Une dernière confession sous la Terreur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Hugues d’ARTOIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Neuf heures sonnaient ! et, comme un glas funèbre, neuf coups sortaient des auvents du vieux beffroi et retentissaient jusqu’aux hameaux avoisinant les remparts de la ville d’Aire-sur-la-Lys.

Fermes et masures éteignaient leurs lumières. À quoi bon veiller plus longtemps ! L’ouvrage n’allait pas et les conversations étaient si tristes !

Cependant, de faibles rayons perçaient à travers l’huis et les volets disjoints d’une pauvre masure située près de la porte d’Arras, à l’angle des routes de Lambres et de Saint-Quentin.

Une femme, jeune encore, travaillait près de l’âtre où flambait un maigre feu de tourbe.

Elle filait, mais à chaque instant elle interrompait son travail, et, se levant, s’approchait d’une alcôve fermée par des rideaux d’indienne grossière. Elle jetait sur le lit un furtif regard où perlait une larme.

Pour la dixième fois peut-être depuis une heure, elle accomplissait ce manège, lorsque du fond de l’alcôve une voix affaiblie prononça ces quelques mots :

« Pauvre Marie ! tu veilles encore ? Je te suis une bien grande charge ! Mais Dieu aura bientôt pitié de toi. Dans quelques heures je ne serai plus là :

– Veux-tu bien te taire, vilain homme ? Tu vas mieux au contraire. La fièvre t’a quitté ce soir. »

Le malade, faisant appel à toute son énergie, essaya encore un sourire ; mais lorsque ses yeux se portèrent sur sa femme, il se sent envahi par une violente angoisse et reprit avec peine :

– Inutile de nous faire illusion. Je sens que je mourrai bientôt. Ah ! si avant de partir je pouvais voir un prêtre !

– Il n’y en a plus. L’exil ou l’échafaud nous les ont tous enlevés !

– Tous ! non, Marie. Quelques-uns n’ont pas voulu abandonner leur troupeau. Ceux-là, poursuivis, traqués comme des bêtes fauves, exercent malgré tout leur ministère de paix, souvent au risque de leur tête.

– Si je connaissais la retraite d’un de ces martyrs, je n’hésiterais pas à faire appel à son dévouement.

– Tu jouerais ta vie, pauvre femme !

– Qu’importe, Louis, si à ce prix je rendais la paix à ton âme !

– Tu ferais cela ?

– Oui, mon ami.

– Eh bien ! j’accepte cette dernière preuve de ton amour pour un mari qui, trop souvent, hélas ! t’a délaissée pour le cabaret. Au moment de mourir je reconnais mes torts. Marie, me pardonnes-tu ?

– Pauvre homme ! tu as pu te laisser égarer parfois, mais jamais je ne t’ai vu méchant. Dieu te pardonnera comme je le fais moi-même.

– Je te crois, Marie, reprit le malade en serrant la main de sa femme ; je voudrais pourtant l’absolution d’un prêtre.

– Où aller le chercher ?

– À Aire, Marie, à Aire. Je sais où se cache M. l’abbé Fournier, notre ancien curé.

– Est-ce possible ? Dis-moi en quel lieu se trouve ce bon prêtre, et dès demain, à l’aube, j’irai le demander.

– Demain ! où serai-je, demain ? Va de suite rue Saint- Pierre, chez la veuve Louchart. C’est là qu’au fond d’une cave vit le ministre de Dieu. Dis-lui qu’un moribond l’appelle à son chevet. Il te suivra aussitôt.

– Compte sur moi, mon ami. Avant une heure je serai de retour.

– Surtout, sois bien prudente. Songe à nos enfants.

– Ce que femme veut, Dieu le veut, Louis ; je saurai éviter les soupçons. »

La jeune femme n’en dit pas davantage. Elle embrassa le front pâle du malade, jeta quelques brassées clans le foyer, fit un paquet de la limousine et de la casquette à oreillons de son mari, et sortit.

Une fois dehors, la courageuse campagnarde marcha rapidement. Il faisait nuit sombre, mais elle connaissait trop bien le chemin pour craindre de s’égarer. Du reste, la route était droite, et de là elle pouvait apercevoir au loin la première lanterne éclairant les ponts de la ville.

Tout en avançant, elle songeait au moyen de franchir la porte sans éveiller la méfiance des hommes de garde. Chose peu facile dans un temps où les têtes étaient à prix et où le doute pouvait amener l’arrestation.

Heureusement pour elle, le caporal de garde ce soir-là était un mercier de sa connaissance. En voyant la sentinelle barrer le passage à une voyageuse, il s’avança, et, reconnaissant en elle une de ses pratiques, lui dit :

« Eh ! eh ! la mère, on vient bien tard en ville ? Ce n’est plus l’heure d’y apporter vos choux et vos carottes. Qu’avez-vous donc sous le bras ?

– Ah ! ne m’en parlez pas, reprit la campagnarde avec aplomb, mon gueux de mari se sera encore saoulé ce soir au Café des Patriotes. Je vais à sa rencontre.

– Je croyais votre homme malade ?

– Il n’est pas bien, en effet. C’est pourquoi je prends la peine de lui porter son manteau, reprit la femme en lui montrant la limousine qu’elle avait sous le bras.

– Faites vite alors ; la consigne est sévère. Si vous tardez trop, vous trouverez porte close. »

La brave femme n’en demanda pas davantage. Elle franchit les ponts-levis, longea la rue d’Arras et, ayant passé le Pont du Castel, elle arriva devant la petite épicerie juste au moment où la dame de céans fermait sa boutique.

