ne les repoussait pas d’une manière absolue, elle ne les rejetait point parmi les mensonges absurdes : « Examinons ! se disait-elle : le nord est le pays des lumières ; j’ai le saint livre... je lirai. » Et la frivole jeune femme, sortie de sa nature habituelle, n’avait ni plaisanté ni ri.
Amélie, après une nuit agitée, se levait de meilleure heure que de coutume, pour ouvrir le livre d’Ida, quand Wilhelmine, la femme de chambre de la baronne, se présente éplorée chez elle. Un journal était à sa main : on y avait joint ce billet :
« Gazette de Vienne : lisez ! »
Madame de Crévanne, à qui la langue allemande était familière, a parcouru rapidement la feuille étrangère que venait de recevoir son amie.
« La peste ravage Ispahan ; plusieurs personnages de marque ont été frappés du fléau, notamment le baron Gustave de Lersbach, chambellan de l’Empereur. On désespère de ses jours. »
« Pauvre Ida ! s’écrie la vicomtesse en se précipitant dans l’appartement de la baronne, quelle épouvantable nouvelle !.... et sans y être préparée !...
– Je l’étais, répond madame de Lersbach d’un ton calme, amer et glacé. Ne la savais-je pas près de moi ?...
– Près de vous ! qui donc ?
– L’autre Ida. »
Qu’opposer à cette nouvelle preuve, venue si à point et d’une façon si marquée, à l’appui des fatales croyances !... la moquerie, en ce moment, eût été plus qu’une inconvenance, elle aurait été une insulte.
« Quel coup !... a repris Amélie. Et si prompt !... C’est à en mourir.
– Non, répond Ida froidement. J’ai pris un parti décisif.
– Décisif ! Vous m’épouvantez.
– Je veux défier le malheur. Je le ferai reculer peut-être.
– Vous !...
– Je suis lasse de la résignation. J’ai trop longtemps fui le péril, j’irai désormais à sa rencontre. Plus d’atermoiements avec le sort : qu’il prononce ! et qu’on en finisse. »
Sa voix était sèche et vibrante. Le pli qui sillonnait son visage, était-ce celui de l’irritation ou du dédain ?... Non ; c’était la trace du chemin par où l’angoisse et le désespoir avaient passé. Sa tranquillité rassurait-elle ? Non ; car la paix de la désolation ne fut jamais un calme.
« Ne me trahissez pas, reprend-elle. Je vous ai confié mes secrets ; ne les révélez à personne.
– Je vous le promets, chère Ida. Mais qu’avez-vous donc résolu ?
– De me trouver sur son passage, et de voir l’autre Ida, moi-même.
– Mais quand les semblables s’abordent, l’un des deux est frappé de mort !...
– Oui.
– Vous braveriez ce danger ?
– Si je péris, plus de souffrances. Si je survis, plus de malheurs.
– Quoi ! vous la verriez ?...
– Ce matin.
– Où donc ?
– À l’église Saint-Roch. N’est-ce pas aujourd’hui dimanche ?
– Elle aurait pu quitter Paris !
– Non, je le sens en moi, elle y est. Voulez-vous me servir de guide ?
– Volontiers. Je suis toute à vous.
– L’heure de l’office a sonné. Saint-Roch est ici près ; partons !
– Partons ! a répété Amélie. »
Jamais madame de Crévanne ne s’était rendue avec autant d’empressement à la messe. Sa figure ne portait plus cette empreinte de lassitude et de dégoût que lui donnaient habituellement l’invariabilité de son bonheur et la fatigue de ses plaisirs. Les étranges confidences d’Ida, la bizarrerie de ses croyances et le piquant de ses aventures étaient venus donner à son existence un mouvement extraordinaire et un intérêt inaccoutumé. Ses journées n’allaient plus être nulles, indifférentes, éteintes, roulant, en nappes monotones, dans un même lit de projets pareils, de visites uniformes et de fêtes répétées. La baronne de Lersbach, poursuivie par les apparitions de sa semblable, arrachait la vicomtesse au monde positif et aux sentiers connus pour la lancer d’une manière prestigieuse dans une région éthérée et sur un sol hors de nature. Amélie se voyait, avec bonheur, quittant une carrière aride et décolorée, pour en recommencer une neuve, à la clarté d’un feu créateur et brillant. Elle semait déjà cet espace inexploré de visions, de phénomènes, de fantômes et de féeries ; il lui arrivait, dans Ida, une régénération poétique, le messie de sa vie blasée.
Elle aimait la baronne autant que le lui permettait son caractère léger. Aussi avait-elle conçu une véritable inquiétude en songeant que les semblables s’étant vus, son amie pourrait bien être victime de la fatale rencontre, et ce, au profit de l’autre Ida. Mais d’un autre côté, l’évènement contraire pouvait avoir lieu ; et, dans un pareil état de choses, il était impossible de ne pas s’élancer avec une ardente curiosité vers la solution du merveilleux problème. Amélie, devant qui peut-être allait se dérouler une série d’évènements surnaturels, ne tarderait point sans doute à s’éclairer d’une façon ou d’une autre sur la superstition des semblables. Oh ! dans l’intérieur de son âme, elle repoussait le mot superstition appliqué au culte d’Ida qu’il lui tardait déjà d’adopter. « Que de vieilles traditions, se disait-elle, que d’anciennes croyances, que de saintes opinions, ont ici-bas leurs fanatiques et me semblent moins vraisemblables ! » Amélie en était au doute, c’était un premier pas vers la foi.
« Que j’aime votre nation ! dit-elle à son amie en se rendant à Saint-Roch. Quelle force dans ses pensées ! Quelle énergie dans ses convictions ! En tous lieux et toute ma vie, j’ai recherché les Allemandes.
– Je le conçois », répond Ida.
Elle aurait tout aussi bien articulé une phrase contraire, tant elle était en dehors de l’entretien. La vicomtesse continue :
« Je vous ai parlé, je crois, de ma terre de Marcélias, située à peu de distance de Paris ; eh bien ! il s’est établi récemment, aux environs du château, une jeune dame Allemande avec laquelle j’ai cherché vainement à me mettre en rapport ; elle ne veut voir âme qui vive. Elle est tantôt ici, tantôt là, souvent absente et toujours seule. On assure que de grandes adversités l’ont frappée, et lui ont donné cette misanthropie sauvage qui la rend inabordable. Est-ce vrai ? Rien ne le démontre. Il faut l’avouer, chère amie, vos compatriotes, parfois, avec leurs incomparables mérites, ont aussi d’étranges lubies. Ma voisine est jolie, dit-on ; être jolie et se cacher ! trouvez donc sa semblable en France ! »
L’esprit malin et frondeur de madame de Crévanne s’était fait passage dans cette épigramme à laquelle elle n’avait attaché, du reste, aucune importance. Mais la raillerie était une des nécessités de sa nature. Il fallait le sarcasme à ses entretiens comme à Ida la rêverie. Il lui semblait en outre que le rire et la distraction, pouvant seuls égayer sa compagne, devaient être appelés autour d’elle. Sa gaîté ne tarira point.
« Vous souffrez ! a-t-elle repris. Puisse la cause de vos maux être châtiée à son tour ! Puisse le malheur l’accabler !...
– Amélie ! interrompt Ida avec l’accent de la surprise : mais, elle aussi, elle est accablée. Ne m’auriez-vous donc pas comprise ? Me serais-je mal expliquée ? Les semblables ont les mêmes peines. Leurs maux sont de nature pareille. Elle a aussi, et comme moi, l’infortune attachée à ses pas ; elle a sa part dans mon supplice ; elle aussi me cherche peut-être.
– Oh ! s’écrie gaîment Amélie : si elle aussi, elle vous cherche ! comment ne pas vous rencontrer ! Allons ! voici l’instant décisif. Le cache-cache tire à sa fin... et peut-être aussi la croyance. »
La foule affluait à Saint-Roch ; ses portes étaient envahies, et la sainte demeure était pleine. Quelle affreuse contrariété ! Point de circulation dans l’église. Les deux amies n’ont pu pénétrer sous la nef qu’avec une extrême difficulté. Y chercher l’autre Ida, au milieu de cette multitude compacte et serrée, serait une entreprise impossible. Madame de Lersbach s’est assise.
Mais son agitation nerveuse s’était visiblement accrue. Sa figure avait pris quelque chose de véhément et de forcé qui en altérait la douceur. Ses membres, frémissant malgré elle, avaient des torsions singulières. Ni la charmante musique de Saint-Roch, ni les pieuses solennités du jour, n’ont captivé son attention. Sa pâleur était effrayante.
« Amélie ! dit-elle à voix basse. Que fait-on ? Que se passe-t-il ?... Je n’entends ni les chants ni l’orgue... Elle est ici, j’en suis certaine. Et la preuve ?... Regardez-moi ! »
La vicomtesse a jeté les yeux sur elle ; et, alarmée du changement de ses traits, elle s’est levée de son siège.
« Vous vous trouvez mal, chère Ida. Défaut de mouvement... besoin d’air. La grand’messe est finie, sortons ! »
L’église était encore encombrée. La baronne de Lersbach, entièrement livrée à ses recherches, examinait attentivement, de côté et d’autre, toutes les jeunes femmes qui s’offraient à elle ; mais les unes avaient des voiles rabattus sur leurs chapeaux ; les autres, agenouillées sur leurs prie-Dieu, cachaient leurs têtes entre leurs mains. Ici des dos tournés ou bossus ; là des visages vieux ou laids ; nulle part une ressemblance.
Elle avançait péniblement. Le comte Raoul de Sénard, sur un des bas côtés de la nef, a rencontré les deux amies. Il les aborde et les salue. Son regard s’est particulièrement porté sur la baronne avec un intérêt vif et marqué. Les compliments qu’il lui a adressés ont été remarquables de grâce et de délicatesse, de réserve et de vérité. Sa voix avait de l’émotion. Ida, étonnée, le remarque ; Ida, attentive, l’écoute. Puis, tout à coup, pressant le bras de la vicomtesse, elle interrompt sa marche et s’arrête. Déjà depuis quelques instants, distraite de ses rêveries, elle avait repris force et calme. Ses traits redevenaient sérieux.
« Ne poursuivons plus nos recherches, dit-elle à son amie tout bas. C’est inutile ; elle est partie.
– Comment !...
– La paix m’est revenue.
– Vous la croyez sortie ?
– J’en suis sûre.
– Et la preuve ?
– Regardez-moi ! »
L’œil animé en ce moment, les joues colorées, l’air tranquille, entourée des soins de Raoul, Ida était jolie comme un ange.
IV.
La baronne de Lersbach, de retour à l’hôtel de la vicomtesse de Crévanne, était retombée dans ses sombres rêveries ; une inquiétude de plus venait de se joindre à toutes celles qui troublaient son existence. Quelle était cette inquiétude ? Elle ne s’en était pas encore rendu compte ; elle la repoussait même sans vouloir y réfléchir. Nouveau danger... nouveau mystère...
La vicomtesse, assise auprès de son amie, et dépitée du peu de succès des recherches de la matinée, paraissait impatientée au plus haut degré d’avoir vu s’évanouir les merveilles qu’elle en avait attendues. Sa maladie allait la reprendre ; ses bâillements recommençaient.
« Chère Amélie ! dit la baronne, j’ai profondément médité sur ma position présente et sur les devoirs qu’elle m’impose. Mon pauvre mari est malade : ma vraie place est auprès de lui ; j’irai le rejoindre, et... je pars. »
Ces mots ont arraché la vicomtesse à l’engourdissement de ses pensées. La surprise a réveillé la malice ; et ses yeux ont repris leurs flammes.
« Encore de l’inattendu !... s’écrie-t-elle, éclatant de rire ; vous ! repartir ? quelle idée folle !... Ces Allemandes me confondent. Quoi ! tout simplement, d’ici, tout à l’heure, se transporter à Ispahan, chez quelque Calife de Bagdad, pour guérir un mari de la peste ! Y pensez-vous ? Quelle équipée !... et cela, toute seule, en poste, sans cérémonie et sans gêne, comme on va à Montmorency pour manger des cerises, ou à Fontainebleau pour grappiller du chasselas !... En vérité, ma toute bizarre ! C’est aussi par trop fantastique.
– Mais mon mari !... je l’aime...
– À merveille ! Ce n’est cependant pas là une raison. Quoi ! de gaîté de cœur, poussée vers je ne sais quelle zone, vous iriez, sans y être forcée, franchir des latitudes inouïes, des équateurs et des tropiques, pour vous jeter à l’aventure au milieu des épidémies où personne ne vous attend ! On aime son mari, c’est fort bien : mais il faut réfléchir son amour, et, au besoin, y mettre des bornes. Puis les pirates !... le sérail !... les adorations à la turque !... il peut arriver sur la route une foule d’évènements... Autres pestes pour un époux. Tenez ! j’ai du bon sens, ma petite. Bien que j’aie envie, je l’avoue, depuis votre arrivée près de moi, de marcher un peu sur vos traces, de m’exhaler en vision, de m’évaporer en poésie, j’ai grand peur, entre nous soit dit, de ne pouvoir m’idéaliser. Mes ascensions sont à ras de terre, le positif me casse les ailes.
– Amélie ! le monde m’effraie. Je crains Paris, son charme et ses pièges. Sans expérience, à mon âge, on peut y courir tant de risques !...
– Mais en fait de risques, ma chère, il m’est avis que ce n’est pas en courant la prétentaine au pays Persan, de l’autre côté du Caucase, que vous parviendrez à les fuir. Là, mon pauvre agneau ! que de loups ! Il est vrai qu’on peut y sortir de leurs griffes, que vous pourrez même en rapporter, et cela paraîtra tout simple, de magnifiques cachemires ; mais qu’aura M. de Lersbach ?... Il n’en fera certes part à personne : ces profits-là se gardent pour soi. Les faquirs ! les cadis ! les schahs !... Ce sera curieux, j’en conviens. Malheureusement c’est bien loin. »
L’étrangère, préoccupée, n’avait écouté qu’à demi.
« En quittant Paris, reprend-elle, je m’éloigne de l’autre Ida !
– Pas le moins du monde, baronne. À peine serez-vous sur le golfe persique, qu’elle y naviguera sur vos talons ; ainsi le veulent vos natures. Si vous visitez les Kalmouks, elle voudra aller voir aussi comme Lodoïska : “Si les tartares... ne sont barbares... qu’envers leurs ennemis.” Vous chanteriez cela ensemble. Ne faut-il pas que les semblables se poursuivent et se harcellent jusqu’à ce qu’ils se joignent et se heurtent ! Allons, finissons-en, n’importe où ! Coupez-moi vite cette fièvre ! Une bonne rencontre, un gros choc, et qu’Ida soit départagée !
– Amélie ! le journal de Vienne...
– Est-ce que vous croyez aux journaux ! Ce qu’ils impriment, ils l’inventent. Si, d’ailleurs, la nouvelle d’une épidémie à Ispahan qui aurait frappé votre époux eût été chose positive, votre père vous en aurait écrit quelques lignes. Et, si, autre hypothèse, ma chère, si en arrivant sur le territoire de quelque grand Muphti, vous trouviez M. de Lersbach trépassé !... Pardon, ne faut-il pas tout prévoir ! Vous voilà seule alors, sans appui, à mille lieues, esclave ou sultane. Je vous vois d’ici en turban, l’oiseau de paradis sur l’oreille, la Mamamouchi à vos pieds, la semblable sur les épaules ; et puis... le grand Allah sait le reste.
– Des railleries !... sont-ce des raisons ? Eh ! si je reste ici, chère amie, je lasserai votre affection. Je ne sais ni causer ni rire ; les douleurs muettes ennuient : épidémie mortelle pour vous.
– À votre tour, une épigramme. Eh bien ! mon enfant, je l’accepte. Mais je vous déclare formellement que je me regarde ici comme chargée de veiller sur vous, et comme responsable de vos faits et gestes. En conséquence, à moins que votre père ou votre mari n’en décident autrement, vous ne quitterez point la France ; vous resterez paisible chez moi. Mon hôtel vaut bien un sérail, et Paris vaut mieux qu’Ispahan.
– Si j’étais certaine, Amélie !...
– De quoi ? de retrouver ici l’autre Ida ? Nous y parviendrons, et sous peu. J’ai un plan à cet effet.
– Un plan ! et lequel ?
– Écoutez. Celle qui a été créée à votre image est nécessairement jeune, jolie, gracieuse, élégante et distinguée, sans quoi elle ne vous ressemblerait aucunement. Donc, elle a un rang dans le monde ; elle aura été mariée comme vous à quelque gentilhomme allemand. Ses parents, d’après vos récits, voyageaient en personnes riches ; il en résulte évidemment que votre Sosie doit être une noble et gente dame. Le docteur Bravin m’a assuré qu’à Saint-Roch elle était mise à ravir... une robe d’un goût parfait... un pied coquet... de riches guipures... Voilà d’excellentes données ! La voie est ouverte, marchons.
– Où ?... Comment ?... Je n’ai rien compris.
– Ma chère amie, la solitude inspire les pensées profondes, et là, vous avez pris votre lot ; mais le monde fournit les pensées ingénieuses, et là, je me procure ma part. Or sus : je vais donner un grand bal ; j’y inviterai toutes les belles dames allemandes qui se trouvent actuellement à Paris et dont j’aurai facilement les noms et la demeure à l’ambassade d’Autriche ; pas une ne manquera à ma fête ; j’y appellerai même, en sa qualité de fille du nord, ma voisine de Marcélias ; et, dans mes salons, avant peu, les deux Ida, parées et pimpantes, tournoieront à la même walse. Ne fait-on pas chanter le drame ? Pourquoi pas le faire danser ! »
La baronne de Lersbach n’a pu s’empêcher de sourire.
« Et vous m’appelez folle, Amélie !
– Quoi ! vous trouvez mon plan ridicule ?
– Et, qui plus est, impraticable.
– En quoi donc, je vous prie ? Mon bal n’aura lieu, bien entendu, qu’après bonnes nouvelles du baron. Ma fête sera somptueuse ; j’ai une fortune considérable, et ne suis pas de ces personnes qui ne trouvent à l’or aucun mérite préférable à celui de pouvoir s’entasser : j’attirerai chez moi tout Paris.
– Mais comment inviter à votre soirée des inconnues, des étrangères ?... À quel propos les aller voir ? Sous quel prétexte leur écrire ?...
– Eh ! d’où venez-vous donc, chère Ida ?... Quoi ! si peu au fait de nos usages !... Lorsqu’à Paris on donne des fêtes, il est reçu qu’on y invite les personnes remarquables qu’on désire y voir, en prenant tout bonnement leur adresse sur la liste des connaissances de quelque femme à la mode. On convie les gens, sans les connaître, sans les aller voir, et même sans se mettre en relation avec eux le moins du monde. On a seulement l’obligeante attention de faire déposer, avec l’invitation imprimée, une carte à leur porte pour leur éviter la peine d’ouvrir un almanach de commerce à l’effet d’y chercher votre rue ; et, ce préalable rempli, on ne s’occupe pas plus d’eux ensuite, soit avant soit après la fête, qu’eux-mêmes ne s’occupent de vous. La maîtresse de la maison sait à peine qui est chez elle ; et souvent une grande partie de ceux qui accourent à ses soirées savent tout au plus où ils sont. Cela simplifie les rapports. C’est bon genre, et c’est du progrès. »
L’étrangère, étonnée, n’a pu rien trouver à répondre ; et son silence équivalait à une approbation. La vicomtesse triomphait.
« Voilà donc qui est décidé : un grand bal à la fin du mois. Mais que ferons-nous d’ici là ?
– Nous nous reposerons, Amélie.
– Oh ! le repos : quelle fatigue ! le repos me brise et m’assomme. Je vous avouerai, entre nous, que ma vie opulente et tranquille me paraît d’un terre-à-terre insoutenable et d’une insipidité révoltante ; il me faudrait, pour y donner du charme, quelque chose d’actif et de véhément qui vînt en varier les scènes. La mer n’est belle, à mon avis, que quand les tempêtes s’y jouent. Ida ! si j’ai une semblable, elle est, certes, bien ennuyeuse.
– Ennuyeuse ? non : ennuyée.
– Mais c’est qu’on en meurt, chère amie !
– Si vous vous occupiez davantage !
– Vous avez raison, ma petite. Eh bien ! plus de désœuvrement. Je vais m’occuper... de ma fête ; en outre, et simultanément, j’étudierai, pour demain, le projet d’une belle partie de cheval au bois de Boulogne : j’y mettrai toute mon application ; puis, je vous mènerai aux Français : Rachel, sous l’habit de Roxane, vous transportera en Turquie. Ce n’est pas très loin de la Perse. »
La baronne, le jour suivant, se laissant persuader par la vicomtesse, avait revêtu un délicieux costume d’amazone et se rendait au bois de Boulogne.
Une élégante calèche conduisait les deux amies à la barrière de l’Étoile où les attendaient leurs chevaux de selle.
« Ida ! j’ai lu toute la nuit, dit Amélie à la baronne, le saint livre de vos croyances. Oh ! qu’il est beau ! qu’il est sublime ! j’en ai la tête et l’âme remplies. Que de preuves, tirées des Écritures, y viennent frapper l’incrédule ! Ce Jacob, se faisant le semblable d’Ésaü pour être béni à sa place 6 ! Celte septième plaie de l’Égypte, les grêles et les tonnerres, précédée par les paroles solennelles de Dieu à Moïse où la grande question des semblables est touchée d’une manière si mystérieuse et si vague 7 ! Puis, ce discours de Moïse aux Israélites, dans la plaine de Moab, où le divin semblable est prédit 8 ! Enfin les explications qui suivent, et les arguments qui succèdent, et les révélations qui confirment ! Quel faisceau de clartés divines !... »
De jeunes fashionables, galopant aux Champs-Élysées, ont interrompu la dialectique étourdissante de la vicomtesse en accourant à sa voiture. Un d’entre eux, resté à l’écart, et déjà remarqué par Ida, se distinguait parmi les groupes. C’était le comte de Sénard.
Les dames montent à cheval. Quoiqu’on fût encore en hiver, le printemps commençait à faire sentir son approche. C’était jour de ciel pur et de riche soleil. Les champs se couvraient d’une nappe de verdure. L’air était vif sans être hostile. Il semblait que, sur la plaine, au bord des eaux et sous les bois, la nature, se réveillant étonnée de sa force nouvelle, déployait, radieuse et fière, l’éternité de sa jeunesse. Ida, retirée de sa langueur habituelle, et le teint animé par l’exercice du cheval, était ravissante de grâces. Tous les regards étaient tournés sur elle avec admiration. Sa peau était si fine et si blanche ! sa taille si svelte et si souple ! En la voyant passer dans les airs, avec le doux sourire des vierges, ses cheveux blonds agités par le vent, l’œil brillant comme un feu d’étoiles, on eût dit, figure idéale, la fée des ballades du Nord.
Le comte Raoul de Sénard, approchant son coursier du sien, fendait l’espace à ses côtés. L’ardente imagination de la jeune Allemande, se dégageant un instant du poids de l’adversité, s’était reprise avec transport à la joie de fuir l’atmosphère des villes et au bonheur de respirer l’air des campagnes. Sa poitrine était dilatée, ses pensées se rassérénaient, et le monde était oublié.
Arrivée au bois de Boulogne, elle n’avait nullement remarqué qu’elle s’était éloignée de son amie avec la rapidité de l’éclair, et qu’un seul homme l’escortait. Telle que l’oiseau sorti de sa cage, ivre de son affranchissement, elle se dirigeait, au hasard, par les routes les moins battues, vers les sites les plus sauvages ; elle savourait avec délices le parfum des bruyères et le silence des bois, comme s’ils établissaient une invisible communication entre les rêveries de son âme et les voix de la solitude. Ida renaissait à la vie.
Mais, dans une allée écartée, loin du mouvement et du bruit, une des sangles de sa selle s’est tout à coup rompue ; Raoul en pousse un cri de frayeur.
« Madame !... un accident !... arrêtez ! »
Et, descendu de sa monture, il cherche à rajuster les courroies.
La baronne, arrachée brusquement à ses douces méditations, jette un regard surpris autour d’elle.
« Quoi ! dit-elle au comte, tout seuls !...
– Les autres ne sont pas bien loin, réplique M. de Sénard, vous montez si bien à cheval ! Vous franchissez les distances avec une telle rapidité ! Les péris fendent l’air moins vite. Personne ne pourrait vous suivre.
– Personne, répète la baronne en souriant, mais cependant, auprès de moi, vous êtes quelqu’un, je suppose ! Craindriez-vous les courses rapides ?...
– Moi ! répond le comte Raoul, pas plus que les fils du désert. Soldat errant, flèche vivante, j’ai passé ma vie çà et là. Monté sur le coursier des Numides, et comme emporté par un tourbillon, j’ai traversé, l’âme ravie, les plaines de feu du Sahara, sans eau, sans haleine et sans halte. Le danger est mon élément, il aiguillonne mon ardeur. Passionné pour les explorations lointaines, j’aurais voulu, sur la terre des Bédouins, mesurer ces étendues sans bornes où s’égare en vain la pensée, où l’œil et la raison se perdent. Demi-chrétien, demi-Arabe, j’y poursuivais avec transport les vieux souvenirs de Memphis et du Sinaï, d’Abraham et de Salomon. J’y cherchais les pas de Moïse, j’y évoquais le peuple de Dieu. J’aurais voulu pouvoir emprunter aux cigognes leurs ailes, aux chevaux africains leurs pieds, à la panthère ses griffes, et au basilic son regard, pour que rien n’arrêtât mes pas et qu’il me fût permis de tout voir. Tantôt, sur de muettes pierres, dans le silence des tombeaux, je m’écriais : « Cités d’autrefois ! Villes splendides et bruyantes ! Où êtes-vous ?... vous étiez là. » Tantôt, sur des bords moins arides, je me disais : « Villes futures ! Vous dormez peut-être en ce lieu, sous ces ronces et ces bruyères ! La charpente de vos palais repose encore au gland des chênes ; mais, parées de hauts monuments, avec fêtes et multitudes, un jour, qui sait ! vous serez là. » Je ravivais ainsi le passé ; je fécondais ainsi l’avenir ; et, tout en traversant les empires, je traversais aussi les siècles. »
Le comte de Sénard, en prononçant ces paroles, était beau d’enthousiasme et de verve. Son teint, bruni par le soleil de l’Afrique, avait un éclat oriental qui donnait un charme irrésistible à ses inspirations. Il avait aidé la baronne à descendre de cheval ; elle s’était appuyée sur lui ; il avait captivé son âme ; elle le regardait avec émotion. « Oh ! se disait-elle tout bas : il est bien dangereux cet homme !... »
Elle s’était assise sur un tertre de gazon, pendant qu’il raccommodait, le plus lentement possible, la sangle cassée de sa selle. Leur entretien continuait. Raoul s’étendait avec ravissement sur le charme des souvenirs, sur les joies de la solitude, sur les mystères de la foi. Ida s’enivrait de ses paroles qui trouvaient en elle un écho. Elle en subissait les prestiges, tout en se débattant contre eux. Le comte entremêlait ses récits de quelques mots d’admiration jetés, comme au hasard, sur les femmes privilégiées que Dieu voulut doter, à la fois, et des sublimités de l’âme et de la perfection des traits. Il y avait dans les discours de Raoul cette expression du cœur qui met l’amour dans chaque phrase, bien qu’il n’y soit dans aucun mot. Ida se plaisait à l’entendre ; Ida n’aurait pas dû l’écouter.
