Moïse

 

 

 

par

 

 

 

Sholem ASCH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SHOLEM ASCH

 

Sholem Asch est né le 1er novembre 1880 en Pologne.

Il écrivit son premier livre en hébreu. Puis, abandonnant cette langue, il se mit à écrire en yiddish, notamment des pièces de théâtre qui obtinrent rapidement un très grand succès. La plus connue : « DE DIEU C’EST LA VENGEANCE » fut jouée à Berlin, à Paris (1911), à Londres et à New York.

Sa trilogie : PÉTERSBOURG, VARSOVIE, MOSCOU, écrite en France où il s’était installé après la première guerre mondiale, est, à juste titre, également très connue.

Maintenant Sholem Asch vit aux États-Unis.

C’est le plus grand écrivain moderne de langue yiddish mais, phénomène curieux, c’est avec lui que, pour la première fois, apparaît dans la littérature yiddish une œuvre d’inspiration chrétienne.

Sholem Asch, en effet, au cours d’une longue évolution, s’est rapproché d’un christianisme primitif où les influences juives occupent une place prépondérante. C’est ce qui se dégage très nettement de la lecture de ses trois dernières œuvres formant entre elles un tout : LE NAZARÉEN, MARIE, L’APÔTRE.

Malgré cette évolution, Sholem Asch garde comme écrivain yiddish une grande autorité auprès des lecteurs de cette langue. Son œuvre traduite en anglais a connu, ces dernières années, un grand succès aux États-Unis.

En France, la traduction de MARIE, qui a suivi celles du NAZARÉEN et du JUIF AUX PSAUMES, a été accueillie, par une critique unanime.

 

 

 

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SHOLEM ASCH

 

 

 

MOÏSE

 

(MOSES)

 

Traduit de l’américain par

 

EUGÈNE BESTAUX

 

PRÉFACE DE

 

MARCEL BRION

 

 

 

 

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER – PARIS

 

 

1954

 

 

 

 

 

 

 

L’évènement est la graine semée

dans les champs du temps. La graine

se décompose et disparaît. Ce qui naît

d’elle est la vérité, car il est écrit :

« La vérité sort de la terre. »

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE

 

 

 

SITUER dans l’histoire la physionomie de Moïse, et en même temps l’enrichir de toute une « reconstitution » romanesque, qui a pour objet d’évoquer l’atmosphère des siècles lointains et de nous faire pénétrer dans une âme, pareille, en somme, à l’âme de l’homme de tous les temps, voilà ce que M. Sholem Asch a voulu faire, dans son livre sur Moïse, et il l’a, à mon avis, admirablement réussi. Ce n’était pas facile ; on connaît les dangers du roman historique, et les abus de la reconstitution ; Flaubert n’y a pas échappé. L’auteur d’un pareil livre courait aussi le risque, en modernisant son personnage, en substituant une convention à une autre, de créer une figure arbitraire. Moïse, en effet, appartient étroitement à l’histoire, mais son histoire même, sous la poussée d’éléments légendaires, déborde dans le fabuleux. Il est impossible, d’autre part, de discriminer avec une sûre rigueur ce qui est la part de la tradition (si nous ne voulons pas dire légende) et la part de l’histoire. La tradition possède, malgré elle, souvent, une certaine vertu décorative qui finit, à son insu même, par défigurer les formes originelles. Certaines stylisations se produisent, pareilles à des cristallisations, qui rendent difficile, sinon impossible d’apprécier sans erreur le coefficient de vérité.

Chronologiquement, Moïse appartient à une période de l’histoire très nettement déterminée ; l’histoire d’Israël s’entrecroise d’une façon précise avec l’histoire de l’Égypte ; nous savons quels sont les pharaons qui ont gardé en captivité les Bnaï Israël, ceux qui ont régné pendant que les douze tribus traversaient le désert, et quel roi a lancé à travers la mer Rouge sa charrerie qui devait y périr tragiquement, à la poursuite des Hébreux. Moïse n’en est pas plus clair, pour autant. D’avoir traversé les tempêtes divines du mont Horeb, et d’avoir dialogué avec le Tout-Puissant à travers le tonnerre et les éclairs du Sinaï, et les flammes du Buisson ardent, il a rapporté un élément de mystère et d’étrangeté qui empêchera toujours qu’il nous soit familier. L’antiquité n’a rien à voir là-dedans ; un pharaon comme Akhenaton, qui est, à peu près, le contemporain de Moïse, apparaît infiniment plus près de nous, plus humain ; non seulement parce que nous connaissons son étrange visage, son corps à la fois lourd et maigre, et disgracieux, mais surtout parce que son idéal religieux, humanitaire, esthétique présente des côtés extrêmement modernes. Moïse, au contraire, si « moderne » qu’il soit, semble être hors du temps, peut-être parce que nous nous le représentons toujours conduisant son peuple à travers le désert, ce désert où le temps et l’espace n’ont pas de commune mesure avec les nôtres.

La vocation errante du peuple de Moïse, l’interdiction qui lui a été faite de tailler des images, comme le faisaient tous les autres peuples, nous privent des secours de l’archéologie. À un peuple nomade, seul convient le Livre ; c’est pourquoi Israël et l’Islam sont avant tout, et presque uniquement, les peuples du Livre. Les civilisations vouées à l’architecture et au sédentarisme, les Grecs, les Romains, ont des monuments, et des bibliothèques pleines de livres. Je crains l’homme d’un seul livre, disait la sagesse hellénique ; de n’avoir possédé qu’un seul livre, Israël et l’Islam ont tiré leur force extraordinaire et, en même temps, préservé leur mobilité. Nous connaissons les portraits des pharaons égyptiens, des rois assyriens, des patesi sumériens, mais nous ignorons le visage de Moïse. La tradition a fixé un certain type iconographique, sublimé par Michel-Ange, qui achève de nous déconcerter par sa fougue de colosse magicien, mais qui ne repose sur aucune donnée historique. Homme du Livre, Moïse ne peut être connu que par le livre ; le roman de Sholem Asch nous le révèle dans ce bizarre mélange de netteté et de complexité, qui tantôt révèle et tantôt dissimule cette prodigieuse personnalité.

Parce que Moïse a fait le peuple d’Israël, lui imposant la forme qui lui a permis d’accéder à l’être et d’y persister, les deux physionomies, celle du Libérateur et celle de son peuple, n’en font qu’une, en réalité. Historiquement, il est prodigieux déjà qu’un homme ait possédé l’énergie, le prestige et la ténacité qu’il fallait pour arracher aux Égyptiens des milliers ou des centaines de milliers d’esclaves dont le départ a certainement bouleversé l’économie si méticuleusement réglée du Double Royaume, pour emmener cette cohue dans le désert, obtenir et conserver son obéissance, et le conduire enfin jusqu’au seuil de la Terre promise où ces nomades enracineront leur premier État. L’homme ne réussit pas une tâche pareille sans le concours presque quotidien du miracle. Depuis le moment où, par la Voix qui retentit dans le Buisson, Moïse a été investi de sa mission, c’est-à-dire à partir de l’heure où il est devenu l’instrument du Divin, le miracle s’est mis à son service. Les prodiges jalonnent son voyage terrestre, à l’instant critique, avec la prévoyante complaisance que, dans les contes de nourrices, les bonnes fées dispensent à leurs filleuls L’usage du miracle, pourtant, n’est pas sans danger, et l’élection dont Moïse est l’objet requiert d’exceptionnelles forces, dont l’homme ordinaire est dépourvu. Physiquement, donc, Moïse sera le « surhomme » qu’a vu Michel-Ange ; socialement, la fonction de « fléau de Dieu » impose de pesantes responsabilités. Le héros de Sholem Asch n’échappe pas aux doutes qui assaillent toujours les conducteurs d’hommes, même – et probablement surtout – lorsqu’ils proclament que Dieu est avec eux, puisque la complicité divine est pour l’homme un fardeau, tout autant qu’un tremplin. Il s’agit donc, pour l’écrivain qui tente de tracer le portrait de Moïse en dehors de toute exégèse biblique et à côté de l’érudition pure, de l’expliquer, de justifier son comportement, de reconstruire son éthique et sa spiritualité, d’établir les éléments psychologiques de cette personnalité, et cela en l’absence d’autres documents que ceux-là mêmes que nous fournissent les livres saints.

Il importe d’abord que Moïse ne soit pas simplement un instrument ; qu’un principe actif, individuel, conduise ses actes, et que ceux-ci apparaissent comme les manifestations matérielles de son esprit et de son idéal. Aucun mobile vulgaire ne supporterait cette extraordinaire réussite ; Moïse ne peut être ni un ambitieux, ni un visionnaire. Sa grandeur est à la mesure de son succès. Il a triomphé des Égyptiens, du désert, des peuples hostiles à la progression des Juifs, des Juifs eux-mêmes et des ferments de désagrégation qui agissaient encore parmi eux. Quel fut le ressort majeur de cette création d’un peuple dont deux montagnes, le mont Horeb à l’aurore de la vocation, le mont Pisgah à l’heure de la mort, ont été les sommets ?

C’est la question que se pose l’historien, lorsqu’il essaie de comprendre l’histoire de Moïse. Et Moïse de répondre, par la voix du romancier Sholem Asch : « La vertu secrète grâce à laquelle j’ai surmonté tous les obstacles et échappé à tous les dangers était l’amour : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme et de toutes tes forces, et Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ces deux amours ont été mon bouclier et mon arc ; et je veux te les donner en héritage. Viens. Prions Jéhovah pour que ces deux amours ne fassent qu’un dans ton cœur. »

Il ne parle que de l’amour qui l’a inspiré, soutenu, vivifié ; il ne dit rien de « la malédiction d’être des élus ». Jéhovah est un Dieu terrible et, placé entre lui et le « peuple à la nuque raide », Moïse a plus d’une fois failli perdre courage, perdre confiance. L’amour ne lui a jamais fait défaut, non plus d’ailleurs que l’aide divine qui parfois feignait de se retirer de lui pour le mettre à l’épreuve, pour l’empêcher de s’en remettre à Dieu.

L’amour est si bien, si uniquement son mobile, qu’il s’étonne même de sa vocation. Il n’a pas eu la révélation fulgurante de sa qualité de Juif, ni même un sentiment de fraternité déterminant. Il a aimé un peuple souffrant : nous pouvons nous demander s’il l’aurait aimé victorieux et puissant. Plus tard, il l’aime probablement d’une autre manière, comme l’artiste aime sa création, en quelque sorte, et puis il s’est mis à l’aimer de plus en plus, naturellement, à mesure qu’il se donnait à lui davantage. Et il n’a jamais été découragé, malgré l’opposition de cette « nuque raide qui ne voulait pas plier, et aussi parce que, parmi ses adversaires et parmi ses partisans, il a rencontré tous les exploitants de la souffrance, tous les exploiteurs du succès, et parce qu’Israël en définitive lui a fait obstacle, lui-même, plus encore que les Égyptiens, peut-être, et les Édomites, et les Moabites.

Il a dû vaincre ses ennemis, briser les résistances des siens, se vaincre lui-même, plus d’une fois, triompher des déceptions et du dégoût, et de toute l’amertume dont les conducteurs de peuples sont abreuvés par leurs lieutenants et par les masses qu’ils conduisent. Toutes les tentations se sont offertes à ce pauvre peuple d’Israël, dans son désert : la luxure, l’idolâtrie, le doute en soi-même et de sa mission. Ces tentations, Moïse les a connues, tout comme ses propres sujets, et aussi les perplexités du chef de guerre et du chef d’État, et les incertitudes du chef religieux, responsable de l’orthodoxie du peuple élu. Car il ne s’agit pas seulement ici de l’élection d’un homme, mais de l’élection de tout un peuple, et d’une vocation dont nul ne pressent encore les sublimes prolongements et le destin d’Israël qui le réserve pour être le berceau du Rédempteur de l’humanité, du Sauveur du monde, dont Moïse est une image anticipée.

Ce n’est que par cette surhumaine puissance d’amour qui l’inspirait et, en même temps, le justifiait, que Moïse a triomphé, des autres et de lui-même. L’amour pour Dieu, d’abord, en raison de cette union mystique qui s’est formée dès le Buisson ardent, union dans laquelle Moïse se donnait et donnait aussi son peuple ; il s’est créé à ce moment-là un lien d’une extraordinaire force entre Dieu et les Juifs, qui a fortifié la théocratie réelle dont Moïse n’est que le lieutenant, et il s’est établi d’une manière irréfutable la signification sacrée de la naissance et de l’évolution d’une nation. Au milieu des peuples idolâtres, les Juifs se présentent comme les hommes d’un seul Dieu, d’un Dieu sans forme et incapable de représentation. De la cohue de dieux monstrueux qu’adoraient les adversaires et les voisins des Juifs, s’est nettement détaché ce monothéisme, si mal compris encore de la masse que le retour au Veau d’or s’accomplit presque de soi-même et d’un consentement quasi unanime de la foule et des chefs.

M. Sholem Asch a remarquablement mis en lumière, dans ce roman extraordinairement vivant, et d’une haute portée historique, ce caractère d’homme moderne, qui fait de Moïse une personnalité nouvelle, moins embarrassée de traditions que les autres chefs hébreux, puisqu’il a été prince égyptien et chef de guerre – un cosmopolite, aussi... – capable de ne retenir de la tradition que ce qu’elle a de vivant et d’éternel, et de créer une tradition, de la même manière qu’il crée une nation. Rien de forcé dans ce portrait, rien d’arbitraire. Son mérite éminent fut d’avoir assemblé sur une seule tête le casque du guerrier, la mitre du prêtre, la couronne de l’homme d’État. L’œuvre ne pouvait être totalement achevée que par un seul chef, réunissant en lui toutes les capacités et disposant de tous les pouvoirs. Aaron, tout grand-prêtre qu’il est, semble ne passer qu’au second plan : une sorte de vicaire du Chef.

Aussi Moïse a-t-il connu toutes les grandeurs, mais aussi toutes les servitudes des chefs. À son peuple qui ne consentait qu’avec regret, et en renâclant, à subir la discipline inflexible qu’il imposait, il a insufflé peu à peu le sentiment profond de sa vocation messianique ; il a châtié avec une rigueur sans défaillance toutes les rechutes dans l’idolâtrie païenne, et dans cet autre genre de paganisme qu’est la luxure avec les femmes idolâtres. Les dernières pages du livre font penser à la silhouette du Moïse d’Alfred de Vigny, mais le héros de Sholem Asch ne ressemble pas au pessimiste romantique. Ses derniers mots à son peuple sont l’ultime recommandation religieuse, la suprême discipline du monothéisme : « Écoute, ô Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est unique. »

Le départ du Chef est illuminé de cette même grandeur simple, noble et directe, qui enveloppait déjà le jeune prince égyptien, le général des guerres du Sinaï, avant qu’il ne fût devenu le Grand Réformateur d’Israël. « Ce fut dans la pleine splendeur d’une magnifique lumière que Moïse quitta les Bnaï Israël. Le peuple put donc voir de ses yeux que Moïse n’avait pas été emporté pour être emmené ailleurs ; il ne se rendait pas dans un autre pays. Il ne se refusait pas à obéir à Dieu, mais conformément à son ordre, il gravissait la pente afin d’aller mourir sur les cimes. Il s’en allait tout seul, personnage solitaire et que nul n’accompagnait... Une seule fois il se retourna, pour jeter un dernier regard sur ceux qu’il quittait. Puis il reprit son voyage. Tout ce qu’il avait reçu l’ordre de faire faire, il l’avait fait ; tout ce qu’il avait reçu l’ordre de dire, il l’avait dit. Maintenant il s’en allait tout seul, vers Dieu. Dieu qui l’avait appelé. »

La personnalité de Moïse, telle que la Bible nous la présente, et dont M. Sholem Asch dessine les prolongements, ne se conçoit qu’en jonction de cet « appel ». Son autorité sans limites, et sa modestie en même temps, viennent de ce qu’il sait être l’homme de Dieu. Chaque fois aussi que la colère de Jéhovah terrasse dans le camp des Hébreux les récalcitrants, les rebelles, ou simplement les débauchés et les sceptiques, qui mettent en péril la réussite de l’œuvre, se manifeste l’étroite union entre Dieu et son élu : je veux dire cette unité de l’homme élu et du peuple élu. Et il est magnifique, alors, de constater combien la popularité de Moïse, fondée d’abord sur le coup de force qui arrache Israël de sa prison égyptienne, consolidée par les miracles du désert, évolue progressivement tout au long de ces années, et se transforme en un véritable amour, reflet de l’amour que Moïse porte à son peuple, et par là devient un profond et lucide amour de Dieu. Par Moïse, le peuple d’Israël a accès au Divin, et se maintient dans sa communion avec le Divin, malgré les rechutes occasionnelles. Peu d’hommes, parmi ceux qui les reçurent, comprirent les commandements des Tables de la Loi. Il fallait que le thaumaturge et le tyran assurassent la victoire du législateur sacré. Solitaire, Moïse l’est surtout parce qu’il est incompris de la masse, d’une partie du clergé même ; il lui arrive par surcroît de se croire abandonné de Jéhovah lorsque l’Éternel lui expose combien l’œuvre maçonnée avec tant d’efforts, restera fragile, ébranlée parfois même par ceux qui devraient la consolider.

Comme suprême affliction et, semble-t-il, comme pour enlever au départ de Moïse le caractère d’apothéose qu’il aurait pu avoir, le Seigneur déroule devant les yeux du vieillard les afflictions qui attendent Israël, au long des siècles. C’est alors que Moïse lance vers le ciel ce cri déchirant : « Pourquoi nous as-tu chargés de la malédiction d’être tes élus ? » Il importait que cette dernière souffrance ne fût pas épargnée à l’homme qui avait tant souffert, et de toutes les manières, pour Israël. « Dieu déploya devant lui non seulement la longue route du martyre d’Israël mais aussi les interminables vicissitudes de son esprit, ses alternances d’exaltation et de dégradation, ses aspirations douloureuses vers le sublime, vers la maison de Dieu, ses chutes ignobles dans les abîmes... Moïse vit le long, long exil et la dispersion à travers lesquels son peuple laisserait à chaque pas la trace de son sang. »

Ainsi s’achève l’existence terrestre de Moïse, gravissant lentement les pentes du mont Pisgah, pour se retirer en Dieu. « Ce qui se passa sur la montagne entre Dieu et Moïse reste un secret entre eux. Mais l’amour d’Israël, l’accompagnant en son dernier voyage, lui a fait croire qu’il avait pénétré ce secret et révélé les détails de leur rencontre sur la montagne mystérieuse. » Le roman se termine sur cette phrase qui lui donne tout son sens. Ai-je bien fait d’employer le mot roman ? Le mot poème, épopée, aurait été plus juste. S’il s’agit d’un roman, c’est en tout cas d’un récit qui tient tout à la fois du roman historique et du roman psychologique ; tous les angles sous lesquels la lumière éclaire le personnage de Moïse, sont parcourus. L’exceptionnel talent de romancier de M. Sholem Asch, sa puissance visionnaire, sa vigueur dramatique se déploient magistralement dans ce livre, auquel la fidèle traduction de M. Eugène Bestaux confère un mérite de plus.

 

Marcel BRION.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

 

NOMBREUSES et diverses furent les raisons qui poussèrent Ramsès II à abandonner l’ancienne capitale royale, consacrée par tant de dynasties, à savoir la ville de Thèbes au bord du Nil, pour aller s’établir à Ramsès, sur la route-frontière conduisant aux confins de l’Asie.