« Madame Louchart, excusez du dérangement. Mon mari est souffrant, j’aurais besoin de quelques épices.

– Ah ! c’est vous, Marie ; entrez, ma bonne, je suis à vous, reprit l’épicière en plaçant son dernier volet. Que vais-je vous servir ? demanda-t-elle en rentrant avec sa visiteuse.

– Sommes-nous seules, Madame Louchart ? interrogea Marie en jetant un regard dans tous les coins de la petite boutique.

– Parlez, ma bonne, personne ne nous écoute.

– Vous avez un prêtre chez vous, Madame Louchart ? »

À ces mots, la brave femme devint blanche comme neige. Elle reprit en balbutiant :

« Un prêtre ici ! à quoi pensez-vous ? Croyez-vous que je veuille porter ma tête sur l’échafaud ?

– Soyez sans crainte, Madame. Si vous jouez votre vie en donnant asile à M. l’abbé Fournier, je compromets la mienne en accomplissant ce soir ma mission. Mon mari se meurt, il veut voir un prêtre. C’est lui qui m’a appris votre secret. »

La campagnarde n’avait pas achevé ces mots qu’un bruit de pas se fit entendre dans l’arrière-boutique. Un vieillard montra sa noble figure à l’entrebâillement de la porte et dit :

« Me voici, ma bonne femme ; j’ai tout entendu. Allons rendre la paix de l’âme à celui qui va paraître devant son Créateur.

– Monsieur l’abbé, y pensez-vous ? interrompit Madame Louchart ; vous risquez votre vie, pour sûr, en essayant de franchir la porte de la ville à cette heure.

– Ma vie est à Dieu, Madame. Remettons tout entre ses mains et marchons, ajouta-t-il en s’adressant à la campagnarde.

– Monsieur l’abbé, reprit cette dernière, je croîs avoir trouvé le moyen de sortir sans danger. Excusez ma liberté, mais c’est la seule chance de salut. Tenez, voici la limousine et la casquette de mon mari ; couvrez-vous-en. Les hommes de garde pensent que je suis venue au-devant de mon Louis, qui avait la mauvaise habitude de s’attarder au cabaret...

– Je comprends, ma pauvre femme. Votre idée est excellente. Pour une fois je ferai l’homme ivre.

– Seigneur mon Dieu ! exclama la digne marchande, un prêtre peut-il employer de tels moyens, et pour jouer sa tête encore ?

– Qu’importe, Madame, si à ce prix je dois sauver une âme ! Ne m’attendez pas cette nuit ; je rentrerai quand Dieu voudra. »

Le saint prêtre sortit le premier, suivi bientôt par Marie Queniet.

Tous deux marchèrent assez rapidement tant qu’ils furent en ville. Aux abords de la porte d’Arras, le prêtre prit une allure indécise, et la campagnarde s’en rapprocha en l’invectivant de reproches :

« Tu devrais être honteux, vilain homme, de me laisser seule tout le jour, et pour te mettre dans un état pareil ! Tu dépenses le peu que je gagne, et les enfants qui pleurent de faim ! Sans cœur, va !

– Tu n’as qu’à leur donner du pain ; c’est ton métier de les nourrir. »

La sentinelle qui avait vu entrer la campagnarde un instant auparavant était encore de garde. Il la reconnut et lui dit en riant :

« Il en tient, ton homme ! Fais attention que le citoyen ne prenne la rivière pour le chemin.

– Malheur ! c’est-y triste d’avoir un homme comme ça ! reprit la femme en montrant le prêtre admirablement déguisé sous son manteau de roulier. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il aille à l’eau ? ajouta-t-elle.

– De l’eau, reprit le faux ivrogne, c’est bon pour les femmes ! »

Les ponts étaient franchis.

Quelques minutes plus tard, le prêtre s’asseyait au chevet du malade, et, après avoir prononcé les sacramentelles paroles de l’absolution, il s’efforça de lui promettre un éternel bonheur succédant à cette vie d’épreuves.

Quand le prêtre proscrit eut exhorté à la mort le pauvre campagnard, il appela Marie, qui parut portant dans ses bras ses deux petits enfants. Elle les souleva jusqu’aux joues glacées de leur père, qui les bénit en les embrassant.

Le reste de la nuit s’acheva en prières. Vers le jour, les paupières du moribond s’agitèrent ; une dernière larme glissa sur la main de sa femme, qu’il serra dans une dernière étreinte.

« Fermez-lui les yeux, ma pauvre enfant, dit le prêtre ; votre mari a cessé de souffrir.

– Il n’est plus à plaindre, le cher homme, vous lui avez ouvert le Paradis. Mais vous, Monsieur l’abbé, qu’allez-vous devenir ?

– Ne vous tourmentez pas à mon sujet. Si Dieu le veut, je regagnerai tantôt ma cachette, prêt à répondre au premier appel des ouailles qui me sont confiées.

– Pauvre Monsieur ! et dire que vous risquez ainsi chaque jour votre vie !

– La moisson est pénible, mais la récolte en sera plus abondante. Courage et adieu, mon enfant, priez pour le proscrit. »

Et ce disant, le prêtre quitta la pauvre chaumière.

À quelques jours de là, le caporal mercier était de nouveau de garde à la porte d’Arras. En voyant passer la campagnarde sous ses habits de deuil, il l’interpella :

« Pauvre femme, votre mari n’a pas été loin !

– Que voulez-vous, reprit-elle, il avait mené pénible vie. »

La veuve éplorée venait remercier le prêtre en sa cachette de la rue Saint-Pierre.

 

 

Hugues d’ARTOIS, La tour des roches.

 

 

 

 

 

 

 

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