Tout à coup cependant, elle se lève avec une sorte d’agitation inquiète. Le feu de son regard et l’abandon de son sourire ont fait place à une réserve glaciale. Elle s’est élancée légèrement sur son cheval, avant même que le jeune officier eût achevé de consolider sa selle ; elle a refusé son appui. Cette fois un aide est de trop. Le comte, habile et clairvoyant, a senti naître en lui l’espérance.
Mais, soit fatigue, soit caprice, Ida ne fendait plus les airs. Son compagnon gardait le silence. Il avait trop bien observé pour ne pas savoir qu’il fallait attendre. Il avait vu l’orage secret ; et, respectueux, à l’écart, il laissait passer la tourmente.
« Monsieur ! quel chemin faut-il prendre ? lui demande enfin la baronne. Tant d’allées se croisent ici ! Comme le sable enfonce !... et personne !... C’est presqu’un aperçu du désert.
– Du désert où est l’Oasis, a répliqué M. de Sénard.
Et l’inflexion de son accent a fait tressaillir la baronne.
– J’ai froid, répond-elle d’une voix entrecoupée. Je souffre. Vos souvenirs d’Orient m’ont émue. J’aime et je crains les grandes images... Oh ! dans les sublimes contrées où Dieu parla par ses prophètes, quel haut essor doit prendre l’âme !... Là, loin du vain bruit des vivants, regardant l’univers et soi, que la pensée doit rouler éperdue, et pourtant saintement heureuse, pressée entre ces deux grands mystères de la Providence : l’infini et l’éternité ! »
La baronne, en parlant ainsi, effrayée de sa position, se sentait le besoin, fût-ce même par des phases incohérentes, de rejeter son imagination au delà des choses de la terre et hors des sphères accoutumées. Raoul a refusé de l’y suivre ; il redescend au vrai de la vie.
« Vous souffrez ! Madame, rentrons. La course vous aura fait mal.
– Non, répond Ida vivement. L’exercice du cheval m’a au contraire été recommandé ; mais c’est que j’ai reçu, ces jours-ci, de mauvaises nouvelles d’Allemagne. M. de Lersbach est malade. Je suis horriblement inquiète. Oh ! si je venais à le perdre !... »
Jamais elle n’avait parlé de son mari d’une manière aussi tendre. Le comte, à cette effusion de cœur, n’a rien éprouvé de pénible ; un effet contraire en résulte. Il comprime une joie secrète.
« Ah ! lui répond-il lentement, qu’il doit être doux d’être aimé ! »
L’étrange sonorité de son accent a troublé de nouveau la baronne. Elle réplique à la hâte et sans calculer ses paroles :
« Qui le mérite doit l’être.
– Vous me l’assurez ? dit le comte. C’est une espérance ; merci ! »
Puis, mettant son cheval au galop :
« Voici la vicomtesse, Madame ! a-t-il repris d’un ton plus ferme. On ne pouvait mieux se diriger. Vous étiez sur le bon chemin.
– Moi ! se dit tout bas la baronne. Sur le bon chemin !... Dieu le veuille ! »
L’autre Ida ne l’occupait plus.
V.
La baronne de Lersbach, environnée de plaisirs et d’hommages, voyait s’écouler les jours avec rapidité. Le comte de Sénard ne manquait aucune occasion de faire parler son amour ; et, seule, elle le remarquait. Ce n’était pourtant pas sans remords qu’elle se laissait aller ainsi au charme secret de l’entendre ; ce n’était pas non plus sans appréhension qu’elle suivait son amie au milieu du tourbillon de Paris : mais tout était nouveau pour elle dans la capitale des arts ; et, enthousiaste du beau en tout genre, Ida, passant de surprise en surprise, d’admirations en admirations, n’était plus un instant à elle. Puis, les reproches qu’elle s’adressait parfois sur sa vie dissipée étaient aussitôt combattus victorieusement par madame de Crévanne, qui avait fini par lui persuader que la nouvelle du journal allemand était aussi fausse qu’absurde. Amélie lui avait même montré une lettre de Vienne qui démentait l’article de la feuille publique, lettre qu’elle avait fabriquée elle-même, dans la crainte que la baronne ne refusât d’assister et de danser à son bal si rien ne venait la rassurer sur la santé de son mari. Faut-il en outre l’avouer : l’encens fumait aux pieds d’Ida, et commençait à l’enivrer. Paris, le sublime laboratoire où se perfectionne l’esprit, est aussi le repaire immonde où se corrompt le cœur. La baronne de Lersbach, dans l’atmosphère des vanités, oubliant peu à peu le passé, n’interrogeant plus l’avenir, livrée toute entière au présent, se laissait aller sans résistance au charme décevant des louanges et à la séduction des triomphes. Oh ! malheur à qui vit pour plaire, car il lui faudra plaire pour vivre !
Le jour du grand bal de la vicomtesse est enfin arrivé. Les préparatifs n’ont été achevés que le matin même. Profusion de fleurs et de lumières, buffet splendide, orchestre enchanteur, rien n’a été épargné pour rendre la fête magnifique. Déjà les lampions, allumés devant l’hôtel, éclairent les gendarmes à cheval chargés de maintenir l’ordre public... parmi les voitures ; une foule élégante et parée commence à circuler dans les vastes salons de la vicomtesse ; un concert d’admiration saluait le goût exquis de celle qui présidait à la brillante soirée. Amélie était radieuse.
Un cortège d’adorateurs entourait la belle étrangère ; Ida était mise à merveille ; et, au milieu des enivrements du bal, chassant ses souvenirs et ses craintes, elle perdait de vue ses dangers. On eût dit, à voir passer cette gracieuse nymphe du Danube, si frêle, si pâle et si blanche, que, grâce au génie de la coquetterie, son organisation souffrante était une séduction de plus.
Parmi les lions à la mode, le plus assidu auprès d’elle était le marquis d’Erbleval. Soit par désœuvrement, soit par goût, il avait parcouru l’Europe. Présomptueux, frondeur, étourdi, d’Erbleval était une de ces nullités bruyantes et bavardes dont les grandes soirées de Paris ne sauraient se passer. Parlant à tort et à travers, s’imaginant avoir tout vu, plongeant son lorgnon sur chaque toilette, et jugeant tout sans rien connaître, cette fatuité confiante et tracassière était l’oracle des salons. Pourquoi cette suprématie ? Le marquis avait deux millions.
Les walses tournoyaient dans l’espace ; et la baronne, emportée à travers les parfums, les lumières et les fleurs, entendait la foule ravie applaudir à sa grâce légère. Son valseur était d’Erbleval.
« Ma chère ! dit tout bas la vicomtesse en passant à ses côtés au moment où elle s’arrêtait hors d’haleine : je les ai toutes regardées, et pas une ne vous ressemble. »
L’étrangère n’a pas compris.
« De quoi parlez-vous donc ? » répond-elle.
La vicomtesse éclate de rire.
« Déjà effacée !... détrônée !... Pauvre semblable ! quelle chute ! »
Ces mots ont fait pâlir la baronne. Elle n’a plus voulu valser.
Le comte de Sénard, à son entrée dans les salons de la vicomtesse, avait respectueusement salué son amie ; et, la voyant entourée d’hommages, il était resté à l’écart.
Amélie s’assied près d’Ida ; son front s’était rembruni. Elle jouait avec son bouquet d’un air enfantin et boudeur.
« Je suis contrariée, disait-elle, il me manque beaucoup de monde.
– Tant mieux, a répondu la baronne, on s’étouffe.
– Non : on circule. Croiriez-vous, mon enfant, que ma voisine de campagne, mon inabordable Allemande, est partie de Marcélias, et qu’on ne sait ce qu’elle est devenue ? Je n’ai eu d’elle aucune réponse.
– Qu’importe ! la fête est charmante.
– Vous trouvez ? reprend Amélie : entre nous, j’en suis excédée.
– Déjà !
– Mon vrai but est manqué.
– Lequel ?
– Aucun double d’Ida ! pas l’ombre d’une autre moitié !
– Vous vous moquez de moi, je suppose.
– Je croirais plutôt le contraire. »
Les yeux de l’impressionnable Allemande se sont mouillés de larmes ; elle a senti son cœur se serrer.
« C’est singulier ! reprend la vicomtesse en se hâtant de changer d’entretien. M. de Sénard, habituellement si aimable, est ce soir à mourir d’ennui. On le croirait sourd et muet : ce sont de ces froids qui congèlent. Vous a-t-il présenté ses hommages ?
– À moi ! dit la baronne troublée. Mais oui... je le présume... il me semble...
– Il me semble toute autre chose, interrompt madame de Crévanne. Ses idées ce soir sont ailleurs. Quelque passion nouvelle peut-être !
– Nouvelle ! a répété Ida. Il change donc souvent ?...
– Pourquoi pas. En France, mon aimable amie, l’amour constant... l’amour qui tue... ce n’est plus une vérité.
– Pourtant...
– Et, en fait d’inconstance, les hommes de tous les pays...
– Eh bien !
– Sont tous semblables, ma chère ! »
Le comte Raoul passait en ce moment près du fauteuil de la vicomtesse. Elle l’appelle en souriant.
« Venez donc, monsieur de Sénard ! C’est de vous qu’il est question. Je vous accusais, je l’avoue ; mais mon amie vous défendait... »
Ida l’interrompt effrayée.
« Moi !... Mais pas du tout !... Mais c’est faux !
– Bon Dieu ! quel cri d’alarme ! ma chère !... À quoi bon sonner ce tocsin ! prenez garde : on va s’attrouper. »
Et, se levant avec une nonchalance mutine :
« Monsieur de Sénard ! poursuit-elle, veuillez nous offrir votre bras : mon amie me refuserait le sien. Car ici, et je ne sais vraiment pas pourquoi, Ida m’est toute hostile ce soir. »
Souriant au bel officier d’un air de mystérieuse intelligence, elle traverse le salon. Ses regards agaçants, son langage taquin, son maintien coquet, frappaient d’étonnement la baronne. Une étrange pensée lui est venue... un premier rayon de lumière. Elle observe et reste muette.
Le comte de Sénard, froid, respectueux et poli, guidait complaisamment les deux dames. Madame de Crévanne, appuyée sur lui, l’entourait de toutes les séductions de son langage. Ida, constamment auprès de la vicomtesse, les suivait d’un air tristement préoccupé. Ils franchissent la grande galerie où l’on dansait, et se dirigent vers la salle où un buffet splendide était dressé. Raoul semblait distrait et rêveur.
Partout, sur les pas d’Amélie, retentissaient ces phrases flatteuses :
« Fête ravissante ! Madame !
– Que de jolies femmes ! quel luxe !
– Table servie comme à l’ambassade d’Angleterre !
– C’est plus qu’un bal ! c’est une féerie. »
On eût dit de l’enthousiasme.
« Concevez-vous monsieur de Sénard ? reprend la vicomtesse en s’adressant à son amie. Tandis que chacun, à l’envi, me félicitant sur mon bal, s’évertue à me distiller ici la quintessence des flatteries, lui ! il n’a pas la charité de m’offrir, ne fût-ce qu’à titre d’aumône, le plus pauvre petit compliment. Peut-être est-ce pour se distinguer du commun des martyrs : ne trouvez-vous pas cependant, ma petite belle ! que les adulations dans une fête sont comme des vêtements de gaze au spectacle : une nécessité du lieu : tissus légers, mais choses de fonds ! Du reste on en sait la valeur : magnificences sur la scène, ce sont chiffons dans la coulisse : n’importe ! on se doit aux usages.
– On se doit à la vérité, répond la baronne avec calme.
– Est-ce compliment ou critique ? demande gaîment Amélie. »
Puis, à demi penchée vers le comte :
« Monsieur de Sénard ! poursuit-elle : savez-vous pourquoi ma douce Ida m’est si horriblement rébarbative ce soir ? C’est que parmi les jolies Allemandes que j’ai invitées à ma soirée, elle espérait en découvrir une à son image, taillée sur le même patron. Que voulez-vous ! idée germanique ! eh bien ! l’espérance est déçue. L’alter ego n’est pas ici. Que vous semble de mon latin ?
– Mais, répond Raoul d’un ton grave, il me semble que madame de Lersbach s’est mise à la recherche de l’impossible. Où en trouver une autre comme elle !
– Si fait ! reprend la vicomtesse : si fait, Monsieur, cela se trouve ; nous voulons même que cela se rencontre, se rejoigne et s’aborde ; encore une autre idée d’outre Rhin : mais vous n’êtes pas au courant : ce sont les mystères d’Isis : plus tard, comme arrivant du Nil, on pourra vous initier.
– Amélie ! dit tout bas la baronne d’un air suppliant : vous oubliez votre promesse ; de grâce ! Amélie ! taisez-vous. »
Continuant sa course errante, la vicomtesse est parvenue à un charmant boudoir où il n’y avait alors personne. Elle et Ida s’y sont assises. Le comte a voulu s’éloigner.
« Restez-donc, monsieur de Sénard ! dit madame de Crévanne de l’accent le plus cajoleur, il ne faut pas que la petite mine refrognée de mon amie vous effraie et vous mette en fuite, on a ses moments de caprice en Allemagne comme en France : j’ai les miens, vous aussi peut-être. Chacun se doit un peu à autrui. Je me fais aux idées du nord ; et par compensation... en revanche... il faudra qu’Ida vous tolère...
– Quel terme ! interrompt la baronne.
– Madame ! a répliqué Raoul d’une voix un peu altérée, je hais les sentiments qui s’imposent. Si la liberté peut exister quelque part, ce doit être, sans contredit, dans les secrets vouloirs du cœur.
– Hélas ! murmure Ida tristement, elle n’est pas là plus qu’ailleurs.
– Oh ! oh ! s’écrie la vicomtesse, nous allons monter... ou tomber dans les régions de la spiritualité. C’est bien : que l’idéal vienne à moi, je l’admire et je me prosterne ; mais vite et sans délai, je passe outre. Écoutez : Monsieur de Sénard ! mon amie n’a pas vu Rachel ; et demain on joue Bajazet. Veuillez nous retenir une loge.
– La mienne est à vos ordres, Madame.
– Nous acceptons, je vous remercie, à condition toutefois que vous serez des nôtres. Est-elle grande, votre loge ?
– Quatre places.
– C’est suffisant : j’inviterai M. d’Erbleval, et nous serons en nombre complet. Ida, le marquis vous plaira ; il était l’an passé en Pologne, il en est revenu par la Suède, il connaît le Septentrion. Le Septentrion ! est-ce aimable !...
– M. d’Erbleval, ajoute le comte, est un infatigable valseur.
– Et, qui plus est, reprend Amélie, il parle hollandais et hongrois ; vous aussi sans doute, ma chère ! Rapprochement plein d’intérêt : vous vous entendrez à merveille. »
La baronne n’y tenait plus. Elle se lève et, s’approchant d’une petite porte secrète qui ouvrait sur un escalier dérobé, elle balbutie ces paroles :
« Ma chère Amélie ! je vous quitte ; il est tard, je suis fatiguée. »
Et, remontant chez elle à la hâte, elle s’échappe et disparaît.
Rentrée dans son appartement, elle se laisse tomber plutôt qu’elle ne s’assied, sur un fauteuil de forme gothique. Wilhelmine accourt auprès d’elle.
« Madame s’est-elle amusée ?
– Non.
– Mais elle a valsé ?
– J’ai souffert. »
VI.
Une foule immense encombrait les abords de la Comédie Française. Sept heures allaient sonner ; et une longue file de voitures attestait l’empressement de la haute société à venir applaudir aux débuts de la jeune et célèbre Rachel. La vicomtesse de Crévanne et la baronne de Lersbach, au fond d’un élégant coupé, se dirigeaient vers le théâtre. Leur conversation languissait.
« Ida ! dit tout à coup Amélie, j’ai relu encore votre livre ; il a quelques obscurités sans doute : mais que de beaux rayons sous ces nuits ! Décidément je me suis prise d’enthousiasme pour vos croyances ; j’ai fait des remarques profondes ; et, grâce au marquis d’Erbleval, j’ai aujourd’hui des preuves acquises...
– Des preuves !
– Vous allez juger. Notre beau danseur d’Erbleval, à qui tout réussit dans le monde, qui est heureux et qui sait l’être, qui est riche et qui ne s’ennuie pas ! devinez d’où vient son bonheur ?
– Je l’ignore.
– Moi, je le sais. C’est qu’aux bords de la Vistule il existe un autre lui-même, et que cet autre est une femme. Elle a les mêmes traits, le même âge ; donc, à tous deux, fortune et bonheur ! béatitude au grand complet.
– Et qui vous a donné ces détails ?
– Le marquis lui-même, hier soir, après votre sortie du bal. Il me parlait de ses voyages ; et, sans se douter de l’intérêt extraordinaire que j’allais prendre au récit de ses caravanes, il en est venu à m’apprendre que, dans un château des environs de Warsovie, il avait rencontré une jeune personne pour laquelle il s’était passionné et qu’on eût pu prendre pour sa sœur jumelle, tant leurs traits étaient ressemblants. Je n’ai pu m’empêcher de m’écrier : Ah ! monsieur d’Erbleval, quelle étoile ! Il n’a rien compris à mon transport ; et, de là, j’ai vu clairement que le fleuve des prospérités l’inondait sans qu’il en connût la source, que son paradis lui était descendu du ciel sans qu’il en ait su le pourquoi, et que l’étourdi, en traversant le pays de vos croyances, avait passé à côté du grand système sans s’être douté que par devoir, devant ses mystères, il aurait dû tirer son chapeau. Où le bonheur va-t-il se nicher !
– Vous riez de tout, Amélie !
– Vaudrait-il donc mieux en pleurer ! N’en concluez pas, chère amie, que je repousse vos doctrines, que je les tourne en ridicule. Non, je les adopte et les aime, elles fascinent ma pensée. On croit bien au somnambulisme, on mord à l’Homéopathie, pourquoi n’avoir pas foi aux semblables ! Ces neuves et hardies découvertes ne sont qu’en germe, c’est possible : maison les fécondera, c’est certain. Nos pères auraient-ils pu se figurer qu’un jour viendrait où l’espèce humaine courrait la poste, sans chevaux, faisant plus de dix lieues à l’heure, dans des voitures attelées de charbon, au grand galop de la fumée ! Viennent maintenant les ballons : qu’on les dirige avec succès, ce que nos aïeux déclaraient impossible, et vous verrez grandir votre culte. Alors, plus de longues distances, communications générales, fusion d’opinions et de peuples, accroissement d’intelligence ; et, chaque moitié cherchant l’autre, les semblables iront aux nues. »
La voiture de la vicomtesse s’est arrêtée devant la Comédie Française où l’attendaient MM. de Sénard et d’Erbleval. Le comte, offrant son bras à madame de Crévanne, conduit les deux amies à sa loge. Ida semblait mal à son aise ; le marquis l’accablait de ses empressements, la fatiguait de ses hommages : et ses nerfs en tressaillaient d’impatience.
Le spectacle allait commencer. Ida, sur le devant de la loge, ayant M. d’Erbleval derrière elle et obligée de subir ses galanteries, gardait un silence obstiné. M. de Sénard, pendant ce temps, ne parlant qu’à la vicomtesse, ne regardait que la baronne.
La toile s’est levée. Amélie, toute occupée de Raoul, ne prêtait aucune attention à la tragédie. Ida, de son côté, n’avait l’oreille qu’aux gracieuses paroles que son amie adressait au comte : il lui semblait qu’il s’y glissait quelque chose de trop aimable et de trop doux : elle interrompt avec dépit.
« Un peu de silence, ma chère ! je ne puis rien entendre à la pièce.
– Eh qu’importe !... Une exposition !... ce n’est pas l’instant d’écouter ; attendez que Rachel soit là.
– Mais je voudrais comprendre...
– À quoi bon ! »
Et, reprenant son entretien, Amélie s’adresse à Raoul.
« Bajazet m’ennuie à périr. Est ce que Bajazet vous amuse ? Je n’aime pas ce caractère, il trompe la femme qui l’aime.
– Non, c’est la femme qui se trompe. »
L’accent de M. de Sénard, en prononçant cette réponse, avait une expression singulière. La baronne s’en est émue.
Des applaudissements retentissent.
« Rachel ! » s’écrie la vicomtesse.
Toutes les conversations ont cessé dans la salle : un silence religieux y succède. L’admirable tragédienne s’empare à la fois des intelligences et des sentiments ; il n’est plus un cœur qui n’appartienne à la scène, une émotion qui ne soit due à Rachel. Madame de Lersbach se livre avec chaleur à son enthousiasme ; les inspirations du génie ont ravi son imagination. Soudain, à ce vers si fameux, où vibre l’accent de Rachel comme une magie imprévue,
Bajazet ! écoutez, je sens que je vous aime,
Ida s’est tournée involontairement vers le comte de Sénard, il lui a semblé que l’amante de Bajazet venait d’exprimer à haute voix sur la scène ce qui s’était passé dans sa loge ; un nom seul était à changer. Roxane était venue en quelque façon, donnant une voix à son trouble et un écho à sa pensée, lui révéler son propre secret. Effrayée de cette clarté subite, elle a senti s’opérer en elle une révolution inattendue ; sa physionomie peint l’effroi ; ses yeux ont rencontré ceux du comte, dont l’expression était ardente. Il a remarqué son agitation ; pénétrerait-il dans son âme ?...
La pièce continue. Les acclamations redoublent. La baronne, au milieu d’une sorte d’engourdissement moral, écoute, regarde, applaudit ; mais ne voit, n’entend ni ne pense. Ce n’est plus que confusément et au hasard qu’elle s’agite et qu’elle parle. Quant à la noble vicomtesse, elle cause, critique, lorgne. « C’est trop long... la chaleur accable... on est mieux aux Italiens... le genre tragique fatigue. »
Madame de Crévanne s’ennuie.
Les cris du parterre, redemandant la jeune Rachel, retirent enfin Ida de son espèce de torpeur ; la tragédie était finie. MM. de Sénard et d’Erbleval venaient de sortir de la loge, et les deux dames étaient seules.
« À quoi pensez-vous, mon enfant ? dit Amélie d’un air excédé. Je vous avouerai que définitivement les tragédies turques m’ennuient au moins autant que les grecques. J’aime assez pourtant leurs costumes : un turban de cachemire, avec des cheveux bien bouclés et une ferronnière en diamants, le tout surmonté d’une aigrette : c’est vraiment très-joli dans un drame. Qu’en dites-vous ?
– Effectivement.
– Effectivement, belle réponse ! Vous êtes à cent lieues de ma question. Et que pensez-vous de Rachel ?
– Ses accents m’ont bouleversée.
– Exagération poétique. Admirez plus à froid, ma petite ; la passion, c’est de la fatigue.
– Oui ; mais le froid mène à l’ennui.
– Ida !... vis à vis... aux premières... voyez-vous cette jeune femme ?... celle dont l’écharpe est bleuâtre ?...
– Et dont la figure est si gracieuse ?...
– Oui, gracieuse, mais beaucoup trop maigre. Eh bien ! c’est une autre preuve vivante de la vérité de vos croyances. Madame de Charence, il y a quelques années, était impertinente, étourdie, dépensière, mal pensante et plus que légère ; tout à coup, et sans nulle cause, elle est devenue bienveillante, raisonnable, économe, pieuse et sage. Elle était autrefois le désespoir de sa famille, elle fait aujourd’hui le bonheur de tous les siens. Comment expliquer ce revirement et ce mystère ? C’était à y perdre la tête, quand du moins on en avait une. Vos doctrines m’ont expliqué l’énigme : il est évident que madame de Charence avait, je ne sais où, une malencontreuse semblable qui la démoralisait ; et qu’un beau matin, grâce à Dieu, cette malencontreuse est morte.
– Sans nul doute, répond Ida. »
Elle avait à peine écouté.
« J’ai bien étudié le système, a poursuivi la vicomtesse, j’ai approfondi la matière. Tenez ! autre exemple frappant : regardez aux secondes loges ! voyez-vous cette dame rose ?
– Dont les beaux cheveux sont si noirs ?...
– Oui, fort beaux s’ils n’étaient pas teints. Eh bien ! madame de Jonquière était, à l’époque de son mariage, un ange de douceur et de raison ; six mois après, le croirez-vous ? c’était un démon de malice et d’extravagance. Pourquoi ?... Personne ne l’a su : moi, présentement je le sais : il lui est né une semblable.
– Vous le croyez ? dit la baronne.
– Comment si je le crois ! j’en réponds. J’ai découvert aussi maintenant, à force d’y avoir réfléchi, et toujours grâce à votre lumineuse doctrine, comment et pourquoi je m’ennuie partout et de tout ; comment j’ai tout le bonheur possible en ce monde, sans pouvoir m’y trouver heureuse, comment j’ai un vague dans l’âme qui me rend l’existence vide : c’est que mon autre moitié me manque ; c’est que je n’ai pas encore de semblable ; c’est que je suis, pour ainsi dire, inachevée. Aussi ma vie, comme celle de tous les individus en pareille position, est effacée, nulle, incomplète ; elle attend l’unité, l’addition, le supplément, la quotité, le total nécessaire à son chiffre. De quel sexe sera mon double ? Ici est le point capital. Homme ou femme, tout dépend de là : il m’en viendra le bien ou le mal, infortune ou prospérité. J’attends, bien d’autres font de même ; mais ces autres n’ont pas le même avantage que moi, ils ont un bandeau sur les yeux, moi, j’y vois....... à perte de vue. »
La vicomtesse en ce moment, la tête montée, l’œil superbe, se passionnait de ses paroles ; elle jouait à l’inspirée.
« Ida ! convenez-en, reprend-elle, me voilà au moins aussi instruite que vous sur l’incommensurable système dont j’ai sondé les profondeurs et illuminé les ténèbres. Je me crois même la plus forte. Il m’est avis que je vous ai déjà dépassée dans la carrière, je pourrais peut-être vous en remontrer. Ce culte, un jour, prendra : vous verrez. C’est un enseignement si clair ! le météore va pointer à l’horizon, puissé-je être le doigt qui le montrera le premier à la France ! J’ai marché vite, j’irai loin. Ayons des disciples, ma chère ! éclairons nos contemporains ! Sociétés secrètes d’abord puis la chaire ! une propagande ! Au besoin, j’ouvrirais un cours. »
Madame de Crévanne s’arrête ; la frayeur est sur son visage.
« Dieu ! ma chère, quelle pâleur !... Vous paraissez ne plus m’écouter ? qu’avez-vous ?... vos membres frissonnent.