En dehors de la menace des pays asiatiques qui, à cette époque, se manifestait à l’intérieur et à l’extérieur, et faisait de plus en plus pression sur l’Égypte, abstraction faite de la nécessité de ne pas perdre de vue ce monde turbulent de l’Orient, Ramsès était possédé par la manie de construire. Dès sa première jeunesse, il avait été hanté par le rêve d’une nouvelle capitale, avec des temples neufs et de nouveaux palais, et qui porterait un autre nom : le sien. Elle serait édifiée dans la province de Gochène, la province des esclaves, située dans le Delta. Et Ramsès exécuta ce projet en dépit des protestations de son grand prêtre, celui de son père, ce grand dieu Râ, de la chair duquel il était né.

Autre chose encore : le surveillant général des réserves impériales de blé, le puissant prince Pontiphos, avait élaboré un plan pour l’utilisation des innombrables esclaves en vue de la construction de villes-greniers, où l’on stockerait pour les années de disette le blé des années fructueuses. Et le premier architecte de Pharaon, le puissant prince Nabara, avait adapté ce plan au district de Gochène. Cette décision avait, elle aussi, des motifs décisifs, économiques d’une part : ainsi, les esclaves n’auraient pas à être amenés d’une autre province ; naturels, d’autre part : le sol de Gochène fournissait en abondance les matériaux nécessaires à la construction. Les riches alluvions déposées par le Nil dans le Delta se prêtaient merveilleusement à la fabrication des briques, car elles séchaient rapidement au soleil. De plus, la terre contenait beaucoup de chaux et de limon qui, mélangés à la paille, formaient un matériau solide. Les esclaves pourraient le fabriquer sur place et le livrer aux chantiers sans pertes de temps.

Depuis que la cour de Ramsès II avait été transféré à Ramsès, le Delta inférieur, tout près de Gochène, était devenu le terrain de jeux favori de Pharaon et de son entourage ; on y pouvait chasser le gros gibier à plume avec des faucons, des flèches et des projectiles en bois courbé, sorte de sport auquel tous s’adonnaient avec passion.

Lorsque le Nil, après une inondation, se retirait dans ses limites naturelles, il abandonnait une épaisse écume qui persistait longtemps dans les creux et les terrains marécageux, où le soleil ne pénétrait que rarement. Là, parmi l’abondante végétation de roseaux et de bambous, se pressaient toutes sortes de reptiles, de grenouilles ventrues, de lézards visqueux et lourds, d’animaux du Nil de couleur émeraude ayant la tête de créatures terrestres. C’était là une nourriture excellente et tentante pour toues les variétés d’oiseaux, depuis le faucon rapace jusqu’à l’aigle altier, depuis la blanche et innocente colombe jusqu’au vautour, ce répugnant charognard.

La chasse aux oiseaux était une part si intime de la vie à la cour qu’elle était strictement interdite à tous, sauf aux courtisans.

Elle était également interdite au prince Moïse. Entouré de suspicion, baigné de mystère – car nombreux étaient ceux qui se refusaient à croire qu’il fût réellement le fils de la princesse Bathiya – il était rigoureusement exclu de la suite impériale, lorsque Pharaon se rendait à la chasse dans le delta de Gochène.

À la cour, toutes sortes de bruits circulaient au sujet de cet étrange prince. Les prêtres de haut rang qui, groupés autour du tout-puissant prêtre, formaient la caste la plus influente, se répétaient confidentiellement l’un à l’autre qu’il existait au Livre des Chroniques royales un passage concernant cet étranger : il était, y lisait-on, le fils d’une esclave appartenant à la race des Hébreux, et la fille de Pharaon l’avait trouvé, tout petit, dans une corbeille qui flottait sur le Nil. Mais cette histoire ne circulait que dans le plus grand secret parmi les prêtres de la cour. Il était défendu d’y faire la moindre allusion en public. Le grand prêtre Beknékos lui-même, dont tout le monde savait qu’il considérait le prince avec hostilité et méfiance, soutenait officiellement la version adoptée par la cour, version que la mère du prince, Bathiya, défendait avec acharnement : elle l’avait mis au monde exactement comme la déesse Isis avait fait pour le dieu Horus. Pour en avoir la preuve, disait-elle, il suffisait de regarder son visages qui, avec son nez aquilin, était la réplique puissante du visage de faucon du dieu.

Quoi qu’il en fût, il était interdit au jeune prince de s’approcher des courants marécageux qui s’étendaient au loin comme de longs bras atrophiés du Nil.

L’eunuque qui accompagnait le prince pour le surveiller au cours de sa chevauchée matinale fut donc saisi d’une terreur mortelle, lorsqu’il le vit rendre la main à son cheval, de sorte qu’au lieu d’obliquer vers la rive du fleuve, comme il faisait toujours, celui-ci prit son galop vers le talus descendant au district de Gochène. Une sueur d’angoisse inonda l’esclave, tandis qu’il s’efforçait de rattraper le prince.

« Fils de Râ ! criait-il, haletant, saisi d’une panique mortelle. Chair de la chair divine ! Enfant d’Isis ! Esprit d’Horus ! Arrête ! » Enfin, il parvint à se ranger à côté du prince.

« Je descends vers les marécages, pour chasser les oiseaux. L’air en est tout rempli.

– Au nom de ta mère, enfant de Râ, esprit des dieux, ne descends pas par là ! Le Delta t’est interdit, ô divin fils d’Horus. Il t’est fermé, prohibé !

– Pourquoi m’est-il interdit ? interrogea le prince tout agité. Et, comme toujours, lorsqu’il était contrarié, la parole lui fit défaut. Il ne réussit qu’à balbutier, et son beau visage s’assombrit.

– Toi qui t’es imprégné de la sagesse du dieu Thoth, l’omniscient,  qui t’a guéri des blessures que t’avait infligées ton oncle, le dieu Seth, tu sais bien que ta mère, la fille de Râ, t’a trouvé – comme Isis trouva Horus – surnageant dans les marécages du Delta ; c’est ainsi également qu’on découvrit le cadavre de ton noble père, Osiris, le dieu de la mort, que ton méchant oncle Seth avait tué, par jalousie pour ta mère Isis. Là-bas, cet oncle est en embuscade et t’attend, lui avec qui tu ne cesses de lutter, pour venger la mort de ton père. »

Tout cela était suffisamment connu du jeune prince. Il savait que les Égyptiens le tenaient pour la réincarnation du dieu Horus. Mais il savait aussi que c’était sa mère, la fille du Pharaon, qui avait fait admettre cette croyance, ainsi que les circonstances étranges dans lesquelles elle l’avait trouvé, alors qu’il était encore tout petit. Dès sa première jeunesse, il avait rejeté cette fable. Ce que chuchotaient entre eux ses ennemis, les prêtres, n’était pas inspiré seulement par la méchanceté ; il était vraiment le fils d’une esclave de Gochène, d’une femme de la race des Hébreux qui l’avait sauvé du décret d’un précédent Pharaon, condamnant à mort tous les enfants mâles de ce peuple. C’était elle, cette esclave, sa véritable mère, qui l’avait placé dans une corbeille à la surface du Nil, où la fille du Pharaon l’avait trouvé. Telle était l’histoire vraie de son origine. Mais comment la connaissait-il ? Il lui semblait que c’était au sein de sa nourrice qu’il avait puisé ce souvenir, en même temps que l’ordre de ne jamais l’oublier. Il était trop jeune alors pour retenir ses paroles, trop jeune aussi pour se souvenir des traits de son visage. Mais l’ordre qu’elle lui avait donné était devenu en quelque sorte partie intégrante de lui-même. Et puis, il y avait autre chose encore : ce messager secret qui ne s’était approché que de lui – si, toutefois, il pouvait appeler « messager » quelqu’un qui ne lui avait jamais apporté aucun message, mais qui, lui semblait-il, ne pouvait venir que de sa propre famille – cette jeune fille mystérieuse, c’était effectivement sa sœur – par des chemins secrets et détournés, parvenait jusqu’à lui, jusque dans la cour bien gardée et étroitement surveillée du Pharaon.

Si Moïse bravait à ce moment-là l’autorité de son surveillant, cela n’avait que peu de rapports avec son désir de chasser. Ce qui le provoquait, c’était la nostalgie de visiter, ne fût-ce qu’une fois, la province des esclaves, et de jeter les yeux sur ses frères, les bâtisseurs de la ville avoisinant les terrains de chasse. Il s’imaginait que la chance pourrait le conduire à rencontrer quelqu’un des siens, sa mère, son père, un de ses frères.

Il ne réussissait pas à se défaire de l’idée que la grande fille brûlée par le soleil, vêtue comme une paysanne égyptienne, qui se tenait si souvent à la grille de la cour du Pharaon, était unie à lui par les liens du sang. Parfois, elle le regardait avec insistance, et parfois elle lui adressait un coup d’œil significatif. À ce moment-là même, alors qu’il se dirigeait vers la cité des esclaves, elle le suivait de loin ; il ne la voyait pas, mais il pouvait sentir son regard fixé sur lui. Et un besoin intense l’envahissait de connaître quelqu’un des siens, de voir ses frères au travail, de goûter sur leurs lèvres l’amertume de leur existence, d’éprouver sur son propre corps la morsure du fouet du surveillant.

Nuit après nuit, il avait été tenu éveillé par le désir et avait roulé dans sa tête des plans pour l’assouvir. Il savait que des centaines d’yeux ne cessaient de veiller sur lui ; que chacun de ses pas était noté par des espions visibles et invisibles, dont le plus grand nombre étaient aux ordres des prêtres. C’est pourquoi, après s’être suffisamment éloigné de son serviteur, il lâcha soudain la bride à son cheval, et le lança dans la direction de Gochène. Mais il savait aussi qu’il n’y parviendrait pas sans difficulté. Bien qu’il ne fût qu’un humble esclave, le domestique avait été autorisé par les prêtres à appeler du secours, si cela était nécessaire, et à ramener le prince à la cour, même par force. Il fallait donc que Moïse gagnât à son projet son surveillant terrifié ; en conséquence, il décida d’opposer une autorité à l’autre, d’utiliser les sentiments idolâtres de son esclave, de les faire servir à violer les instructions qu’il avait reçues.

« Est-ce que les Égyptiens savent que c’est à moi seul, à moi l’enfant d’Isis, à moi seul entre tous les descendants du Pharaon qu’a été confia la parole sacrée, le Nom Imprononçable du dieu Râ, que ma mère lui a arraché lorsqu’il était vieux et malade ? Toutes les portes de la nuit sont ouvertes devant moi. Par la lumière de la lune je pénètre tous les mystères et, grâce à la puissance du Nom Imprononçable, j’accomplis des miracles. »

Le serviteur faillit tomber de cheval. Il se jeta, la face contre terre, aux pieds du cheval du prince.

« Lève-toi et regarde-moi », ordonna Moïse.

L’esclave se releva et resta debout, tête basse, n’osant lever les yeux sur le prince, car il lui semblait que les rayons flamboyants de Râ, tels qu’il les envoie sur les vagues du Nil au lever du jour, ruisselaient maintenant de ce visage ; il sentait leur brûlure lui dévorer la peau.

En réalité, un changement s’était produit chez le prince lui-même, au moment où il prononçait les paroles incantatrices. Les rayons ne sortaient pas de son front, mais de ses yeux, devenus deux sources de feu. Les traits couleur d’ambre et de lumière qui s’en échappaient et se reflétaient sur sa chair étaient semblables à des flèches impérieuses brûlant tout ce qu’elles touchaient. Invisibles, elles pénétraient et blessaient. La force dévorante de son regard emplissait le son de sa voix, et celle-ci était comme le bruit d’un marteau.

« Fils de Râ ! Chair de sa chair ! » Le serviteur tremblait comme une feuille au vent, terrifié qu’il était à la pensée qu’un seul mot du dieu forcerait la terre à s’ouvrir et à l’engloutir vivant. « Que désires-tu ?

– Enfourche ton cheval et marche derrière moi. Et, quoi que ce soit que tu voies, quoi que ce soit que tu entendes, que cela reste enseveli dans le tombeau de ton cœur.

– Oui, fils de Râ, chair de sa chair ! »

Mais, une fois à cheval, il fut incapable de bouger. C’était comme si l’homme et son cheval avaient été pétrifiés.

« Pourquoi ne te mets-tu pas derrière moi ? » lui demanda Moïse sur le même ton métallique de commandement.

L’esclave frémissait et haletait. Il voyait devant soi la mort que le dieu pouvait lui infliger d’un seul mot. Il ne bougeait cependant pas. Toujours frémissant, il balbutia :

« Fils de Râ ! Comment puis-je m’écarter des bords du Nil, alors que le scribe a marqué dans son rapport : Deux chevaux, pour le prince et son serviteur, jusqu’à la rive du Nil ? »

Un léger sourire effleura les lèvres délicates de Moïse. Il songea : « L’esclavage est plus fort que la mort. » Puis, il dit :

« Un roseau courageux inscrira dans le rapport du scribe ces mots : Deux chevaux pour le prince Moïse et son serviteur, afin de se rendre au pays de Gochène. »

Alors seulement, le surveillant fut en mesure de changer de place. On eût dit que les chaînes de la discipline égyptienne étaient tombées de son corps.

Aussi loin que ses yeux pouvaient voir, le prince Moïse apercevait un vaste champ de boue rouge s’étendant jusqu’à l’horizon. Ce champ était couvert de rangées de travailleurs, longues et sinueuses, qui avançaient d’un pas rythmé. On ne pouvait, à première vue, distinguer aucun individu. Ce n’était pas à cause de la distance, mais parce que chaque travailleur dépendait tellement de la masse des autres qu’il échappait à la vue, et se trouvait noyé dans la chaîne rythmique.

Des marécages durcis émergeaient des files interminables d’esclaves portant sur leurs épaules nues des poutres, à chaque bout desquelles pendait une corbeille d’osier de poids égal. Ces hommes transportaient la terre grasse jusqu’aux endroits où les attendaient les fouleurs. Ceux-ci les aidaient à décharger leurs corbeilles, puis le matériau était mélangé à de la paille de choix. Les fouleurs entraient alors dans la masse boueuse où leur corps nu pénétrait jusqu’aux hanches, et piétinaient ce mélange. Ce travail terminé, d’autres esclaves portaient le matériau aux briquetiers qui, habilement et rapidement, façonnaient de grosses briques. D’autres esclaves nus plaçaient alors ces briques en longues rangées, en les mettant assez loin l’une de l’autre pour que le soleil pût les sécher.

À l’une des extrémités de la chaîne se trouvait une haute muraille carrée qui servait de comptoir. À côté, en équilibre habile sur un genou, se tenait un scribe inscrivant sur une tablette d’argile le nombre de briques déposées. Tant que le mur n’était pas couvert, l’insuffisance de ce nombre était évidente et, si on ne la rattrapait pas, la conséquence en était une punition pour les esclaves.

Le scribe placé au bout de la chaîne était égyptien : cela se voyait tout de suite à sa tête, à ses joues, à ses lèvres rasées. Son pagne, lui aussi, avait une forme spéciale : fait de fin lin d’Égypte, il descendait par devant à la façon d’un tablier. Son corps nu était noir comme celui d’un nègre ; son dos était large et ses bras musculeux.

Les esclaves étaient des Sémites. On le reconnaissait à leurs courtes barbes noires – dont quelques-unes étaient pointues comme celle des chèvres – et aux mèches rituelles de cheveux qui pendaient le long de leur visage. Eux aussi étaient nus, mais leurs pagnes étaient formés de bandes de toile grossière tendue autour de leurs reins. Et puis, ces pagnes n’étaient pas un ornement, à franges tricotées, comme ceux des Égyptiens ; ils ne servaient qu’à cacher leur nudité et c’est pourquoi ils ne les portaient pas flottants, mais fixés solidement au moyen de ficelles et de rubans.

On voyait saillir sur leur corps leurs côtes et leur épine dorsale. Sous la lumière étincelante du soleil, leur peau noire brûlée, mouillée de la sueur de la peur et du travail, luisait comme du cuivre. Leurs visages étaient hébétés et rongés par le souci, leurs lèvres minces, étroitement closes, desséchées. Mais dans ces faces désolées, aux longs nez crochus, les yeux étincelaient, comme s’ils émettaient par là toute l’amertume et la souffrance et la colère de ces hommes. Ils faisaient leur travail dans un morne silence ; leurs mouvements et leurs pas maintenaient un rythme lourd sous la menace des fouets, faits de roseaux du fleuve que brandissaient deux surveillants hébreux accompagnant chaque rangée d’esclaves.

Si l’on ne fournissait pas le contingent de briques, c’était le groupe entier et non les individus qui étaient punis : on les obligeait à travailler de nuit et l’on réduisait leur portion d’aliments. C’était là la raison pour laquelle chaque file d’esclaves avait des surveillants hébreux pour les exciter au travail et porter la responsabilité aux yeux du scribe. Ceux-ci étaient responsables devant les inspecteurs, ceux-ci devant les hauts fonctionnaires, et ceux-ci enfin devant le commissaire au travail.

De là où il se tenait, le jeune prince voyait les chaînes d’esclaves rattachées l’une à l’autre à tel point que la terre semblait en être recouverte. Lorsque, enfin, ses yeux se furent habitués à cette scène, les divers détails du travail lui parurent plus visibles. Alors il s’aperçut que tous les esclaves n’étaient pas employés à la fabrication des briques, loin de là ; il y en avait un grand nombre d’autres rattachés les uns aux autres par de longues cordes. Cette succession interminable de corps sombres et luisants s’amalgamait sous la forme d’un animal monstrueux aux multiples corps, aux bras et aux jambes innombrables ; à un moment, il s’arc-boutait et poussait de ses corps, de ses bras et de ses jambes, la pierre gigantesque à laquelle il était attaché. Sur cette pierre elle-même un scribe égyptien était assis ; l’effort et le mouvement de l’animal étaient rythmés par la baguette qu’il tenait à la main.

Tout d’abord, il avait semblé à Moïse que les chaînes d’esclaves occupés à la fabrication des briques, et celles qui étaient reliées à la grosse pierre, n’étaient pas composées d’êtres humains ; c’étaient comme des files de fourmis rampant sur une route ou comme un énorme mille-pieds avançant sur les sables chauds du désert. Mais plus il regardait, et plus nettement se dégageaient pour lui, de ces masses agglomérées de corps d’esclaves, les hommes qui les composaient et leurs visages. Il commençait à distinguer des individus.

Il constata que, de-ci de-là, un corps se détachait du milieu de la chaîne, qu’il se redressait, s’étirait et restait debout, en révolte absurde et douloureuse sous le fouet brûlant du surveillant, jusqu’à ce qu’il s’effondrât et fût jeté hors de la file et poussé de côté dans le sable comme une charogne. Il constata également qu’en certains points des corps se rebellaient furieusement contre leurs liens et s’efforçaient de brandir avec rage leurs bras contre leurs oppresseurs. Mais la grande majorité supportaient dans une bestiale torpeur le fardeau de leurs chaînes et la morsure des fouets.