– Je ne sais, répond la baronne d’une voix tremblante, mais, depuis mon entrée ici, je me sens mal, tout à fait mal. Et, bien que Rachel m’ait ravie, j’ai souffert toute la soirée.
– Ô ciel ! s’écrie la vicomtesse en braquant avec précipitation sa lorgnette sur toutes les parties de la salle. Est-ce que par hasard elle serait ici ?... »
La porte de la loge s’ouvre.
« On vient, dit l’étrangère, silence ! »
Messieurs de Sénard et d’Erbleval ont repris leurs places. La seconde pièce commençait. Cette fois, la présence d’un grand talent sur le théâtre ne venait plus imposer aux spectateurs un silence absolu. La vicomtesse a recommencé avec le comte Raoul sa conversation vive et coquette. Négligemment penchée vers lui, sur le dossier de son siège, elle lui adressait de ces minauderies de langage et de ces agaceries de regards qui, parfois et à volonté, peuvent signifier tout.... ou rien. Ida, comme sous le poids d’une étrange obsession, ne respirait plus qu’avec peine ; son oreille attentive cherchait à démêler, à travers le marivaudage élégant et les frivolités railleuses de son amie, le fond réel de sa pensée. Vains efforts ! Le brillant cliquetis de l’entretien d’Amélie était trop capricieux, trop voltigeant et trop subtil pour que la rêveuse Allemande y pût saisir quelque révélation de sentiment. Son imagination se perdait, désorientée, au milieu des fugues d’un entretien pailleté où, comme en un feu d’artifice, tout était clarté et ténèbres : tout était sur pied, mais en l’air ; tout se montrait plein, mais de vide.
N’importe : Ida, peu initiée encore aux habitudes de l’esprit français, ne pouvait se persuader qu’un si prodigieux développement de séductions ne fût, de la part d’Amélie, qu’un simple besoin d’occuper le temps et d’y jeter des distractions. Il lui paraissait manifeste qu’une secrète intention germait derrière ce rempart de saillies, cet attirail de grâces et ce pétillement d’attaques. Ida continuait ses remarques ; M. d’Erbleval, par malheur, cherchait à établir avec elle, pendant ce même temps, la contrepartie du dialogue voisin ; surcroît de fatigue et d’ennui. Le marquis se creusait la tête et l’esprit pour en faire jaillir quelques gracieux scintillements : rien n’en sortait que des mots creux, de la fumée sans jets de flamme ; chaque phrase tombait à plat, Ida n’en ramassait nulle syllabe. Assourdie par le continuel et fastidieux bourdonnement de son interlocuteur qui ne lui permettait d’écouter que ce qu’elle ne se souciait pas d’entendre, elle sentait ses nerfs près de se tordre. Des vertiges s’emparaient d’elle.
« Pauvre Ida ! dit la vicomtesse en se levant tout à coup d’un air alarmé. Votre mal augmente... Sortons.
– Amélie !... j’aurais besoin d’air.
– Marquis ! appelez ma voiture. »
La petite pièce en un acte, qui avait suivi Bajazet, venait de finir. La vicomtesse et la baronne, accompagnées par M. de Sénard, se pressent de descendre l’escalier de la Comédie Française pour éviter le bruit et la foule ; mais une grande quantité de personnes, sorties de leur loge avant que le rideau fût baissé, attendaient déjà leurs carrosses sous le vestibule du théâtre. Ida et son amie, réfugiées dans l’ombre à l’écart, derrière la statue de Voltaire, s’impatientaient de ne pas voir revenir le marquis. Un assez long espace de temps s’est écoulé. M. d’Erbleval reparaît. La voiture de la vicomtesse est là. Amélie a repris le bras du comte, et Ida celui du marquis.
« Vous avez attendu bien longtemps, dit ce dernier à la baronne ; mais la file est considérable ; et, pour comble de vexations, j’ai fait une affreuse étourderie. En parcourant le vestibule, j’ai pris une autre dame pour vous ; j’ai été lui offrir mon bras. Votre voiture est avancée, lui disais-je rapidement. Dieu du ciel ! ce n’était pas vous. Mais, aussi, quelle ressemblance !..... »
Ida sent ses genoux fléchir.
« Qu’avez-vous donc ? reprend le marquis. Quel tremblement subit !...
– Ce n’est rien. »
À peine a-t-elle eu la force de monter dans la voiture de son amie ; elle y est tombée à demi privée de ses sens ; et, pendant quelques minutes, elle y est demeurée sans mouvement et sans pensée. La vicomtesse, qui, préoccupée d’autre chose, la croyait en partie remise de l’état vaporeux où elle l’avait vue dans sa loge, lui a pris doucement la main.
« N’êtes-vous pas mieux, chère Ida ?
– Beaucoup mieux, répond la baronne. »
Et, tout bas, elle se disait :
« Ô mon Dieu ! nous étions donc ce soir dans la même enceinte !... à quatre pas l’une de l’autre ! M’a-t-elle vue ? Me cherche-t-elle ? Ah ! je ne m’étonne plus de mon désordre et de mon agitation pendant cette éternelle soirée : elle était près de moi, l’autre Ida. Nous étions, ensemble, au théâtre. Eh ! que va-t-il s’en suivre ? J’apprendrai demain quelque malheur... ou peut-être même ce soir. Une catastrophe est certaine. Je sens la tempête, elle approche. Allons ! qu’elle éclate au plus vite. Mieux vaut le coup frappé que l’attente !..... »
Madame de Crévanne n’entendait point ces secrètes paroles ; elle avait aussi, elle, en ce moment, une pensée intérieure qui absorbait toutes les facultés de son esprit. Elle a pris un ton solennel.
« Ida ! ma chère enfant ! écoulez. J’ai une confidence à vous faire.
– Une confidence !
– Importante. J’aurais pu attendre que nous fussions arrivées à l’hôtel ; mais je vous avouerai que j’aime mieux vous faire mes révélations en voiture, entourées d’ombres et de bruit. Vous ne verrez point ainsi les variations de ma physionomie ; vous ne pourrez point remarquer les altérations de ma voix : cela me mettra plus à mon aise. Ma prévoyance a pris ses mesures.
– Ciel ! qu’allez-vous me déclarer ! s’écrie madame de Lersbach.
– Allons ! vous voilà dans des transes !... On ne pourra plus bientôt vous rien dire. Quelle impressionnable nature ! Vous faites de chaque ciron un colosse, et de chaque atome un monde. Tranquillisez-vous, ma petite ! Ce que j’ai à vous confier est la chose la plus simple, la plus ordinaire et la moins fantastique. En deux mots, et sans préambule, je pense à me remarier.
– Vous !.....
– Pourquoi donc cette surprise ! Que trouvez-vous là d’inconcevable ? Vous saurez, ma chère, que je suis lasse, au suprême degré, de ma position actuelle. Je m’y ennuie des hommes et des choses, du présent et de l’avenir, de l’occupation et du repos, de mon prochain et de moi-même. J’ai absolument besoin de sortir de cet état lamentable ; et comme ressource ou moyen, je veux essayer de l’amour. Oui, de l’amour, mais légitime : vous comprenez que j’ai des principes. Je n’ai pas connu ce sentiment délicieux avec mon premier mari : de là mes ennuis en ménage. Feux réciproques, cette fois. J’ai pourtant ouï affirmer que l’amour qui vous ouvre un ciel, vous ouvre aussi parfois un enfer ; il y a dans ses joies des tortures. Soit, cela vaut mieux que l’ennui. Vous me répondrez que mon tendre sentiment sera en quelque sorte un vrai calcul ; eh ! sans calcul qu’est-ce que la vie ! Je veux du reste un chemin net et droit comme un tracé de flèche. Il me faut un bonheur pur et transparent comme un cristal de roche ; hélas ! s’il se brisait de même !.....
– Quoi ! dit madame de Lersbach, désirer une passion !... l’amitié ne peut donc suffire !.....
– Ida ! interrompt Amélie, l’amitié est à l’amour ce qu’est une fleur artificielle à une fleur véritable. Elles semblent la même chose ; mais l’une n’a que la grâce et les couleurs, l’autre a les parfums et la vie.
– Et cette décision si prompte !...
– Ce sont vos croyances, ma chère, qui sont cause que je l’ai prise. Oui, la religion des semblables, cette sublime explication des obscurités du destin, est ce qui m’a en partie déterminée à former de nouveaux nœuds. J’aurai un fils, j’en ai l’heureux pressentiment. Ce fils sera un autre moi-même, le moi qui manquait à ma vie ; il aura mes traits et mon âme, il m’apportera le bonheur. J’aurai donné le jour à l’être désigné par le ciel pour être l’arbitre de mon sort. J’aurai créé enfin mon semblable ; et le paradis, sur la terre, sera sorti pour moi de mon sein.
– Mais s’il vous naissait une fille ?...
– Elle aurait les traits de son père ; il en est presque toujours ainsi dans les ménages. Mon époux, par conséquent, ayant dans son enfant sa semblable, et appelé par elle à une vie heureuse, y ferait participer sa femme : félicité de toutes manières. Eh ! voilà d’où provient, Ida, ce désir général qu’ont les humains de se perpétuer ici-bas ! Ils sentent, par inspiration divine, que c’est du foyer domestique que doit surgir le vrai bonheur, que ce n’est qu’en essayant de créer, comme Dieu, des êtres à leur image, qu’ils parviendront à s’ouvrir la réelle voie des prospérités. Oh ! la famille ! la famille ! C’est là qu’il faut chercher son Éden : c’est là qu’il faut se faire un semblable. Votre doctrine, chère amie, est la clef de la création. »
La baronne de Lersbach écoutait son amie avec un mélange inouï de souffrance et d’étonnement, de déplaisir et de frayeur. Par un effort sur elle-même, et d’une voix assez tranquille, elle hasarde cette question :
« Peut-on savoir le nom du mari ?
– Vous m’avez livré vos secrets, je puis vous confier les miens. J’épouse Raoul de Sénard.
– Grand Dieu !
– Pourquoi ce cri !
– Il vous aime ?...
– Est-ce que vous ne me trouveriez plus assez jeune pour plaire, ni assez jolie pour inspirer de l’amour ?... Sachez, ma chère Ida, que le soir même où la marquise de Sénard me présentait son fils devant vous, le mariage était en projet, l’entrevue était concertée. Aussi avais-je fait fermer ma porte. Vous rappelez-vous cette espèce de solennité, cet apparat, et cet ennui ?... Madame de Sénard m’a assuré le lendemain que j’avais fait quelque impression. Vous mîtes tout en désarroi par une défaillance imprévue. N’importe ; il m’avait plu, le jeune homme. Ida ! que pensez-vous de lui ?
– Qui ? moi ! balbutie la baronne. À peine ai-je pu le connaître !... je pense... je ne pense rien. »
Heureusement aussi pour elle, on ne pouvait voir son visage. Sa voix s’était tellement affaiblie qu’elle était devenue inintelligible ; on eût dit sa pensée absente.
« Le sommeil vous gagne, je crois ? » dit la vicomtesse piquée.
Sa pénétration, cette fois, était complètement en défaut. Ida n’a fait aucune réponse.
La voiture arrive à l’hôtel. Madame de Lersbach, serrant doucement la main d’Amélie, lui adresse ce peu de mots, en s’éloignant d’elle à la hâte :
« Pardon ! j’ai été bien maussade : mais, ce soir, malade, abattue, je n’avais pas la tête à moi. À demain ! je serai toute à vous. »
Elle est remontée dans sa chambre. Tombée sans force sur un siège :
« Elle est venue, la catastrophe ! se dit l’infortunée tout bas. L’effroi qui m’a saisie au théâtre en était l’avant-coureur immanquable... et cette affreuse catastrophe, c’est que... trahissant mes devoirs,... sur le bord d’un abîme... j’aime. »
Ses larmes inondent ses joues.
« Et lui ! il aime ailleurs ! reprend-elle. Il va se marier, il est libre ! Oh ! suis-je assez frappée d’anathème ! Dieu de mes pères ! sauvez-moi. Le malheur ! soit : je m’y résigne. Mais l’opprobre ! jamais. FUYONS ! »
VII.
Il n’était pas encore midi. Le docteur Bravin sortait de l’appartement de la baronne de Lersbach ; et Wilhelmine, alarmée de l’état souffrant de sa maîtresse, n’osait ni parler ni pleurer. Ida reposait sur son lit.
« Eh bien ! ma chère enfant ! dit la vicomtesse, entrant précipitamment chez son amie, il paraît que la soirée d’hier vous a positivement fait mal. Que vous a conseillé le docteur ?
– Je vais me lever : je suis mieux, répond Ida d’une voix faible. Le docteur n’a rien ordonné.
– Rien ordonné, quelle sottise ! Je reconnais bien là les médecins du jour. Ils se persuadent que nous autres, pauvres femmes, nous n’avons autre chose, quand nous souffrons, que des maladies de commande et des manies d’indisposition. D’après ce beau système, ils nous laissent mourir d’un œil sec ; et, de même qu’auprès de notre lit de douleurs ils traitent nos infirmités de malaises de fantaisie, ils seraient capables, auprès de nos restes glacés, de nommer notre disparition funèbre un déplacement de caprice.
– Vous tenez un livre, Amélie ?
– C’est le livre de vos croyances ; celui que vous m’avez prêté. Je vous le rapporte avec un soin religieux ; vous m’en voyez encore toute émerveillée. Mais comment tant de siècles ont-ils pu se passer sans que sa clarté régénératrice se soit levée sur nos têtes ?... Je me le demande, étonnée. La presse, le canon, l’Amérique, ces trois immenses découvertes, sont, il est vrai, de date récente. Aux grandes œuvres, long espace. On parle progrès : le voici ! Apparaissez, culte sublime ! Oui, le voici le roi des progrès ! »
Un couvercle de malle, se refermant à grand bruit, interrompt ici la tirade. Madame de Crévanne se tourne vers la femme de chambre qui, ne faisant qu’entrer et sortir, s’offrait étrangement affairée.
« Des préparatifs de voyage !... quoi ! une malle !... des paquets !...
– J’allais vous annoncer mon départ, répond languissamment la baronne ; mais vous ne m’en avez pas laissé le temps ; et puis, sans courage et sans force, je craignais de vous affliger ; vos reproches m’accableraient.
– Me quitter !... vous ?...
– J’y suis forcée.
– Par quoi donc ?
– Par la destinée,
– Vous me fuiriez ?
– Je fuis l’autre Ida.
– Vous auriez donc renoncé au projet de la chercher et de la rejoindre ?... Je le conçois du reste à merveille ; car votre livre m’a mis au fait de toutes les conséquences d’une telle rencontre. Pauvre impératrice de Russie !... j’ai lu sa scène avec sa semblable : elle traversait la grande galerie de son palais ; tout à coup relevant la tête, elle aperçoit... vis à vis d’elle... sa propre image sur le trône. « Je suis donc double, s’écrie-t-elle ; et Sa Majesté tombe morte 9. Ida ! un pareil sort vous effraie.
– Au contraire, il me fait envie.
– Pourquoi quitter Paris en ce cas ?
– C’est que, dans cette immense capitale, il me paraît impossible que mes recherches aient du succès : je ne connais point sa demeure, je ne sais pas même son nom.
– Et vous iriez ?...
– Aux eaux de Vichy.
– Franchement, mon aimable amie ! votre jolie tête a la bosse des voyages d’une manière gigantesque et écervelée.
– Démesurée ? vous voulez dire.
– Non, je tiens à mon épithète : la bosse a attaqué le cerveau. Qu’en pense le docteur Bravin ?
– Il est pour les eaux de Vichy.
– Barèges eût mieux valu : c’est plus loin. Bravin ne rêve que voyages, il veut courir aussi pour son compte ; il a l’idée d’aller en Afrique... étudier l’espèce bédouine. Et M. de Sénard ! même goût. Il brûle d’aller à Palmyre... en mémoire de Zénobie.
– Mais, ma chère, interrompt Ida, réfléchissez-y bien ! ce n’est qu’en quittant la grande cité que je parviendrai à trouver celle que je cherche. Nous nous sommes toujours suivies partout. Nous continuerons de même, c’est probable. Or, j’irai m’établir dans de petites localités ; elle y sera avant moi, ou y viendra après : et là, comment ne pas se rejoindre !...
– Si son aspect vous tue ?...
– Je mourrai.
– La réponse est des plus logiques.
– Vous ne m’en voudrez pas, Amélie ?
– Non, je pardonne, mais j’enrage. Nouvel ennui que ce départ !...
– Bien des consolations vous restent. S’il est vrai que le cœur d’une femme, comme tout instrument harmonieux, dépend de celui qui le touche, le vôtre rendra d’heureux sons. On vous aime et vous aimerez.
– Mais aimer, répond Amélie, c’est quelquefois faire le bonheur d’autrui à ses dépens. Au surplus, l’amour sera un capital dont je serai prodigieusement avare, et dont je ne dépenserai, tout au plus, que les intérêts. Mon avis, de tout temps, a été qu’il fallait mesurer l’amour-propre aux hommes, sans quoi ces messieurs en prendraient une dose ridicule... à force d’être copieuse. Et quand partez-vous, ma petite ?
– Demain.
– Quelle presse !...
– Il le faut. »
Et le jour suivant, en effet, madame de Lersbach, se séparant de la vicomtesse, fuyait Paris en toute hâte. Elle est sur le chemin de Vichy.
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« Non, se disait secrètement Ida, tandis que sa voiture l’emportait avec rapidité : non, je n’ai pas d’amour pour cet homme : je le connais si peu ! pourquoi l’aimerais-je ? à quel titre ? il va épouser Amélie. Moi, trahir M. de Lersbach ! mais je lui appartiens, mais je l’aime. Il n’y a eu dans le sentiment étrange que j’ai éprouvé, je ne sais comment, pour M. de Sénard, qu’une sorte de fascination passagère. C’est la fatale apparition de l’autre Ida qui aura produit sans doute en moi cette désorganisation de la pensée, cette déviation du devoir, cette inadvertance du cœur. Gustave est l’époux de mon choix ; je n’eus jamais d’amour que pour lui ; je sens déjà que, depuis ma sortie de Paris, le talisman magique se brise, je respire plus librement ; je ne songe plus à cet homme. Lersbach sera ma seule pensée. »
L’imagination de la baronne a pris le raisonnement pour la conviction et le combat pour la victoire. Hélas ! presque toujours, sur la route des passions, une femme ne se met en garde que lorsqu’elle est prise et qu’il n’est plus temps de se débattre. L’amour, ce tourmenteur sans pitié, se joue des luttes de sa proie. Ida, victime de sa brûlante organisation, n’ayant jamais opposé de digues à l’effervescence de ses idées, Ida se trouvait dépourvue d’armes pour se défendre contre elle-même. Ses principes de morale religieuse, aussi exaltés que tous ses autres sentiments, ne lui étaient point des barrières de salut dressées devant elle avec prévoyance et sagesse ; mais des élans de passion jetés au hasard dans les nues, sans règle, sans route et sans base. Ida n’avait jamais, ni voulu ni su s’imposer aucune chaîne rigoureuse ; elle s’était constamment fiée à son ardent amour pour le bien, comme à une sauvegarde invincible. Il fallait de l’enthousiasme à son cœur : ce feu lui paraissait la vie, ce feu devait la dévorer.
Plusieurs villageois mal vêtus, qui entouraient sa voiture à l’un des relais de la poste, sollicitaient sa bienfaisance.
« Priez pour moi ! » leur dit la baronne.
Et l’argent coule à flots de ses mains.
Wilhelmine, assise auprès d’elle, examinait les mendiants.
« Madame ! ce ne sont point des pauvres ; ils ne sont ni vieux ni malades.
– Qu’importe ! lui répond Ida : en quelle main trompeuse que tombe l’aumône, elle monte toujours au ciel ; et le plus beau but est atteint.
– Oui, mais il est cruel d’être dupe.
– Savoir qu’on l’est, c’est ne pas l’être. Loin de moi, ma chère Wilhelmine, le positif et le réel, existences de la matière ! Où sont ici-bas les consolations, les jouissances et le bonheur ? si ce n’est dans la vie de l’âme ! »
Ces mots peignaient Ida toute entière.
« Cette dame-là, dit un pauvre, est absolument pareille à celle qui a passé ici tout à l’heure. On jurerait que c’est la même. »
Madame de Lersbach a frémi. Elle appelle le mendiant, elle eût voulu l’interroger ; mais les chevaux de poste partaient ; et la voiture est déjà loin.
« Cette fois elle me précède, murmure en son cœur la baronne. Juge suprême ! vous qui, à l’imitation des hommes, ne nous comptez pas le malheur pour une faute, oh ! ne repoussez pas ma prière ! arrêtez l’autre Ida, dans sa course ! mettez-nous enfin en présence ! Mon Dieu ! faites que je lui parle ! »
Un singulier sourire a suivi ce secret appel au Seigneur ! Il lui a semblé que l’accomplissement de son vœu venait intérieurement de lui être promis ; et elle s’est sentie ranimée.
Un choc violent l’arrache à ses rêveries. Un des ressorts de sa voiture s’est cassé à l’entrée d’un gros bourg... Aller plus loin est impossible. La voyageuse est obligée de descendre à la principale auberge de l’endroit ; et, pendant qu’on répare le fâcheux accident, elle monte par un escalier de bois à un long corridor menant à l’une des plus belles chambres de l’hôtel.
« Dieu ne m’a point exaucée, se disait-elle avec douleur : je lui demandais d’arrêter l’autre Ida dans sa course, et c’est ma voiture qu’il brise !... »
Elle s’est reposée quelques instants dans l’appartement qui lui a été offert. Wilhelmine l’avait quittée.
Ida étouffe et cherche de l’air ; inquiète, rêveuse, oppressée, elle a voulu sortir de sa chambre. Devant elle est un corridor ; elle le parcourait à pas lents, lorsqu’une servante l’arrête.
« Madame ! voici vos pastilles. »
Elle présentait un cornet.
« Pourquoi faire ? répond Ida.
– Ne m’aviez-vous pas chargée, Madame, a repris la fille d’auberge, d’aller chez l’épicier voisin ?
– Moi !
– Pour y acheter ces pastilles ?
– Vous vous trompez.
– Madame veut rire. Oh, que nenni ! je ne me trompe pas. J’ai l’oreille fine et l’œil bon.
– Je ne vous ai rien commandé.
– Bah ! c’est se moquer !... et qui donc ? Quoique Madame ait changé de robe, on reconnaît bien sa figure. Elle m’a donné ses ordres elle-même, et cela, ici, tout à l’heure, à moins qu’en une il y en ait deux. »
Et, toute ravie de sa phrase où elle croyait avoir placé une ingénieuse facétie, la fille d’auberge riait.
Mais pour Ida quel trait de lumière ! elle a accepté les pastilles.
« Bien ! très-bien ! je vous remercie. »
Puis, d’un air étrange, elle ajoute :
« Je ne sais plus où est ma chambre, indiquez-la moi, je vous prie.
– Au numéro 4, Madame.
– ENFIN ! » s’écrie Ida transportée.
La servante a paru stupéfaite de l’exclamation. Madame de Lersbach poursuit d’un ton plus calme.
« Où est-il, ce numéro 4 ?
– Au fond du couloir, à main gauche. »
La baronne s’est recueillie un moment ; ses pieds tremblaient à ne plus pouvoir marcher ; et, s’appuyant contre la muraille :
« Elle est donc au numéro 4 ! se répète-t-elle tout bas. Mon Dieu ! vous l’arrêtiez dans sa course. Et moi ! je murmurais !... pardon... allons ! que le sort s’accomplisse ! nous nous joindrons, je lui parlerai. Qui des deux périra ensuite ? Arbitre divin ! choisissez. »
Sa détermination est prise. Elle se dirige vers la chambre que la servante lui a désignée. Cette dernière la suit des yeux ; elle murmure entre ses dents :
« C’est pas naturel, ça me passe. Elle est timbrée, pour sûr, cette dame ! »
La baronne, avant de quitter sa chambre, s’était débarrassée de son châle et de son chapeau. Croyant ne rencontrer personne, elle n’avait fait aucune attention à sa toilette. Ses beaux cheveux blonds étaient négligemment relevés. La journée était chaude ; et le sang lui portant à la tête, elle avait dégagé son cou, desserré sa robe et retiré ses gants. Sa grâce et sa beauté ne ressortaient que plus remarquables de l’espèce d’abandon sous lequel elles paraissaient s’oublier. Sa pâleur habituelle ayant disparu, un éclat singulier et frappant se répandait sur son visage. Sa physionomie avait pris quelque chose des égarements de sa pensée. Il s’y mêlait à la fois de l’enthousiasme et de la peur, du brûlant et du glacial. C’était un composé bizarre ; et cependant, comme toujours, c’était une ravissante figure.
Toute entière à l’idée fixe au fond de laquelle elle s’était en quelque sorte emprisonnée, Ida, se rendant chez la dame inconnue, n’avait nullement réfléchi à ce qu’il pourrait y avoir d’insolite et d’inconvenant dans sa visite ; elle s’abandonnait au hasard à toutes les chances de l’aventure. Sa prudence l’avait quittée ; le courage seul lui restait.
Elle arrive à la porte de la chambre au numéro 4. Elle frappe : point de réponse. Elle sonne : personne ne vient. Cependant la clef est à la porte ; et il serait facile d’entrer. Mais son cœur bat avec une telle violence qu’elle commence à s’en alarmer. Se présenter ainsi sans être annoncée !... ne pas même savoir ce qu’on va dire !... ignorer jusqu’au but où l’on tend !... Quelle extravagance inouïe !
« Mieux vaudrait d’abord lui écrire ! » se dit madame de Lersbach.
Et, retournant vers son appartement avec la rapidité de l’éclair, elle se décide à faire parvenir à l’instant même une lettre à la voyageuse du numéro 4, avant de se montrer à elle. Ce moyen lève tout obstacle, et il sauve les convenances.
Assise au bureau de sa chambre, elle a pris à la hâte une feuille de papier ; et déjà elle tient la plume ; mais le nuage étendu sur son âme a passé sur sa vue.
« Quelle obscurité ! s’écrie-t-elle. Pourquoi donc ces volets fermés ?... »
Et elle court à la croisée. Ô surprise ! la croisée n’a ni volets, ni contrevents, ni rideaux ; et le soleil en face, dardant ses rayons sur l’appartement, y répandait des flots de lumière. Ida demeure confondue.
Elle revient à son bureau. La plume est de nouveau à sa main ; mais cette plume a un bec de fer ; et, malgré les efforts répétés de la baronne cette plume ne trace rien. L’écritoire est vide peut-être ; on y regarde : non, elle est pleine. L’encre est trop épaisse sans doute : Ida y a mêlé de l’eau, et l’encre est devenue liquide ; mais rien de noir sur le papier : l’écriture y passe invisible. La baronne appuie sur sa plume, le bec de fer troue et déchire..... La lettre est impossible à écrire.