Moïse se rendit compte tout d’un coup que ses mains tremblaient, qu’il frissonnait de la tête aux pieds comme s’il était en lutte avec une tornade. Un flot d’amertume envahit son cœur. Il était un de ceux-là. C’est là qu’il était né : son père, sa mère, ses frères étaient là. C’était par amour pour eux qu’il s’était exposé au danger, qu’il avait porté un défi aux ordres du Pharaon en venant les contempler. Mais il éprouvait autre chose encore : s’il était venu vers eux, c’était parce qu’il avait été appelé. Quelqu’un l’attendait là, qui allait le conduire à sa famille. Pourtant, à ce moment-là, alors qu’il regardait ces files d’esclaves, il lui était impossible de s’identifier avec eux. Étaient-ce là ses frères ? Comment serait-ce possible ? C’étaient des esclaves ; lui, était un prince de l’entourage du Pharaon. Il s’irritait contre lui-même, contre les sentiments de froideur, d’éloignement et même de mépris que ces esclaves éveillaient en lui. Une flamme sacrée le dévorait, sa chair frémissait de rage ; et sa rage ne s’adressait pas seulement aux inspecteurs et au système érigé par le Pharaon, mais à leurs victimes, ces esclaves.

Puis, ses yeux tombèrent sur un autre spectacle. Un peu plus loin, un certain nombre de femmes étaient assises, tenant des corbeilles de vivres et des cruches d’eau. De temps en temps un groupe d’esclaves était détaché, et les hommes épuisés se dirigeaient en chancelant, avec tout ce qu’il leur restait de forces, vers ces femmes.

Celles-ci se levaient et couraient à leur rencontre ; elles les accueillaient tendrement, essuyaient de leurs mains la sueur qui coulait de leur visage et de leur corps. Elles ôtaient leurs fichus et les mettaient sur la tête des hommes, afin de les préserver des rayons brûlants du soleil ; elles les aidaient à atteindre la place où ils se reposeraient. Quelques-unes d’entre elles les faisaient s’appuyer sur leur giron et essuyaient avec la langue les gouttes de sueur que leur arrachait la souffrance ; elles haussaient leurs cruches jusqu’aux lèvres des hommes et, de leurs yeux nostalgiques, des regards de réconfort et de consolation se posaient sur leurs visages inclinés et souffrants.

La tendresse de ces femmes émut profondément Moïse. Pourtant, il y avait dans cette scène quelque chose qu’il n’arrivait pas à comprendre. Il se rapprocha du groupe, et s’adressa à un inspecteur qui, de toute évidence, mesurait le temps de repos. Il lui demanda :

« Qui sont ces femmes ?

– Les épouses des esclaves. Elles viennent à l’heure du repos de leurs maris, et leur apportent à manger.

– Les esclaves ont des femmes ?

– Les esclaves hébreux restent attachés à leur famille. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour les arracher à leur groupe familial et pour les séparer de leurs femmes ; nous n’y avons pas réussi. Elles sont toujours restées fidèles à leurs maris. »

Moïse restait immobile. Une grande joie était dans son cœur. Avec des yeux nouveaux et des sentiments différents, il contemplait ces familles d’Hébreux.

« Des esclaves qui restent avec leur famille ne sont pas des esclaves », se disait-il à lui-même.

Alors il remarqua deux yeux jeunes qui s’étaient arrêtés sur lui. C’étaient des yeux qu’il connaissait : ils appartenaient à la femme qui l’avait suivi pendant de longues années, qui l’avait guetté depuis la grille du palais ou dans l’ombre des colonnades, celle à cause de qui il avait pris la décision téméraire d’aller rendre visite aux esclaves.

Alors, se retournant, il leva les yeux vers elle. Elle se tenait au milieu d’un groupe de femmes qui s’occupaient de leurs maris, et son regard ému était fixé sur lui. Il était évident qu’elle cherchait à deviner quelle impression cette scène avait produite sur lui, car un regard pareil à un éclair avait illuminé son mince visage, farouche, brûlé par le soleil.

Moïse regarda autour de lui et aperçut l’eunuque, son serviteur, qui, le suivant pas à pas, s’était égaré dans le groupe en désordre des esclaves au repos et de leurs femmes. Aiguillonné par le désir impérieux de voir ses parents, Moïse bondit aux côtés de la femme et, la saisissant par la main d’une étreinte douloureuse, il lui dit presque avec colère :

« Vite ! Conduis-moi à mes parents ! »

Il ne dit rien de plus. En toute hâte il la suivit.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

 

LE camp des esclaves se trouvait à peu de distance du lieu où l’on construisait. Il se composait de tentes légères, faites de tiges de bambou recouvertes de feuilles de palmier et tapissées de roseaux entrelacés. La vie du camp se passait entièrement au grand jour, car la plupart des huttes n’avaient que trois côtés ; quelques-unes seulement possédaient des portes fragiles faites de branches assemblées.

Moïse s’arrêtait de temps en temps devant l’une des tentes, sans tenir compte de l’impatience de son guide : Miriam, ainsi qu’elle lui avait dit qu’elle s’appelait. Avec des yeux ardents, il examinait la vie qui se déroulait autour de lui ; il notait l’activité de ce peuple. Il y avait beaucoup d’enfants dans ce camp, des enfants de tout âge, pareils à des troupes de poussins.

Soudain, il entendit des éclats de voix. Il se retourna et vit une mère, d’une taille haute et vigoureuse, luttant corps à corps avec des gardes égyptiens. Il la vit étreindre furieusement deux petits enfants terrifiés qu’elle serrait énergiquement contre elle ; hurlant de sa bouche grande ouverte, les yeux remplis de terreur et de rage, les cheveux en désordre, elle se battait contre les hommes qui s’efforçaient de lui arracher ses enfants.

D’autres femmes abandonnèrent leurs travaux de jardinage ou les feux brûlant devant leur autel, et lui vinrent en aide. Une bataille furieuse s’engagea entre les femmes et les gardes. Les deux petits menacés poussaient des cris aigus, et leur mère enfonçait ses dents dans le bras nu d’un garde qui avait saisi l’un des enfants et l’entraînait loin d’elle. Un autre garde avait tiré un poignard de sa ceinture : il frappa l’enfant que sa mère continuait à retenir de toutes ses forces. Un flot de sang inonda la femme, l’enfant et le garde. Alors, la mère perdit courage ; elle continuait pourtant à tenir contre sa poitrine son enfant transpercé, afin de cacher sa blessure. Pendant ce temps-là, les gardes avaient emporté l’autre petit et s’étaient éloignés avec lui, laissant celui qui mourait entre les bras de sa mère.

Moïse avait pâli. Ses lèvres tremblaient et sa main cherchait son épée à sa ceinture. Mais, avant qu’il l’eût tirée, il sentit les doigts de Miriam se refermer énergiquement sur son bras.

« Regarde bien, vois tout, et tais-toi, lui dit-elle.

– Qui sont ces gens ? demanda Moïse, bien qu’il connût d’avance la réponse.

– Des gardes de Pharaon qui viennent chercher les enfants mâles que les femmes des Hébreux ont cachés. »

Miriam, le prenant par la main, l’emmena.

Il entendit quelqu’un éclater de rire derrière lui ; c’était comme un torrent qui eût crevé une digue. En se retournant, il vit la mère dont l’enfant avait été massacré, tandis que l’autre lui était enlevé ; sa bouche était grande ouverte, ses yeux étincelaient dans son visage couleur de terre noire, ses cheveux déferlaient sur son corps nu. Elle tenait dans ses bras l’enfant mort, et des éclats de rire s’échappaient de ses lèvres.

Une femme cria aux gardes qui s’éloignaient :

« Pour chaque enfant que vous nous prenez, nous en aurons dix autres ! »

« Nous jetterons notre semence comme le sable sur la grève », hurlait une autre de l’entrée de sa tente.

« Viens, dit Miriam ; on nous attend. » Et Moïse, sortant de sa stupeur, la suivit en silence.

Ils parvinrent enfin en un coin du camp où les huttes n’étaient plus couvertes de roseaux entrelacés sur des tiges de bambou : là, les parois étaient faites de la boue du Nil, et les feuilles de palmier sur les toits étaient, elles aussi, recouvertes de boue. Les terrains qui entouraient ces huttes étaient mieux entretenus ; ils étaient couverts de rames de haricots, d’avoine et de seigle ; chaque culture était à part dans des plates-bandes séparées. Près de quelques huttes, il y avait de petits bassins, alimentés par le Nil, sur lesquels nageaient des canards et d’autres volatiles.

Finalement, Miriam conduisit Moïse à une hutte de roseaux, protégée par un bosquet de bambous. À l’entrée, devant laquelle était suspendue une étoffe tissée, une famille composée de trois personnes l’attendait.

« Prince Moïse, voici votre père Amram, votre mère Yokhébed, et votre frère Aaron », dit Miriam.

Moïse avait les yeux fixés sur le visage de sa mère et ne pouvait les en détourner. C’était un visage tout labouré de sillons et de rides ; la peau en était complètement brûlée et ravagée. Sa gorge était haute et gonflée. Elle répondait à son regard avec des yeux dont l’énorme cornée était couverte d’un réseau de veines rouges ; les orbites étaient rouges également. Tout émue, elle détournait ses lèvres contractées et gonflées, et Moïse voyait la dent unique qui restait encore fixée à la gencive. Il contemplait ses bras usés par le travail, qu’elle tenait croisés comme pour cacher sa gêne, puis ses pieds nus, aux orteils épais, recourbés comme les racines des plantes. Un sentiment de tendresse s’empara de lui. Comme à travers un épais brouillard, il se remémorait ces traits qu’il avait connus dans sa plus jeune enfance, lorsqu’il reposait dans le giron de cette femme.

Ce qu’il percevait le plus clairement sur le visage de sa mère, avec ses innombrables sillons assemblés autour de sa bouche et de ses yeux, c’était l’agonie de toutes les mères juives d’Égypte à qui leurs enfants, avaient été dérobés. Dans ses mains, il reconnaissait les mains de toutes les mères qui n’avaient cessé de lutter comme des démons pour la vie de leurs tout petits ; dans son regard, le regard désespéré qu’elles jetaient vers leurs enfants disparus.

Il s’inclina vers elle ; il posa ses bras autour de son cou, en un geste qu’elle n’aurait pas osé faire ; il baisa les larmes amères qui coulaient de ses joues.

Ce fut seulement quand les salutations eurent pris fin, que le prince parla d’une voix hésitante :

« Qui êtes-vous ? dit-il. D’où venez-vous ? Quelle est votre origine ?

– Nous sommes des Hébreux, tel est notre nom ; nous sommes les descendants du père de notre peuple, Abraham, qui est venu d’au-delà du fleuve. Mais on nous nomme aussi les Israélites, c’est-à-dire les enfants d’Israël, ce qui est le nom d’un autre de nos ancêtres qui nous a amenés ici en Égypte. Nous venons des pays situés de l’autre côté du désert ; et nous espérons que l’Esprit qui a révélé cela à nos ancêtres nous y reconduira un jour.

– Mais comment se fait-il que vous soyez ici, en Égypte ?

– Un des ancêtres de l’une de nos tribus fut jadis un des maîtres de l’Égypte. Il y fut suivi par les ancêtres des autres tribus. Nous sommes venus ici librement. Mais les Égyptiens nous ont opprimés et réduits en esclavage. »

Moïse scrutait du regard le jeune homme qui lui répondait. C’était Aaron, son frère. Il était grand, bien bâti ; une barbe noire, coupée droit suivant la mode assyrienne, entourait son étroit visage. Ses cheveux descendaient en boucles soigneusement ondulées, pareilles à celles d’un des courtisans du Pharaon ; elles venaient d’être enduites d’huile. Il ne portait pas le vêtement des esclaves, mais une robe de lin blanc, ornée de rayures noires et violettes, qui lui couvrait le corps depuis le cou jusqu’aux sandales. Et Moïse remarqua avec étonnement que son frère lui répondait dans la langue copte, la langue des savants, scribes ou prêtres égyptiens, et non dans l’un des dialectes sémitiques.

« Comment se fait-il, demanda-t-il, que vous ne soyez pas à travailler avec les esclaves ? Remplacez-vous le travail dans les champs par un autre travail ?

– Notre tribu, lui répondit Aaron, a conservé du passé le privilèges d’être affranchie du travail des esclaves, parce que c’est nous qui sommes les prêtres et les gardiens de la tradition pour toutes les autres tribus.

– Et le Pharaon reconnaît ces privilèges de votre tribu ?

– Les privilèges de notre tribu sont inscrits dans le code législatif égyptien, et sont consacrés par la tradition pharaonique. Ils ont été obtenus par notre tribu à l’époque où les Pharaons asservirent notre peuple. Nous avons revendiqué alors nos droits sacerdotaux et refusé d’être assujettis au travail des esclaves.

– Mais alors, répliqua Moïse, si le Pharaon vous reconnaît comme étant la tribu des prêtres des Hébreux, il doit reconnaître aussi que les autres tribus ne sont pas composées d’esclaves, car les esclaves n’ont pas de prêtres. Seuls les hommes libres en Égypte ont la permission de servir et d’adorer des dieux.

– C’est là pour nous la preuve que l’asservissement de notre peuple n’a jamais fait partie de la législation égyptienne. Nous n’avons pas pénétré dans ce pays comme prisonniers de guerre ; nous y sommes venus en qualité d’hommes libres, à la demande du Pharaon. Et ces pourquoi nous défendons avec tant d’ardeur les privilèges de notre caste sacerdotale. C’est nous qui tenons les registres des naissances. Tout enfant né de notre peuple est inscrit dans les listes de sa tribu, et notre tâche est de veiller à la pureté des familles.

– Tout enfant ? demanda Moïse. Y a-t-il parmi vous des enfants mâles que les gardes du Pharaon n’ont pas fait disparaître ?

– N’avez-vous pas entendu ce que cette femme a crié au garde ? demanda Miriam. Pour chaque enfant que vous nous prenez, nous en aurons dix autres ! »

Aaron reprit la parole : « Nous avons des endroits secrets, des cavernes creusées dans le désert, où nous cachons nos enfants aux inspecteurs du Pharaon. C’est là qu’ils sont élevés par des sages-femmes et des nourrices. Miriam que voici est l’une d’elles. Ces enfants restent avec leurs nourrices assez longtemps pour apprendre des anciens et des chefs les traditions et les lois de notre peuple, chaque enfant étant instruit par des maîtres appartenant à sa tribu. Après quoi, par l’intermédiaire de nos surveillants, nous les envoyons au travail avec les autres membres de leur famille. Parfois les inspecteurs du Pharaon les reconnaissent comme nouveaux venus, comme des enfants devenus adultes et qui n’ont pas été livrés à eux au moment de leur naissance. Lorsque cela se produit, ce garçon risque d’être pris et enfoui vivant dans les murs de quelque édifice. Mais, très souvent, nous réussissons à acheter l’un des inspecteurs ou des scribes, et il ferme les yeux. C’est ainsi que nous maintenons notre lignée.

– Mais dans quel but ? Afin de pouvoir continuer à vivre dans l’esclavage ?

– Le jour de notre rédemption viendra. Et c’est pourquoi nous vous avons envoyé chercher, mon frère. Notre père et notre mère, ainsi que chaque homme et chaque femme en Israël, attendent le signe de Dieu annonçant que la fin de notre asservissement est arrivée et que l’heure de la délivrance est venue.

– Comment savez-vous ces choses-là ?

– Nos Anciens, gardiens de la tradition, ont calculé que bientôt seront écoulés les quatre cents ans que Dieu a prescrits à nos pères comme terme de notre esclavage, quand il a conclu l’alliance de fidélité avec notre ancêtre Abraham.

– Mais est-ce que les dieux ont fait avec nous également une alliance de fidélité ?

– Il n’y a pas de dieux, répliqua Aaron d’une voix sévère. Il n’y a qu’un seul Dieu vivant, celui qui gouverne le monde.

– Il n’y a qu’un seul Dieu ! reprit Moïse d’un ton pensif. Il y a eu parmi nous, en Égypte, un Pharaon qui voulait remplacer tous les dieux par un seul Dieu. Après sa mort, on a détruit tous ses temples et rétabli les anciennes divinités. L’Égypte ne veut pas de dieux vivants, elle ne veut que des dieux morts.

– Je le sais, répondit Aaron. Mais le Dieu de nos pères n’est pas un dieu vivant inconnu, tel que celui que le Pharaon voulait introduire chez les Égyptiens. C’est le Dieu unique et vivant d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

– Et quel est son nom ? demanda Moïse.

– Pourquoi connaîtriez-vous son nom ? Personne ne peut forcer Dieu à lui obéir par des moyens magiques, en se servant de son nom, ainsi que l’a fait Isis avec Râ.

– Comment sais-tu ce qui s’est passé entre Isis et Râ ?

– Les livres des prêtres égyptiens n’ont pas de secrets pour moi.

– Il semble en effet que tu les aies lus. Mais ce que je voulais savoir, ce n’était pas tant le nom de Dieu que son identité. Est-ce un dieu connu ?

– Nous le connaissons par nos ancêtres.

– Comment cela ?

– Notre tradition, les coutumes de ceux qui nous ont précédés, les vérités de notre foi transmises de génération en génération, ainsi que nos Anciens, tout cela veille sur notre croyance.

– Qui sont vos Anciens ?

– Les Anciens d’Israël, les Lévites parmi lesquels tu es inscrit. Ils habitent à l’écart, dans des retraites que nous avons creusées pour eux dans la montagne, où ils apprennent et étudient la tradition qui nous a été transmise depuis les premières générations et qu’ils gardent dans toute sa pureté. Ils connaissent nos origines, la vie de nos patriarches, le texte de l’alliance conclue entre Dieu et nos premiers ancêtres. Il est possible aussi qu’ils connaissent le nom de notre Dieu ; mais, s’il en est ainsi, ils gardent le secret, car il est interdit de prononcer son nom parmi nous.

– Conduis-moi à eux, mon frère Aaron. Je voudrais apprendre tout ce que l’on sait, ou tout ce qu’il est permis de savoir, tout ce qui concerne les patriarches, la tradition, la foi,... tout.

– Comment cela ? demanda Aaron. Voudrais-tu demeurer parmi nous ?

– Je veux attendre avec vous la rédemption promise par Dieu à nos ancêtres.

– Et échanger le palais du Pharaon pour nos misérables huttes et notre servitude ? demanda la mère d’une voix joyeuse.

– Mais votre pauvreté et votre servitude ne sont-elles pas ma pauvreté et ma servitude ? » repartit Moïse en se rapprochant de sa mère.

Il remarqua qu’elle était toujours là debout et les bras croisés. Il prit ses mains dans les siennes et la regarda les yeux dans les yeux. Les mains de toutes les femmes juives à qui leurs fils avaient été arrachés étaient là, dans ces doigts déformés, semblables à des racines, qui étaient comme des lamentations faites chair. Il porta ces doigts à ses lèvres.

« Tu serais dans un danger mortel, si tu restais avec nous.

– Bien plus terrible était le danger quand tu préparas cette petite arche de bois et me déposas sur les eaux du Nil. Mais le Dieu de nos pères m’a sauvé. »

Le vieil Amram leva les bras au ciel et balbutia : « Je te remercie, ô Dieu de nos pères, pour avoir raffermi, même dans la profondeur de la demeure du Pharaon, l’alliance existant entre Toi et mon fils ! »

« Mon frère, reprit Aaron, as-tu oublié que nous sommes ici en esclavage ? Comment pourrais-tu vivre ici, après avoir vécu dans le palais du Pharaon ?

– Vous êtes bien plus libres que je ne le suis dans ce palais. »

Le silence retomba sur tous les autres membres de la famille, rendus muets par la révélation de cet emprisonnement auquel Moïse était soumis.

« Est-ce que la fille du Pharaon est bonne pour toi ? demanda la mère avec inquiétude.