Madame de Lersbach, irritée, a jeté sa plume loin d’elle. Le petit tuyau de métal, en tombant sur le carreau, a rendu le son le plus étrange : on dirait, en quelque façon, le soupir d’un instrument de cuivre ; et ce soupir, à peine entendu, dont l’oreille d’Ida seule a pu pénétrer le mystère, imitait un rire étouffé. Le trouble de la baronne et les oscillations de sa pensée ont désorganisé tout son être. Ses nerfs se tendent à se rompre. Son intelligence est tombée au dessous de l’instinct. Un ruisseau de feu court dans ses veines. Il lui semble tout à coup que des ombres noires et confuses, se tenant en chaîne bizarre et sur un tourbillon fantastique, dansent en rond vis à vis d’elle ; de muettes ironies partent de ces figures indistinctes. Bientôt, à l’unisson, autour d’elle, tout s’agite, ricane et tourne.
« Ô Vierge sainte ! s’écrie-t-elle. Secourez-moi ! je deviens folle. »
Puis, se levant avec l’énergie du désespoir, elle a repris d’une voix forte :
« Il faut en finir : voici l’heure sans doute, la sphère où les semblables se rencontrent doit devenir par cela même, à l’instant, une région de vertiges. S’écrire leur est peut-être interdit : se joindre est le seul ordre permis. Allons ! une rencontre ! et la mort. »
Elle s’est élancée d’un pas rapide vers la porte où elle avait déjà frappé... Elle est au numéro fatal. Sa main tourne la clef ; elle entre.
Une antichambre est devant elle. Là, est un poêle au fond d’une niche ; tout près est un cordon de sonnette : elle le tire... il s’est cassé.
Ida se dirige vers une porte, à l’extrémité de la pièce, qui communique à un petit salon. Elle en franchit le seuil à la hâte : un homme vient à sa rencontre.
Cet homme a environ trente ans. Il est élégamment vêtu. Ses traits sont fortement prononcés. Une barbe épaisse et brune encadre sa mâle figure. Il est grand, bien fait, vigoureux ; mais le désordre et la débauche ont flétri son visage. Ses yeux sont creux, ses joues sillonnées. Une impertinence grossière est l’expression accoutumée de sa physionomie. Il sort de table, il fume un cigare ; et son teint s’est prodigieusement animé des liqueurs fortes qu’il a bues. Ses cheveux crépus sont d’un nègre, et ses airs grivois d’un satire.
L’aspect d’une jeune et jolie femme, seule, sans châle et sans chapeau, venant le trouver sans façon dans une toilette sans gêne, joignant le maintien d’une étrangère à la grâce d’une Française, l’œil vif mais un peu égaré, l’air ému mais déterminé, eût dû étonner l’inconnu : il n’a montré aucune surprise ; et, plus satisfait qu’intrigué, il ne doute point un instant qu’il n’ait affaire à quelqu’une de ces créatures sans nom, qui vont cherchant les aventures, que le goût porte aux folles amours, ou que le besoin livre aux vices. Celle-ci, au premier coup d’œil, lui paraît une débutante, un être distingué dans sa classe. Il sourit à l’espèce de bonne fortune, qui, en manière de passe-temps, vient égayer sa matinée ; et, s’avançant vers la baronne avec un geste familier, il la dévore du regard.
« Entrez, ma belle ! entrez ! je suis seul. »
Ida recule épouvantée.
« Monsieur ! pardonnez ! répond-elle. Je me serai trompée de chambre... Je cherchais ici une dame...
– Bien : mon enfant, répond l’inconnu. Cela se passe toujours ainsi : je suis depuis longtemps au fait. On est venu pour une dame, bien qu’on arrive à un monsieur. Le nom de votre dame ? mon cœur !
– Son nom ! » répète la baronne.
Elle a rougi jusqu’à la racine des cheveux ; un tremblement affreux l’a saisie. Comment répondre à la question !
« Elle est, par ma foi, délicieuse, reprend le voyageur charmé en passant son bras autour de la taille d’Ida : parole d’honneur, ma petite ! il en est fort peu qui te vaillent. Voyons ! trêve de simagrées ! tu me conviens, prenons nos mesures. »
Ida, éperdue, pousse un cri. Elle se débat indignée.
« Horreur !... Vous vous trompez, Monsieur. Pour qui me prenez-vous, juste ciel !... Je suis la baronne de Lersbach. »
L’inconnu a ri aux éclats.
« Oh ! oh ! de Lersbach ! Mirifique. Mille pardons, ma noble dame !... et moi, devant sa seigneurie, moi fumant comme Ali-Pacha !... »
Puis, jetant à ses pieds son cigare, il continue avec transport.
« Tu es baronne ! elle est charmante. Mais, cher amour ! vous l’êtes toutes, ici comme ailleurs, plus ou moins : nous savons cela, et de reste ; quant à loi, tu es mieux encore. Baronne ! fi donc ! c’est mesquin : tu es ma princesse et ma reine. »
Il veut la presser sur son cœur, et prendre un baiser sur ses lèvres : Ida remplit l’air de ses cris.
La porte s’ouvre à l’instant. Quelqu’un se précipite à son aide ! Un officier ! Raoul de Sénard.
« Misérable ! » s’écrie le comte.
Le voyageur, surpris et furieux, voit sa proie lui échapper. Ida s’est élancée vers son libérateur ; elle s’est jetée dans ses bras.
« Vous ici !... ah ! je suis sauvée.
– Monsieur ! dit l’inconnu d’une voix de tonnerre, de quel droit entrez-vous chez moi ?
– Et de quel droit vous-même, Monsieur ! osez-vous outrager une femme ?
– Je n’ai pas été la chercher, elle est venue à moi...
– Tu mens.
– Insolent ! ce mot c’est la mort.
– Oui, lâche ! et cette mort c’est la tienne,
– Quelle arme ?
– À feu.
– Quand ?
– Cette nuit.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! se dit la baronne, et maintenant un meurtre !... et du sang !... »
Raoul n’a pas ouï ses paroles, il l’entraînait hors de la chambre ; il a échangé quelques mots encore avec son adversaire... mais Ida n’entendait plus rien.
VIII.
Quelques heures s’étaient écoulées... les ombres de la nuit commençaient à s’étendre sur le bourg où s’était arrêtée madame de Lersbach. Un profond silence régnait dans l’auberge où, vers le milieu de la journée, tant de bruit s’était fait entendre. Wilhelmine, après avoir prodigué les soins les plus attentifs à sa maîtresse, s’était profondément endormie sur un canapé, au fond de l’appartement où reposait Ida. Le bruit courait, parmi les domestiques de l’hôtel, que le sang coulerait à minuit. L’amie de la vicomtesse de Crévanne paraissait privée de toute connaissance ; elle n’avait ni parlé ni remué depuis l’épouvantable scène... elle avait tout vu cependant, tout compris, et rien oublié.
Mais comment M. de Sénard s’était-il trouvé à point nommé au lieu funeste où sa présence avait été pour la pauvre Allemande un si grand bienfait du ciel ? Rien de plus simple que ce fait. Informé du départ de la baronne, le comte Raoul, épris de ses charmes, avait voulu la suivre à Vichy. Rompre avec la vicomtesse était depuis longtemps son désir. Le mariage projeté par sa mère, et dont aucune base n’avait encore été arrêtée, n’était plus possible à son cœur. Il cherchait en vain à se le cacher : il aimait... et sans espérance...
Il avait pensé, non sans raison, qu’une jeune femme, étrangère à la France et à ses coutumes, pouvait, voyageant seule et sans guide, être exposée à quelques dangers ; il s’était donc décidé à lui servir de protecteur le long de la route, sans se montrer à ses regards ; il avait couru la poste, à cheval, derrière sa voiture ; et, installé dans la même auberge qu’elle, il y était sa garde invisible.
Ida dormait-elle ? Hélas ! non : le sommeil, ce doux et frais repos du premier âge, étendu comme un voile d’azur sur la couche de l’innocence, Ida l’avait perdu depuis longtemps ; les yeux fermés, le corps immobile, elle repassait confusément dans son esprit les premières adversités de sa vie et ses dernières infortunes. Jouet d’une suite d’évènements qui se présentaient comme surnaturels à son imagination, elle ne se croyait plus appartenant à la vie réelle, mais livrée au monde des prestiges. Son voyage impromptu, sa voiture brisée, la dame du numéro 4, les insultes du voyageur inconnu, l’apparition de Raoul, la provocation, le duel, toutes ces scènes variées et diverses roulaient et tournoyaient devant elle comme les incohérences d’un rêve, ou comme les produits d’un délire. Avait-elle quitté l’Allemagne ? Était-elle en France ou en Suisse ? Chez son père ou chez son mari ? D’où venait-elle ? Où allait-elle ? Ida n’osait plus rien affirmer.
Une petite veilleuse, jetant une clarté vacillante sur quelques parties de sa chambre, brûlait derrière un meuble éloigné. La baronne a cru tout à coup entendre s’ouvrir, presque sans bruit, une porte à quelques pas de son lit. Aucune frayeur néanmoins ne s’est emparée d’elle, ses paupières demeurent fermées ; elle n’a point réveillé sa femme de chambre, et ses rêveries continuent.
Le léger frôlement d’une robe de soie est venu frapper son oreille ; un pas furtif s’avance vers elle. Ida se soulève à demi : est-ce encore une vision ?...
Une figure de femme s’est glissée jusqu’au chevet de son lit ; elle est d’une taille élégante ; un voile de blonde noire, jeté sur son chapeau, cache le haut de son visage ; mais, son voile fût-il levé, la faible lueur qui éclaire la chambre ne permettrait qu’imparfaitement de distinguer sa physionomie et ses traits. Son cou est aussi blanc que l’albâtre ; ses cheveux sont d’un blond cendré ; ses formes, sveltes et gracieuses, ont quelque chose d’aérien. Ida se répète tout bas :
« Est-ce encore une vision ?... »
« Ne vous effrayez pas de ma vue ! dit l’inconnue d’une voix sourde : je suis celle que vous cherchiez, la dame du numéro 4.
– Grand Dieu ! » s’est écriée la baronne.
Elle a voulu se précipiter hors de son lit ; mais la commotion imprévue, donnée si brusquement à ses esprits, a opéré comme la foudre : elle a paralysé ses membres.
« De grâce, Madame, silence ! continue la dame voilée ; il y va de plus d’une vie ; la mort est là, je tombe à vos pieds. »
Et déjà son front se courbait.
« Oui, je comprends... Cela doit être, répond Ida d’un ton lugubre et sec. Puisque enfin le ciel nous rejoint : point de doute, la mort est là. »
À ces mots, surprise et glacée, l’inconnue redresse la tête. Ida la dévorait des yeux ; et, bien que ses traits lui demeurassent cachés, elle y voyait sa propre image. En effet, que d’analogie ! Maintien exactement pareil, même stature, même ensemble. La baronne, vis à vis d’elle, se regardant comme au miroir, reconnaissait ses mains effilées, sa peau blanche et ses blonds cheveux. Elle retrouvait jusqu’à sa propre voix, dans l’accent à peine articulé de la dame mystérieuse. Son imagination frappée s’identifie tellement avec la semblable qui vient de lui apparaître, que déjà, dans le désordre de ses esprits, elle ne sait plus laquelle est debout, si c’est elle qui est couchée, laquelle a interrogé l’autre, qui des deux est la vraie Ida.
« Je le vois, reprend l’inconnue, vous n’avez pas saisi ma pensée ; je suis...
– L’autre Ida, je le sais : la moitié de moi, ma semblable. »
Son œil était hagard et fixe.
« Dieu ! ceci est le dernier coup ! dit l’étrangère au désespoir ; elle a la fièvre, elle a le délire. Aucun secours ! tout est perdu,
– Non, tout n’est pas perdu, non, Madame ; a répondu la baronne avec une solennité dédaigneuse. L’une de nous mourra, voilà tout : et ce sera moi, je le pense. Vous me survivrez, calmez-vous ! un bonheur complet vous attend. »
L’inconnue s’est frappée le front avec une exclamation déchirante.
« Ah !... l’affreux duel aura lieu !... Visite et démarche inutiles !... Elle n’écoute ni ne comprend. Malheur à moi !... à tous !... elle est folle. »
Elle fait quelques pas pour sortir ; madame de Lersbach, à son tour, a paru frappée de terreur.
« Qu’entends-je ! arrêtez ! reprend-elle avec l’accent de la consternation, vous devenez inexplicable. Que me parlez-vous de duel ?... . Pourquoi cette entrevue nocturne ?...
– Pour empêcher le sang de couler.
– Quel sang ?
– Celui de l’homme que j’aime.
– Et quels rapports existe-t-il ?...
– Cet homme, en un moment d’erreur, vous a gravement insultée... Oui, Madame, au numéro 4... Vous vous le rappelez, n’est-ce pas ? Hélas ! et sans pouvoir sortir, j’étais dans la chambre voisine. Du moins l’on n’a rien pu me cacher. Eh bien ! celui qui vous suivait, qui vous a défendue, qui vous aime...
– Qui m’aime !
– Laissez-moi finir. Il a provoqué le coupable ; ces deux hommes, ils vont se battre !... Oh ! se battre ! comprenez-vous ? S’il meurt, je n’y survivrai pas. Je lui ai tout sacrifié, mon nom, mon honneur, ma famille. S’il meurt, je suis perdue, où irai-je ? Lui, c’est moi ; sa vie, c’est la mienne. Madame, je n’ai plus ma tête. Folle, autant et plus que... tout autre, je viens vous implorer à genoux. Empêchez le fatal combat ! empêchez-le, vous le pouvez.
– Et comment ?
– Elle m’a comprise ! Ô mon Dieu ! je vous remercie.
– Expliquez-vous !
– Eh bien ! votre amant !... »
Madame de Lersbach, à ces mots, se soulevant avec violence, a comme bondi d’indignation. Son regard lançait des éclairs.
« Mon amant ! ici ! lui, Madame ! Mensonge ! je suis mariée.
– Pardon ! dit l’inconnue désolée, la douleur choisit mal ses mots. Votre mari, ardent et brave, a choisi des armes à feu. Ce sera un combat à mort.
– Mon mari ! interrompt Ida avec une énergie croissante. Erreur ! Madame, il ne l’est point. Aujourd’hui et depuis longtemps, mon mari, loin de moi malade, est en Perse, est à Ispahan...
– Oh ! s’est écriée l’étrangère, voilà sa raison repartie ! »
Et elle s’éloignait de nouveau.
« Un instant encore, Madame ! a continué la baronne ; il y a je ne sais quel nuage magique, entre nos entendements, qui nous aveugle et nous égare. Vous feignez d’en ignorer la cause ; moi, je me l’explique : n’importe, j’ai toute ma raison, poursuivez.
– Volontiers, essayons encore. Madame !... vous êtes plus calme... Un peu d’attention... je vais parler lentement. La lutte à outrance aura lieu à minuit. Le monsieur... qui vous sert de guide n’a d’autre volonté que la vôtre ; il a pour vous un dévouement sans réserve, une soumission sans bornes ; arrachez-le d’ici ce soir même ! Déclarez que vous voulez partir, qu’il y va de votre existence, que ce lieu funeste vous tue ! Entraînez-le de force... bien loin ! puis retenez-le... quelque part, n’importe où, jusqu’après l’heure de minuit ! Et moi, quand cette heure aura sonné, moi... aux pieds de celui que j’aime... j’emploierai aussi mon pouvoir, je le contraindrai à me suivre. Point de combat, plus d’adversaire ! et vous nous aurez sauvés tous.
– Hélas ! je le voudrais comme vous ; mais où trouver assez de forces !...
– Le ciel y pourvoira, Madame. C’est une mission de salut ; j’implorerai la Vierge sainte ; elle prendra pitié de nous ; elle enverra quelque esprit divin à votre aide. Oh ! vous serez bénie ! Prions ! »
Elle est à genoux, les mains jointes. Ida, à ce touchant spectacle, se sent émue et ravivée ; l’idée d’empêcher un duel, de sauver plusieurs existences et d’être un instrument du Seigneur, électrise son âme ardente.
« Allons ! levez-vous ! s’écrie-t-elle, vous l’avez emporté, Madame. Cette nuit, je vous en réponds, il n’y aura ni combat ni mort.
– Ah ! vous me rendez à la vie ! dit l’étrangère toute en larmes : comment vous exprimer ma reconnaissance !... Ange tutélaire ! merci !
– Avant que nous nous séparions, a balbutié la baronne, permettez que je voie vos traits.
– Mes traits ! répète l’inconnue ; non, n’exigez pas que je les montre, je voudrais les cacher à tous. Depuis que le vent du mal, en m’arrachant du sol natal, m’a emportée au hasard comme une poussière vile et perdue, je fuis le monde et ses regards. Pourquoi désirer connaître mon visage ? pour y voir s’empreindre la honte, et y lire ma confusion ! Grâce ! épargnez-moi ce supplice ! soyez généreuse jusqu’au bout ! que je puisse un jour, n’importe où, si le hasard nous réunit, vous voir et vous parler sans rougir ! Si nous nous rencontrons encore...
– Non, non, répond Ida vivement, cette rencontre est la dernière ; vous m’avez assez poursuivie...
– Je vous ai poursuivie !... moi, Madame !
– Oui, vous, ma funeste semblable !... vous qu’on a toujours vue près de moi, comme un épouvantable présage, à toutes les solennités de ma vie, à ma naissance, à mon baptême, à ma première communion, à mon mariage !... vous, qui en Suisse comme en France, à l’église comme au théâtre, êtes en tous lieux sur mes pas, et pour m’ouvrir partout un abîme ! Ah ! je ne vous le reproche point, Madame : c’est la fatalité qui l’a ainsi voulu, c’était l’ordre de la Providence ; et moi aussi, sans le vouloir, je pèse sur vos destinées, et j’y étends les infortunes ; je le sais, nos parts sont égales, nous nous accablons malgré nous, je vous frappe et vous me frappez ! car, à l’âme près toutefois, nos deux natures n’en font qu’une. Mais cet horrible état va finir : c’en est fait ! le ciel nous rejoint, la catastrophe qui va suivre sera la dernière entre nous. À quoi bon feindre plus longtemps ! abordons franchement la question. Nous avons les mêmes croyances : or, d’après notre sainte loi, les semblables, se rencontrant, brisent leur malheur par la mort, et jamais deux fois ne se parlent. L’une de nous va donc périr : ne tremblez point, ce sera moi ! »
La baronne de Lersbach avait débité cette longue tirade avec une véhémence extrême ; la rapidité de ses pensées et la volubilité de son langage n’avaient permis aucune interruption. Ses joues étaient d’un rouge de feu.
L’inconnue, morne, abasourdie, était tombée sur un fauteuil, prenant sa tête entre ses mains, et se sentant, à force d’angoisses, près de perdre aussi la raison ; les sanglots étouffent sa voix.
« Égarement complet ! reprend-elle ; et quel genre inouï de démence ! Lui ! cela l’excuse du moins, il traitait en fou la folie ; mais moi ! quel gouffre sous mes pieds ! toute lueur d’espoir est éteinte. Eh ! qu’est-ce donc que cette femme ! Vit-on jamais rien de pareil !
– Rien de pareil ! répète Ida. Eh, Madame, regardez-vous ! »
Puis, au comble de l’exaspération, laissant retomber sa tête sur son oreiller avec le sourd gémissement d’une souffrance inexprimable, elle poursuit d’un ton funèbre :
« Pauvre femme ! aveuglée par l’excès de la douleur, elle ne reconnaît pas ses traits en regardant les miens. La nuit nous entoure, il est vrai : puis, à quoi bon me regarder ! Son image... elle la connaît ; mais elle me croit insensée ; mais son désespoir insultant n’a que des mots sans suite et sans ordre. La malheureuse a peur du tombeau ; hélas ! plus de doute, elle est folle. Dieu ! elle et moi ne faisons qu’un, si j’allais perdre aussi la raison !... »
Nouvelle terreur, long silence. Ida tout à coup se relève.
« Madame ! dit-elle avec calme, vos esprits ne sont plus à vous. Tâchez de m’écouter et de me comprendre ! Échappons, autant que possible, à la fantasmagorie qui nous enveloppe, nous enlace et nous retient captives. Il ne faut plus que ce soit entre nous à qui s’empêchera de vivre. C’est moi qui vous prie à mon tour d’être paisible et modérée. Je vais aussi parler lentement ; vous prêtez attention, n’est-ce pas ? Eh bien ! je n’ai nul fiel dans le cœur, je ne vous tourmenterai pas davantage, je ne demande plus à voir vos traits. Hélas ! ne les connais-je pas ! Mon miroir, quand je le voudrai, ne m’offrira-t-il pas votre image ! Et puis, ce matin même, Madame, adressant ma prière à Dieu, j’ai dit : « Faites que je lui parle ! » et non : « Faites que je la voie ! » Je me le rappelle à merveille. Prière incomplète sans doute, mais ainsi voulue par le ciel. L’ordre d’en haut est là ; j’obéis. »
Un nouveau soupir de découragement et de désespoir s’échappe du sein de l’inconnue. Ses mains se tordaient de souffrance.
« Pis que jamais ! murmure-telle. Point de relâche à son délire ! Point de terme et l’heure s’avance !..... Ils vont s’armer, ils vont se battre !... »
L’horloge avait frappé neuf coups.
« Le combat n’a lieu qu’à minuit, réplique la baronne avec force. Madame ! éloignez-vous ! Laissez-moi. Vos paroles, je les excuse. Il sera mis obstacle au duel, je vous le jure devant Dieu. Oui, pour que le sang ne coule pas, je me sacrifierai s’il le faut. Me comprenez-vous cette fois ? Ma pensée vous arrive-t-elle ?
– Cette dernière, oui, Madame. »
Et, se levant d’un air égaré :
« Je ne sais plus que croire, que faire !... reprend l’inconnue accablée, mais mon sort est entre vos mains. Que Dieu nous soit en aide, Madame ; qu’il vous guide et qu’il vous éclaire !
– Ah ! enfin, vous m’avez comprise.
– Comprise !...
– Et cela devait être. Car, ayant mes esprits à moi, ma raison répond de la vôtre. Nous ne nous verrons plus. Adieu !
– Adieu ! répète machinalement la dame mystérieuse en s’éloignant de la baronne. Est-ce réalité, tout ceci !... Laquelle est l’insensée ? Elle ou moi ?... Je m’y perds. Je me sens mourir. »
Ida, étonnée, l’écoutait.
« Lui survivrai-je ?... » se dit-elle.
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La baronne est demeurée seule. Wilhelmine, endormie au fond de la chambre, n’avait rien entendu de la scène.
« Quel sommeil ! se dit sa maîtresse. Une influence évidemment surhumaine est venue appesantir sa paupière et lui dérober l’entrevue des semblables. L’air est ici chargé de prestiges. Réveille-toi donc, Wilhelmine ! »
La camériste ouvre les yeux.
« Pardon ! Madame ! me voici. Je dormais si profondément ! La route et les apprêts de départ m’avaient horriblement fatiguée. Je n’ai jamais dormi si fort.
– Je n’en suis nullement surprise, répond froidement la baronne. Tu n’aurais pu faire autrement.
– Bah !... C’est singulier ! pourquoi donc ?
– Cela ne regarde que moi.
– Comment !...
– Assez. Je veux me lever.
– Madame est mieux ?
– Probablement.
– Mais, pour se lever, il est tard !
– Il n’est encore que neuf heures.
– Il est nuit.
– Nous allons partir.
– Partir !
– Il le faut, Wilhelmine.
– Mais il pleut à verse !
– Tant mieux.
– Et où va madame ?
– Qu’importe. »
La femme de chambre a jeté sur sa maîtresse un regard de consternation. Elle pense que les forces de la malade ne répondront pas à son désir, et qu’à peine hors du lit elle se sentira dans l’impossibilité de se remettre si promptement en voyage. Ô surprise ! Ida n’a plus, en ce moment, de ces crispations nerveuses qui, à la suite d’une violente émotion, lui étaient habituellement le libre usage de ses facultés. Elle a au contraire, cette fois, une vigueur inaccoutumée. Elle s’est levée sans éprouver la moindre faiblesse. Sa marche est ferme et assurée. Elle a mis de la recherche et de la coquetterie à sa toilette. Elle s’est même souri, avec une sorte de complaisance, en se regardant dans la glace. Puis, se tournant vers Wilhelmine, elle intime ses derniers ordres.
« Ma voiture est prête sans doute ?
– Elle est raccommodée, oui, Madame.
– Des chevaux de poste ! et de suite ! »
La femme de chambre sortait.
« Encore un mot, reprend Ida. Appelle M. de Sénard.
– Devra-t-il venir chez madame ?
– À l’instant même. Je l’attends. »
Wilhelmine, s’étant dirigée vers la porte de l’appartement, s’arrête soudain d’un air étonné. À ses pieds, auprès d’un fauteuil, est un mouchoir garni de dentelles. Elle se baisse et le ramasse. Ce mouchoir, richement brodé, n’appartient pas à sa maîtresse ; et, avant qu’elle se fût endormie sur le canapé, il n’était certainement point à cette place : il y eût frappé ses regards.
« Madame ! ceci est étrange. Tandis que je dormais tout à l’heure, quelqu’un est donc entré ici ?
– Pourquoi ? demande la baronne.
– On a laissé tomber ce mouchoir.
– Ah ! Wilhelmine ! c’est à elle ! »
Et, se hâtant de le saisir, madame de Lersbach l’examine avec une extraordinaire attention. Elle tremble en le déployant. Le mouchoir est marqué d’un M que surmonte une couronne. Son élégance est remarquable.
« À elle ! répète la femme de chambre. Il est donc venu une dame ?...
– Oui, répond Ida d’un ton bref. Elle est venue à moi la première. Oui, je l’ai enfin rencontrée.
– Qui, Madame ?
– Eh ! sais-je son nom ! »
Ces derniers mots ont été prononcés avec un tel emportement de souffrance que Wilhelmine en a frémi. Née au pays de la baronne, dévouée à elle depuis l’enfance, et possédant sa confiance entière, elle partageait ses croyances. Parfaitement au fait des tribulations de sa vie, et frappée d’un trait de lumière, elle a paru glacée de terreur.
« Quoi, Madame ! ELLE serait ici ? Vous l’auriez vue ? dans cette chambre ?...
– Je lui ai parlé, Wilhelmine.
– Et qui est-elle ?... d’où vient-elle ! bonté de Dieu ! Ma chère maîtresse ! qu’en va-t-il résulter pour vous !... Mais qu’aperçois-je encore, par terre ? Un papier qu’elle aura perdu ! tombé sans doute avec le mouchoir !...
– Donne ! donne ! » s’écrie Ida.
C’était une enveloppe de lettre, à moitié déchirée, sur laquelle on lisait un nom : Madame de la Mérandole. Le bas de l’adresse manquait.
Était-ce le nom de la dame voilée ?... La lette M est sur son mouchoir. Voilà enfin quelques renseignements. Ils sont bien légers et bien vagues. N’importe ; ils pourront être utiles.