– Ma mère Bathiya est aussi douce pour moi que toi-même, ma mère Yokhébed. Ne m’a-t-elle pas adopté pour son fils ? Et pas seulement le premier jour ; mais, depuis, également, elle m’a protégé du mal et m’a sauvé de la mort. »

Un regard de surprise brilla sur le visage d’Aaron et de Miriam en entendant leur frère parler ainsi ; mais sa mère, en dépit de la peine que ces paroles lui causaient, dit humblement : « Elle t’a retiré des eaux et donné le nom de Moïse ; elle m’a permis de te nourrir de mon lait, et elle t’a installé dans son cœur comme si tu avais été son vrai fils.

– Elle m’a défendu, comme la lionne défend ses lionceaux, contre les atteintes de Beknékos, le grand prêtre », ajouta Moïse.

Alors, Miriam prit la parole : « Avec tout le respect que j’ai pour notre frère Moïse, et si mes paroles trouvent grâce devant toi, mon frère Aaron, il ne me semble pas prudent que Moïse, tout d’un coup et sans préparation, sans que sa mère, la fille du Pharaon, en soit informée, quitte le palais royal. Ses pas sont étroitement surveillés ; dès qu’il aura disparu, on enverra des milliers d’espions et de gardes. Beknékos a des espions parmi nous, à Gochène. Ils viendront le chercher et, qu’ils le trouvent ou non, ils découvriront les enfants que nous avons cachés dans les cavernes du désert ; et nous perdrons les enfants et leurs mères. Permettez-moi donc de conseiller à Moïse de retourner au palais du Pharaon et de confier à sa mère qu’il a retrouvé son peuple et ses frères et qu’il désire séjourner un certain temps parmi eux. Elle est très bonne pour toi, Moïse, et te permettra de suivre l’appel de ton cœur, et te protégera contre tes ennemis, ainsi qu’elle l’a fait jusqu’ici. »

Ce fut l’opinion de Miriam qui prévalut. Moïse prit congé de son père et de sa mère, de son frère et de sa sœur, en les embrassant et en pleurant sur leur épaule. Il retourna à Pithom, où il retrouva son domestique-surveillant qui l’attendait avec les chevaux.

Lorsque, sur la voie du retour, Moïse descendit dans la vallée marécageuse qui borde Gochène, il fut environné du frémissement terrifiant d’ailes sans nombre. Il avait chassé de leurs retraites les oiseaux nichés dans les roseaux et qui s’élevaient pareils à un nuage par-dessus le tonnerre des sabots au galop. Le soir était venu, le soleil se couchait dans un ciel d’eaux rouge sang, contre lequel se dressaient quelques bambous isolés, émergeant d’un îlot solitaire. Soudain, il reçut un coup dans la poitrine, et sa main, haussant les rênes, saisit une colombe effrayée qui s’était envolée vers lui, comme pour lui demander sa protection. Il ne savait pas ce que voulait l’oiseau, mais, instinctivement, il le prit sous sa tunique et le laissa se réfugier contre sa chair. Soudain, il sentit une morsure brûlante à son bras. Il tourna les yeux et vit un faucon furieux qui attaquait son bras de son bec aiguisé.

Moïse sourit et étendit le bras sur lequel s’était posé le faucon. Et, comme se parlant à lui-même, il dit :

« Oiseau de proie, tu as ma chair ; mais je ne te livrerai pas cette colombe. »

Et il continua à réchauffer contre sa poitrine la colombe qui battait de l’aile, avec inquiétude : car il interprétait cet incident comme un signe.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

 

DEPUIS sa plus tendre enfance, à peine même après avoir été apporté dans la demeure du Pharaon, Moïse avait appris les sombres adages des prêtres. Le soleil était le dieu Râ, qui avait créé toutes choses : « De ses yeux est née la race humaine, de sa bouche sont nés les dieux. »

Toujours de nouveau, ils avaient enfoncé dans son esprit, comme à coups de marteau, que Râ était le dieu du soleil, le dieu de l’Égypte, et que le Pharaon était la personnification de Râ, la chair de sa chair. Ils lui avaient enseigné à chanter des hymnes de gloire en son honneur.

De sa lumière et de ses rayons, le dieu Râ réchauffait non seulement les deux parties de l’Égypte, mais toutes les terres. C’était lui qui faisait naître du sol les pousses vertes, faisait fleurir toutes les plantes, surgir les boutons des arbres, non seulement sur les territoires du Nil, mais dans tous les pays du monde. Ses feux illuminaient et réchauffaient les amis et les ennemis. Le soleil ne se couchait pas lorsque mourait le Pharaon ; il ne s’assombrissait pas non plus lorsque ce roi luttait avec un peuple étranger. Comment Râ aurait-il pu être le créateur de l’univers, s’il était obligé, comme la lune et les étoiles, de se lever et de se coucher à des heures fixes ? Comment Râ aurait-il pu être le créateur du monde s’il avait été sujet à une loi établie pour lui par un autre ?

Cependant, en dépit de cette exaltation du soleil et de la lumière, les Égyptiens adoraient la nuit et la mort. L’ombre tragique du puissant dieu Osiris, sous l’autorité duquel tout Pharaon ainsi que tout important courtisan passaient à leur mort, assombrissait fortement le soleil de l’Égypte. Chaque Pharaon, chaque courtisan, chaque prêtre de haut rang – les autres n’entraient pas en ligne de compte – utilisaient toute leur vie pour se préparer à la mort, édifier leur tombeau, construire leur pyramide ou creuser un mausolée dans les rochers ; pour y accumuler les linges, les bandelettes, les baumes, les huiles et les vins et la bière et le pain, les meubles et le chariot destiné à les transporter dans la tombe. Des dizaines de milliers d’esclaves creusaient les rochers, en emportaient les pierres ; des milliers d’autres construisaient, élevaient les pyramides. Ingénieurs, architectes, scribes, sculpteurs, peintres, danseurs, sauteurs, musiciens, artisans du bois, tous travaillaient à préparer les tombeaux, tous étaient occupés à fabriquer les enveloppes pour les momies, les vases et les produits artificiels que le mort emporterait avec lui.

Osiris, roi de l’éternité, souverain du monde d’en bas, était aussi puissant que Râ. Ses temples occupaient des quartiers entiers de Thèbes et de Memphis. Des dizaines de milliers d’esclaves cultivaient les champs appartenant à ces temples ; d’autres en conservaient le produit qu’on entassait dans d’innombrables granges et greniers groupés autour de ces temples. De même qu’Ammon Râ, le dieu Osiris n’avait pas seulement ses prêtres, mais ses chantres et même, parmi les vivants, son harem et, qui plus est, sa véritable épouse.

Dès ses toutes premières années, Moïse avait éprouvé une profonde aversion aussi bien pour Râ, le dieu du soleil, que pour Osiris, le dieu de la nuit et de la mort. Tous les prêtres savaient, beaucoup d’autres soupçonnaient que l’enfant trouvé par la fille du Pharaon, et qu’elle prétendait avoir reçu à la façon dont Isis avait reçu Osiris, dans les marécages du Delta, était l’enfant d’esclaves hébreux. Et c’était ce qu’il y avait d’hébreu en lui qui s’était révolté dès sa première enfance contre les dieux de l’Égypte. Sa haine pour le dieu Osiris, à qui la princesse sa mère aurait spécialement voulu le consacrer en qualité de prêtre, était plus profonde que celle qu’il éprouvait pour les autres divinités. Il détestait la mort ; et son aversion pour les dieux égyptiens et, en particulier, pour le culte des morts avait fait sur son caractère une impression définitive et exercé une influence profonde sur sa vie tout entière.

Sa mère, la fille du Pharaon, n’était pas seulement la prêtresse d’Osiris, mais, en tant qu’incarnation d’Isis, elle se considérait et était reconnue comme l’épouse du dieu et la maîtresse de son harem. Celui-ci était composé des épouses des officiers et des prêtres du rang le plus élevé. Leur fonction consistait à jouer de la harpe devant le dieu, à danser devant lui, à aider la déesse Isis à chercher son bien-aimé et à pleurer sa mort.

Souvent, Bathiya célébrait un office privé devant le dieu Osiris au temple qu’elle possédait dans son propre palais. Alors, en tant que déesse Isis, elle portait des cornes sur la tête. Elle lavait le dieu comme on lave un enfant, l’oignait d’huile, l’habillait de robes blanches et le couvrait d’ornements.

Lorsque Moïse étai jeune, c’était de lui souvent qu’elle se servait dans ces cérémonies pour représenter le jeune Horus. On plaçait sur sa tête un plumage d’oiseau, et la princesse le prenait sur ses genoux et le portait dans son giron, comme Isis avait transporté Horus, et lui donnait le sein.

Moïse était resté un étranger à la cour du Pharaon ; dès le début, il s’était révolté contre ces rites et contre le rôle qui lui était imposé. En dépit des sévères interdictions de ses précepteurs et de ses maîtres, il avait toujours cherché un moyen de rejoindre les esclaves hébreux, parmi lesquels se trouvaient ses vrais parents. Il était attiré vers eux par son désir de connaître la vérité concernant ses origines et ses affinités. Cette attitude avait fait plus que de lui donner une situation particulière à la cour ; elle avait mis souvent sa vie en danger.

Pendant les années de son éducation, la route conduisant à ses parents lui était restée absolument fermée. L’enfant étranger adopté par la fille du Pharaon était officiellement reconnu comme prince. Ramsès II n’avait pas eu de chance avec sa progéniture, Douze fils lui étaient morts, un seul avait survécu pour lui succéder sur son trône. Et, bien que la question ne se posât pas de voir le fils adoptif de la princesse prétendre à sa succession, le fait qu’il y eût peu d’héritiers directs donnait une importance exceptionnelle à la situation de Moïse, reconnu comme fils réel de la princesse. Les grands prêtres et l’ensemble du clergé étaient les ennemis acharnés de ce prince dans les veines duquel coulait un sang qui n’était pas le leur.

Si haut que fût son rang à la cour, Moïse était assujetti à une éducation rigoureuse. La coutume à la cour pharaonique voulait que les enfants adoptifs fussent élevés avec les princes du sang, non à la cour, mais à l’académie militaire, où les fils des plus grandes familles étaient envoyés, que leur carrière fût de devenir officiers ou qu’ils fussent destinés à la discipline sacerdotale.

La formation à cette académie était sévère. L’élève, une fois arrivé au premier grade, celui de « capitaine d’écurie », commençait sa tâche d’écolier à l’aube et la poursuivait jusqu’à l’après-midi. Celui-ci était consacré à la gymnastique, au dressage militaire et aux manœuvres. La moindre infraction à la discipline était punie du fouet. Un proverbe égyptien disait : « Un garçon a ses oreilles par derrière ; c’est pourquoi il ne peut rien entendre que par son derrière. »

Pendant la classe, le jeune prince apprenait à lire et à écrire le copte ; il connaissait donc la langue secrète des ecclésiastiques ; les hiéroglyphes n’étaient enseignés qu’à ceux qui se destinaient à la carrière sacerdotale. Ils apprenaient aussi l’écriture cunéiforme utilisée par les scribes, ainsi que l’écriture sémitique en usage chez les peuples asiatiques, Cananéens, Hittites, Syriens, contre lesquels de fréquentes expéditions avaient été organisées depuis Ramsès Ier, père du Pharaon régnant.

Le programme d’enseignement comprenait l’agriculture, le droit, les sciences de gouvernement, ainsi que l’astronomie, la divination de l’avenir des individus et des peuples, les formules d’exorcismes et les remèdes magiques basés sur les noms des dieux, les potions et décoctions extraordinaires d’un caractère souvent dégoûtant et répugnant ; il y avait enfin des études élémentaires d’anatomie et des études très poussées en géométrie, dans l’art d’ingénieur et en architecture.

Lorsque le prince Moïse fut arrivé au grade de « capitaine d’écurie », il renonça au titre de « Père de dieu » qu’il portait par suite de la participation de sa mère aux cérémonies du temple d’Ammon à Ramsès. Au grand regret de la princesse et à la joie des prêtres il choisit la carrière militaire.

Il prit part à diverses expéditions envoyées par le Pharaon à l’intérieur de l’Afrique. L’armée traversa la partie occidentale du continent et ramena des centaines de milliers d’esclaves, blancs et noirs, pour le travail des champs. Moïse marcha vers le sud, pénétra en Abyssinie et se distingua en s’emparant de la capitale, plutôt grâce à son ingénieuse stratégie qu’en raison de ses qualités guerrières.

Au retour de cette expédition, il reçut le titre de « Porteur d’éventail », ou flabellifère, auquel il avait formellement droit en vertu de son rang à la cour. Il avait dès lors le privilège de faire partie de l’entourage du Pharaon, dans toutes les réceptions officielles, et de se tenir alors immédiatement derrière le trône. Par là, son prestige aux yeux des principaux courtisans se trouvait très consolidé et sa position très renforcée à l’égard de ses adversaires.

Mais le jeune prince, bâti en athlète, doué d’une constitution de fer, grand comme un jeune palmier, agréable à voir, jouissant de hautes protections à la cour en sa qualité de fils adoptif de la bien-aimée princesse, se refusait à accepter pour épouse aucune des filles des grandes familles sacerdotales que sa mère lui proposait. Il restait indifférent aux honneurs de la cour et s’abstenait très souvent de faire usage du haut privilège lui permettant de se tenir derrière le trône du Pharaon, en compagnie des plus nobles Égyptiens, lors des audiences officielles. Il s’abstenait également des grands sacrifices et des autres cérémonies du culte dans les temples principaux. Il évitait même de prendre part aux processions du matin pour saluer le soleil, rite extrêmement sacré. Et, comme pour faire de l’opposition, il s’occupait de choses qui faisaient naître le soupçon qu’il était un perturbateur de l’ordre établi, un provocateur des classes inférieures. Il était considéré avec haine par les êtres et indisposait, au risque de sa carrière, voire de sa vie, même les gens de son propre cercle, ceux qui entouraient la princesse.

Par suite de ses relations avec les tribus d’esclaves hébreux de Gochène, il commença à s’intéresser à l’ensemble du système social égyptien.

Il ne lui fallut pas grand temps pour découvrir que sa propre tribu, celle des Hébreux, ne représentait qu’une petite partie du corps des esclaves, qu’un élément sans importance dans l’économie générale de l’Égypte pharaonique. En fait, leur nombre était si peu important que les scribes et les chroniqueurs des temples n’en n’ont pas fait mention, et qu’on n’en a même pas gravé le nombre à l’intention des générations à venir sur les documents de pierre. Ils n’étaient considérés que comme une tribu de briquetiers parqués dans la nouvelle ville-grenier de Pithom, que le Pharaon faisait construire sur le territoire de Gochène. Ils étaient, il est vrai, extraordinairement prolifiques, mais les inspecteurs du Pharaon avaient trouvé un remède à cela : ils tuaient tous les garçons. Par contre, les esclaves hébreux s’appliquaient par tous les moyens à sauver le plus d’enfants possible.

L’armée du Pharaon ramenait des esclaves des contrées proches et lointaines d’au-delà des déserts : Hittites et Ammonites, Cananéens et Moabites, Arabes du désert et des régions au-delà de la mer Rouge, Abyssiniens du Sud, des noirs et des blancs de partout. Le corps entier de l’Égypte était dévoré par cette lèpre : l’esclavage. D’ailleurs, les esclaves n’étaient pas exclusivement des étrangers faits prisonniers au cours de batailles ou de raids. Il y avait parmi eux des Égyptiens de naissance. C’est pourquoi il n’existait pas d’hommes libres en Égypte, à l’exception du Pharaon, de son opulente cour, du haut clergé et des fonctionnaires les plus élevés. Même les courtisans, les prêtres et les fonctionnaires étaient si fortement imbriqués dans ce système totalitaire qu’ils étaient les esclaves du Pharaon. Pas un paysan ne labourait la terre pour lui-même, pas un jardinier ne plantait un arbre, pas un berger ne s’occupait de son troupeau, pas un menuisier ne fabriquait une table pour lui-même. Aucun produit n’appartenait à celui qui l’avait produit, mais à celui qui ne l’avait pas produit. Toute la richesse de l’Égypte, depuis le bétail et les récoltes jusqu’au produit fabriqué de l’artisan, revenait à l’État, ou au Pharaon, ou au temple. Artisans et ouvriers étaient payés pour ce qu’ils produisaient, suivant la classe à laquelle ils appartenaient, et suivant la qualité de leur travail. La différence entre le travailleur qualifié et le non qualifié consistait seulement en la meilleure qualité de la nourriture qui lui était accordée. L’artiste, le maçon, le sculpteur, le peintre, l’ingénieur, le scribe, le conducteur de travaux, aucun ne travaillait de son plein gré, mais sous l’aiguillon de la faim. L’inspecteur des esclaves travaillait pour son maître exactement dans le même esprit que les esclaves qu’il excitait au travail, et il existait un dicton populaire affirmant : la tâche de l’inspecteur scribe est de fouetter l’âne, c’est-à-dire le simple ouvrier, mais l’un et l’autre sons les esclaves du dieu leur suzerain, du royaume, c’est-à-dire du Pharaon.

Le système totalitaire avait été tellement consacré par la coutume et l’éducation que la moindre réflexion faite à ce sujet soit par un membre du petit groupe qui détenait le pouvoir, soit par quelqu’un des masses obscures, aurait été regardée comme un mélange de haute trahison et de blasphème. Effectivement ce mode de vie s’était établi si tacitement et complètement que jamais personne ne se permettait de l’attaquer. Dans sa misérable hutte de roseaux, l’ouvrier des champs asservi grognait et disait qu’il était une bête de somme trop chargée et trop mal nourrie. Les foules opprimées exprimaient leurs souffrances en de pathétiques chants populaires, pleins de larmes et de tristesse du cœur. Elles n’avaient même pas un dieu devant lequel épancher leurs chagrins, même pas une loi qui leur fournît l’espérance ou le courage. Elles n’avaient même pas une loi où apprendre ce qui était permis et ce qui était défendu. Par là, l’espèce humaine était ravalée au rang de la brute, et c’était à ce niveau que les masses vivaient. Les femmes avaient des rapports sexuels avec des boucs, les hommes avec leur bétail ; il en naissait des monstres et des infirmes ; on jetait les infirmes aux animaux ou bien on les tuait d’une autre façon ; ceux qui grandissaient étaient destinés à faire sans cesse un travail accablant.

Tel était l’état de choses en Égypte ; tel il apparut à Moïse, ce prince étranger, lorsque, touché pour ainsi dire par le doigt de Dieu, il fut emporté vers les hauteurs d’où il put percevoir la corruption, le crime et le mal, dans lesquels ce pays était plongé. Une fois de retour à la cour du Pharaon, il dépassa les limites de son éducation et se rendit compte de la distinction existant entre le bien et le mal, qu’il n’avait pas aperçue jusqu’alors. C’était comme si, par ce qu’il y avait d’étranger en lui, s’était éveillé un homme appartenant non seulement à un autre pays et à un autre peuple, mais aussi à un autre monde, où fussent connus des poids et des mesures capables d’évaluer les actions humaines. L’injustice qui écrasait ce pays le blessait ; les voix des générations passées résonnaient obscurément mais puissamment dans son sang.

Esclave dans la maison du Pharaon – ainsi qu’il se considérait – il n’avait pas de dieu à qui adresser ses prières, en qui mettre ses espérances. Les dieux de l’Égypte n’avaient jamais été les siens ; il avait toujours éprouvé pour eux une profonde aversion ; il haïssait leurs actions, leurs statues semblables à des momies qui remplissaient les temples et les palais égyptiens ; il haïssait surtout les dieux de l’au-delà : Osiris, maître de la mort – assis sur son trône et tenant dans la main les emblèmes de sa puissance : la crosse et le fouet – prêt à juger les âmes des morts amenés devant lui ; Horus, son fils, à la tête de faucon, au service duquel sa mère, la princesse, songeait à vouer Moïse, le dieu qui conduisait les morts devant Osiris, qui leur prenait le cœur et le pesait. Selon la sentence, le mort était transporté soit au paradis, en compagnie d’Osiris, soit transformé en noir verrat. Moïse avait horreur de cette préoccupation de la mort, et de tout l’attirail qui s’était développé autour, toutes ces préparations pour l’autre monde qui entraînaient tant d’esclavage, de misère et de pleurs ici-bas.

Il n’était pas capable de cacher ses sentiments.

Outre l’esclavage et les dieux, Moïse haïssait tout spécialement les rites mortuaires. La reine Néfertori, épouse de Ramsès, avait été malade pendant longtemps et, pendant sa maladie, des dizaines de milliers d’esclaves avaient construit son mausolée dans la Vallée des Rois. D’autres milliers avaient travaillé à la décoration et à l’équipement de ce tombeau. Les plus grands artistes de l’Égypte en avaient préparé le plafond et les parois.

Le plafond était orné de lapis-lazuli ; sur les murs, des peintres de talent avaient représenté des scènes de sa courte vie, et des sculpteurs avaient sculpté des bas-reliefs dans les roches que les esclaves avaient apportées du lointain désert ; ils avaient creusé la place où l’on devait mettre son cercueil ; au-dessus de la reproduction en pierre de sa momie étaient groupées des images en pierre des dieux ; des fabricants de parfums, des collecteurs d’encens, des tisseurs de lin avaient préparé les matériaux pour l’embaumement de la momie ; des exorcismes avaient présidé à ces opérations et, pendant tout ce temps, des maîtres artisans, des joailliers, des sculpteurs sur bois avaient créé l’ameublement, les coffrets et les parures que la reine devait emporter dans sa tombe ; tandis que d’autres s’occupaient des viandes fumées, des huiles, des fruits, des canards et des oies qui rempliraient le tombeau en même temps que ses animaux préférés.

Lors des funérailles, la reine morte et les représentations de sa momie furent installées dans l’attitude de la vie à l’entrée du mausolée ; elles étaient supportées par des prêtres parés des masques de divinités. Devant la reine, une longue procession d’esclaves défila portant dans la tombe les tables et les sièges de bois et d’ivoire ornés d’or et de lapis-lazuli ; le pavillon sur lequel la reine reposerait, les lits et les linges, les baumes, les parfums, les bijoux et les chemises vinrent ensuite. Puis ce furent les esclaves avec les provisions, comme pour un grand banquet destiné à des vivants, de la volaille vivante, des corbeilles tressées remplies de pain et de gâteaux, des cruches d’huile et de vin, des vases de fleurs et même un bœuf et des chèvres ; enfin, ses deux chiens favoris.

Au cérémonial régulier des funérailles les prêtres ajoutèrent un détail tout à fait digne de remarque : à un certain moment, la reine momifiée ouvrit la bouche et proféra une longue exclamation de surprise et d’admiration. Et, lorsque la grande prêtresse, sous les habits de la déesse Isis, porta au nez de la momie le symbole de la vie éternelle sous la forme d’un arc – ce qui signifiait que la déesse maintenant reconnaissait la reine comme l’égale des dieux – un flamme jaillit de sa bouche, invention des prêtres-magiciens, sortant du front d’Isis, et une sorte de fusée s’éleva dans le ciel, miracle manifeste aux yeux de tous.

La cour entière exulta de joie à la vue de cette preuve glorieuse de l’admission de la reine parmi les divinités en tant que l’une d’entre elles, et de son couronnement comme mère des dieux, ainsi que l’avait été Isis.

À cette occasion une maxime devint courante, qu’on attribua à « l’Étranger », ainsi que l’on nommait Moïse dans les milieux ecclésiastiques. Il semble que ce fut un esclave, un scribe de la maison du Pharaon, qui entendit le prince la prononcer, et la rapporta à l’oreille des prêtres. D’après lui, Moïse aurait à l’un de ses familiers : « En Égypte, le vivant travaille pour le mort. »

Depuis lors, une armée d’espions suivit Moïse partout et surveilla chacune de ses paroles.

On sut que « l’Étranger » fréquentait des esclaves, leur parlait, s’intéressait à leur sort. Il se permettait même de toucher le corps de ces esclaves, acte qui entraînait une souillure et lui ôtait le droit de prendre part aux cérémonies du culte dans les temples, voire d’y pénétrer.

On apprit même qu’il avait puni de sa main un scribe de la cour, parce qu’il l’avait surpris en train de battre un de ses esclaves. Il était vrai que ce scribe était, lui aussi, un esclave, mais il avait reçu autorité « sur l’âne bâté » et, par conséquent, avait le droit de le battre s’il le jugeait nécessaire. Cependant, la vraie faute de Moïse consistait en ceci que lui, un flabellifère du Pharaon, avait, de sa main consacrée à cette haute fonction, châtié un esclave. D’autre part, c’était un crime grave pour un noble courtisan de punir lui-même un esclave : celui-ci devait être puni par un autre esclave ; le martre ne faisait que donner l’ordre.

Toutes ces infractions de la part de Moïse étaient dûment rapportées à Beknékos.

Celui-ci, en sa qualité de suprême grand prêtre du dieu Ammon Râ, était le premier après le Pharaon. Il était le suprême serviteur non seulement d’Ammon Râ, mais de tous les autres dieux, et son autorité s’étendait sur tous les temples et sur tous les prêtres de l’Égypte.

Reçu en audience par le Pharaon, il porta plainte contre Moïse, ce prince étranger, qui blasphémait les dieux, offensait les esprits dans la paix d’Osiris, se souillait au contact des esclaves et excitait ceux-ci à se révolter contre le roi.

Moïse avait un ange gardien à la cour : la princesse, sa mère.

Ramsès II avait beaucoup de filles, car, différentes en cela des garçons, les filles des concubines n’étaient pas mises à mort dans leur enfance. Elles vivaient au harem de la cour. Expertes à la danse et à la harpe, elles étaient les filles dont le Pharaon faisait don. Lorsqu’il fallait gagner la bienveillance de quelque prêtre important, ou récompenser un chef militaire pour quelque succès extraordinaire dans une bataille, ou sceller un accord avec un souverain puissant de la Syrie ou de la Mésopotamie que l’on n’était pas en état de vaincre par les armes, on lui faisait cadeau d’une fille du Pharaon, et il acquérait ainsi le titre de « gendre du roi ».

Ces filles passaient leurs journées dans la grande salle du harem, portant sur la tête des couronnes de fleurs, assises dans des chemises transparentes de batiste fine, entourées de jeunes esclaves nues, qui portaient à leurs narines pour les rafraîchir des fleurs de lotus et s’efforçaient de les distraire en dansant accompagnées par les harpistes. C’est là qu’elles vivaient, ornement de la cour du Pharaon, jusqu’à ce que vînt le moment d’être données par lui en présent à quelqu’un de ses favoris, ou comme récompense de quelque exploit, ou comme instrument suprême de ratification pour un traité.

Moïse avait, lui aussi, reçu une des filles du Pharaon, lorsqu’il avait eu de l’avancement à son retour de l’expédition d’Abyssinie ; mais, avec l’aide de sa mère, il avait réussi à esquiver le mariage. Bathiya sentait qu’un lien indestructible d’amour l’unissait à cet enfant d’origine étrangère. Elle supportait avec patience et tendresse toutes les difficultés, tous les ennuis, toutes les peines que suscitait cette origine étrangère ; et plus elle avait souffert pour lui et plus elle l’aimait. Elle était incapable de lui refuser quoi que ce fût. Elle avait foi en sa sagesse, en sa destinée, en son étoile. Elle le croyait né pour de grandes choses, auxquelles les dieux le prédestinaient et estimait qu’elle avait été choisie pour aider à son ascension et pour le protéger. C’était des dieux eux-mêmes que provenait cet étrange, ce mystique amour qui avait rempli son cœur et s’était répandu sur ce petit enfant. Elle n’avait ni l’intelligence ni le désir de contrôler ses propres sentiments ; elle connaissait seulement cet amour sans limites, cette ardeur profonde envers cette jeune vie qui était devenue une part de la sienne propre.

Moïse nourrissait pour sa mère adoptive un sentiment analogue. Son dévouement et son amour pour elle n’avaient rien à faire avec la reconnaissance ; ses sentiments partaient d’une source plus profonde et plus authentique. Il était vrai que, dans la foule des courtisans qui l’entouraient d’une universelle inimitié, elle seule lui offrait un lieu d’asile et de sécurité ; mais il se rendait compte qu’il y avait en lui, tout au fond, quelque chose d’autre – à savoir que son destin encore ignoré avait eu besoin qu’elle intervînt en sa faveur. Comme elle, il croyait qu’elle avait été choisie pour être sa mère adoptive. Ces traits d’albâtre délicats, jeunes, finement modelés, lui étaient chers et précieux, et il soupirait après elle chaque fois qu’il en était séparé. Une fois devenu grand, lorsqu’il la retrouvait, il sentait sa résolution fléchir : l’intention de quitter la maison du Pharaon, qu’il portait en lui depuis un certain temps, se dissolvait dans le sentiment de dévouement qu’il éprouvait pour sa mère. En sa présence, il se retrouvait enfant. Non, ce n’était pas seulement un culte ému, destiné à compenser les chagrins qu’il lui avait causés par ses façons étranges et dangereuses, pour les réclamations qu’elle devait supporter, pour l’isolement même qu’il lui imposait en raison de la protection qu’elle lui accordait : c’était quelque chose de plus élevé, quelque chose comme une présence sacrée et mystique qui lui venait d’un autre monde. Il se mit à voir en elle un messager de l’Esprit de ses lointains ancêtres, l’Esprit de la tribu à laquelle il appartenait et qui l’avait choisie pour être sa mère et sa protectrice. Et, ainsi, la vénération qu’il ressentait pour ses origines fut partiellement reportée sur elle, cette étrangère dont la destinée avait été liée à la sienne.

Lorsque la princesse eut vent du danger qui menaçait Moïse en raison de la dénonciation faite par le grand prêtre, elle revêtit ses ornements sacerdotaux, s’identifia avec la déesse Isis et se présenta à son père. Avec toute l’autorité de sa dignité divine, elle lui affirma  que Moïse était son fils Horus, et qu’elle s’empoisonnerait aux pieds du dieu Osiris si elle était privée du seul réconfort qu’elle eût dans cette vie : son fils, Horus-Moïse.

La vigueur furieuse de son intervention sauva Moïse d’une mort certaine ; mais il ne s’en tira pas sans douleur. On lui ôta toute fonction officielle à la cour, et on le priva de tout ce qui constituait sa vie sociale. Il fut déchu de tous ses titres et de tous ses privilèges ; même, sans tenir compte de sa mère, on le plaça sous la surveillance d’un gardien éprouvé, l’un des eunuques du temple, qui l’accompagnait jour et nuit.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

 

LA princesse que  Moïse appelait sa mère venait d’atteindre sa cinquantième année, mais l’art mystérieux des esthéticiens lui avait conservé l’apparence d’une jeune fille de vingt ans. Son corps svelte était toujours drapé, comme celui d’une momie, dans des linges délicats. Son visage était long et étroit, ses yeux ciselés en ovale. Sa peau transparente, fine et translucide, avait la couleur de l’albâtre. Les savants avaient fait tous leurs efforts pour lui garder cet aspect virginal qui convenait à une femme dont la vie avait été consacrée aux dieux ; et son nez droit, ses lèvres fines, son corps élancé faisaient honneur à leur habileté.

Quand Moïse, par l’intermédiaire du scribe-secrétaire, lui fit demander d’être reçu, elle venait tout juste de rentrer de l’office que, tous les matins, en sa qualité de prêtresse du dieu Osiris, elle célébrait dans le petit temple contigu à ses appartements.

Elle venait d’enlever la couronne en forme de lune à deux cornes qu’elle portait comme déesse Isis. Son cœur était surexcité, plein d’un fluide semblable à celui d’un morceau d’ambre frotté, et qui provenait du cérémonial qu’elle venait d’accomplir, des onctions et de la vêture du dieu, des fleurs de lotus qu’elle lui avait apportées, du chant des hymnes devant lui. Son cœur était encore animé par les instants passés en contact avec le seigneur des enfers, son époux divin, son bien-aimé. Ses émotions se traduisaient par le tremblement de son visage ; ses yeux brillaient et resplendissaient de l’extase ardente où elle se trouvait. Elle se sentait parfaitement excitée et purifiée, comme toujours après les fonctions rituelles devant son dieu.

Elle reçut Moïse dans le petit boudoir intime qui jouxtait ses salles de bains et d’onctions, où elle aimait à se reposer et à se préparer pour le service divin.

À la différence des chambres luxueuses et des salles de banquet du palais, avec leurs innombrables colonnades de lotus, le boudoir de la princesse était une simple pièce, sans colonnes, aux parois unies et nobles. Seul le plafond était décoré en rouge, en jaune et en violet. La princesse était étendue sur un lit de bois sculpté, incrusté d’ivoire et orné de lapis-lazuli. À côté d’elle se trouvait une table à tiroirs faite des mêmes matériaux et décorée de la même façon.

Sur sa lourde perruque dont les boucles étaient entrelacées de broderies d’or, elle portait une rivière de diamants se terminant en tête de faucon. Une collerette couvrait son buste haut et svelte. Sa robe de batiste tombait en plis nombreux jusqu’à ses pieds appuyés sur un escabeau. Devant elle se tenait une jeune esclave nue qui lui faisait respirer le parfum d’une fleur de lotus.

Lorsque Moïse se présenta, en inclinant profondément la tête, elle renvoya la jeune fille. Elle le fit asseoir près d’elle sur son lit et, prenant ses mains dans les siennes, elle lui dit tendrement :

« Ton visage m’est cher, ô mon fils, comme le visage d’Horus est cher aux yeux de sa mère Isis. Qu’as-tu à me dire de ce que les dieux t’ont révélé ?

– Je suis ton serviteur, celui que tu as élevé au rang de fils. Les étoiles de la nuit sont témoins de la tendresse que la mère a démontrée à son enfant, et c’est leur témoignage qui me donne le courage de te découvrir mes pensées. Je suis allé voir mes frères et j’ai contemplé leur dur travail. J’ai trouvé mon père et ma mère parmi eux ! »

Un profond chagrin recouvrit le visage de la princesse. Sa peau sous les fards prit une pâleur nouvelle. Sa poitrine trembla. Elle se domina pourtant et répondit :

« Je savais que tu trouverais un jour la route conduisant à tes parents parmi les esclaves de Gochène. Ce n’est pas moi qui t’ai séparé d’eux. C’est par ta propre mère que je t’ai fait allaiter quand je t’eus découvert sur le Nil, ainsi qu’Isis trouva son fils.

– Je le sais, ma mère. Tu as été parfaite pour moi depuis l’heure où tu m’as trouvé. Les dieux t’avaient choisie pour préserver mes pas de tout mal. Comment pourrai-je te remercier pour toutes tes bontés, ô ma noble mère ? » Moïse se leva et s’inclina profondément devant elle.

« Et maintenant, mon fils, que vas-tu faire ?

– Je voudrais retourner chez mes frères et vivre avec eux.

– Une goutte de plus dans l’océan de la servitude en Égypte ? demanda-t-elle d’un ton angoissé.

– Mes frères ne sont pas des esclaves, ma mère. L’esprit de leur dieu est parmi eux. Ils observent ses lois ; ils gardent le souvenir du nom et des actions de leurs ancêtres ; ils vivent conformément aux traditions ancestrales, qui se sont transmises de génération en génération.

– Pourtant, en Égypte, ils sont esclaves.

– Ils vivent dans l’espoir de leur rédemption, selon la promesse divine. Ceux qui vivent dans l’espoir de la rédemption ne sont pas des esclaves, ma mère. Je désire partager leur espoir et leur attente de la rédemption.

– Ne te suffit-il pas d’être le fils de la fille du Pharaon, sans aller chercher une autre rédemption ? Veux-tu échanger ce qui t’a été donné contre ce que tu attends ?

– Ce qui m’a été donné m’est étranger. Depuis le premier jour tu as fait par ton amour tout ce que tu pouvais pour me rendre apte à la mission dont tu avais fait choix pour moi. Mais ce rôle ne me convient pas. La robe que tu m’as accordée se déchire sur moi. L’esprit de mes parents a fait de moi un étranger dans la maison que tu as édifiée pour moi. Je ne suis pas digne de la faveur que tu m’as témoignée, ma mère. J’ai grandi sur ton sein comme un étranger. Je suis pareil à un arbre déraciné et transplanté dans un sol différent. Je n’ai rien à faire avec tes dieux, avec les dieux que tu m’as donnés, et je ne connais pas les dieux qui sont les miens. Il faut que je retourne avec mes frères, afin d’apprendre par eux quel est l’esprit de leur dieu. Je désire savoir qui étaient mes ancêtres. Je désire être replanté dans le sol qui convient à ma nature et à mon espèce. Peut-être trouverai-je le repos et le réconfort parmi mes frères. »

De nouveau, la princesse se prit à méditer en silence, tout en gardant les yeux fixés sur le visage de son fils. Son regard était rempli de compassion et d’affection. Les frissons qui parcouraient son corps montraient son agitation intime. Elle caressa la main qu’elle tenait et dit :

« Mon fils, je ne sais pas si tu trouveras le repos et le réconfort parmi tes frères ; tu as respiré trop longtemps un ait étranger. Mon cœur tremble en moi, mon âme secrète se désole en moi à cause de tes souffrances. Les dieux ont entrelacé les unes aux autres comme des cordages les veines de nos cœurs, et chaque souci de ton sang passe dans le mien... Je sais combien pénible est pour toi le séjour dans les palais luxueux du Pharaon ; mais, seras-tu à ton aise dans les huttes de tes frères ? Je sais que tu es resté étranger à nos dieux ; mais tes propres dieux pourront-ils te devenir familiers ? Tu es comme une plante qui a été alimentée pendant de nombreuses années dans un sol et sous un climat étrangers ; pourras-tu prendre racine et fleurir lorsque tu auras été replanté dans ton sol ? Tes racines se sont habituées à une autre nourriture ; ne vont-elles pas dépérir et se pétrifier dans la terre dure du pays des esclaves ? Tu ne peux vivre comme un étranger parmi des étrangers, tu ne seras pas capable non plus de vivre en étranger parmi les tiens. »

Maintenant, c’était le tour de Moïse de se mettre à réfléchir. Son visage rayonnant et mâle s’assombrit, son haut front arqué se couvrit de rides, et l’éclat de ses yeux s’obscurcit.