Wilhelmine ne sait pas lire. La baronne de Lersbach, ravie de sa découverte, ne lui en a rien confié. Elle garde le secret du nom. Le mouchoir et le fragment d’adresse ont été serrés précieusement dans un petit sac qui ne la quittait jamais.
« Ils me serviront », se dit-elle.
Et, se reprenant, elle ajoute :
« Si, du moins, c’est moi qui survis ! »
Wilhelmine, pétrifiée, regardait Ida fixement, avec l’inexpression de physionomie d’une statue d’ancien portail. Toutes ses idées étaient brouillées ; et, aussi imbue que sa maîtresse des convictions de son pays, elle semblait frappée de mort. Allemande, simple et naïve, elle avait la foi de ses pères.
« Maintenant, reprend la baronne, les chevaux de poste !... au plus vite !
– Et M. de Sénard ?
– Qu’il vienne ! »
IX.
Ida a-t-elle un plan arrêté ? Le désordre de ses esprits lui permettra-t-il de concevoir quelque chose de praticable et de sensé ? Son imagination ne va-t-elle pas l’égarer encore ? Qu’a-t-elle résolu dans son âme ?
Oh ! quelle que soit la douleur qui l’accable, le cœur d’une femme, lorsqu’il s’agit de dévouement et d’abnégation, n’est jamais au dessous de son rôle ; il lui arrive une énergie nouvelle et des facultés imprévues. Les difficultés n’ont rien qui l’effraie, et le danger n’est point un obstacle. La baronne de Lersbach a juré solennellement à la voyageuse inconnue que le sang ne coulerait pas. Elle y a ajouté ces paroles : « Je me sacrifierai s’il le faut. » Ida remplira sa promesse.
Mais comment, après une insulte, empêcher deux hommes d’honneur de se battre ? Comment étouffer en eux le cri de la vengeance ? Quel pouvoir peut les désarmer ? Raoul et l’inconnu sont deux braves.
La baronne a tout calculé. La dame voilée, qu’elle nomme, à tout hasard, madame de la Mérandole, lui a dit, parlant de Raoul : « Arrachez-le d’ici ce soir même ! entraînez-le de force, bien loin ! puis retenez-le quelque part... n’importe où... jusqu’après minuit ! » Elle a expliqué son projet ; quand l’heure terrible aura sonné, elle forcera celui qu’elle aime à quitter l’auberge fatale. Elle l’emmènera... qui sait où ! hors de France, au delà des mers. La question principale est donc en ce moment, pour Ida, d’user de tous ses moyens, de tous ses prestiges, de tout son empire, pour fasciner le comte Raoul, l’obliger à suivre ses pas, et lui faire oublier, auprès d’elle, l’instant fixé pour le combat. Un retard, et tout est sauvé. Qu’il manque l’heure, elle triomphe.
La baronne s’est rappelé que le château de Marcélias, appartenant à la vicomtesse de Crévanne, était sur le chemin de Vichy ; trois lieues à faire pour s’y rendre. Elle écrit quelques lignes à son amie ; elle lui mande que la Providence l’a enfin mise en présence de sa semblable, que cette rencontre a eu lieu dans une auberge à peu de distance de Marcélias, et que la commotion violente qu’elle en a ressentie ne lui permettant plus de continuer sa route, elle s’était décidée à aller frapper à la porte hospitalière de son château pour tâcher d’y reprendre à la vie. Elle y attendra son arrêt, car il faut qu’elle ou l’autre périsse. Pas un mot du comte Raoul ; rien qui ait rapport au duel. Sa lettre est pleine d’affection, de délicatesse et d’esprit ; le sentiment y cache l’art, le vraisemblable y masque le vrai ; jamais, dans son style, à aucune époque, Ida ne déploya tant de grâces.
Un instant après, par son ordre, un postillon, à franc étrier, courait porter sa lettre à Paris.
Il faisait une nuit profonde, et la pluie tombait à torrents. Wilhelmine annonce le comte.
« Laisse-nous ! lui dit sa maîtresse. Qu’on charge au plus tôt ma voiture ! je te sonnerai tout à l’heure. »
M. de Sénard, en arrachant Ida à peu près évanouie de l’appartement du voyageur inconnu, s’était persuadé qu’elle n’avait pas eu le temps de prêter l’oreille aux paroles d’insulte et de défi qui s’étaient échangées devant elle. L’air calme et doux de la baronne, en le recevant dans la chambre où elle venait de l’appeler, le confirme dans sa pensée. Le comte Raoul sait à quel point l’organisation de la jeune Allemande est facile à impressionner. L’idée d’un duel dont elle serait la cause, offrant à son imagination des images de sang et de meurtre, tuerait cette femme si faible ; ou du moins, il n’en fait nul doute, jetterait l’égarement dans ses esprits. Il lui paraît donc indispensable de taire la provocation et de cacher le combat. La tromper lui est un devoir.
Il s’est avancé vers madame de Lersbach avec un mélange de crainte et d’espérance, de surprise et de joie, qui le privait en partie de sa pénétration habituelle. Il ne conçoit pas pourquoi il est appelé ;... mille pensées diverses l’agitent. Ida l’a accueilli avec ce sourire des lèvres et du cœur qui donne tant de charme et de puissance à la physionomie.
« Que j’ai de grâces à vous rendre ! lui dit-elle ; la Providence secourable vous a envoyé à mon aide. Que bénis soient le ciel... et vous ! »
Pour être la voix qui subjugue et la puissance qui maîtrise, la baronne avait eu recours, en s’exprimant ainsi, à tout ce qu’il y avait de plus tendre et de plus touchant dans les inflexions de la reconnaissance. Déjà vaincu, les mains liées, Raoul se courbait en captif. Prêt à lui obéir humblement, même avant qu’elle ait commandé, avant même qu’elle ait pensé, son âme, en arrêt devant elle, était en quelque sorte à ses pieds.
« Madame ! balbutie le comte, c’est à moi de bénir le ciel !... »
Et il s’interrompt effrayé ; des mots de dévouement et d’amour allaient s’échapper de sa bouche. Il sent tout ce qu’il y aurait de peu délicat dans leur position mutuelle à tenir un pareil langage ; et cependant un autre lui paraît impossible. De froides expressions seraient un mensonge, et sa franchise les repousse.
– Monsieur ! je vous ai fait appeler, reprend madame de Lersbach ; pardonnez mon indiscrétion ; mais votre appui m’est nécessaire. J’ai besoin encore de vous ; je suis seule ici, délaissée : vous me secourrez, n’est-ce pas ?
– En pourriez-vous douter, Madame ! s’écrie le comte avec transport. Tout est à vous, mon bras et ma vie !... »
Ces paroles étaient trop vives ; Ida s’en alarme et rougit. Elle a cru devoir répondre par un regard distrait à un regard brûlant ; elle refroidit ses manières ; mais pourtant il faut triompher dans ses desseins ; et, bien que la route qu’elle a adoptée à cet effet soit périlleuse, elle l’a prise, il faut la suivre. Toutes ses coquetteries sont sous les armes ; qu’elle ait eu tort ou non de les y mettre, il n’est plus temps d’y réfléchir.
« Je pars à l’instant, reprend-elle. Malgré le mauvais temps et la nuit, je me rends à Marcélias, chez la vicomtesse de Crévanne, et par des chemins de traverse. Je m’expose à des dangers, je le sais, d’autant que ma voiture brisée n’a été réparée qu’a demi ; mais une raison puissante, une raison que je ne puis vous expliquer, me force à quitter cette auberge : il y va de mon existence.
« Je suis étrangère, Monsieur, continue-telle vivement ; soyez mon guide, cette nuit ! je n’ai personne à implorer... que vous, si honorable et si brave. Tromperiez-vous ma confiance ?... »
Ses yeux s’étaient remplis de larmes ; et son attitude de résignation triste avait cette admirable expression que la souffrance donne aux femmes. Un mouvement inexprimable d’orgueil et de joie a fait battre le cœur du comte. La confiance qu’on lui témoigne est peut-être un pas vers l’amour. Il ne pense plus à rien qu’à l’heureuse occasion qui lui permet de se dévouer entièrement à la ravissante étrangère ; et, tout à elle, en ce moment, il a oublié le duel.
« Me voici prêt ! Madame ! partons. »
Son œil étincelait de bonheur.
Ida se lève avec empressement. Attendrie des preuves de soumission, d’enthousiasme et de respect que lui prodigue l’officier, elle veut finir l’entretien : il a trop de charmes pour elle.
« Demain matin vous serez libre », a-t-elle ajouté lentement.
Était-ce une nouvelle épreuve de sa puissance sur lui qu’elle osait tenter par ces mots ? Ou bien, dans l’agitation de ses esprits, n’avait-elle pas senti toute la portée de ce qu’elle venait de lui dire ?... Le militaire a tressailli, il se rappelle son combat.
« Madame ! reprend-il d’une voix mal assurée : pardon ! j’avais perdu la mémoire..... Une circonstance fatale..... un insurmontable devoir...
– Ô ciel ! interrompt la baronne, quel changement de langage ! Reculeriez-vous maintenant devant les dangers qui m’entourent ? Me serais-je trompée en me confiant à votre courage et à votre loyauté ? Refuseriez-vous de me suivre ?
– Moi, Madame ! avez-vous pu le penser !...
– Eh bien ! plus d’hésitations ! je m’abandonne à vous, partons ! »
Et elle lui tendait la main.
Raoul l’a portée à ses lèvres ; il était intérieurement bien décidé à ne pas manquer au rendez-vous d’honneur ; mais la femme est souvent plus forte, par l’adresse et le sentiment, que l’homme par la volonté. Ida poursuit d’une voix tendre.
« Ah ! j’étais bien sûre de vous. »
Ces mots, où je ne sais quelle prise de possession se trouvait en quelque sorte exprimée, achèvent la fascination. Raoul a senti s’étendre et se déployer en lui cette seconde vue de l’amour qui avertit qu’on est aimé. Quelle joie ! et, en même temps, quel supplice ! La position était horrible. S’il laisse partir cette jeune femme, au milieu d’une nuit affreuse, seule, et sur d’horribles chemins, il se conduit en barbare ; s’il manque au rendez-vous des braves, il se conduit en lâche. Raoul est entre deux déshonneurs.
Ida, sur le visage du comte, a lu ses tortures secrètes ; la transparence de son âme était telle en ce moment qu’elle le voyait penser. Hélas ! elle souffrait avec lui ; son cœur s’attachait à celui qui se dévouait à elle, par les angoisses mêmes qu’elle lui faisait subir ; elle croyait ne briser que lui, elle se frappait elle-même. Entre eux, par une chaîne de luttes et de douleurs, il se formait un lien invisible.
« Avant que minuit ait sonné, se disait le comte en secret, je puis être ici de retour. Partons ! chaque instant est un siècle. »
Puis, à haute voix, il ajoute :
« Hâtons-nous, Madame ! partons.
– Et quelle affaire vous rappelle ? pourquoi cette presse, Monsieur ? »
Le comte ne pouvait parler, Ida s’expliquait son silence.
« Hélas ! se disait-elle tout bas, un cœur si courageux et si noble, atteint du plomb d’un misérable ! et pour moi, à cause de moi !..... Non, non, point de combat, point de mort : je le sauverai de lui-même ; car je sens en moi que je... »
Elle s’arrête en frémissant, elle allait ajouter... que je l’aime.
Ida sonne avec violence, et Wilhelmine est accourue.
« Eh bien ! ma calèche ?
– Elle est prête.
– Soigneusement fermée ?
– Oui, Madame. »
Madame de Lersbach a pris vivement le bras de M. de Sénard et descend l’escalier de l’auberge ; il n’oppose aucune résistance à la volonté qui l’entraîne ; mais, pendant que la baronne et sa femme de chambre s’installent au fond de la voiture, il glisse au postillon ces mots brefs :
« Ventre à terre ! et six francs de guide ! »
Raoul a calculé les distances, Marcélias est à trois lieues, et il n’est pas encore dix heures : si le postillon le seconde, il peut, malgré la pluie et les mauvais chemins, être de retour à minuit.
Placé sur le devant de la calèche, il remarquait que Wilhelmine cherchait à entretenir confidentiellement sa maîtresse. Il ne s’est pas permis d’écouter.
« Madame ! disait Wilhelmine, j’ai demandé au maître de l’auberge le nom de cette voyageuse, madame sait de qui je veux parler, il m’a répondu que le monsieur avec qui elle faisait route, et dont elle n’est pas la femme, l’appelait tout bonnement Marie ; il paraît que c’est peu de chose.
– Et le voyageur ?
– Rien qui vaille.
– Marie !
– La lettre M du mouchoir...
– Assez ! n’en parlez plus, Wilhelmine. »
Un silence profond succède à ce court dialogue ; Ida est tombée dans une sombre rêverie. La surexcitation nerveuse produite par l’énergie du dévouement, et poussée au plus haut degré par l’exaltation de la pensée, s’était calmée graduellement ; la chaleur factice est tombée, un froid réel a pris sa place.
Madame de Lersbach commençait à réfléchir sur sa position, sur les conséquences et les suites de l’évènement. Elle est redescendue des hauteurs escarpées de l’enthousiasme et de l’abnégation, au terrain nivelé de la raison et des convenances. Ses intentions sont pures, sans doute : mais que d’imprudence dans sa conduite ! Engagée sur une fausse route, où pourra-t-elle s’arrêter ! Un tourbillon funeste l’emporte, une fatalité la poursuit : jusqu’où se verra-t-elle entraînée !
La stupeur du découragement remplace la témérité du vouloir. L’imagination d’Ida ne sut jamais s’imposer des règles et des bornes, l’extrême fut toujours sa sphère. Un instant avant son départ, elle était convaincue que, accomplissant un saint devoir, par une inspiration merveilleuse, elle tenait d’en haut sa mission. Maintenant, il lui semble, au milieu des cahotements de la route, des sifflements du vent et de la pluie, des jurements du postillon et de la profondeur des nuits, qu’un génie sinistre l’enlève, et qu’un gouffre inconnu l’attend.
La dernière apparition de sa semblable doit nécessairement être suivie, d’après ses idées, d’une catastrophe plus horrible que toutes les autres ; car cette fois elle lui a parlé ; et par conséquent, cette fois, le coup doit être d’une violence à ne pouvoir plus s’en relever. Mais ce coup impossible à parer, comment et d’où lui viendra-t-il ? Deux appréhensions l’ont saisie : « Son mari a cessé de vivre, ou elle touche à l’heure suprême. »
C’est principalement à cette dernière supposition qu’elle s’arrête ; car si l’autre Ida ne meurt point, c’est à elle à quitter la vie ; mais la tombe ne s’ouvrira peut-être pour elle qu’après avoir englouti tous les siens !... Qui sait s’il ne faudra point, pour la tuer, une longue série de désolations !... Et le noble comte Raoul ! serait-il aussi sa victime !
Oh ! elle en a fait le serment, le sang ne coulera point cette nuit : empêcher le duel est un devoir sacré. La tête appuyée contre un des coussins de la voiture, Ida, livrée à l’exagération des terreurs, était depuis longtemps immobile. Tout à coup elle se redresse. Si Raoul eût pu voir ses traits, il en eût été consterné, le délire s’y imprégnait.
Les chevaux allaient bride abattue ; les trois lieues à parcourir pour arriver à Marcélias étaient déjà presque franchies. Quel train !... quelle rapidité ! Madame de Lersbach, revenue un instant à elle après ses longues rêveries, venait de comprendre, par un subit instinct du cœur, que cette course extravagante était secrètement ordonnée, qu’il n’y avait rien de naturel dans cette ardeur effrénée de la poste, et que M. de Sénard, ayant eu l’adresse et le temps de prescrire ses volontés au postillon, avait calculé la course et les heures de manière à pouvoir se trouver, vers minuit, en face de son adversaire.
« Monsieur ! s’écrie soudain la baronne, ce mouvement !... ce bruit !... ces ténèbres !... je suis suffoquée, l’air me manque. Monsieur ! je veux descendre... et marcher. Si la voiture n’arrête... je meurs. »
Son accent avait des vibrations si effrayantes et dénotait une souffrance si réelle, que Raoul s’en est alarmé. Baissant rapidement une glace :
« Postillon ! crie-t-il, arrêtez ! »
La baronne a voulu descendre.
« La pluie tombe à verse, Madame ; dit le comte en la retenant ; la route est couverte de boue, le ciel est noir, la nuit est froide. Ce serait exposer vos jours.
– Mais, Monsieur !
– Je vous en supplie.
– Manière de dire : Je veux. Il suffit, je cède, Monsieur. Il le faut bien, vous parlez en maître !
– Moi, Madame ! interrompt Raoul. Quelle étrange accusation !... Qui, moi ! commander où vous êtes !...
– Obéissez alors !
– Mais, Madame !...
– Écoutez ! reprend Ida d’une voix douce et pleine de sentiment, je vais faire une concession ; vous aussi vous m’en ferez une ; oui, partageons le différend : Je ne descendrai pas de voiture, mais la voiture ira au pas. »
Si la baronne, à son tour, eût pu voir le visage du comte, elle eût pris pitié de son angoisse. Ses traits étaient décomposés : il avait fallu se soumettre.
Le postillon obéit au nouvel ordre qu’il vient de recevoir, et ses chevaux ont pris le pas. Marcélias n’était pas loin.
« Mille remerciements, Monsieur ! reprend la baronne attendrie, je vous suis bien à charge... pardon ! J’abuse ici, je le sens, de votre noble courtoisie. Me voici calme, grâce à vous ! Ma santé a tant de caprices ! Mon âme du moins n’en a pas, elle est reconnaissante et vraie. Vous êtes le meilleur des hommes. »
Le ton caressant et velouté qui accompagnait ce doux langage était de nature à enivrer. M. de Sénard en a savouré le charme un instant, avec transport, avec oubli. Elle avait cessé de parler qu’il écoutait encore ; l’air avait conservé, pour ainsi dire, autour de lui, le parfum de ses expressions. L’amour bouillonnait dans ses veines.
Mais il fallait, nouvelle Armide, endormir au cœur du guerrier, par de continuelles magies, la haute pensée de l’honneur. Elle essaie, réussira-t-elle !
« Vous vous taisez ? a-t-elle repris.
– Non, je vous répondais, Madame ; mais au fond de l’âme et tout bas.
– Pensez-vous que ce soit assez ?
– Je craindrais que plus ne fût trop. »
La baronne n’ose poursuivre ; elle a senti s’approcher, dans les inflexions de voix du comte, une émotion contagieuse. Elle se retire en tremblant.
La pause a brisé le talisman. Raoul, rappelé à lui-même, et se dégageant par un violent effort des prestiges qui l’environnent, se précipite à la portière.
« Postillon ! s’écrie-t-il, plus vite !
– Non, reprend Ida avec force ; non, Monsieur, je ne le veux pas. »
Cette fois l’officier résiste ; il sent que les instants se pressent, qu’il est sur le point de manquer aux lois du devoir, que sa réputation est en jeu, qu’il compromet plus que sa vie : l’honneur l’emporte sur l’amour. Sa réponse est tranquille et ferme.
« Vous vous êtes confiée à moi, Madame, votre existence est sous ma garde ; et, chargé de ce dépôt sacré, j’en suis responsable devant Dieu et devant les hommes. Je le conserverai donc à tout prix, en dépit de vous... et de moi, ce dépôt redoutable et cher !... Il faut sortir du lieu où nous sommes, vous y pourriez courir des dangers, la route est déserte et peu sûre, il y rôde des malfaiteurs. Écoutez bruir la tourmente ! Hâtons-nous d’arriver à Marcélias. Ma tâche étant de veiller sur vous, quel remords flétrissant pour moi si vous n’y parveniez saine et sauve ! Accablez-moi de votre courroux, menacez-moi de votre haine, je souffrirai tout, je suis prêt : mais je remplirai mon devoir.
– Ah, Monsieur ! interrompt Ida, c’est une odieuse tyrannie ; c’est plus.... c’est une trahison. Pousser la barbarie à ce point !... Je suis donc ici prisonnière !... Oh ! de tels procédés sont infâmes : je veux sortir de cette voiture.
– Vous n’en sortirez pas, non, Madame. »
Et les chevaux, pendant ce dialogue, allaient à perte d’haleine.
Encore un assez long intervalle.
« De la violence, Monsieur ! reprend de nouveau la baronne. Vous oseriez ?...
– Madame, écoutez !
– Pas un mot : je n’écoute rien. Me retenir, c’est me tuer ; et vous appelez cela protéger ma vie, me défendre, veiller sur moi !... C’est une dérision, une insulte. Quoi ! ni âme, ni conscience ! Je veux sortir : je sortirai.
– Madame !...
– Arrêtez, postillon !
– Voici le château.
– Le château !... »
Quel coup de foudre pour Ida !
En effet, arrivés au terme du voyage, la voiture et les chevaux venaient de tourner dans une magnifique avenue, au bout de laquelle on apercevait Marcélias. Le fouet de poste y a été entendu, une cloche y a fait réponse ; on accourt et les grilles s’ouvrent.
Madame de Lersbach retombe, accablée, au fond de sa voiture.
« Wilhelmine ! murmure-t-elle, ce château, ce sera ma tombe. »
Le postillon s’est arrêté au pied du grand perron de Marcélias ; le concierge et sa femme, munis de flambeaux, se sont empressés de s’y rendre. Ils avaient pensé que cette calèche en poste était celle de leur maîtresse : ils restent stupéfaits à l’aspect singulier des trois personnes qui leur arrivent ainsi, sans avoir été annoncées. Quelle inconcevable aventure ! la baronne était pâle et défaillante ; le comte, farouche et défait ; Wilhelmine, morne et glacée.
Cependant M. de Sénard, descendu de voiture, explique, de la manière la plus naturelle et la plus vraisemblable, aux domestiques du château le passage inattendu, à Marcélias, d’une amie de la vicomtesse. Le nom du comte Raoul était connu dans ce vaste domaine où sa mère avait séjourné à diverses reprises. On y obéit à ses ordres ; l’un des plus beaux appartements du manoir est mis à la disposition de la baronne. Il était onze heures du soir.
Tandis que les gens de madame de Crévanne entouraient Ida de leurs soins, le comte avait écrit rapidement quelques mots au crayon, sans être remarqué de personne. Il tire à l’écart le postillon ; et, lui remettant une espèce de lettre : « Porte ceci à son adresse ! » lui dit-il très-vite et très-bas, « à mon auberge ! au triple galop ! prends un de tes chevaux, laisse-moi l’autre ; je te rejoindrai avant peu. Voici trois louis pour ta peine. »
Il a offert son bras à Ida ; et la pauvre voyageuse, appuyée tristement sur lui, monte le grand escalier du château sans rien regarder, sans rien voir. À peine sait-elle où elle est, ce qu’elle fait et où elle va. Raoul, se reprochant sa dureté envers elle et la scène de la voiture, en sollicitait le pardon par un redoublement d’égards et de respect ; ses attentions, pleines de délicatesse et de dévouement, imploraient un regard... un mot. Efforts perdus ! espoir inutile ! En vain les regrets et la douleur se peignaient sur son front suppliant : la physionomie d’Ida, froide, ironique et dédaigneuse, les repoussait sans compassion.
Ils parcourent silencieusement les appartements d’honneur de Marcélias. La baronne, en traversant un salon, sur la cheminée duquel on remarquait une pendule, a vu l’heure et a tressailli ; le comte, en repartant sur-le-champ, peut être au rendez-vous à minuit ; il faudrait l’arrêter vingt minutes : oui, vingt minutes suffiraient. Une voix secrète l’affirme, et Ida croit aux voix secrètes.
La chambre qu’on lui avait choisie était énorme et glaciale, comme toutes celles des vieux manoirs. Rien de commode ni de gai : de hauts plafonds, de grosses poutres, des tapisseries à grandes figures, d’anciens portraits, noircis par le temps, qu’on eût dit réunis là en conciliabule sinistre, et une cheminée colossale y attristaient les yeux et l’âme. Ida s’est jetée douloureusement dans un immense fauteuil à bras, tandis que le concierge et sa femme allumaient, non loin, deux bougies.
« Madame, dit Wilhelmine inquiète, veut-elle prendre quelque chose ?
– Rien... que du repos, qu’on me laisse ! je veux être seule. Sortez. »
Les domestiques se retirent.
Debout et en face d’Ida, le comte était resté immobile. Que faire ! Bien qu’il ait pris maintenant ses précautions vis à vis de son adversaire, il ne saurait trop tarder à partir. Cependant, comment se résoudre à quitter brusquement et sans en obtenir un adieu, celle qui s’est mise sous sa protection avec tant de confiance, et à laquelle il consacrerait sa vie avec tant de bonheur !...
Mais la voix de l’honneur rappelle !...
« Madame ! balbutie Raoul, je ne vous suis plus nécessaire ?
– Si fait, Monsieur, vous l’êtes encore.
– En ce cas, vos ordres ! Madame.
– Mes ordres ? les écoutez-vous ! »
Et la baronne fond en larmes.
Oh ! il y avait dans les mots qu’elle venait de prononcer un accent si plaintif, une affliction si touchante et un reproche si amer, que Raoul n’a pu résister à leur puissance. Il a failli tomber à ses pieds.
« Grâce ! Madame ! reprend-il ; si tout à l’heure sur la route.....
– Une excuse ! interrompt Ida. Une explication ! des regrets ! Épargnez-vous ce déplaisir, et à moi, Monsieur, cet ennui ! Je sais d’avance et j’apprécie la multitude d’excellentes raisons que vous avez à détailler pour justifier tout ce qu’il a pu y avoir de discourtois et de brutal, de votre part, dans la scène que j’ai subie : c’était nécessité sans doute ; et les torts sont de mon côté. Eh bien ! soit : vous étiez en droit. J’étais déraisonnable, obstinée, capricieuse, violente. Vous ! pendant ce temps, au contraire, vous étiez admirable, Monsieur ! de soumission et de douceur, de raison et de patience !... Monsieur ! je vous en remercie. »
Jamais ironie plus mordante n’avait plus vivement frappé ; et, comme complément à ses coups, la sécheresse du sarcasme jaillissait du milieu des pleurs. Raoul est consterné, sans défense. Il aurait mille réponses à lui faire. Il les a toutes dans l’esprit ; il n’en vient pas une à ses lèvres.
« Partez ! Monsieur ! poursuit la baronne. Je ne vous retiens plus, partez. Laissez-moi, seule, loin des miens, parmi des inconnus, et mourante ! En effet ici, comme ailleurs, rien ne vous oblige envers moi. Vous avez rempli votre tâche, à quoi bon rester davantage ! Je suis une étrangère pour vous, une fatigue, un embarras. Nous ne sommes plus, surtout en France, au temps de la chevalerie. Puis, de ma part, tant d’exigences !... Vous calculiez à beaucoup moins, j’avais espéré beaucoup trop ; nous nous sommes trompés tous deux. »
En achevant ces mots, elle a tourné vers le comte un regard de désolation comme une sorte d’adieu funèbre. M. de Sénard l’a compris. S’il sort sans obtenir son pardon, c’est, entre eux, rupture éternelle.