« Je sais que le danger est grand, ma mère, répondit-il. Mais je ne peux pas renoncer à cette décision. L’Esprit de mon peuple a éveillé en moi un grand besoin d’amour pour mes frères. Loin d’eux, je souffre davantage que si j’étais avec eux. La nuit, je me réveille et je pousse des cris en songeant à leur esclavage. L’amour et la pitié que je ressens pour eux déchirent ma chair comme le feraient les griffes d’un lion. Toujours, devant moi, je vois leurs corps, couverts de la sueur de l’agonie, s’écroulant sous le poids de leur fardeau. Le fouet qui les frappe me brûle de honte et de souffrance. C’est comme si le Dieu de mes pères avait pris mon cœur et en avait fait une éponge destinée à recueillir leur angoisse. Mon corps est trop faible pour supporter ce fardeau de douleurs. Peut-être, quand je serai parmi eux, quand je serai témoin de leur âpre labeur, pourrai-je partager aussi leur espérance et attendre avec eux la rédemption. Peut-être serai-je encore plus fort que je ne suis tout seul, loin d’eux. »

La princesse étendit sa main sur les yeux de son fils ; du bout de ses doigts elle essuya ses larmes et les porta à ses lèvres.

Moïse la regardait avec stupéfaction.

« Ma mère, que fais-tu ?

– Tes larmes sont les sources par lesquelles les dieux ont fécondé mon corps. Lorsque je t’ai trouvé dans ton arche parmi les roseaux du Nil, cette même fontaine de larmes était ouverte. À cet instant, la déesse m’ordonna de boire tes larmes qui devaient faire naître en moi mon amour pour toi, mon fils. Mon destin est lié au tien et, où que tu ailles, je serai avec toi. Rejoins tes frères, et apprends parmi eux à connaître l’étrange et puissant Esprit qui dirige ta destinée. Je sens, je sais qu’un esprit issu de sphères célestes inconnues, et sur lequel ne s’étend pas la puissance de nos dieux, est chargé de te conduire. C’est lui qui guide tes pas, comme le pilote guide ses bateaux. C’est lui qui te modèle, comme le potier modèle un vase, afin que tu sois un instrument entre ses mains. Il a veillé sur toi depuis le jour de ta naissance. Il t’a sauvé de maint péril. Il t’a arraché aux crocs des lions. Il a lutté avec nos esprits et les a vaincus. Je ne sais pas de qui est cet esprit, mais je sais que ce n’est pas le mien. J’appartiens à d’autres autorités et à d’autres sphères ; mais j’incline ma tête avec respect devant sa majesté. Je sais aussi que je suis un instrument dans sa main, en vue de l’accomplissement de son dessein. C’est pourquoi j’ai agi, et j’agis aujourd’hui, suivant son commandement et sa volonté. C’est pourquoi j’obéis à ses ordres. Va, mon fils, suis le sentier que l’Esprit de tes ancêtres a préparé pour toi. Il te protégera contre les dangers qui te menacent, ainsi qu’il l’a fait jusqu’ici. Il te protégera contre nos dieux, contre notre mauvais vouloir, comme il t’a protégé contre notre grand prêtre ; et lorsque cet Esprit m’ordonnera de venir à ton aide, je lui obéirai même contre nos dieux. Car c’est là ce que je dois faire, c’est là ce qui m’a été ordonné par le feu de l’amour et du dévouement qu’il a fait naître en moi, par les larmes que j’ai bues de tes yeux. »

Moïse ne pouvait détourner ses yeux du visage de la princesse. On eût dit qu’il était incapable de la reconnaître. Elle s’était soulevée sur sa couche, elle semblait avoir grandi, et son visage était illuminé par une lumière intérieure de sanctification. Elle n’était plus pour lui désormais la prêtresse d’un dieu étranger. Elle était comme la prophétesse d’un dieu qui lui était familier, puisque c’était le sien.

La princesse frappa dans ses mains. La haute porte de son boudoir s’ouvrit et, sur le seuil, apparut une jeune et puissante négresse, portant des anneaux aux oreilles et des bracelets sur ses longs bras. Elle était d’une taille exceptionnelle, avec des seins puissants que soutenait un étroit ruban rouge. Son sexe était caché par un court tablier ; son ventre et son nombril étaient nus. Elle se prosterna sur le seuil du boudoir.

« Fiha, dit la princesse, emmène le prince, revêts-le du vêtement des esclaves et fais-le sortir par la porte secrète du temple d’Isis. Puis, conduis-le aux champs des briquetiers, dans la ville des esclaves de Gochène. Tu seras responsable de sa vie et de son bien-être. Tu resteras avec lui aussi longtemps qu’il aura besoin de toi ; tu feras tout ce que tu dois faire et t’abstiendras de tout ce dont tu dois t’abstenir.

– Je ferai ce que tu m’as dit, Mère puissante, murmura la négresse.

– Va, mon fils, où que ce soit que te conduise l’Esprit de ton peuple », dit la princesse.

Moïse inclina la tête devant elle.

Elle s’approcha de lui et, pour la dernière fois, prit la tête de son fils entre ses longs bras délicats.

« Ma mère ! Mon Esprit sera aussi le tien.

– Lorsque tu l’auras trouvé, viens et parle-moi de lui.

– Oui, ma mère ! »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

 

MOÏSE n’avait qu’un désir, qu’une seule volonté : apprendre à connaître, de plus en plus intimement, de plus en plus parfaitement, son peuple.

Les traditions des tribus étaient transmises de génération en génération par les Anciens d’Israël. Ces « Anciens » n’étaient pas seulement des vieillards. Parmi les tribus, on recherchait toujours les jeunes que Dieu avait favorisés de sagesse et d’entendement. Car on désirait que la tradition se renouvelât dans les esprits jeunes et frais de la plus récente génération. Mais, les plus importants des Anciens étaient effectivement les vieillards.

L’un d’entre eux était aveugle. C’était Ouziel, devant qui tous gardaient un déférent silence. Grand de taille, d’attitude modeste, une mince barbe grise, il semblait avoir fixé irrévocablement ses yeux très loin, comme si, derrière ce que voyaient les autres, il pouvait voir les sources de la connaissance des origines. Autour de lui étaient assis Amram, Yishar, Hébron et quelques jeunes, buvant ses paroles, et répétant ce qu’ils avaient entendu.

On disait qu’Ouziel était si vieux qu’il pouvait se souvenir de la génération venue après Joseph, alors que les Hébreux vivaient en hommes libres à Gochène.

On le tenait en grande vénération parmi les sages. Lorsque Moïse fit sa connaissance, il était déjà affaibli par l’âge. Pourtant sa mémoire était si vive et, quand il rappelait la tradition, il le faisait avec tant de netteté, qu’on aurait dit qu’il avait vu jadis, de ses yeux maintenant fermés sur l’éternelle nuit, les choses dont il parlait. On aurait même pu croire que c’était volontairement qu’il avait clos ses yeux afin de conserver intact chaque détail des évènements et des hommes du passé.

C’était lui qui avait le dernier mot lorsqu’il y avait discussion ou hésitation à propos d’un incident d’autrefois, d’une coutume transmise par les patriarches, d’un nom contenu dans les tables généalogiques, d’un terme employé par les ancêtres. En effet, ce n’étaient pas seulement les incidents, les révélations et les coutumes qui étaient considérés comme importants ; la langue et les mots légués par les générations précédentes avaient aussi leur importance. On attachait beaucoup de prix à l’uniformité de la tradition et l’on tenait à ce que chacun des Anciens fût parfaitement instruit des phrases et des expressions et même des termes dans lesquels le récit avait été transmis. On n’avait jamais vu un Ancien ajouter ne fût-ce qu’un mot à la tradition, ou l’en retrancher, de quoi que ce fût qu’il s’agît.

Moïse, assis près d’Ouziel, écoutait et répétait tout ce qu’il entendait au sujet de la vie des ancêtres depuis les tout premiers jours, et les paroles du vieillard étaient gravées dans son cœur comme avec un stylet d’acier.

Et soudain Moïse s’aperçut du contraste existant entre l’Esprit d’Abraham et les dieux égyptiens. L’Esprit qui était apparu à Abraham n’était pas un esprit de mort. Ce n’était pas un Osiris, dieu de l’éternelle nuit, à qui le Pharaon était identifié dans la mort ; ce n’était pas le dieu Râ, avec qui le Pharaon s’identifiait au coucher du soleil. C’était le dieu de l’être éternel, de la création, du devenir, de la vie, de tout ce qui était là, de toute présence. Oui, il y avait en lui une puissante présence, celle de tous les mondes. Car tous les mondes, tout ce qui existe – soleil, astres, nuit, le connu et l’inconnu – tout faisait partie de Sa création. En Lui était inclus celui pour qui la création avait été décrétée : l’homme. Et, par l’alliance conclue par Abraham avec cet Esprit, une alliance avait été conclue entre tous ses descendants pour qu’ils fussent au service de l’Esprit ; non par la mort, mais par leur façon de se conduire.

Chacun des esclaves frères de Moïse, tels qu’il les voyait piétinant de leurs pieds nus la terre visqueuse pour en fabriquer des briques destinées au Pharaon, était une part de la grande connaissance qu’il avait d’Abraham. En eux vivait la promesse de l’Esprit. Et par cette promesse l’espérance de l’avenir, l’espérance de tout être avait été infusée dans leur sang et leur moelle, parce qu’elles étaient la vie.

Non, ils n étaient pas les esclaves du Pharaon, ces hommes, ces enfants de Joseph, ainsi que les appelaient les Égyptiens, – et ainsi qu’ils étaient heureux de s’entendre appeler, car le fait qu’ils descendaient du sauveur de l’Égypte était un des éléments de leurs revendications à l’égard des Égyptiens. Dans ces corps torturés, sous la corde et le fouet, coulait le sang d’Abraham. Et, bien qu’ils fussent couverts des cicatrices causées par le fouet, la promesse vivait en eux et l’espoir de l’homme en son dieu.

Avant toutes choses, Moïse était un homme des réalisations pratiques. Il ne perdait de vue rien de ce qui l’entourait, il devint donc bientôt familier avec son entourage. Il comprit facilement toute la structure du système d’esclavage qui maintenait ses frères dans les chaînes. C’était un système basé sur un code rigide et qui résistait au plus petit changement ; à sa grande peine et à sa grande honte, Moïse eut vite fait de découvrir que ses propres frères de servitude, et même les membres de sa propre tribu, avaient une part de responsabilité importante dans le maintien de ce système. Ils contribuaient à l’asservissement des tribus en assumant les fonctions de surveillants des esclaves et de fonctionnaires de l’esclavage. Ils négociaient avec les autorités égyptiennes quant au nombre des esclaves hébreux nécessaires pour tel ou tel travail, et décidaient entre eux quant au choix des autres surveillants. Ils assumaient la responsabilité de distribuer les vivres entre les travailleurs et recueillaient les produits fournis par les Hébreux qui, en échange, recevaient le privilège de cultiver leur propre terrain.

Moïse découvrit en outre qu’il s’en fallait que tous les Bnaï [1] Israël fussent condamnés aux travaux grossiers de la fabrication des fours à briques. Ce n’était là en fait que la tâche inférieure du travail matériel. Les Égyptiens savaient réfléchir : ils n’étaient pas disposés à favoriser la haine aux dépens des talents qu’il était possible d’exploiter. Chaque fois qu’un jeune esclave manifestait son intelligence ou son habileté, on le mettait en apprentissage chez un maître artisan où on le formait à servir les Égyptiens à un titre supérieur.

Tout près des champs de glaise où l’on cuisait les briques, Moïse découvrit les huttes des maçons : des chaumières ouvertes dans le sable chaud, protégées par des feuilles de palmier des rayons cuisants du soleil. Des rangées successives d’échines se penchaient sur les blocs de pierre ; des rangées successives de mains habiles d’esclaves saisissaient les assiettes de bronze et les maillets de bois, et chaque rangée de travailleurs était dominée par les inévitables surveillants qui, le fouet en main, conservaient le rythme du travail. Dans d’autres huttes, les blocs façonnés étaient polis et acquéraient la finesse et le brillant du marbre. Dans d’autres enfin, des artisans d’un rang supérieur étaient employés à ciseler des images décoratives pour l’ornement des temples.

Chaque esclave, qu’il fût simple manœuvre ou ouvrier qualifié, était également soumis au fouet. À cet égard, il n’y avait aucune différence ; il n’y en avait pas non plus en ce qui concernait l’esclavage qui était complet, implacable et irrévocable. Depuis le jour de sa naissance, l’enfant à qui on accordait la vie appartenait au Pharaon. Même les femmes enceintes étaient attachées à leur métier à filer. Linges, couvertures, linceuls, il n’y en avait jamais assez en Égypte pour les vivants et pour les morts.

Le bâton des surveillants maintenait un rythme rapide constant, au moyen de tambourins, et les pieds des ouvriers observaient le même rythme en appuyant sur les pédales ; leurs mains, en poussant la navette à travers le métier. Chaque fois qu’une main ou un pied sortait du rythme, le fouet s’abattait. Les membres et les muscles étaient ainsi portés à la plus haute tension possible, sans pause ni repos ; et, à côté de leur mère, à la même vitesse, travaillaient les petites filles.

Mais les champs de glaise, les travaux sur la pierre, et le tissage n’épuisaient pas les variétés du labeur imposé aux Bnaï Israël réduits en esclavage. Moïse ne tarda pas à apprendre qu’il y avait un grand nombre d’Hébreux « loués » à de riches Égyptiens. Leur travail pouvait être le plus grossier, aux champs et au jardin, à la pêche ou à la garde des troupeaux ; ou bien, des plus délicats, et réclamer une habileté supérieure.

Et, ainsi que Moïse le découvrit également, ils étaient soumis non seulement au Pharaon, mais aussi aux surveillants hébreux, Korah, Dathan et Abiram, qui avaient le pouvoir de « louer » des esclaves pour n’importe quelle sorte de travail. Tout enfant d’Israël appartenait au Pharaon, ses talents et ses connaissances étaient à la disposition de Korah et d’autres surveillants hébreux.

Bien plus que par l’asservissement des enfants d’Israël aux Égyptiens, Moïse était profondément affecté, à toute heure et tous les jours, par leur soumission à des surveillants et à des oppresseurs de leur propre sang. L’utilisation de surveillants hébreux contre les esclaves de leur peuple plaçait une partie de ce peuple sous la domination de l’autre. Le cœur de Moïse brûlait de colère contre ces oppresseurs, et il se fit à lui-même la promesse de partager le sort des porteurs de glaise et des faiseurs de briques, et non celui des hommes éminents de sa propre tribu privilégiée, celle de Lévy.

Amram, le père de Moïse, avait été si accablé par son long esclavage qu’il avait cessé de croire en la promesse faite par Dieu aux patriarches. Par contre, sa fille Miriam, pareille au flambeau de la révolte, portait de hutte en hutte la parole enflammée de l’espoir. Et, lorsque le plus jeune enfant naquit dans la maison d’Amram, il fut sauvé de façon merveilleuse. La fille du Pharaon le découvrit et le porta à la cour de son père, pour l’y élever comme son propre fils.

Ce sauvetage miraculeux de Moïse provoqua un nouvel espoir de rédemption dans tous les membres de sa famille et incita son frère aîné, Aaron, à se préparer au rôle important qui devait être le sien quand les temps se seraient accomplis ; il choisit pour lui-même les fonctions de grand prêtre, en considération de la haute situation que le clergé occupait dans la vie des Égyptiens. Il se consacra à l’étude du rituel des prêtres égyptiens et apprit leurs prières, leurs hymnes, leurs formules d’incantation. Suivant leur coutume, il manifesta une pureté physique et une harmonie extrêmes ; il se vêtait de robes d’une blancheur éclatante ; il oignait ses cheveux et sa barbe qu’il ne rasait plus à la manière des Égyptiens, mais qu’il laissait pousser suivant la mode des tribus ; il améliora sa diction et enrichit ses discours de symboles profondément religieux. Et ce ne fut pas seulement lui-même qu’il prépara pour le sacerdoce, mais aussi ses deux fils aînés, Nadab et Abihou, qu’il instruisit aux fonctions d’assistants de la haute situation qu’il espérait revêtir.

Mais Aaron était si absorbé par le soin de maintenir la tradition vivante des patriarches parmi les tribus et de fortifier l’espoir de l’imminente rédemption qu’il perdit de vue la vie des individus. Non seulement il omit de s’opposer par ses protestations à la façon dont les fils de Korah et les autres traitaient les Hébreux avec qui ils avaient affaire, plutôt comme des bêtes que comme des êtres humains ; même, il était d’avis qu’aussi longtemps que les esclaves seraient en exil parmi les Égyptiens, cet exil devait être accepté tel qu’il était. Mais Moïse, élevé comme un être libre à la cour du Pharaon, ne pouvait pas se résigner à la sauvagerie du régime des esclaves. Il constatait que, tandis que son frère continuait à affirmer la tradition et à se préparer au sacerdoce, les Hébreux, en tant qu’individus, se putréfiaient dans les fours à chaux de l’Égypte. Il lui semblait que, si cela devait continuer encore un certain temps, il n’y aurait plus personne à libérer et personne pour qui l’on eût à préparer des prêtres. Mais il était surtout irrité contre les inspecteurs et les surveillants que les fonctionnaires du Pharaon avaient mis au-dessus des esclaves. Plus d’une fois Moïse essaya d’examiner avec son frère la condition des esclaves hébreux, l’indifférence des fils de Lévy à l’égard de leurs frères, et la conduite des fils de Korah et des autres qui prêtaient leur concours à Pharaon pour rendre plus dur l’esclavage. Mais il recevait toujours la même réponse :

« Aussi longtemps que l’Esprit de nos pères ne descendra pas sur nous, et ne nous rachètera pas de la servitude, ainsi qu’il l’a promis à nos ancêtres, aussi longtemps nous devrons croire que notre temps n’est pas venu. »

Moïse pâlissait de colère, et la parole lui faisait défaut comme toujours aux moments où il était grandement excité. Il tremblait comme un roseau dans le désert, mais s’efforçait de se contenir et de cacher son mépris pour l’esprit de servitude qui régnait dans les cœurs de ceux qui lui étaient le plus proches.

La seule personne de son entourage qui n’acceptait pas l’idée de l’esclavage était sa sœur Miriam. Dans ce corps défait, brûlait une flamme sacrée qui ne lui permettait pas de se reposer et la poussait à une incessante activité. Elle connaissait toutes les familles ; elle les visitait dans leurs huttes, elle était au courant de toutes leurs difficultés, de leurs besoins, de leurs soucis. Elle était aussi au courant des ennuis secrets de toutes les femmes, elle savait les épreuves qu’elles avaient à subir de la part des abominables inspecteurs égyptiens, qui ne cessaient de s’imposer aux femmes juives en l’absence de leurs maris occupés à travailler comme esclaves.

Ce fut par Miriam que Moïse entendit parler pour la première fois du sauvage inspecteur Aharnès et de la façon ignoble dont il traitait les femmes des Hébreux.

Les inspecteurs égyptiens avaient formé le projet de détruire la pureté de la famille telle qu’elle régnait chez les Hébreux, et de les démoraliser afin de mieux les asservir. Les autres, ceux qui n’étaient pas Juifs, ne connaissaient pas le lien familial. Le désir des inspecteurs était de ravaler au même niveau les Hébreux, que le labeur le plus pénible n’avait pu réduire à cet état. Plus que tous les autres, l’inspecteur Aharnès s’acharnait à ce résultat ; et à sa bestialité s’ajoutait la volonté d’accroître sa réputation de maître des esclaves.

La famille qui l’intéressait le plus était celle de Phinéas, fils de Dosi, de la tribu de Benjamin. Il avait jeté les yeux sur sa femme, la belle Chalmout, qu’il avait vue soignant son mari pendant la pause du repas ; il avait remarqué avec quelle gentillesse et quel amour elle le servait, essuyant la sueur de son front. Et la convoitise était née en lui.

Un soir, Aharnès apparut sur le seuil de la hutte de Phinéas ben Dosi. Il demanda à Chalmout de se donner à lui à tel et tel moment, en présence de son mari, et sans qu’il eût à employer la force brutale. Si elle refusait, son mari serait rayé du nombre de ceux qui tiraient les pierres et mis parmi les faiseurs de mortier, travail bien trop pénible pour un homme de son âge. Cependant le mari et la femme étaient décidés à supporter tous les tourments plutôt que de souiller la pureté de leur famille. À partir de ce moment, Aharnès s’employa à rendre la vie intolérable à Phinéas ben Dosi. Non seulement il le mit parmi les gâcheurs de mortier, mais il avait plaisir à attendre le moment où Phinéas, sur le point de s’évanouir, s’arrêtait pour rafraîchir ses pieds brûlants. Alors il se précipitait avec son fouet sur l’esclave pantelant. Aharnès attendait l’heure où Phinéas ben Dosi s’évanouirait réellement et tomberait dans la boue pour y être écrasé sous les pieds des autres ouvriers brutalisés.

Lorsque Miriam raconta cette histoire à son frère, celui-ci resta immobile un instant. Puis, il dénoua le ruban bleu qui couvrait son pagne et rejeta celui-ci. Il n’avait plus maintenant qu’un cache-sexe, le seul vêtement des esclaves.

« Tu jettes l’emblème de la tribu de Lévy ? s’exclama Miriam épouvantée. L’inspecteur va te prendre pour un esclave et te forcer à aller au travail.

– C’est ce que je désire.

– Mais comment veux-tu aider tes frères, si tu es réduit à l’esclavage comme eux ?

– Ce n’est pas à eux que je viendrai en aide, mais à moi-même. Je veux être l’un d’eux, rien de plus », répondit Moïse

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

 

AVEC sa nuque puissante et ses larges épaules, et ses bras semblables à deux marteaux, Moïse paraissait être un esclave géant lorsqu’il se présenta à l’un des inspecteurs hébreux devant les fosses à mortier.

« De quelle tribu ? demanda l’inspecteur hébreu.

– Je viens prendre la place de Phinéas ben Dosi qui est souffrant et ne peut continuer à travailler », dit Moïse.

Dans la fosse à mortier, quelqu’un, le plus maigre et le plus pitoyable de tous, leva la tête de surprise.

« Je n’ai pas reçu d’Aharnès, le chef de travaux, la permission d’autoriser Phinéas à quitter son travail.

– Je suis venu le remplacer, inspecteur. Le compte de briques sera fait.

– Mes ordres sont de garder Phinéas ben Dosi à la fosse, et de veiller à ce qu’il n’arrête pas de travailler même un instant.

– Je veux prendre sa place. » Et d’un bond, Moïse était déjà dans la fosse.

« Non, non. Cela ne se peut pas, hurla l’inspecteur, tout en se précipitant sur Phinéas et en le cinglant de coups de fouet. À la fosse ! »

La voix de Moïse monta de la fosse, pareille au rugissement d’un lion :

« Misérable ! Comment peux-tu battre ton frère ? »

L’Hébreu à la barbe blonde se retourna. Il aperçut deux yeux qui lançaient des flammes ; il vit une main levée sur lui, pareille à un puissant marteau. Une frayeur mortelle s’empara de lui à cette vue. Il s’écarta de Phinéas, déjà à demi mort.

Moïse prit sa place dans la chaîne des autres neuf esclaves en train de brasser la glaise, et se mit à les imiter. Ils travaillaient en mesure, comme s’ils avaient dansé, pétrissant avec leurs pieds la terre lourde qu’on avait versée dans la fosse. De temps à autre, des quantités de sable mêlé de paille, de feuilles sèches et de copeaux de bois, y étaient jetées, pour donner plus de solidité au matériau dont les briques seraient formées. Moïse ne tarda pas à sentir une brûlure dans les pieds, comme si du feu se trouvait au fond de la fosse pour réchauffer la masse de mortier. Parfois il ressentait une piqûre, lorsqu’une écharde pénétrait sa chair. Mais la douleur physique était effacée par la joie profonde qu’il éprouvait. Il faisait quelque chose qu’il avait besoin de faire, et la satisfaction de son cœur l’emportait sur la souffrance dévorante de ses membres. Il s’appliquait à travailler consciencieusement, régulièrement, sans s’arrêter lorsque les autres le faisaient, afin de fournir sa bonne part de la quantité exigée de son équipe.

Soudain, il sentit un frisson nerveux de terreur passer sur les corps nus, inondés de sueur, de ses compagnons. Ils se contractèrent, le rythme de leurs pas s’accéléra ; une vague brûlante de terreur passa sur eux et leur sueur se fit plus abondante. Le surveillant au bord de la fosse devint nerveux, lui aussi, et se mit à pousser les esclaves avec une rage nouvelle. Son fouet voltigeait au-dessus des têtes, mais il n’osait pas le faire tomber sur les corps : la peur qu’il avait du géant qui s’était joint à la chaîne retenait sa main.

« Plus vite ! Plus vite ! Un, deux ! Un, deux ! Le pied droit en bas, le gauche en haut ! » Il hurlait, et des gouttes de sueur coulaient de son front.

Un instant après, Moïse vit l’homme dont l’apparition avait mis les esclaves et leur surveillant dans une égale agitation. Sur le bord de la fosse se dressait un Égyptien énorme. Il était nu, avec un simple pagne. Sa tête était rasée ; sur sa poitrine pendait une chaîne à laquelle était accrochée une petite médaille de métal ; il portait à la main une verge de bambou renforcée de cuivre. Il se pencha sur le bord de la fosse, et ses yeux gris, ronds, nus, sans cils, les sourcils rasés comme le crâne, examinèrent avec soin tous les esclaves. En grondant, il se retourna vers le surveillant qui frissonnait.

« Je ne vois pas Phinéas. Est-ce qu’il est tombé dans le mortier ?

– Non, inspecteur royal. Sa place a été prise par un autre.

– Qui en a donné l’ordre ? »

Le surveillant, tremblant et pantelant, ne fut pas capable de dire un mot.

« Qui en a donné l’ordre ? » répéta l’Égyptien d’une voix furieuse.

Le surveillant montra du doigt Moïse. Couvert de mortier jusqu’à la ceinture, Moïse jeta du fond de la fosse un regard impérieux.

« Un ordre donné par un esclave ? rugit l’Égyptien. Donne-lui le fouet. »

Le surveillant, ses pieds se dérobant sous lui, s’approcha de la fosse. Au moment où il levait la main, il sentit sur soi le regard de Moïse, et sa main retomba, soudain paralysée.

« Inspecteur royal, balbutia-t-il avec une terreur croissante, ce n’est pas un esclave.

– Ce n’est pas un esclave ? Ce n’est pas un esclave ? C’est ce que nous allons voir. »

L’inspecteur s’approcha du bord de la fosse et leva sa canne de bambou au-dessus de la tête de Moïse. Hors du mortier se dressait la partie supérieure du corps d’un géant ; sous le front élevé, deux yeux de feu regardaient l’inspecteur.

Le bras tendu de l’Égyptien, tenant le bâton de bambou, s’arrêta, lui aussi, et resta suspendu en l’air, comme pétrifié.

« Ce n’est pas un esclave ? Et alors, qui est-il ? Qui est-il ? hurla l’Égyptien, tandis que le bambou s’abattait sur la tête du surveillant.

– Inspecteur royal, le Pharaon n’y perdra rien. À la place d’un ouvrier malade et faible, tu en as un robuste et bien portant. Le total de briques ne sera pas diminué. Pourquoi frappes-tu un fidèle serviteur du Pharaon, un serviteur qui n’a commis aucune faute ? s’écria Moïse.

– Qui es-tu, toi, pour oser donner des conseils à un inspecteur royal ? Vous êtes tous esclaves du Pharaon, vous appartenez tous au grand roi, que vous soyez malades ou bien portants, faibles ou forts. Ramène ce fainéant à la fosse ! »

Le surveillant hébreu fit alors payer son mécontentement et sa crainte au malheureux Phinéas qui gisait à moitié enseveli dans le sable et ne bougeait pas. Il fit payer doublement et triplement à ce corps malade étendu à ses pieds les coups que lui-même avait reçus de l’Égyptien.

« À la fosse, fainéant, resquilleur ! Tu es paresseux, et non malade. Retourne au mortier ! hurlait le surveillant hébreu.

– Pourquoi frappes-tu ton frère ? cria Moïse. Ne vois-tu pas qu’il est malade ? Que son corps est couvert de blessures ? N’ai-je pas pris sa place ? Est-ce que je ne fais pas son travail ?

– Tu travailleras, et lui aussi. Vous êtes tous les esclaves du Pharaon », hurlait l’Égyptien en se joignant au surveillant pour accabler de coups Phinéas.

À peine Phinéas ben Dosi se fut-il traîné jusqu’à la fosse, que Moïse le prit tendrement dans ses bras, comme une mère qui soulève son enfant, et, le tenant ainsi, se remit à travailler la glaise.

« Mets-le par terre. Laisse-le travailler.

– Il ne peut pas. Il ne peut pas se tenir debout.

– Alors, laisse-le tomber et qu’on l’écrase dans le mortier. Jette-le dans le mortier. C’est moi, l’inspecteur royal, qui le commande », cria l’Égyptien aux autres esclaves.

Mais ceux-ci, en voyant la fureur qui remplissait les yeux de Moïse, furent aussi terrifiés que l’était le surveillant sur le bord.

Moïse transporta le corps malade et défaillant de Phinéas hors de la fosse, le déposa avec délicatesse dans le sable et dit d’une voix impérieuse :

« Il va rester ici à se reposer. Je travaillerai pour lui. » Et lui-même rentra dans la fosse.

Phinéas gisait immobile, comme si la vie avait déjà quitté son corps.

« Je crois qu’il ne peut pas travailler, fit le surveillant hébreu.

– S’il n’est pas capable de travailler, il sera bon pour autre chose », répondit l’Égyptien. Et, se penchant sur lui, il frappa de toutes ses forces sur la tête de Phinéas avec sa canne de bambou garnie de cuivre. Le corps eut un mouvement spasmodique et retomba sans vie.

« Voilà ! s’écria l’Égyptien. Voilà de la paille pour vos briques. » Et, du bout de sa canne, il fit rouler le cadavre dans la glaise.

Le corps s’enfonça et disparut sous les pieds des travailleurs. Moïse bondit. Ses poings étaient fermés ; ses veines saillaient de tout son corps. Son visage était blême, mais ses yeux étincelaient. Il s’approcha de l’Égyptien qui déjà haletait ; sa haute taille se contracta, comme s’il était déjà écrasé par le géant dressé en face de lui. Il tremblait comme une feuille.

« Si tu es des nôtres, dit l’Hébreu à Moïse d’un ton pleurnicheur, aie pitié de tes frères. Si tu tues cet Égyptien, nous partagerons tous le sort de Phinéas ben Dosi. »

Moïse prit entre ses dents serrées la pointe de sa barbe et partit à grands pas.

« Qui est-ce ? demanda l’Égyptien au surveillant.

– Nous ne le connaissons pas. Mais ce n’est pas un des esclaves.

– Comment le sais-tu ?

– Il parle et agit comme un fils de la liberté.

– Peu importe ce qu’il est. C’est un rebelle. Va annoncer immédiatement à Dathan et Abiram qu’un dangereux agitateur vient de surgir parmi les esclaves et les excite contre le Pharaon. Qu’ils sachent qui il est et prennent les mesures convenables contre lui. Vous serez tous responsables de ses actes. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

 

MOÏSE était assis sur le seuil de la hutte de son père, et sa sœur Miriam pansait les plaies et les ampoules que la glaise brûlante avait faites à ses jambes. Son frère Aaron, déjà informé de l’incident qui s’était produit à la fosse, lui reprochait sa conduite dangereuse et inexcusable.

« N’avons-nous pas assez d’esclaves pour que tu aies abandonné la cour du Pharaon, afin d’en augmenter le nombre ? Ce que tu as fait a compromis la situation de toute la tribu de Lévy, car lorsque le Pharaon apprendra que l’un des Bnaï Lévy a renoncé à ses privilèges et est entré de son plein gré dans la fosse au mortier pour y travailler sous la surveillance d’un Hébreu, il est capable de nous demander à tous la même renonciation et, alors, Dieu nous en préserve ! nous perdrons tous les privilèges que nous avons si longtemps et si obstinément défendus. Voilà, mon frère, quelle sera la récompense de ton action. Cela ne servira en rien à nos frères des autres tribus, mais tu auras attiré la malédiction de l’Égypte sur ta propre tribu.

– Je ne sais pas ce que c’est que la tribu de Lévy et j’ignore de quel droit elle revendique un autre traitement que nos frères des autres tribus. Je sais seulement que l’Esprit qui apparut à notre ancêtre Abraham est un dieu de justice et de raison. Par les Anciens d’Israël, j’ai appris que l’Esprit qui a créé le monde, l’Esprit d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, a envoyé le déluge sur la terre pour détruire les pécheurs. Il a fait pleuvoir la destruction sur Sodome et Gomorrhe pour la même raison. Mais, du déluge il a sauvé Noé et, à la prière de notre père Abraham, il aurait épargné Sodome et Gomorrhe s’il s’y était trouvé cinq justes. De tout cela j’ai conclu que le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’était pas seulement un dieu d’équité et de justice, mais aussi de miséricorde et de pardon. Nous ne pouvons pas sonder les motifs pour lesquels il a soumis au Pharaon les enfants d’Abraham, pourquoi il permet aux méchants de tourmenter les enfants de son ami. Mais, nous devons croire que c’est un dieu d’équité et de justice, et il l’est, car l’injustice lui est odieuse. Il récompensera dix fois ceux qui aident son peuple, et il imposera sa vengeance à ceux qui le tourmentent. En effet, bien qu’il soit le dieu de la miséricorde et du pardon, il est aussi le dieu de la vengeance et du châtiment. »

La colère d’Aaron s’évanouit devant la foi manifestée par son frère. Entraîné par la passion et l’angoisse qui émanaient de ses lèvres, il tressaillit une fois de plus sous la lumière ardente qui étincelait dans ses yeux. D’une voix plus douce, il répondit :

« Oui, tout cela cessera lorsque l’Esprit de nos frères aura pitié de nous et nous délivrera de l’Égypte conformément à Sa promesse. Jusque-là nous devons supporter le fardeau de notre servitude, nous devons souffrir en silence.

– Mais comment peut-on garder le silence lorsqu’on voit ce que mes yeux ont vu ? demanda Moïse en se cachant le visage dans ses mains.

– Tu sais mieux que personne ce qui arrive aux esclaves qui se révoltent contre le Pharaon.

– Moi ?

– N’étais-tu pas l’un des chefs de guerre du Pharaon qui l’ont aidé à subjuguer des nations ? »

Moïse resta un moment silencieux, et la couleur s’effaça de son visage. Ses yeux s’inclinèrent vers le sol, et il répondit humblement :

« C’est vrai, mon frère Aaron. Tu m’as rappelé ma faute et mon infamie. Par ignorance, j’ai aidé le Pharaon à étendre sa domination sur d’autres peuples, jusqu’au jour où l’Esprit de mes pères m’a enseigné à compatir avec les esclaves de mon peuple, à supporter l’esclavage dans ma propre chair.

– Personne ne doit savoir cela, mon frère Moïse. Il faut cacher cela non seulement aux inspecteurs du Pharaon, mais aussi à nos propres tribus. Surtout, il ne faut pas que Dathan et Abiram en soient informés. Le mieux serait que tu retournes à la cour du Pharaon. Là, tu es protégé par la sœur du roi. Tu nous seras d’un bien plus grand secours que tu ne le serais ici.

– Ma place est parmi mes frères.

– Parmi les esclaves, ni ta liberté ni même ta vie ne sont en sûreté. Va, cache-toi parmi les Anciens d’Israël de façon que l’on ne découvre pas qui tu es. Étudie la tradition et sois réconforté par la promesse de l’Esprit éternel. »

Puis, Aaron prit sa sœur Miriam à part et lui dit en secret :

« Emmène ton frère et cache-le ; sa vie est en danger. »

Mais Moïse refusa de se cacher. Au contraire, il se montra de plus en plus parmi les esclaves.

Personne ne savait qui il était ; et pourtant, les surveillants, non moins que les esclaves, reconnaissaient en lui le fils de la liberté. Son aspect seul le dénonçait comme tel, car, au milieu des esclaves hébreux, aux corps épuisés par la faim et le travail, il semblait un géant entre des pygmées. Sa tête puissante et majestueuse se dressait au-dessus d’eux ; mais plus imposante que son aspect extérieur était la lumière qui resplendissait de ses yeux, la lumière qui éclairait son visage libre et ouvert. Sous le pagne de l’esclave, sans le moindre symbole d’autorité, il commandait aussi bien les esclaves que leurs surveillants hébreux ou égyptiens. Persécuteurs et persécutés tremblaient devant lui et lui obéissaient.

Pour ne pas compromettre sa propre famille et, aussi, pour mieux connaître la vie des esclaves ses frères, il abandonna la maison de son père et s’installa parmi les esclaves. La seule personne qui maintînt le contact avec lui était de nouveau sa sœur Miriam. Ce fut elle qui lui trouva une hutte parmi les travailleurs des champs. Elle se préoccupait de ses besoins, elle l’aidait à pénétrer plus intimement dans les habitudes des esclaves. Et ce fut par elle qu’il apprit ce qu’il était advenu de Chalmout, la veuve de Phinéas ben Dosi.

Après l’assassinat de son mari, l’Égyptien Aharnès la retira des champs et la força à travailler parmi les hommes, à transporter les corbeilles de glaise foulée aux faiseurs de briques. Mais son énergie ne fut ni brisée ni diminuée, et elle ne consentit pas à se soumettre à l’Égyptien. En fin de compte, il se rendit à sa hutte et la viola en présence des habitants de cette hutte. Ne pouvant supporter cette honte, Chalmout se précipita dans la fosse où son mari avait été assassiné et mourut de la même façon que lui.

Lorsque Moïse apprit cette chose il resta longtemps silencieux. Sa tête s’inclina vers sa poitrine, et seul le mouvement violent de ses sourcils trahit la tempête qui faisait rage en lui.

De même qu’Abraham avait reconnu le vrai Dieu parmi le chaos des fausses idoles qui l’entouraient, de même Moïse avait ressenti l’esprit de justice, dans l’océan d’iniquité qui l’entourait à la cour du roi Pharaon. Il avait été élevé dans un monde qui ne connaissait ni poids ni mesures pour le bien ou pour le mal. Dans les ténèbres de la servitude égyptienne, Dieu avait fait naître en lui une claire perception de l’équité. Maintenant, tout péché rencontré était pour lui comme une pierre d’achoppement. Mais, par une discipline d’acier, il contenait les élans de sa rage, sachant bien quel danger menaçait quiconque eût protesté contre une injustice en Égypte.

Il s’en était aperçu à la cour du Pharaon ; mais là, il avait une puissante protectrice : sa mère. Maintenant, chez les siens, il devait mettre un frein à sa colère : il devait voir, écouter, et garder le silence. Car il ne serait pas seul exposé au danger, mais ceux aussi qu’il cherchait à aider.

Maintenant qu’il était informé de la menace suspendue sur les femmes d’Israël, il sentit les rênes lui échapper.