La faible clarté de deux bougies se perdait dans la vaste enceinte où Ida enchaînait Raoul. Toute pâle, vêtue de blanc, ses beaux yeux humides de larmes, à demi éclairée dans l’ombre, elle semblait une ineffable vision d’amour souffrant, et de poésie plaintive. L’officier tombe à ses genoux.
« Oh, Madame ! pitié ! pardon ! je ne chercherai point à me justifier. Il suffit que vous me trouviez coupable pour que moi-même je le reconnaisse. Achevez de briser mon âme : accusez-moi de félonie, de cruauté, de trahison, je ne vous contredirai en rien, j’avouerai tout ce que vous voudrez ; mais laissez-vous toucher par ma souffrance et mon repentir. Si vous lisiez au fond de mon cœur !... le vôtre me justifierait.
– Monsieur le comte ! répond la baronne avec une affectation de solennité que démentait l’émotion de sa voix, je veux bien accepter vos excuses. Le repentir efface les torts. J’oublierai ce fatal voyage... et lorsqu’à Paris ou ici je reverrai la vicomtesse, je ne vous nuirai point auprès d’elle.
– La vicomtesse ! eh que m’importe ! interrompt Raoul étonné. Que me fait son blâme ou son approbation !... Vous parlez d’oublier ce voyage !... Oh ! l’oublier est impossible. Non. Que jamais il ne s’oublie ! Cette nuit, Madame, pour moi, la plus heureuse de ma vie, cette nuit ! je la bénirai. Je n’ai pourtant jamais tant souffert.
– Relevez-vous ! dit la baronne. »
Le geste accompagnait les paroles. Mais, saisissant la main qui voulait aider à l’exécution de l’ordre, Raoul la couvrait de baisers. Dieu ! quel désordre au cœur d’Ida ! il battait d’amour et de peur.
« Vous parlez de la vicomtesse ! reprend le comte avec transport : il y a encore ici quelque erreur. À quel propos ce nom sur vos lèvres ! Non, ce n’est point elle que j’aime !... ni que je puisse jamais aimer ! Oh ! qu’elle est loin de moi son image !... Une autre est mon idole et ma vie. Non : ce n’est point la vicomtesse...
– Arrêtez ! Monsieur, c’est assez, interrompt la tremblante Ida, je n’interroge pas votre âme ; je ne demande pas vos secrets. De grâce, point de confidences.
– C’est me le défendre trop tard, s’écrie Raoul avec passion. Madame ! vous l’avez voulu : vous m’avez forcé de quitter la place de respect et de discrétion où je me tenais devant vous : vous me faisiez un crime de ma réserve et de mon silence. Votre courroux et vos reproches ont renversé les barrières que ma raison dressait contre mon cœur. Vous m’avez arraché de moi-même : vous avez cherché, en me jetant le nom de la vicomtesse, à savoir s’il avait sur moi quelque empire : eh bien ! je parlerai maintenant. Vous allez tout savoir, tout connaître : mon cœur va s’ouvrir : JE VOUS AIME.
– Monsieur !...
– Oh ! n’interrompez pas. Je vous aime et depuis longtemps. Oui, vous subirez mes aveux. Du premier jour où je vous vis, un mariage arrangé pour moi fut rompu au fond de mon âme : je ne vis plus que vous sur la terre. Attaché dès lors à vos pas, je n’étais plus au monde que là où vous apparaissiez, je ne pensais plus à Dieu que là où vous priiez, je vous cherchais partout comme la plante le soleil, et comme le regard la lumière ; j’aimais sans espoir et sans but. J’aurais voulu chasser cet amour, mais quand ses chaînes me saisirent, quand je voulus le mesurer, j’avais sur le front sa couronne de feu : je lui appartenais, je brûlais : nul moyen de lui échapper : mon sort était fixé pour toujours. Je n’ai su ni lutter ni fuir : voilà, oui voilà mon vrai crime ! Madame, humblement, à genoux, j’en sollicite le pardon comme on implore à l’heure suprême la miséricorde divine. Je vous oblige à m’écouter ; c’est un méfait de plus, je le sens. Mais vous m’avez contraint de rester : vous m’écouterez jusqu’au bout. Avez-vous pu penser, Madame, que le hasard seul m’avait conduit à l’auberge où je me suis trouvé tout à coup pour vous défendre et vous sauver ?... Non ; je vous suivais à Vichy, je vous aurais suivie hors de France, je vous suivrais au bout de la terre.
En toute autre circonstance, Ida, devant un tel langage, eût fait éclater son indignation. Mais la position imprudente où l’avait entraînée le danger de M. de Sénard, et un dévouement irréfléchi, ne lui permettaient plus de reculer. Repousser le noble Raoul, c’est l’envoyer peut-être à la mort. Le comte est tout entier à sa flamme ; il ne faut pas encourager ; mais, du moins, il ne faut pas rompre. De tous côtés, écueil et danger : en sortira-t-elle à sa gloire ! La baronne a laissé l’officier donner libre carrière à sa tendresse passionnée. Plus les paroles se pressent sur ses lèvres, et plus le temps fuit. Plus ses sentiments débordent de son cœur, et plus l’amour oublie le devoir.
Ida se croit déjà triomphante. Elle se répète en secret, pour se justifier de l’élan qu’elle a laissé prendre aux déclarations du jeune et bel officier, qu’elle accomplit un noble devoir, qu’elle remplit une promesse sacrée, et qu’une mission de salut lui a été confiée d’en haut. Son imagination s’enflamme à ces pensées. Elle se rappelle ces mots solennels qu’elle avait adressés à la dame voilée de l’auberge : « Pour que le sang ne coule pas, je me sacrifierai s’il le faut. » Elle ne doute pas que le ciel ne la soutienne en cette périlleuse épreuve ; et, sûre de son pouvoir sur Raoul, elle se croit sûre d’elle-même.
Mais bien que les brûlantes expressions du comte aient révolté sa conscience, Ida y a prêté l’oreille. Elle se fie à ses forces pour en braver les séductions ; mais leur poison ne s’en infiltre pas moins dans ses veines ; et puis, vouloir le bien par le mal, est-ce prendre une voie permise !... Ida, par l’orgueil excitée, se croyait certaine, en se laissant entraîner sur une pente redoutable, de retenir le comte aussitôt qu’elle le voudrait, et de s’arrêter elle-même à son gré. Humble et entreprenant à la fois, Raoul joignait tant de respect à tant d’audace, tant de réserve à tant de fougue !... Que redouter d’un cœur si soumis ? Elle le maîtrisait d’un regard : l’esclave tremblait à ses pieds.
Mais qu’il était beau cet esclave ! que de chaleur dans son langage et d’éloquence dans ses yeux !
« Quoi ! dit la baronne troublée, vous me suiviez depuis Paris ?...
– Je veillais dans l’ombre sur vous. Le ciel vous avait mise sous ma garde.
– Relevez-vous ! répète Ida.
– Non : reprend le comte avec feu, non, je ne me relèverai qu’après m’être assuré de mon pardon. Mon langage a dû vous offenser, mes aveux ont été peut-être trop loin ; mais votre indulgente pitié n’en comprimait pas l’essor. C’est que vous sentiez, à la fois, votre puissance et mon dévouement ! Que cette assurance m’est douce !... Oh ! que n’avez-vous la moitié du bonheur que vous me donnez en ce moment ! Je n’aspire à rien, je ne demande rien, je n’espère rien ; tout ce que j’ambitionnais, je le possède. Vous êtes là, je vous regarde, et votre cœur écoute le mien. Désormais ma vie ne sera plus vide : ce seul moment l’aura remplie toute entière ; je vous fuirai si vous voulez, mais vous aurez su mon amour, vous comprendrez mon sacrifice, vous pourrez plaindre ma souffrance ; et cela, pour moi, loin de vous, ce sera du bonheur encore ! Obstacles, supplices, périls, je mettrai ma joie et ma gloire à tout affronter sans alarme, à tout supporter sans murmure. Vos volontés seront les miennes : vous n’aurez nul besoin de parler pour que je vous entende : pas un regard, pas même un signe. Pensez ! je devine le vœu ; désirez ! j’exécute l’ordre. »
Et Ida écoutait toujours.
Leurs regards s’étaient rencontrés. Hélas ! je ne sais quelle harmonie attractive et quel enivrement irrésistible se répandaient autour d’eux ainsi qu’une atmosphère magique, mais leurs yeux ne se quittent plus. Ce moment de muet oubli passait rapide et délicieux, comme une jouissance sans regrets, un printemps sans froid, et un amour sans larmes.... Ida tout à coup s’est levée. Sous les parfums et sous les fleurs, elle entrevoit le précipice.
« Assez ! Monsieur, je vous pardonne. »
Son geste le congédiait ; mais, en lui prescrivant de se retirer, sa voix peignait l’état de son âme. C’était de la frayeur, du désordre, et, sous tout cela, de l’amour. L’officier n’a pu s’y méprendre.
Il s’est relevé d’un air humble ; et, courbant son front devant elle, il n’a répliqué que ces mots :
« Adieu, Madame ! »
Et il sortait.
Mais il n’est pas temps encore de le laisser partir, ce serait risquer de manquer le but. « Quelle honte ! échouer au port ! » crie l’amour-propre au cœur de la femme. Et il ne faudrait pour triompher que quelques minutes de plus !... Le visage de la baronne a semblé prendre tout à coup une indéfinissable expression d’égarement et d’anxiété. Ses joues se sont colorées d’un feu brûlant. Un paroxysme nerveux a violemment crispé ses membres ; et, véritablement effrayé de son état, Raoul est revenu sur ses pas.
« Juste ciel ! qu’avez-vous, Madame ? »
Ida s’est appuyée sur lui. Sa pensée cherche un faux-fuyant, une explication vraisemblable.
« Hélas ! lui répond-elle tout bas, ici, devant moi... à l’instant... d’étranges lueurs ont brillé, j’ai cru voir... là... sous les ténèbres... une apparition, un fantôme. J’ai ouï comme le son d’une cloche. Cet appartement est si vaste ! et sa tenture est si lugubre !... Je me sens défaillir, Monsieur. Ne sortez pas encore ! restez. L’étourdissement se dissipe. Excès de fatigue, peut-être ! erreur de l’imagination ! mais brisée comme je le suis, je n’ai pu cacher mon angoisse. Oh ! sans doute je me trompais. Je vais me remettre : attendez ! »
Raoul l’a soutenue... l’a assise... et la baronne s’est aperçue que son stratagème avait complètement réussi. Communiquer maintenant à M. de Sénard ses extraordinaires croyances, ce serait l’intéresser vivement, captiver son imagination, enchaîner de force ses pas ; et, gagnant encore du temps, s’assurer enfin son triomphe. Elle continue lentement.
« Faut-il vous l’avouer ! Monsieur ? Mon enfance, mal dirigée, a été nourrie de terreurs. Un religieux mysticisme, des idées superstitieuses, une croyance populaire, ont dominé mon existence. Vous en avez su quelque chose, eh bien ! que tout vous soit connu. J’ai foi au culte de mes pères, à la doctrine des semblables. N’allez pas me croire égarée : les mystères dont je vais vous entretenir et qui paraîtraient des folies en France, sont révérées dans mon pays ; je les confie à votre honneur. Une femme, ma propre image, une autre Ida, vit dans ce monde, elle me poursuit et me tue. Il existe entre nos deux âmes un magnétisme immatériel, une invisible attraction, une incorporation spirituelle, intuition ascétique, qui nous condamne, l’une par l’autre, à un supplice sans relâche et à des infortunes sans terme. Ainsi l’ordonna le destin : ainsi l’enseigne notre dogme. Or, cette femme, ce moi fatal ! elle est attachée à mes pas, elle est partout... partout où je suis ; et cela pour briser mon cœur, pour désorganiser ma vie, pour égarer jusqu’à ma raison. Si je pouvais vous tout expliquer !... mais c’est si compliqué ! si horrible ! Chaque apparition d’elle, Monsieur, m’annonce quelque affreux désastre. Elle est peut-être ici, cette femme, en personne et semblable à moi, qui nous regarde et nous écoute !... Cette persécution cabalistique doit durer, d’après nos doctrines, jusqu’à la mort de l’une ou de l’autre. Alors luira pour elle ou pour moi l’heureux jour de la délivrance : mais hélas ! d’ici là peut-être, que d’horreurs ! que de catastrophes !... Oh ! sauvez-moi de cette femme ! »
L’impressionnable étrangère, se rappelant en ce moment sa longue série de souffrances qu’elle attribuait à sa semblable, et s’exaltant à ses propres pensées, évoquait en effet, devant elle, l’image qui la rendait folle. Sa mensongère invention se changeait en fait positif. Le subterfuge n’est plus ruse, et le faux devenait le vrai.
« J’ai cru la voir, là, tout à l’heure, reprend-elle le doigt levé et comme suivant à travers les ombres un objet vague et fugitif : elle y est encore... tenez ! »
Ida s’était tellement pénétrée de son récit et de ses terreurs, de ses tableaux et de leurs fantômes, que son esprit, ardemment tendu, avait fini par leur donner corps et vie. Les lueurs vives scintillaient ; la cloche imaginaire a tinté. Elle appartient au monde invisible, aux communications surhumaines. Une atonie générale, causée par une succession d’émotions extrêmes, paralysait ses mouvements ; et pourtant la fièvre intérieure qui la brûlait donnait à sa gracieuse immobilité une expression rayonnante, animée, splendide. Qu’elle était belle en son délire !... Oh ! Raoul délirait aussi.
« Ces deux bougies, murmure Ida, quels feux rouges elles projettent !... Ce sont de bizarres lumières !..... Et ces tapisseries à figures !...
– C’est vrai ! s’écrie Raoul hors de lui... »
Le comte a soufflé les bougies.
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Et, peu après, minuit sonna.
X.
La nuit s’était écoulée ; un jour entier avait suivi ; une autre nuit venait de finir ; et le soleil s’était levé radieux sur la vallée de Marcélias, lorsqu’un courrier venu de Paris annonce aux gens du château la vicomtesse de Crévanne ; elle accourait auprès de son amie.
Il était neuf heures du matin ; Amélie descend de voiture, Wilhelmine vient à sa rencontre.
« Où est madame de Lersbach ? » lui demande la vicomtesse.
Et la joie brillait sur son front.
« Hélas ! répond la femme de chambre, elle est bien mal, ma pauvre maîtresse !
– Bien mal ! est-il possible ? et de quoi ?
– Des suites d’un affreux voyage, d’une rencontre inattendue.
– Je sais qui elle a vu sur sa route. Aucun malheur, depuis, n’a eu lieu ?
– Non, Madame, grâce à M. de Sénard.
– Comment ?
– Il nous accompagnait.
– Quoi ! il vous a conduites ici ?... Il se trouvait donc à l’auberge où se sont rencontrées... ?
– Oui, Madame.
– C’est fort étrange. Où est le comte ?
– Il n’est resté au château que quelques heures ; et, peu après notre arrivée, il est reparti.
– La nuit même ?
– On me l’a assuré, Madame.
– Tout cela est vraiment fort singulier, répète la vicomtesse en fronçant le sourcil ; mais le mystère et l’imprévu, voilà toujours l’escorte d’Ida : il faut se faire à ses coutumes. »
Elle monte rapidement à l’appartement de son amie ; elle compte y porter les consolations et la gaîté, car elle a une lettre de Vienne ; et cette lettre l’a ravie. Mais quel chagrin va la saisir ! la baronne, étendue sur une espèce de chaise longue à bras, est pâle, immobile et muette ; l’altération de ses traits est effrayante ; à peine a-t-elle reconnu la vicomtesse, et le léger mouvement qu’elle a fait pour se lever en entendant sa voix a comme anéanti ses forces. Sa bouche essaie quelques paroles, aucun son n’a pu en sortir.
Amélie l’a tendrement pressée dans ses bras ; et, saisie de pitié à l’aspect de son inconcevable état de souffrance, elle ne peut en croire ses yeux.
« Quoi ! ma chère ! encore une crise ! l’horrible chose que les nerfs, et l’imagination surtout !... Vous voici retombée de nouveau, j’en suis sûre, dans les épouvantements de vos pensées ! Vous vous tuez de toutes vos forces ! c’est un acharnement sans exemple.
– Lutter, souffrir et succomber, murmure tout bas la baronne, c’est le dernier mot du destin.
– Bah ! réplique la vicomtesse, il en a d’autres à sa suite. Croire aux derniers mots, c’est folie ; et même, à propos de folie, je commence à revenir complètement de mon enthousiasme pour la croyance de vos pères. J’ai une preuve qu’elle est fausse.
– Une preuve ! répète Ida.
– Que vous venez de me fournir vous-même : et vous allez en être frappée. La dernière apparition de votre semblable, étant plus positive et plus marquante que toutes les autres, devait amener nécessairement une catastrophe au dessus de toutes les précédentes. Eh bien ! pas du tout, chère amie : elle est suivie cette fois d’un évènement inespéré, d’un véritable coup de fortune. Je porte une bonne nouvelle : oui, Ida, réjouissez-vous, ma nouvelle est des plus heureuses. »
La baronne de Lersbach, d’un air aussi surpris qu’égaré, écarte ses cheveux de son front comme s’ils la gênaient pour entendre.
« Du bonheur ! à moi ! répond-elle, il ne peut plus m’en arriver.
– Nous allons voir, réplique Amélie. Votre père vient de m’écrire, il me charge de vous préparer aux joies d’un grand évènement. Il m’annonce que l’Empereur, satisfait de la soumission dévouée de son chambellan favori, a rétracté la loi sévère qu’il lui avait infligée ; il lui pardonne, il le rappelle, il ratifie votre union ; et M. de Lersbach arrive.
– Il arrive ! s’écrie Ida.
– Il suit de près l’heureuse nouvelle, il est déjà peut-être à Paris. Croyez maintenant, chère amie ! aux apparitions lamentables... que suivent les désolations. Cette rencontre si fatale, elle a eu lieu ; qu’en advient-il ? Amour, félicité, triomphes. »
La baronne, éperdue, se lève, ce ne sont point des forces qu’elle retrouve, ce sont des convulsions qui l’ont saisie. Son corps se plie, ses bras se tordent.
« Ô ciel ! une attaque de nerfs !... crie la vicomtesse alarmée.
– Quoi ! balbutiait l’étrangère, il arrive ! Oh ! ce dernier coup... est le plus horrible de tous !... »
Amélie, au comble de l’étonnement, l’inonde de sels et d’essences.
« Ainsi, mon heureuse nouvelle, c’est pour vous une catastrophe !... Quel inattendu foudroyant !...
– Il arrive ! répète Ida d’une voix lente et sépulcrale : pour mes funérailles sans doute ! et ce spectacle le tuera, car les semblables se sont vues, et la foudre doit éclater. Gustave, lui aussi, ma victime !... Arbitre suprême ! c’est trop. Regardez mes traits, Amélie ! mes traits déjà décomposés ; et maintenant, l’œil fixé sur moi, dites que ma croyance est fausse !
– Ida ! je ne sais où j’en suis, absolument de même que vous, nous devenons folles ensemble ; je ne dirai plus rien, je m’y perds : mais vous aimiez pourtant le baron ?
– S’il vient, il pleurera sur ma tombe, continue Ida d’un ton sec. Oh oui ! je l’aimais, Amélie !... mais la rencontre des semblables...
– Eh bien ! interrompt son amie, doit tuer l’une ou l’autre, soit. Ce sera elle.
– Ce sera moi.
– Ida !...
– Je le sens, j’en suis sûre.
– C’est une aberration de l’esprit.
– C’est un pressentiment de l’âme. Désirez, du reste, Amélie ! oui, désirez qu’il s’accomplisse. Malheur ! malheur à moi s’il me trompe !
– En voilà bien d’une autre à présent ! Malheur si vous domptez l’infortune ! Malheur si tout ici vous prospère ! Cette inconcevable Allemande désorganise toute règle, déconcerte toute raison : c’est le contresens incarné. »
Mais la porte s’ouvre précipitamment : une femme, pâle, tremblante, et dans le plus affreux désordre, accourt vers madame de Crévanne ; elle se jette éplorée dans ses bras, et, la voix coupée par les sanglots, elle n’a poussé qu’un long cri.
« Ah ! ma chère !... »
C’était la marquise de Sénard, la mère du comte Raoul.
« Ô mon Dieu ! s’écrie Amélie, quel état ! qu’allez-vous m’apprendre !... »
La marquise, toute entière au désespoir qui l’égarait, ne voyait que la vicomtesse ; elle n’avait point aperçu la baronne : elle est tombée sur un fauteuil.
« Mon fils !...
– Parlez !
– Il s’est battu. »
Ida, comme éveillée en sursaut, pousse un gémissement lamentable.
« Il s’est battu !... »
Sa voix vibrait comme une cloche : la mère du comte Raoul s’est tournée vers l’étrangère avec un redoublement d’effroi. Son œil effaré l’interroge.
« Le sang a coulé, reprend-elle.
– Achevez ! dit la vicomtesse, le résultat ?...
– Raoul a tué.
– Qui ?
– Un voyageur inconnu.
– Et où ?
– Sous les murs d’une auberge.
– Et quand ?
– La nuit d’avant-hier.
– Ah ! s’écrie la baronne hors d’elle et d’une voix inintelligible, ah ! perdue !... et perdue en vain !... »
Amélie sonne avec violence ; elle appelle à grands cris du secours. Madame de Lersbach était tombée dans un tel état de révolution physique et d’aliénation mentale qu’on l’eût pu croire à l’heure suprême. La chambre se remplit de monde, un domestique a reçu l’ordre de seller un cheval et de courir chercher en toute hâte le meilleur médecin du pays. On entraîne la marquise de Sénard, qui, là aussi, mais toute à son fils, semblait comme frappée de la foudre.
La vicomtesse, se multipliant en quelque sorte pour songer à tout et à tous, cherchait à secourir à la fois ses deux amies ; et la tâche épuisait ses forces.
« Étrange Ida ! se disait-elle : son brûlant regard me fait froid. Ses pleurs me dessèchent les yeux. Elle me tuera, cette amie ! Mais pas d’ennui, du moins, où elle est : pas de monotonie auprès d’elle. La vie, comme elle se l’arrange, est un enchaînement de surprises, une suite de soubresauts. »
Et la vicomtesse, passant d’un appartement à un autre, en utile appui quelquefois, en mouche du coche souvent, courait de la baronne à la marquise avec la légèreté d’une sylphide.
« Que de soucis et de tracas ! disait-elle à ses femmes. J’aurais besoin des ailes de l’ange. »
Oh ! des ailes ! elle en avait : mais c’étaient celles du papillon.
Madame de Sénard, revenue à elle, raconte en détail à son amie toutes les circonstances du fatal duel. Le comte Raoul devait se battre à l’heure de minuit : mais un billet écrit de sa main, et parvenu à son adversaire au moment même du combat, avait fait retarder jusqu’au point du jour le déplorable rendez-vous. Une dame mystérieuse qui accompagnait le voyageur inconnu avait en vain tout essayé pour empêcher la rencontre d’avoir lieu : les coups de feu s’étaient tirés... Un des combattants était mort.
« Et le vainqueur ? demande Amélie.
– C’était mon fils : répond la marquise. Il a dû fuir. On veut le poursuivre.
– N’a-t-il aucune blessure ?
– Aucune.
– Où est-il ?
– Près de chez vous.
– Il vous en a donc informé ?
– Son message est en termes vagues ; mais, comme il m’engageait à me rendre à Marcélias, je présume que son intention est de venir en secret m’y faire ses adieux. Puis ce qui m’éclaire encore à cet égard, c’est le sentiment qui a dû le pousser aux lieux que vous habitez ; son cœur voudra parler au vôtre...
– Au mien !...
– J’ai compris sa pensée. Il partira d’ici pour Alger : puis, l’horrible affaire assoupie, il reviendra vers celle qu’il aime...
– J’y vois plus clair que vous, chère amie. S’il revient vers celle qu’il aime...
– Eh bien !
– J’aurai longtemps à l’attendre.
XI.
Le meilleur médecin du pays, le sieur Crivel, vieillard instruit et expérimenté, s’est rendu près de la baronne de Lersbach. Il a étudié ses paroles, il a fait parler son délire, il a pénétré ses souffrances.
« Madame la vicomtesse ! dit-il à la châtelaine de Marcélias, votre malade est dans le plus grand danger ; et toutes les ressources de mon art sont impuissantes ; car, en elle, c’est le cerveau et la raison qui sont mortellement frappés. Si nous ne guérissons le moral, aucun salut pour le physique.
– Ne perdons pas courage, docteur ! répond Amélie désolée. Je vous mettrai au fait des mystères de son organisation, de ses pensées et de ses croyances. Vous connaîtrez ce qui la tue ; et, peut-être ici, vous et moi, nous pourrons la sauver ensemble. »
Elle a eu une longue conférence avec Wilhelmine, sur les évènements de l’auberge ; une foule de circonstances lui ont été révélées ; et, certaine d’avoir obtenu les explications les plus complètes, elle s’est rendue auprès d’Ida. Ses affectueuses paroles retirent peu à peu son amie de l’espèce de léthargie où elle paraissait plongée depuis que les potions calmantes du médecin étaient parvenues à détendre ses nerfs. Ida presse la main d’Amélie.
« Que je vous remercie ! lui dit-elle, et que je me fais de reproches ! je porte ici le trouble et l’effroi.
– Paix ! interrompt la vicomtesse, je vous soigne et j’en suis heureuse. Confiez-vous à ma tendresse, et ne vous tourmentez de rien. Tout ira au mieux : je suis là.
– Mais, reprend la baronne avec effort et recueillant ses souvenirs ; on s’est battu : le sang a coulé. »
– Un autre jour... plus tard, chère amie ! je vous expliquerai tout cela. Cause innocente du combat, vous n’avez nul reproche à vous faire. »
Ida pousse un soupir douloureux.
– Qui ? moi ! Nul reproche à me faire !...
– Non ! d’après les détails qu’on m’a donnés et les renseignements qui m’arrivent, j’ai, seule, à me plaindre de vous : votre cœur a douté du mien.
– Comment ! que signifie ?...
– Il vous aime.
– Qui ?
– À quoi bon le nommer. Mettons de côté l’embarras des dénégations et l’inutilité des détours. De la franchise, chère amie ! D’abord : ne craignez rien pour sa vie, ni même pour sa liberté ! Aucun danger ne le menace. Mais pourquoi ne m’avoir pas avoué qu’il vous plaisait lorsque je vous parlai de mes projets de mariage ? Entre nous soit dit, ma petite ! je n’y tenais pas le moins du monde : j’y aurais renoncé de suite. Je n’avais aucune passion profonde pour lui. Je vous avouerai même que je n’étais pas extrêmement éprise de son regard inquisitif et froid, qui, dans le monde, à tous moments, semblait chercher à s’introduire chez moi en façon de visite domiciliaire. Je trouvais cela importun. Chacun ses idées, n’est-ce pas ! Du reste, il s’est battu en brave ; et vous saurez qu’il est venu, après la défaite de son adversaire, se cacher aux environs de Marcélias, dans l’espérance, apparemment, d’y venir tomber à vos pieds. Nous le reverrons en secret : c’est une consolation qui ne saurait lui être refusée par celle qu’il a si vaillamment défendue. Songez qu’il a pensé périr. Il vous adore, il part, vous l’aimez !...
– Quelles paroles ! Moi, je l’aime ! interrompt la baronne en relevant son front avec une terreur mêlée de surprise et d’égarement. Je l’aime ! et l’on vient en causer avec moi comme d’une chose toute naturelle ! On n’y voit rien à faire rougir ! N’avez-vous plus aucune mémoire ? Aurions-nous tous perdu la raison ?... Mais, je suis mariée, Madame ! »
Amélie demeure confuse. La légèreté habituelle de son caractère égarait fréquemment son langage hors de la sphère des principes. Elle avait débité à son amie, étourdiment et sans réflexion, tout ce qui lui avait paru pouvoir être des consolations à son cœur et des distractions à son esprit. Trois mots, proférés d’un ton ferme, ont fait monter le sang à ses joues ; elle a eu honte, elle s’est tue.
« Madame, je suis mariée ! répète Ida d’un air solennel. »
Les mains croisées sur sa poitrine, elle prie... et à haute voix. Amélie n’ose l’interrompre.
« Ô ma mère, qui êtes au ciel !... ma mère ! venez à mon aide. Que mes souffrances, une à une, me soient comptées là-haut quelque jour !...
« Chassez loin de moi, Dieu clément, les conseils de l’esprit du monde, les tentations de l’orgueil, et les poisons du sentiment ! Pas d’images consolatrices, plutôt des peines vengeresses. Ne m’épargnez plus ici-bas ! Frappez encore, il faut que j’expie !... »
Le docteur Crivel est entré, quelque agitation se remarquait sur son visage. Il tire à part la vicomtesse.
« Je me disposais à vous quitter, lui dit-il à voix basse, pour aller porter mes soins à la dame Allemande, votre voisine, qui, de retour d’un long voyage, est au pays depuis hier ; je ne la croyais que souffrante : jugez de ma surprise, Madame ! j’apprends à l’instant qu’elle est morte.
– Morte ! interrompt la vicomtesse, ah docteur ! quel trait de lumière !...
– Madame, je ne comprends pas.
– Je le crois bien.
– Veuillez m’expliquer !
– Pas ici : chut ! on nous écoute.
– Madame !
– Allez m’attendre au salon.
– Et votre amie ?...
– Elle est sauvée. »
Le médecin, abasourdi, s’est retiré sans ajouter un mot ; et la vicomtesse, toute à l’idée soudaine qui venait de s’offrir à elle comme une clarté merveilleuse, s’est rapprochée de la baronne. Elle s’assied près de son lit ; une secrète joie éclate sur ses traits, et son regard est plein de tendresse.
« Si je ne craignais, lui dit-elle, votre nature impressionnable qui, s’exagérant le bien et le mal, se fait de toute chose un supplice, je vous offrirais, chère Ida, quelques images consolantes.
– En est-il encore pour moi ! répond madame de Lersbach. Échanger la misère d’ici-bas contre l’éternité d’en haut, voilà mon unique pensée. Paralysée au moral comme au physique, je vais en arriver bientôt à chercher mes douleurs et à ne plus pouvoir les retrouver. Que ferais-je désormais en ce monde où je vivais autrefois par la souffrance, où je ne vis plus par rien aujourd’hui ? Me parler à moi, d’avenir et de consolation !... Je ne comprends plus l’espérance.
– Vous vous trompez, reprend Amélie, nous nous sommes toujours comprises, et je suis l’espérance même. Ida ! nos deux âmes s’entendent.
– Naguère, je l’avais pensé, réplique amèrement la baronne ; mais maintenant, convaincue comme vous l’êtes de l’absurdité de mes croyances, et me jugeant la tête perdue...
– Moi, ma très-chère, quelle erreur ! J’ai douté un instant, je l’avoue, de la doctrine de vos pères, j’ai fait le Moïse au rocher et le St Pierre sur les eaux : mais je viens, et à l’instant même, de reprendre mes convictions et mon enthousiasme : je crois à l’autre Ida comme à vous, et j’en bénis le juge suprême ; car, vos croyances étant vraies.....
– Eh bien !
– Eh bien ! vous êtes sauvée ! »
La pauvre malade a relevé la tête avec une étrange expression d’espoir et de peur, d’étonnement et de doute. Son œil a repris de l’éclat.
« Vous avez quelque chose à m’apprendre ? quelque chose d’extraordinaire ? Serait-ce relatif au duel ? Mais que pourrait-il y avoir là d’heureux pour moi ? Ne suis-je pas la cause d’un meurtre ? Un châtiment vengeur doit m’atteindre. »
Amélie hésite un instant dans sa réponse. La fable qu’elle a préparée commence à la troubler elle-même ; une sorte de honte l’arrête.
« Bah ! se dit-elle ensuite en son cœur, qui veut la fin veut le moyen ; mentir, en pareille occasion, est un devoir de charité. L’intention justifie le fait. »
Et elle reprend à voix haute.
« Rassurez-vous ! point de remords. L’adversaire du comte Raoul n’est que dangereusement blessé : il ne mourra point, on l’espère. »
Ida s’est sentie ranimée. Elle ajoutera foi aux mensonges.
« Dieu soit béni ! réplique-t-elle ; à l’heure des derniers soupirs, j’aurai une angoisse de moins.
– Ida, vous n’en aurez aucune, ce n’est pas vous qui périrez. Ne viens-je pas de vous faire entendre qu’un évènement imprévu a eu lieu, qu’il est de nature, pour vous, à changer complètement la face des choses, qu’un jour serein et pur se lève, et que si j’osais tout vous dire...
– Achevez ! je puis tout entendre, je crois même avoir deviné : M. de Lersbach est ici ? »
Elle a prononcé ces mots avec le frisson de la terreur. Ses lèvres blanchissent, sa respiration est suspendue...
« Non, dit la vicomtesse à la hâte ; non, le baron de Lersbach n’est pour rien dans le grand évènement que j’ai à vous annoncer. Ceci ne serait qu’un mari qui arrive, ma nouvelle est un ciel qui s’ouvre.
– Votre nouvelle... un ciel qui s’ouvre !
– Ou plutôt, reprend Amélie, un abîme qui se referme.
– Vous oubliez donc, dit la baronne, la fatalité qui pèse sur ma tête ! la rencontre qui a eu lieu ! rencontre que la mort doit suivre !
– Précisément, nous y voilà : Cette rencontre si terrible, eh ! ma chère ! aujourd’hui... pour vous... c’est la délivrance complète... c’est le salut... c’est le bonheur.
– Expliquez-vous !
– Du calme surtout ! j’ai commencé, je vais finir. L’Ida qui vous a tant poursuivie, celle dont la fatale existence était le désespoir de la vôtre, la fugitive vision précédant les catastrophes, la femme voilée de l’auberge, votre semblable enfin : elle est morte.
– Morte !
– Hier, à deux pas d’ici.
– Grand Dieu !
– Sur le même terroir ; et cela, sans doute, est dans l’ordre. Ainsi, tous vos malheurs sont finis. Plus d’afflictions, plus d’orages. Vous voilà libre, heureuse et sauvée.
– Elle est morte ! répète Ida. »
Sa voix n’était plus sépulcrale, l’air revenait librement à sa poitrine, une révolution intérieure semblait s’opérer en elle ; ses nerfs contractés se détendaient, et une sorte de rayon lumineux, comme le céleste avant-coureur d’une guérison miraculeuse, descendait éclairer son visage.
La vicomtesse a vu l’effet prodigieux de ses paroles. Il faut compléter le succès ; les mensonges vont affluer.
« Vous vous rappelez, chère Ida, la jeune et charmante Allemande qui était venue demeurer à Marcélias et dont l’existence errante et mystérieuse étonnait la contrée ? Je vous en ai parlé plusieurs fois. Vous vous rappelez le désir que j’avais de la connaître et l’invitation que je lui avais adressée pour mon dernier bal à Paris ? Eh bien ! cette femme inconcevable dont le visage m’était étranger, et qui dernièrement était partie avec un voyageur inconnu en pèlerinage d’amour : cette Allemande est l’autre Ida. L’infortunée, après votre entrevue à l’auberge, s’était en vain jetée entre les combattants... Elle entendit un coup de feu... Puis, ces paroles : Il est mort. On l’arracha évanouie de dessus le corps sanglant du vaincu... On l’emporta jusque chez elle, en ce pays, à sa campagne, où le docteur Crivel accourut. Quel spectacle ! Aucune ressource !... Le coup mortel était porté. La Providence, qui vous avait réunies, avait prononcé entre vous. L’autre Ida devait succomber. Le médecin, qui a tout su, m’a communiqué ces circonstances. Là, tout à l’heure encore, il me montrait, de votre croisée, la demeure où elle a rendu le dernier soupir. Il vous donnera des détails... Elle a reçu les sacrements. Le ciel en soit loué, chère amie ! votre avenir n’a plus de nuages. La santé va vous revenir ; et le bonheur enfin vous appelle. »
Madame de Crévanne, à la fois douée d’une imagination vive et d’une volubilité rare, inventait, au fur et à mesure, toutes ces belles choses, avec une imperturbable assurance, une prestesse inconcevable, et une confiance parfaite. Son récit, plein de vraisemblance, a paru la vérité même. La baronne de Lersbach, retirée du monde réel où s’éteignaient ses jours, pour le monde imaginaire où se rallumait sa vie, saisit avec transport, comme un talisman qui lui rouvrait des palais enchantés, et comme une hysope qui la purifiait des fautes commises, la nouvelle de sa délivrance. Il lui semble que les liens du mal se sont brisés, que le vent de l’infortune a cessé de souffler, et qu’une sorte de nouvelle Jérusalem va descendre d’en haut pour elle. L’exagération habituelle de sa pensée lui représente déjà son existence passée comme un cauchemar fantastique, l’heure présente comme un lever d’aurore divin, et sa position à venir comme un Éden en perspective. La main appuyée sur son front et dans une extase ineffable, elle pleure d’étonnement, d’enthousiasme et de reconnaissance. Tout en se souvenant, elle oublie ; sans méditer, elle prévoit. Son regard s’est épanoui. Elle respire, elle triomphe. C’est du bonheur sans contredit, mais c’est de la démence encore.
La vicomtesse a laissé son amie dans cette exaltation indicible, et a couru près du docteur Crivel pour lui confier ce qui venait de se passer entre elle et la baronne. Elle l’a mis au fait de ses intentions ; il a fallu lui révéler les croyances d’Ida ; elle y ajoute la fable qu’elle a imaginée ; et le médecin, dévoué, entre avec joie dans le complot. Il promet de coopérer à sa réussite ; il le pourra mieux que personne.
Un sommeil bienfaisant ferme les paupières de la malade ; elle passe la nuit dans un état de calme et presque de béatitude qui lui a redonné ses forces. Le jour suivant, sortie de son lit, elle a voulu ouvrir sa fenêtre. Les rayons du soleil la charment ; les vues de la campagne l’enchantent ; le souffle du matin l’enivre.
Cependant les heures s’écoulent. La réflexion lui revient peu à peu, entière, profonde, précise. Et cette fois, complet aussi, le souvenir lui est rendu. Ses idées se sont rembrunies ; un poids affreux revient sur son âme !... Puis, maintenant, le récit d’Amélie lui paraît avoir besoin de développements et d’explications. Il faudrait que de nouveaux témoignages lui en vinssent confirmer la vérité. Ida fait appeler son docteur.
« Monsieur ! lui dit-elle en montrant du doigt à sa fenêtre une jolie habitation peu éloignée du château : n’était-ce pas là, dernièrement, la demeure d’une Allemande ?... Une de mes compatriotes ?...
– C’était une femme charmante, répond froidement le docteur. Je l’ai visitée là bien souvent.
– Vous l’avez connue ?
– Oui, Madame ; j’avais gagné sa confiance.
– Elle a été malade ?
– Elle est morte.
– Au printemps de sa vie, Monsieur ?
– Elle avait votre âge, Madame.
– Sans doute, elle a eu des malheurs.
– Elle a beaucoup souffert, je le pense. Mais, Madame, ne vous ayant vue jusqu’à présent que dans l’ombre et sous une alcôve, j’avais mal remarqué vos traits. Ici, maintenant, au grand jour, que vous me causez de surprise ! En vous regardant... il me semble voir cette dame... Oui, l’Allemande qui est morte. Oh ! c’est à croire que je rêve ! Quel miracle de ressemblance ! »
Le visage de la baronne a repris un nouvel éclat. Un sourire plein de douceur a comme joué sur ses lèvres. Le soupçon fait place à la confiance ; et, sur ses traits rassérénés, le calme et l’espoir reparaissent.
La vicomtesse entre ravie ; elle avait écouté l’entretien.
« Docteur ! continue la baronne, toujours à la même pensée : savez-vous où reposera la dépouille de la pauvre Allemande ? Sera-ce au cimetière du pays ?
– Non, Madame. Elle a demandé, à ses derniers moments, à être transportée après sa mort, en Autriche, dans le domaine de ses pères, et au caveau de sa famille. Un vieux serviteur, qui ne l’a jamais quittée dans ses nombreux voyages, s’occupe à exécuter religieusement ses volontés funèbres ; et cette nuit même, à ce que j’ai ouï dire, le cercueil où sera le corps de sa jeune maîtresse partira avec lui en poste. Elle a laissé un testament. Madame Mulher est née fort riche... »
La baronne interrompt par un cri.
« Comment, Monsieur !... Veuillez répéter !... Vous la nommez madame Mulher ?... »
Un nuage effrayant a passé sur son front. Une violente toux l’a saisie ; et ses suffocations lui reviennent.
Le médecin, déconcerté, voit par l’effet qu’il vient de produire qu’une faute a été commise : faute irréparable peut-être. La dernière partie de son récit ne renfermait rien que de vrai : serait-ce le nom de la dame ?... Amélie s’est mordu les lèvres.
Quelques phrases, tant bonnes que mauvaises, allaient sortir des lèvres du docteur pour essayer de raccommoder la sottise : Ida ne lui en a pas laissé le temps. Elle s’est plainte d’un mal de tête horrible ; et, prétendant que le plus léger bruit la fatiguait, que le moindre mouvement lui était un supplice, elle a témoigné le désir de rester seule un instant pour reposer ses esprits troublés. On a refermé sa fenêtre ; et chacun s’éloigne inquiet.
Madame de Crévanne est venue retrouver son amie vers la fin de la journée. Elle cause avec elle d’abord, de mille objets sans conséquence ; puis, de l’air le plus indifférent :
« À propos ! ma chère ! dit-elle. Cette Allemande qui est morte !... Son nom n’est pas madame Mulher, notre médecin n’était pas parfaitement au fait ; j’ai pris des informations exactes. Mulher n’était qu’une espèce de prénom que portait l’étrangère en voyage, soit par raison, soit par caprice. On m’a montré sa vraie signature : Madame de la Mérandole. »
Et, sans la moindre affectation, Amélie change d’entretien. Mais quel résultat elle vient d’obtenir ! La baronne est ressortie de nouveau du chaos de ses perplexités et de la nuit de ses terreurs. Son amie repart triomphante.
Cependant Ida, restée seule, veut revoir l’adresse de la lettre où elle avait lu le nom de la Mérandole. Elle a cherché le sac où elle l’avait déposé : il n’y est plus, quelqu’un l’aura pris. Elle appelle sa femme de chambre et bientôt le sac se retrouve ; mais l’adresse mystérieuse ? Elle y manque, elle était perdue.
La baronne de Lersbach a renvoyé Wilhelmine ; et, immobile comme la reine Inès retirée du tombeau pour être couronnée, elle est retombée plus profondément que jamais dans ses incertitudes funèbres. La vicomtesse, éclairée à un certain point par sa femme de chambre, a pu vouloir lire le papier tombé à l’auberge avec le mouchoir de la dame voilée ; elle aura négligé ensuite, grâce à son étourderie habituelle, de remettre chaque chose à sa place. Que ces explications sont naturelles ! hélas ! et qu’elles sont affreuses ! Ida joué par ceux qui l’entourent ! Sa frêle organisation résistera-t-elle à tant de secousses ! Son cerveau, déjà ébranlé, sortira-t-il vainqueur de la lutte !...
« Je n’ai plus qu’un parti à prendre, se dit-elle. Je verrai de mes propres yeux ; je m’assurerai par moi-même... »
Et, pressant son front de ses mains, elle continue à voix basse :
« Son corps est sur le lit mortuaire. Il partira tard cette nuit. Ce soir, j’ai le temps nécessaire, j’irai seule en secret chez elle. Et là, je saurai si l’on a abusé de ma crédulité. Je reconnaîtrai l’autre Ida. »
Sa détermination prise, elle est redevenue plus tranquille ; et, la nuit à peine arrivée, elle feint l’envie de dormir. Point d’agitation sur ses traits : elle a trompé les plus clairvoyants.
« Cette nuit, dit-elle à Wilhelmine, je ne veux point que l’on me veille. Cela me serait importun. Cela troublerait mon repos. Je suis tout à fait bien ce soir, je serai mieux encore demain. »
Aucun soupçon ne s’est élevé sur ses secrètes intentions, parmi les personnes qui l’observent. On croit sa guérison assurée : son calme en est la preuve évidente.
Madame de Lersbach avait attentivement examiné sa chambre ; elle en connaît les dépendances et les issues. Elle sait qu’au fond d’un cabinet voisin se trouve un escalier dérobé qui conduit hors du château. Toutes ses mesures sont prises.
XII.
Les ombres descendaient sur la plaine. La vicomtesse de Crévanne était retirée dans ses appartements. Les bruits du service et le mouvement des domestiques se ralentissaient peu à peu ; les lumières commençaient à s’éteindre çà et là dans les différentes parties du château de Marcélias. Le silence s’étendait avec les ténèbres ; et déjà, pour la pauvre Ida, l’heure propice avait sonné.
Enveloppée d’un mantelet noir, elle s’est glissée légèrement le long de l’escalier dérobé dont elle a étudié les détours. Aucun obstacle ne vient s’opposer à sa marche. Les serrures étaient fermées : mais chaque porte, ayant sa clef en dedans, a pu facilement s’ouvrir. La baronne est hors du manoir.
Elle avait trop bien regardé de sa croisée le chemin qui conduisait à l’habitation de la dame Allemande, pour commettre la moindre erreur. La nuit, assez sombre pour favoriser sa course et la dérober aux regards, n’était pas assez épaisse pour gêner sa marche et déranger ses calculs. Elle est sortie des cours du château. Elle longe les murs du parc ; et la voilà dans la campagne.
Un petit bois est auprès d’elle. Dieu ! pourquoi ce tressaillement ? Un fouet de poste, au loin, a claqué. Elle croit entendre le bruit des roues d’une voiture sur les cailloux de l’avenue, près de la grille du manoir. Une visite à pareille heure !... Ida, par un instinct de l’âme, se dit en frémissant : « C’est Gustave ! » Elle a pressenti son époux. M. de Lersbach arrivait.
Elle ne s’est point arrêtée, ses pas se pressent au contraire. Sa tête se fend sous l’angoisse. Ô trouble ! Ô complément de tortures. Un homme est apparu devant elle... il est sur la lisière du bois ; et c’est le comte de Sénard.
Fort peu éloignés l’un de l’autre, ils se sont à l’instant reconnus. Raoul va s’élancer vers Ida : celle-ci pousse un cri d’horreur, et d’un geste l’a repoussé. Quelques derniers rayons de jour éclairaient le visage de la baronne : le comte recule épouvanté devant la sauvage expression de sa colère, où l’égarement se mêlait à l’indignation. Le malheureux tombe à genoux ; il lève humblement ses bras vers elle comme un condamné suppliant, comme une victime en prière ; puis, jetant une lettre à ses pieds, il a disparu dans le bois.
Comment se trouvait-il en ce lieu ? Hélas ! sorti de la retraite où il se cachait, il était venu rôder dans l’ombre autour du château pour y chercher les moyens de faire parvenir, à prix d’argent, par quelque serviteur d’Amélie, un touchant adieu à Ida. Il implorait une entrevue ; il sollicitait un pardon.
Madame de Lersbach, par un mouvement involontaire et machinal, a ramassé l’écrit de Raoul. Elle continue ensuite sa course avec la rapidité de la gazelle au désert. Elle côtoie un côté du village. Arrivée à l’angle d’une chaumière où brûlaient deux petits cierges au pied d’une madone rustique, elle s’arrête et ouvre sa lettre.
Du moulin de Marcélias.
« Mon adversaire est mort. Je vais fuir... »
« Il est mort ! s’écrie la baronne : perfide amie ! tu m’as trompée ! Ah ! sans doute, puisqu’il en est ainsi sur ce point, il en sera de même sur tous : complots et noirceurs m’environnent. Eh quoi ! je lis l’écrit de cet homme !... »
Elle a mis la lettre en morceaux.
Sous le triple poids du désespoir, de l’égarement et du remords, elle presse de nouveau ses pas. Le bruit d’une chute d’eau voisine frappait péniblement son oreille. Le moulin de Marcélias est à peu de distance ; et la route où elle est y mène.
L’habitation de la dame Allemande s’est enfin offerte à ses yeux. Elle est sur le seuil du logis. Elle écoute... profond silence. Elle entrouvre une porte, elle entre.
La maison funèbre est déserte. Au rez-de-chaussée, une antichambre, une salle à manger, et un salon, mal éclairés mais élégants, sont ouverts et abandonnés. Ida les franchit d’un pas ferme. Une enceinte tendue de noir est à la suite des trois pièces. Là, quel spectacle attend la baronne !
Une espèce de sarcophage est au milieu de cette salle. Le lit sur lequel l’étrangère était restée exposée vingt-quatre heures n’a plus sa dépouille mortelle ; le corps est déjà au cercueil ; et ce cercueil, qui dans peu d’heures doit cheminer pour l’Allemagne, est là, recouvert d’un drap noir, entouré de cierges funèbres. Il ne doit partir qu’à l’aurore.
Les prêtres se sont retirés. Le gardien, chargé de veiller sur les restes de la défunte, s’est éloigné quelques instants. Ida n’a rencontré personne.
Elle approche du lit de mort. Quels frissons l’ont saisie !... il est vide. Son œil hagard s’est porté sur le catafalque... Elle ose en soulever la tenture. Sa main a touché le cercueil : quel froid contact ! il est de plomb.
Les violentes commotions que l’infortunée avait ressenties depuis la fatale nuit de l’auberge, eussent brisé les natures les plus vigoureuses..... Hélas ! et debout cependant, la faible Ida luttait encore : comment expliquer ce problème ! Oh ! c’est que les ardeurs d’une fièvre brûlante, agissant sur ses nerfs tendus, donnaient leur énergie à ses membres. Son délire, c’était sa force.
Avait-elle réfléchi à tout ce qu’il y avait à la fois de sacrilège et d’insensé dans son action ? Non, certes, en aucune manière. Une sorte de puissance occulte et irrésistible la poussait audacieusement, sans plan et sans calcul, vers un but sinistre et caché.
Le couvercle de plomb sous lequel reposait l’étrangère ne devait être soudé qu’à minuit. Ida peut voir encore les restes inanimés de celle qu’on dit sa semblable ; elle prend un siège, l’approche du sarcophage dont elle écarte les tentures, monte, et entr’ouvre le cercueil.
Son mantelet noir est tombé de ses épaules. Sa robe a la blancheur d’un suaire. Elle est sans chapeau, tête nue, aussi froide que le plomb des tombeaux, et aussi pâle que la cire des cierges. Penchée sur le lugubre catafalque, et presque sous le drap funéraire dont elle soulevait les longs plis, elle semblait la morte elle-même, sortant soudain de son sépulcre, et reprenant une ombre de vie.
Elle touche le corps glacé que des lueurs sinistres éclairent. Ce corps est entièrement enveloppé d’un linceul. Elle va essayer de découvrir ses traits et d’examiner son visage. Ô terreur ! des pas retentissent. On approche... On entre...
« GUSTAVE ! »
C’était le baron de Lersbach. Il recule terrifié.
« Ida ! s’écrie-t-il hors de lui. Toi ici !... grand Dieu ! que fais-tu ? »
L’infortunée, debout et glacée, n’a ni remué ni frémi. Elle jette sur son mari un regard tranquille, morne et sec ; son doigt lui montre le cercueil.
« Ce que je fais ici ? répond-elle : je viole le secret des tombes. »
Le baron s’élance vers elle. Il l’arrache impétueusement de son siège et du catafalque. Il l’a saisie entre ses bras ; et, la posant sur un fauteuil, il la contraint à l’écouter.
« Ida ! ton amie m’a tout dit : je sais tes fatales croyances. Les mystères de ta vie m’ont été révélés. Oh ! reviens à toi, chère Ida ! C’est moi, c’est ton époux qui te parle ! nos infortunes sont finies. Remercions l’arbitre Suprême ! il nous a rendus l’un à l’autre.
– Qui ! vous ! remercier le ciel ?... a interrompu la baronne : attendez, Monsieur ! Pas encore. »
Puis, avec un sourire amer, elle se lève et le repousse.
« La mort est là : continue-t-elle. Monsieur ! en sa présence sacrée, j’ai ma confession à vous faire. Je suis aussi à l’heure suprême ; et, à cette heure, on ne ment plus. La femme qui vécut ici est, en ce moment même sans doute, aux pieds du Dieu vengeur qui la juge. Monsieur ! j’ai trahi mes devoirs ; j’ai déshonoré votre nom. Je suis flétrie, perdue, dégradée. Vous et Dieu, j’ai tout méconnu : soyez sans pitié l’un et l’autre ! »
Et la malheureuse, à genoux, courbait son front sur la poussière.
Le feu du ciel, tombé sur Lersbach, l’eût moins affreusement foudroyé. À peine arrivé chez la vicomtesse, instruit de l’état de sa femme, il avait couru à sa chambre. Quel coup inattendu ! personne. Gustave, errant à sa recherche et seul un instant loin des siens, avait rencontré tout à coup, sous les murs extérieurs du château, un inconnu de haute taille. « Celle qu’on cherche ! avait-il dit : elle a passé ici tout à l’heure. Et, de loin l’ayant observée, je puis vous apprendre ou elle est. » Le baron, conduit par cet homme, avait suivi les traces d’Ida.
La tête cachée dans ses mains, Lersbach restait anéanti.
« Point de miséricorde, Monsieur ! a repris l’épouse coupable. J’ai mesuré l’abîme infranchissable qui me sépare de vous et du passé : restez sur l’autre bord, loin de moi ! Malheur à qui vient où je suis. Ma vie n’a été qu’un long égarement. J’ai pris l’imagination pour l’intelligence, les erreurs pour la vérité, l’entraînement pour le devoir, et la volonté pour la force. J’ai tout mêlé, tout confondu ; et, ne cherchant point à lutter contre l’exaltation de ma nature, j’ai cherché, hors du ciel, la lumière ; et je me suis brisée au chaos.
– Et moi ! s’écrie le baron d’une voix déchirante : et moi ! pourquoi l’ai-je quittée !...
– Ô Gustave ! murmure Ida. Ces mots sont trop doux, ils m’accablent. Tu n’aimes plus, si tu pardonnes.
– Non, reprend Lersbach marchant à grands pas dans l’enceinte, non, je ne puis croire à la réalité de cette affreuse scène. Ceci est un rêve, une épreuve. Elle autrefois si noble et si pure ! aujourd’hui flétrie et dégradée ! C’est faux, invraisemblable, impossible. Ida ! détrompe-moi par pitié ! j’en deviendrais fou, je le sens. »
Il s’est arrêté devant elle, les larmes étouffaient sa voix.
« Ida ! poursuit-il avec passion : j’avais intérieurement promis au ciel, en m’unissant à toi, de préserver ta vie de tout danger et, par cela, même, de toute tache. Si tu avais failli, je serais coupable : car t’ayant laissée seule et sans guide, j’aurais à me dire : elle est tombée faute d’appui. Ida, songes-y : quel remords !... Justifie-moi en te disculpant. Il n’y a eu qu’erreur, n’est-ce pas ? une erreur et non une chute ? Parle ! accuse-moi s’il le faut ; mais, pour tous deux, épargne-toi. L’esprit du mal n’aura pu jeter qu’une ombre entre le ciel et ton âme : les anges défendent leurs sœurs. Avoue-le, tu exagérais : ce fut toujours là ton défaut : Ida ! lève-toi donc ! réponds-moi ! »
Les grands yeux bleus de Lersbach, plongeant dans les regards d’Ida, semblaient en quelque sorte implorer d’elle la compatissante faveur d’un mensonge. Gustave était un de ces beaux hommes du nord, de race franche et primitive, à front calme et à cœur brûlant, qu’on peut admirer sans amour, mais qu’on ne peut aimer sans admiration ; toute la poésie d’une âme forte et généreuse était empreinte sur ses traits.
« Eh quoi ! dit la baronne accablée, tu voudrais douter... pour absoudre ! Oh ! je m’estime encore, Gustave ! ne fût-ce que pour avoir apprécié ton noble cœur autrefois, et ne pas t’avoir trompé aujourd’hui. Ne point me haïr après tous les supplices que je te fais, c’est plus que de me pardonner. Mais plus de sentiment, brisons là. Monsieur ; point d’illusion trompeuse ! Il ne me reste qu’une voie à suivre : l’expiation par le sacrifice ; je ne suis plus digne de vous. Le pardon ne serait rien sans l’oubli, et l’oubli n’étant pas possible, le souvenir ne permettrait pas le pardon. Continuer cet entretien, Monsieur, serait faiblesse de votre part : ne m’adressez plus de paroles. Un regard serait de la pitié : Gustave, détournez les yeux.
– Dieu ! s’écrie Lersbach hors de lui, quel est le misérable !... l’infâme !... dont le prestige séducteur !...
– Arrêtez ! interrompt Ida : lui, un infâme ! non, Monsieur.
– Vous oseriez défendre cet homme !
– Frappez le plus coupable ! C’est moi.
– Mais le nom du traître, Madame ?
– Ah Monsieur ! ce nom, c’est du sang. Suis-je assez tombée bas devant vous ! me demander un crime de plus !
– Vous l’aimiez donc ? » s’écrie Lersbach.
Et ses dents grinçaient de fureur.
« Si le mot oui, répond la baronne, si ce mot, brisant tout lien entre nous, peut, pour votre tranquillité présente et votre bonheur à venir, vous détacher de moi pour jamais : eh bien ! Monsieur ! oui : c’est possible.
– Arrière ! et malédiction ! répond Gustave exaspéré. Vile créature !... va-t’en ! »
Et cette grande âme s’est enfoncée toute entière dans sa douleur comme on se jette dans un abîme, sans autre sensation que l’horreur.
Assis sur un fauteuil à quelque distance du sarcophage, le baron paraissait inanimé. Un silence d’airain, comme à la maison des Trappistes, s’étendait sous le toit funèbre. Ida, d’un bout de la chambre à l’autre, se traîne, toujours à genoux et le front courbé, jusqu’aux pieds de son mari ; ses beaux cheveux blonds, comme ceux de la pécheresse de Judée, tombaient en désordre sur ses épaules nues, dont la blancheur ressortait éblouissante, du milieu des tentures noires, à la clarté lugubre des cierges. Humiliée, sur la poussière, ne voulant ni pardon ni excuse, belle de son mépris d’elle-même : oh ! qu’elle était touchante et sublime, à ce moment d’horreur et de mort, dans l’immense repentir de ses fautes et son immense affliction !...
« Gustave ! dit-elle à voix basse, adieu ! tu m’as maudite, c’est bien ! je le voulais ainsi, et je pars. Loin de toi, proscrite et flétrie, reniant les jours que tu n’as pas remplis, errante au milieu des souffrances, ma voix déshonorée ici-bas, ne s’élevant contre personne, s’interdira jusqu’à la plainte : j’ai mérité mon châtiment. Adieu ! couchée avant le soir, je dormirai la première dans la nuit éternelle et sous la pierre glacée ; qu’une autre auprès de vous me remplace ! Vous, si digne d’un cœur fidèle ! ne renoncez pas à l’amour parce qu’un premier amour fut fatal. Heureuse et bénie soit la femme... qui vous consolera de moi ! Dieu vous la doit, et je l’appelle. Nul ne saura, moi disparue, si jamais je vous ai trahie ; seule, je me rappellerai... et cela pour mourir plus vite... à quel point vous m’avez aimée ! Une prière cependant, ne haïssez pas ma mémoire. Gustave ! un jour peut-être, là-haut, si Dieu pardonne au repentir, à votre départ pour le ciel, j’accourrai vers vous épurée, et nous reprendrons notre amour. »
La voix étranglée de sanglots, elle s’arrête, elle succombe ; et, sur les mains glacées du baron, ses larmes sont tombées brûlantes.
Lersbach la regarde et s’émeut. Sa tête se penche sur sa poitrine ; et la fureur s’éteint dans son âme. Ida, comme une pénitente au tribunal de Dieu, suspendue entre le ciel et l’enfer, attendait l’adieu de Gustave.
« Relevez-vous ! dit le baron en détournant la tête et d’une voix à peine articulée. Non, je ne vous haïrai point. Les âmes qui se heurtent ici-bas dans la haine ne se rencontrent plus là-haut dans l’amour ; et je veux vous revoir, Ida ! »
Ida saisit la main de Lersbach. Elle la presse sur ses lèvres ; et, se levant sans répondre, elle veut fuir... Gustave l’arrête.
« Non, s’est-il écrié : Pas encore. Attends donc que j’aie dit : Adieu !
– Tu faiblirais, réplique-t-elle. Ô Gustave ! ici même encore, je l’aime trop pour le permettre. Le monde a élevé entre nous des barrières : tu ne pourrais les franchir sans honte. Il est un avenir devant toi. Ton prince et ton pays te réclament. Moi ! je n’ai pu demeurer sans tache : toi ! du moins, reste sans reproche ! »
Elle s’élance hors de la chambre ; et, refermant sur elle la porte, elle s’échappe et disparaît...
Le baron est à sa poursuite. Mais, sortie de l’habitation funèbre, Ida franchit cours et jardins. Ses pieds rasent à peine la terre ; et, favorisée par la nuit, elle ne laisse aucune trace. Gustave l’appelle à grands cris. Nulle autre voix : aucune réponse : rien que le sifflement des vents, les ténèbres et le tombeau.
Ses pas se pressent au hasard. Il revient comme un insensé vers le logis d’où il sortait. Il se retrouve tout à coup dans la fatale chambre tendue de noir. Quelqu’un l’aborde et l’interroge. C’est un homme en habit de prêtre.
Gustave, égaré, s’agenouille.
« Mon père ! elle est perdue, s’écrie-t-il. Dieu m’a frappé : priez pour elle ! »
XIII.
Que d’alarmes au château de Marcélias ! Les heures de la nuit s’écoulent ; et la baronne de Lersbach n’a point reparu. Des domestiques, munis de flambeaux, ont couru à sa recherche dans toutes les directions et sur toutes les routes : perquisitions inutiles. La vicomtesse de Crévanne, au comble de l’anxiété, se livre à un réel désespoir. Wilhelmine erre dans les champs, appelant sa maîtresse à grands cris. Gustave, revenu au manoir où sa femme aurait pu être rentrée, en était reparti, hors de lui, pour battre le pays en tous sens. Vains efforts : pas la moindre trace. La consternation succède à l’espérance. Une sombre terreur s’est emparée des esprits. Chacun s’attend à quelque affreuse catastrophe. Ces mots, du milieu des ténèbres, ont semblé surgir : Elle est morte !
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Il était deux heures après minuit. Personne n’avait songé au sommeil sous les murs de Marcélias. La vicomtesse de Crévanne, marchant à grands pas çà et là, dans une intolérable souffrance, était suffoquée par les larmes. Aucune nouvelle tranquillisante ne venait jeter le moindre rayon consolateur sur la désolation générale. Les gens envoyés à la recherche d’Ida revenaient les uns après les autres, accablés de lassitude et frappés de découragement. Nul n’osait s’expliquer tout haut : mais chacun répétait, tout bas, ces funestes mots : Elle est morte.
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Vers les dernières heures de la nuit, le meunier de Marcélias demande à parler à la châtelaine. On s’empresse de l’introduire chez elle. Qu’aurait-il à lui révéler ? Hélas ! au seul aspect de ses traits, Amélie pressent un malheur.
« Morte ! n’est-ce pas ? s’écrie-t-elle. »
Le meunier a courbé la tête. Un oui fatal est dans son geste.
La vicomtesse est tombée presque évanouie sur un siège. Ses femmes accourent près d’elle, on la ranime peu à peu. Elle s’est remise... Elle écoute.
Voici le récit du meunier, ou du moins son rapport succinct.
« Une femme, vêtue de blanc, seule et la tête perdue... s’était offerte à lui tout à coup, à quelques pas de son moulin. Les ténèbres l’enveloppaient. Il distinguait à peine ses formes. L’inconnue s’était dirigée d’abord vers une espèce de rocher qui dominait la rivière. Là, se prosternant, les mains jointes, elle avait fait une prière. Puis, se relevant éperdue, elle s’était précipitée dans les flots ; le courant, grossi par des orages, l’avait rapidement emportée ; et, loin de tout secours humain, l’infortunée avait péri. »
Quels détails pour la vicomtesse !
« Quoi ! dit-elle l’âme navrée, vous n’avez pu la secourir ?
– La nuit était si noire, Madame !
– Et personne au moulin ?
– Personne.
– Mais vous, agile et vigoureux ?...
– Je suis tombé dans un fossé, Madame, en me précipitant vers celle que l’obscurité me cachait. J’ai pensé moi-même périr. Étourdi par ma chute, il m’a fallu un certain temps pour me relever. Et lorsque, au milieu du brouillard, je suis arrivé aux bords de la rivière qui est très-profonde en cet endroit-là, j’ai eu beau regarder : plus rien. C’était trop tard ; elle était morte.
– Pauvre Ida ! murmure Amélie. Quelle fin !... Si jeune et si belle !...
– Demain, continue le meunier, nous retrouverons sa dépouille. Cette nuit ce serait impossible. On n’y voit goutte à quatre pas.
– Ô ciel ! reprend la vicomtesse. Son corps serait encore à la merci des eaux ? Vous ne l’auriez point retirée ?...
– Cette femme... dans le brouillard... comme un fantôme, à moitié folle !... elle m’avait épouvanté. Je ne savais plus moi-même où j’en étais. Mon chien hurlait à faire trembler. On sonnait en mort au pays. Et quelle nuit ! un ciel sans étoiles. Madame : c’était comme un rêve...
– Paix ! voici M. de Lersbach. »
Le meunier a quitté la chambre ; et la vicomtesse, essayant de préparer le baron à la terrifiante nouvelle, hasarde quelques premiers mots. Mais Gustave, calme et glacé, l’a brusquement interrompue.
« Assez ! Madame. Je sais tout. »
Nulle épouvante sur ses traits. Nul désespoir sur son visage. Madame de Crévanne, connaissant son ardent amour pour Ida, a frémi de cette tranquillité si peu naturelle.
« Monsieur le baron ! reprend-elle... Sauriez-vous les bruits qui circulent ?...
– Oui.
– Monsieur ! que vous a-t-on dit ?
– Ces seuls mots, Madame : Elle est morte !
– Vous les croyez ?
– Je les accepte.
– Dieu ! murmure la vicomtesse. Quel double coup porté à la fois ! Ida morte et Gustave fou !
ÉPILOGUE.
Un mois après l’étrange disparition de la baronne de Lersbach, le château de Marcélias était désert. La vicomtesse de Crévanne, accablée de chagrin, de tristesse et surtout d’ennui, venait de quitter sa terre qu’elle avait prise en aversion. Dégoûtée même de Paris, elle était partie pour Florence : elle allait parcourir l’Italie.
Le comte Raoul de Sénard, retourné tout à coup en Afrique, était disparu du pays où il s’était réfugié, sans faire aucun adieu à la vicomtesse, et sans avoir même essayé de parvenir jusqu’à elle ; il était pourtant resté vingt-quatre heures au moulin de Marcélias, et le château n’était pas loin. Une lettre adressée à sa mère, une lettre touchante, mais ne donnant aucune explication, avait seule appris aux deux dames et sa venue et son départ.
« Quoi ! s’était dit la vicomtesse avec l’irritation du dépit, rompre ainsi ! lui ! ce cœur si noble !... Ah ! tous les hommes se ressemblent... et toutes les femmes aussi. M’ont-ils trompés, Raoul et Ida ! Si, du moins, je savais comment ! Mais non, tout en eux fut mystère. Je ne croirai à plus personne, je ne me fierai plus à rien ; et, désormais, sur toute chose, je m’en tiendrai, comme le siècle, à la négation absolue. »
Amélie, il faut l’avouer, avec son caractère franc et léger, impatient et curieux, avait dû être exaspérée des bizarres événements de Marcélias, un voile impénétrable était resté étendu sur le sort funeste d’Ida : son corps n’avait jamais été retrouvé. Le baron de Lersbach, si passionné pour sa compagne, s’était cuirassé tout à coup d’une impassibilité stoïque ; ses pleurs avaient cessé de couler ; il était reparti mystérieusement et à la hâte pour son pays, sans continuer de recherches, sans répondre aux consolations, sans écouter aucun avis. La singularité de ses manières, son apathie et sa froideur, semblaient un rôle étudié. Déconcertées à cet égard, les opinions se partageaient : les uns le disaient insensible, les autres le déclaraient fou ; beaucoup ne savaient qu’en penser.
Les bruits les plus extraordinaires et les plus contradictoires avaient circulé dans la contrée, peu après la fatale nuit. Les plus en vogue étaient ceux-ci :
« La baronne de Lersbach, avant de se précipiter dans la rivière, avait été vue, par une jeune fille du canton, sous un bosquet près du moulin. Un homme de haute stature était à genoux devant elle : il semblait implorer une grâce. Cet homme, au maintien militaire, avait de beaux cheveux bruns et de belles moustaches noires. La dame était vêtue de blanc. Le brouillard s’étant épaissi, la jeune fille les avait vus filer sur la rive et disparaître sous les ombres. Le long des saules, disait-elle ; des feux follets couraient devant eux. »
Il était évident pour Amélie, d’après cette singulière version, qu’Ida, en courant au moulin, avait rencontré sur sa route le comte Raoul de Sénard. La haute stature, le maintien militaire, les cheveux et moustaches noirs, étaient des indices certains ; mais qui les avait séparés ? »
Autre récit accrédité.
« La dame Allemande du château, peu avant sa cruelle mort, avait été vue, par un vieux berger du village, au bas de la chaussée du moulin. Un monsieur de moyenne taille lui parlait avec énergie ; il lui avait tendu les bras, et elle était tombée à ses pieds. Ce monsieur, à tournure étrangère, avait barbe et cheveux très-blonds ; le pâtre, réputé pour sorcier, y voyait toujours clair, nuit et jour. Cependant, sous l’obscurité du brouillard, ces personnes s’étaient enfuies. La dame avait l’air d’un fantôme, et le monsieur d’un magicien. C’était la conclusion du berger. »
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Il était avéré, pour Amélie, d’après cette nouvelle version, qu’Ida, se rendant au moulin, y avait revu son mari. La taille moyenne, la tournure étrangère, la barbe et les cheveux très-blonds, ne laissaient à cet égard aucun doute ; mais comment s’étaient-ils quittés ?...
Autres narrations du pays :
« Deux loups, sortis de la forêt, avaient dévoré le cadavre. Cela expliquait l’inutilité des recherches pour découvrir les restes de la baronne. Au surplus, morte en vraie martyre, Ida était montée droit au ciel. Le meunier, devenu fort riche, venait de s’acheter une ferme. On l’avait payé pour parler, et on l’avait payé pour se taire.
« Un personnage, en chaise de poste, avant le lever de l’aurore, avait traversé le pays... À ses côtés, et toute blanche, une vaporeuse figure était penchée, à demi morte. On eût dit la dame Allemande.
« La défunte flottait sur l’eau ; un vent impétueux et magique, soufflant tout à coup autour d’elle, avait emporté son corps avec une telle rapidité qu’avant cinq heures du matin, il était arrivé à la mer ; et l’océan l’engloutissait.
« Personne ne s’était jeté à la rivière. Cette nuit-là, près du moulin, il n’était venu ni homme ni femme. Si, véritablement, il y avait passé quelques individus, on eût trouvé la marque de leurs pas : or, le lendemain, point de trace ; aucun pied n’avait foulé l’herbe ; et nulle empreinte sur la terre.
« La noyée avait eu une mort affreuse. On avait entendu ses cris lorsqu’elle se débattait avec les eaux ; elle appelait le ciel à son aide ; mais, au ciel, elle était maudite ; et, sur un chat-huant monstrueux, dans des tourbillons de poussière, le diable l’avait enlevée. »
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Hélas ! que penser et que croire au milieu de ce dédale d’absurdités et d’extravagances où se perdait la vérité ! Madame de Crévanne, n’ayant pu se tirer de ces épaisses ténèbres, et fatiguée de ses inutiles perquisitions, avait donc pris, pour en finir, le parti de tout laisser là ; et, quelques semaines après la catastrophe de Marcélias, elle traversait l’Italie.
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La vicomtesse a parcouru successivement les principales villes de la terre classique des arts. Milan, Gênes, Venise, Florence, Rome et Naples ont particulièrement captivé son attention ; mais les distractions du voyage, les charmes du climat et même les hommages rendus partout à sa beauté, n’ont pu l’arracher à sa funeste maladie, à son long supplice, à l’ennui.
Neuf mois se sont écoulés pour elle dans un continuel étourdissement, dans une constante fatigue, et dans le triste vide du cœur ; elle revient enfin vers la France ; et, sur un bâtiment à vapeur, elle est débarquée à Marseille.
Son intention était de se reposer huit ou dix jours dans cette ville : une quantité de lettres l’y attendaient ; et deux d’entre elles surtout y éveillent sa curiosité. L’une lui arrive d’Afrique, et l’autre est timbrée d’Allemagne.
La première de ces dépêches était du docteur Bravin qui, ayant obtenu une mission pour Alger, était depuis longtemps hors de France.
À madame la vicomtesse de Crévanne.
Alger 1840.
Madame la vicomtesse,
« Vous avez daigné me témoigner le désir d’avoir quelquefois de mes nouvelles ; permettez-moi donc de me rappeler à votre souvenir.
« J’arrive de la haute Égypte où j’ai été faire un voyage scientifique ; et j’en rapporte une foule d’objets curieux. Mes excursions m’ont enchanté.
« Voici, Madame, un singulier épisode de mon voyage. J’ai rencontré près de Memphis le comte Raoul de Sénard ; il avait parcouru, comme moi, le vieil empire des pharaons ; mais en douce société : une femme l’accompagnait. Le singulier de l’aventure, c’est qu’il n’admettait personne auprès d’elle. Je n’ai pu qu’entrevoir, à la hâte, la mystérieuse inconnue au moment où, revenant de la fameuse Thèbes aux cent portes, elle descendait de son chameau ; son voile venait de tomber. Jugez de mon extrême surprise. J’ai cru reconnaître, en cette dame, la baronne Ida de Lersbach, cette gracieuse Allemande, qui périt d’une manière si malheureuse au moulin de Marcélias. Les mêmes traits ! la même taille ! une ressemblance inouïe !... J’en demeurai pétrifié. Ils disparurent le jour même ; et où sont-ils ? on n’en sait rien.
« Veuillez, Madame, agréer l’expression de mon respectueux dévouement.
« Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
« Le docteur BRAVIN. »
« Bravo ! se dit la vicomtesse : complication de l’énigme ! Je crois deviner cependant. La semblable de mon amie, la dame voilée de l’auberge, aura trouvé Raoul à son goût. M. de Sénard l’aura consolée de la mort de son adversaire ; et, vu l’extrême ressemblance, le comte, tout à la baronne, aura adopté l’autre Ida. Elle sera heureuse, celle-ci ! d’après la fameuse croyance. Des deux semblables, une est morte : ciel ouvert pour la survivante. »
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L’autre lettre, arrivant du nord, était du marquis d’Erbleval.
À madame la vicomtesse de Crévanne.
Frontière d’Allemagne, 1840.
Madame la vicomtesse,
« Persuadé de l’intérêt dont vous m’avez toujours honoré, je m’empresse de vous faire part de mon mariage avec la fille du comte Lubensky, jeune et charmante Polonaise que le ciel m’avait destinée.
« Je vous avais entretenu, Madame, de son extrême ressemblance avec moi : tout le monde m’assure en ce pays que c’est une garantie de bonheur ; j’en ai aussi la conviction.
« À propos de ressemblance, Madame ! permettez-moi de vous raconter un événement extraordinaire qui fait ici le sujet de tous les entretiens. M. le baron de Lersbach, après avoir perdu sa femme par un accident déplorable, est arrivé tout à coup à Vienne avec une nouvelle compagne. Il s’était fait précéder de faire-part imprimés, annonçant son second mariage ; et il sollicitait de l’empereur l’admission à la cour de celle qui portait son nom. Jugez de la surprise publique !... Chacun, en regardant cette femme, a cru revoir Ida Vanburk : même visage, même accent, tout à fait la même personne. D’où arrive cette autre Ida ? Le baron la dit orpheline ; et nul ne connaît sa famille. M. Vanburk, enthousiasmé d’une ressemblance qui lui fait l’effet d’un prodige, a, de suite, adopté madame de Lersbach pour sa fille, et l’a nommée son héritière. Tout cela paraît fort étrange. Que de conjectures diverses !... lien est qui vont jusqu’à dire que les deux dames n’en font qu’une : mais pourquoi ? Là est le mystère. Expliquera cela qui pourra.
« Je suis avec un profond respect,
« Madame,
« Votre dévoué serviteur,
« Marquis d’ERBLEVAL. »
La lettre est tombée des mains de la vicomtesse. Un long éclat de rire a suivi.
« Je n’y comprends plus rien, s’écrie-t-elle. Par ma foi ! ceci est trop fort. Ô miraculeuse semblable ! gloire à vous ! mon front se prosterne. Une Ida est montée au ciel, une autre est descendue aux enfers, elle est à la fois dans ce monde et dans l’autre. Celle-ci visite Memphis, celle-là se présente à Vienne. Noyée, elle est mangée par des loups ; veuf, son mari la rend à son père. Tous les pays se la disputent, tous les adorateurs la possèdent. Heureuse et merveilleuse baronne ! Qui jamais eut un sort semblable. Partagée et multipliée, tu prodigues tes faveurs sans exciter aucune jalousie : car il y a des Ida pour tous, et il y a des Ida partout ! »
FIN.
1 Traité des incantations.
2 Le baron de Swedenborg naquit à Upsal en Suède en 1688, et mourut en 1772. Cet homme extraordinaire, vécut 28 ans de la vie des esprits. Toujours en communication avec les puissances invisibles, il fut transporté, dit-il, par un ange dans tous les mondes créés ; et, après sa mort, l’on affirme qu’il fut vu à la fois en Angleterre, en Suède et en France. Ce prophète du nord, qui, d’après maints récits dignes de foi, avait de l’or en profusion sans qu’on en connût la source, qui voyait ce qui se passait à cent lieues de lui, et qui savait non seulement tous les secrets de la nature, mais tous les mystères de l’avenir, a écrit 60 volumes in 4o, de plus de 500 pages chacun, où il se trouve de sublimes inspirations : « Cent ans après moi, disait-il, ma doctrine régira l’Église. » Il prédit, juste et sans se tromper, le jour et l’heure de sa mort (dimanche 29 mars 1772, à 5 heures). Toutes ses prophéties, dit-on (et leur nombre est prodigieux), se sont exactement accomplies.
Plusieurs souverains désirèrent le voir, et sa mémoire est restée en grande vénération dans tous les lieux qu’il parcourut. Il serait trop long de détailler ici les faits merveilleux dont sa vie fut remplie. Ce qu’il y a de certain, c’est que les nombreux traités où il développe ses croyances fantastiques et ses opinions religieuses, ont des admirateurs passionnés. On assure que son Église, aujourd’hui, compte déjà (seulement en Angleterre et aux États-Unis) plus de huit cent mille fidèles. Le savant M. Dumas, dans ses leçons de philosophie chimique, a consacré plusieurs pages au fameux Swedenborg, chef de la secte connue en Angleterre sous le nom de nouvelle église de Jérusalem.
3 La princesse de Guéménée communiquait avec les esprits et en faisait sa société intime. Elle était de la secte des illuminés ; et rien de plus curieux que certains détails de sa vie ; il s’y trouve des choses véritablement inconcevables à force d’être merveilleuses.
4 Swedenborg assure que la plupart de ses livres mystiques furent écrits sous la dictée des anges. Lorsqu’un envoyé du ciel vint, en 1745, le chercher ici-bas, pour le transporter dans tous les mondes du firmament, il écrivit de Visu, son voyage à travers l’espace ; et ce livre scintille de beautés inouïes. Plusieurs de ses manuscrits n’ont pas été publiés. Il possédait un livre qu’il avait trouvé en Tartarie et qui, selon lui, était écrit avant la Genèse : Les guerres de Jéhovah.
5 Apocalypse, Chap. X.
6 Genèse, CHAP. 27.
7 Exode, CHAP. IX, v. 14.
8 Deutéronome, CHAP. I.