Il se plaça, comme un instrument de justice, au centre des huttes des Hébreux, pour attendre que se manifestât la prochaine tentative d’une telle abomination. Jour et nuit, sans cesse, il s’y maintint.

Un jour, il vit l’Égyptien s’approcher à grandes enjambées du quartier des fosses. La nuit était venue, mais il le reconnut à la lumière étincelante des étoiles. Il marcha à sa rencontre.

« Où vas-tu, Égyptien ? » lui demanda-t-il.

L’homme leva les yeux et jeta sur son interlocuteur un regard de surprise.

« Qui es-tu pour interroger un des inspecteurs du Pharaon ?

– Le Pharaon t’a nommé surveillant du travail des Hébreux – de leur travail, et de rien d’autre. Mais maintenant, ce n’est pas une heure de travail, et ce n’est pas non plus un champ de travail. Qu’est-ce que tu cherches dans les huttes des Hébreux ? »

L’Égyptien resta un moment sans pouvoir parler, tellement il était stupéfait. Il regarda Moïse attentivement, et le reconnut.

« Comment ! s’écria-t-il. N’es-tu pas cet esclave qui a osé déjà une fois entraver le service du Pharaon ? Il y a longtemps que mes hommes te cherchent. Je suis content que tu me sois tombé entre les mains ! »

L’Égyptien avança la main pour s’emparer de Moïse, mais celui-ci le repoussa.

« Le Pharaon t’a nommé surveillant des corps des Hébreux, et non de leurs âmes. Personne ne t’a donné le droit de souiller leurs femmes. Va-t’en et laisse-les en paix.

– Esclave ! Insolent esclave hébreu ! Prétends-tu enseigner à un inspecteur royal quels sont ses droits ? Vas-tu lui donner l’ordre de quitter le lieu où il est ? Bas les pattes ! » Et ce disant, il leva son bâton armé de métal.

Au même instant, avec la rapidité et l’habileté qu’il n’avait pas perdues depuis ses années d’études, Moïse saisit la canne et traita l’Égyptien comme celui-ci avait traité Phinéas ben Dosi.

Puis, il regarda autour de soi. Personne ne l’avait vu abattre le coquin. La nuit était silencieuse et lumineuse. Il souleva le cadavre, le mit sur ses épaules et l’emporta bien loin des huttes des Hébreux, jusqu’à l’orée du désert. Là, au moyen du bâton d’Aharnès il creusa un trou dans le sable : il y jeta le corps et le bâton sanglant. Avec les pieds et les mains il les recouvrit, effaçant les dernières traces de l’abomination qui pendant tant de temps avait constitué un danger mortel pour le camp des Hébreux.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

 

LA province de Gochène dans le Delta, où Joseph avait installé ses frères et leurs familles, à l’époque où ils pénétrèrent en Égypte, était l’une des plus fertiles et des plus productives du pays. Des milliers de ruisseaux sortaient du Nil pendant la saison des crues et remplissaient les fossés et les canaux creusés dans le sol noir comme de la poix. L’humus était mélangé des riches alluvions de vase apportées par le fleuve, et la rapide maturité de toutes les plantes, des céréales, des légumes et du chènevis, sous le soleil qui brillait sans nuages pendant toutes les saisons, permettait chaque année une riche et double moisson.

Outre cette abondance des cultures, les fossés et les canaux, qui arrosaient les plates-bandes et les prairies, nourrissaient une inépuisable quantité de grenouilles, de vers, de lézards d’eau, d’innombrables troupeaux d’oies, de canards et d’autres volailles.

Les premières générations des Hébreux protégés par le grand nom de Joseph avaient vécu dans l’abondance. Quelques-uns même, les parents directs de Joseph, et de nombreux membres de la tribu de Lévy, qui ne tarda pas à prendre un rôle dirigeant, s’étaient enrichis et avaient accumulé de vastes propriétés foncières. À côté des ouvriers qu’ils engageaient, ils commencèrent au bout d’un certain temps à employer des esclaves à la façon des Égyptiens ; ils les achetaient sur les marchés que les armées du Pharaon alimentaient de prisonniers de guerre provenant des nombreux peuples asiatiques qu’ils soumettaient. Plus tard même, leur autorité s’étendit sur une partie des tribus plus pauvres qui étaient obligées de demander secours aux plus riches et aux plus énergiques. En conséquence, ils réduisirent en esclavage non seulement des étrangers mais une grande partie de leurs frères qui, incapables de payer leurs dettes, se vendirent eux-mêmes comme esclaves, ainsi que le faisaient les Égyptiens en pareille circonstance.

Le rapide accroissement de la propriété foncière et du cheptel chez les Hébreux fut l’une des causes – peut-être même la plus importante – de l’asservissement de leurs tribus en Égypte. Les Égyptiens étaient poussés à la haine et à l’envie envers ces étrangers qui s’isolaient d’eux par leurs manières et leurs habitudes, qui ne reconnaissaient pas leurs dieux, qui ne payaient pas la taxe des temples : cette envie et cette haine furent suivies par la crainte de voir les Hébreux se séparer de l’Égypte. Et les Égyptiens se mirent à réfléchir quant aux moyens de diminuer la richesse et la puissance des tribus. L’esclavage ne fut pas instauré du premier coup, mais peu à peu, en commençant par les plus pauvres qui étaient tombés aux mains des plus riches. Les Égyptiens commencèrent par confisquer l’héritage des tribus moins privilégiées, celles qui descendaient des servantes de Jacob, en prétextant le non-paiement des taxes et autres dettes. Conformément à la loi égyptienne, les propriétaires étaient inséparables de la terre confisquée. En tout cas, une fois privés de leur propriété, les débiteurs n’avaient pas d’autre issue que d’entrer au service des nouveaux maîtres.

Mais tous ne consentirent pas tout de suite à leur asservissement. Certaines familles se révoltèrent. D’autres abandonnèrent l’Égypte et s’installèrent sur les confins de la terre de Canaan.

La plus forte résistance de la part des tribus fut celle des enfants de Lévy. Ils refusèrent de renoncer aux privilèges dont ils avaient joui du temps de Joseph. Plus énergiques que les autres, solidement appuyés sur la tradition, ils étaient devenus, presque aussitôt après la mort de Joseph, les chefs des tribus. Les conseillers du Pharaon ne tardèrent pas à voir qu’il serait plus facile d’assurer leur domination sur les Hébreux, ces étrangers, par le moyen de leurs propres dirigeants plutôt que par des fonctionnaires n’appartenant pas à leur race. Le gouvernement des Hébreux fut donc placé entre les mains de la tribu de Lévy et, par celle-ci, les Égyptiens introduisirent l’esclavage qui, en fin de compte, engloba toutes les tribus. Mais les privilèges dont jouissaient les Lévites n’allèrent pas jusqu’à assurer la sécurité de leurs fils.

Parmi les familles les plus puissantes et les plus riches des Bnaï Lévy, se trouvait celle de Korah, fils de Yishar, frère d’Amram, père de Moïse.

Korah était alors au printemps de la vie ; il possédait une grande vigueur physique et un aspect imposant. Il gouvernait les tribus par la terreur. Il avait des propriétés foncières considérables, des moutons, du bétail hérités de son père. À l’opposé de son frère Amram, qui avait refusé de travailler en collaboration avec les Égyptiens pour imposer à ses frères le système de l’esclavage, et dont les propriétés avaient en conséquence été confisquées, le jeune Yishar s’était empressé de leur offrir son concours. Ce fut à lui que fut confiée, entre autres choses, la tâche de fournir les surveillants juifs pour les esclaves de Gochène, et de fixer le nombre d’ouvriers nécessaire pour chaque travail. Et le Pharaon récompensa cette fidélité de Yishar, non seulement en lui permettant de conserver les propriétés qu’il avait héritées, mais en y ajoutant les biens des Hébreux rebelles.

Dans la grande maison construite en briques de style égyptien, les Bnaï Lévy étaient assemblés. Seule la plus ancienne génération manquait. Tous ceux qui s’occupaient des esclaves appartenaient exclusivement à la plus jeune. Leur chef et leur porte-parole était Korah.

Assis sur une sorte de trône, il présidait la réunion. Bien qu’il fût seulement âgé de quarante à cinquante ans, il semblait plus âgé en raison de son imposante stature. Il était trapu ; son cou de taureau était recouvert d’une barbe gris foncé, bouclée et tressée à la mode assyrienne. Une robe de couleur le couvrait jusqu’aux genoux. Une chaîne était suspendue sur sa poitrine, et ses doigts courts et gras étaient ornés d’anneaux d’or.

En face de lui siégeait Aaron portant, lui aussi, une robe de couleur qui laissait une de ses épaules nue. D’après la tradition, les fils de Jacob, à leur entrée en Égypte, portaient des robes de couleur, et les Bnaï Lévy s’habillaient de même d’étoffes de couleur pour se distinguer des autres tribus.

Tous ceux qui faisaient partie de cette assemblée avaient de semblables robes ; tous portaient la médaille de métal de leur tribu sur leur poitrine. Les plus jeunes se tenaient debout derrière leurs oncles. Parmi eux se trouvaient Dathan et Abiram, deux des jeunes surveillants. Bien qu’ils ne fussent pas de la tribu de Lévy mais de celle de Ruben, leur situation leur donnait le droit de prendre part à la réunion. Eux aussi portaient des plaques sur leur poitrine et des cannes de bambou armées de cercles de cuivre, insignes de leur rang supérieur dans la hiérarchie des esclaves.

Devant cette grave assemblée, Moïse se tenait debout. Sa poitrine était nue ; il ne portait pas l’emblème de sa tribu. Ses hanches étaient recouvertes du pagne blanc des esclaves ; ses boucles pesantes et sa barbe épaisse flottaient en désordre, comme s’il venait de quitter son travail à la fosse de glaise. Et c’était effectivement le cas. Les Bnaï Lévy l’avaient convoqué à l’assemblée, et il s’y était rendu en venant de son travail d’esclave.

« Moïse, fils d’Amram », dit Korah en tournant vers lui ses petits yeux enfoncés dans les replis de graisse. Puis il éleva sa voix hargneuse, où se devinait en ce moment un mélange de colère et de chagrin. « Moïse, fils d’Amram ! Notre frère ! Lorsque l’Esprit de nos pères a manifesté sa bonté envers toi, et t’a conduit à la cour du Pharaon, nous avons espéré qu’Il préparait en toi un autre Joseph qui libérerait ses frères de l’esclavage. C’est ce que nous avons cru tout au long de ces années ; nous avons vu en toi un nouveau défenseur, un nouveau protecteur des désespérés. De quelle joie nos cœurs n’étaient-ils pas remplis lorsque nous apprenions les hauts faits accomplis par l’un des nôtres au service du Pharaon ! Dans ta destinée, nous voyions un signe donné par l’Esprit et annonçant que l’heure de notre rédemption était proche. Et les anciens d’Israël, ceux qui connaissent l’heure fixée, nous disaient que note agonie touchait à sa fin. Et nous étions persuadés que tu avais été choisi pour cela, et que par toi l’Esprit devait nous rétablir à notre place dans le gouvernement du Pharaon et nous rendre les droits qui étaient les nôtres aux jours de Joseph. C’était à toi qu’il appartenait d’inciter le cœur du Pharaon à agir avec bienveillance avec nous, afin que nous puissions vivre dans la paix et dans la joie comme aux jours d’autrefois. Et qu’est-ce que tu as fait ? Au lieu de libérer tes frères, tu es devenu un esclave toi-même ; au lieu de nous aider à relever la tête, tu as apporté aux frères de ta tribu la menace de l’esclavage. Nous voilà tous suspects de rébellion envers le Pharaon, parce que tu animes les cœurs de nos frères contre la servitude où ils sont et, depuis ta venue parmi nous, nous sommes tombés très bas aux yeux des serviteurs du Pharaon. Tu as poussé les choses si loin que tu as porté la main sur un des inspecteurs royaux en train de faire son devoir à son poste. Et maintenant, voici que nous recevons l’ordre de livrer le rebelle, l’instigateur de la révolte, aux gardiens de l’ordre. Un des surveillants hébreux t’a reconnu comme étant celui qui a menacé de mort Aharnès. Faut-il l’appeler comme témoin ?

– Inutile, répondit Moïse. C’est moi qui ai porté la main sur lui. Devant mes yeux, cet Égyptien a assassiné une âme d’Israël, l’âme d’un de mes frères. Non pour l’exécution d’une loi, non pour remplir son devoir de surveillance, mais en raison de la méchanceté et de la corruption de son cœur, parce qu’il désirait une femme mariée. S’il y a une faute sur mes mains, prenez-moi et livrez-moi aux gardiens de l’ordre. Je suis devant vous, prêt à me soumettre.

– Moïse, fils d’Amram, nous ne sommes pas des juges nommés par le Pharaon pour peser le bien et le mal. Ce n’est pas à nous de dire ce qu’un surveillant doit faire et ne pas faire. Et nous n’avons pas l’intention – Dieu nous en préserve ! – de te livrer entre les mains du Pharaon. Tu es notre frère, notre chair et notre sang. Nous n’avons pour toi qu’une prière, une supplication : abandonne le camp des esclaves et retourne à la cour du Pharaon. Telle est la décision des Anciens de la tribu, et tu es obligé de te soumettre à cette décision.

– Korah ben Yishar ! Ce n’est pas de mes mains, ce n’est pas de la chaire du sang que peut venir la rédemption, mais seulement de l’Esprit unique et seul vivant qui apparut à nos ancêtres et les unit à lui dans les liens d’une durable alliance. Qui suis-je pour que vous reposiez en moi l’espoir des affligés ? Dans le passé, je ne connaissais pas mes frères ; et, maintenant que je les connais, je suis l’un d’entre eux, un esclave parmi des esclaves. Je suis avec eux dans leurs besoins et leurs peines ; avec eux je veux attendre la rédemption. La fosse au mortier pendant le jour, la hutte nue de mes frères pendant la nuit : voilà quelle est pour moi la demeure du Pharaon. »

Le silence régna un instant parmi ceux qui entouraient Korah. Puis, finalement, Aaron se leva et s’adressant à Moïse lui dit :

« Moïse, mon frère, tu es resté trop longtemps libre pour comprendre l’âme d’un serf. Le fils de la liberté peut, lorsqu’il a soif, apaiser sa soif avec de l’eau ; le serf doit apprendre à se désaltérer avec sa soif. Le dos courbé et l’esprit brisé de l’esclave sont son armure et ses armes. Nous ne pouvons être aussi libres que toi dans nos désirs. Nous connaissons aussi les poids et les mesures du bien et du mal. Mais nous sommes forcés de les oublier. Quitte-nous, mon frère Moïse. Si tu ne veux pas retourner à la cour du roi Pharaon, trouve-toi une autre demeure.

– Ma demeure est parmi mes frères qui sont dans le besoin, mon frère Aaron.

– Mais, si tu désires vivre dans la maison de tes frères, il faut assumer l’attitude humiliée d’un esclave. Un homme libre parmi des esclaves attire le danger sur sa tête et la mort sur ses frères.

– Je veux être un esclave, exactement comme ils sont.

– Tu ne seras pas capable de le supporter. Ne vois-tu pas que cela te dépasse dès maintenant ? Va-t’en, avant qu’il soit trop tard.

– Je chercherai à humilier mon esprit, à courber mon échine dans l’esclavage, pourvu que je sois parmi eux, dit Moïse d’une voix suppliante.

– Tu n’y réussiras pas, mon frère Moïse. Le Dieu de nos pères ne le permettra pas. Il faut que l’un de nous soit libre, répondit Aaron.

– Ah ! il faut que je sois parmi eux... il le faut, dit Moïse comme se parlant à lui-même.

– Nous avons fait notre devoir. Nous t’avons prévenu en temps utile », fit Korah en se levant.

 

En dépit de ses efforts, Moïse ne put pas rester l’un d’eux. Avait-il le droit d’être un fils de la liberté parmi les esclaves ? Avait-il le droit de rendre plus lourde encore leur servitude ? Il se rendit bientôt compte qu’il était une pierre d’achoppement sur la route des tribus d’Israël, ainsi qu’Aaron le lui avait dit. Une discipline plus sévère fut imposée aux esclaves hébreux ; les surveillants égyptiens et juifs devinrent plus exigeants. Les heures de travail furent augmentées ; les ouvriers furent chassés de leurs huttes lorsque les étoiles brillaient encore dans tout leur éclat ; ils y furent ramenés lorsqu’elles brillaient de nouveau. Ils eurent de moins en moins la possibilité de travailler les petits jardins attenants à leurs logis. Il n’y avait aucun repos ni pour eux ni pour leurs femmes. Même celles-ci étaient contraintes à transporter les pesantes corbeilles remplies de glaise. Elles ne pouvaient plus s’occuper de leur ménage, préparer les repas de leurs époux, leur apporter leur nourriture au champ.

Moïse lui-même s’aperçut que les surveillants hébreux étaient devenus plus durs et plus brutaux que les Égyptiens. Ils étaient comme fous et cherchaient à obtenir toujours plus de rendement des corps torturés de leurs frères ; et la colère de Moïse devint plus âpre contre les surveillants hébreux que contre les Égyptiens. Il faisait un grand effort pour dominer sa rage et ne pas trahir l’instinct qui le poussait vers la liberté. Mais il ne le supporta pas longtemps.

Il ne pouvait pas ne pas se rendre compte qu’il avait été la cause de cette aggravation de la situation de ses frères. Il ne pouvait plus se faire voir parmi eux. Dès qu’il s’approchait d’un groupe et offrait son aide, soit pour soulever un lourd fardeau, soit pour ouvrir d’un coup de bêche un bout de terre résistant, les esclaves lui tournaient le dos avec terreur et fuyaient devant lui. Ils voyaient en lui un étranger, quelqu’un qui n’appartenait pas à leur monde – ou plutôt qui appartenait au monde de leurs ennemis, un Égyptien déguisé. Et Moïse lui-même, derrière leur dos, surprenait ce que disaient de lui les esclaves hébreux :

« Voilà qu’il s’en va là-bas, le faux Égyptien, celui que le Pharaon nous a envoyé pour nous espionner. »

« Depuis qu’il est là, les surveillants nous fouettent deux fois plus. »

Il devinait d’où provenait cette crainte. C’étaient ses propres parents : Korah, Dathan, Abiram et les fils d’Aaron : Nadab et Abihou, qui répandaient avec ardeur ces méchants bruits, qui le rendaient odieux, dans l’espoir de le forcer à s’en aller.

Il constatait qu’Aaron lui-même l’évitait ; tous, tous restaient à distance et chuchotaient derrière son dos. Il devinait aussi qu’il était suivi par des gens qui le prenaient en filature.

Sa sœur Miriam était la seule qui ne l’abandonnât pas. Elle protégeait la retraite clandestine qu’il avait chez des esclaves amis, et veillait à ses besoins. Un jour, elle lui dit :

« Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais il y a constamment des réunions chez Korah pour s’occuper de toi. Fais attention aux fils d’Aaron.

– Je le sais. Ce sont eux qui me suivent et qui répandent des bruits défavorables sur moi parmi les Hébreux. »

Un jour, il arriva au bord de la fosse où il avait pris la place de Phinéas ben Dosi. Il y arriva par hasard au moment où les deux surveillants hébreux, Dathan et Abiram, étaient en train de bâtonner un ouvrier hébreu qui s’était évanoui au bord de la fosse. Les lanières de cuir de leurs fouets coupaient la chair de l’esclave à demi mort, et des flots de sang coulaient de ses veines.

Une rage folle s’empara de Moïse et, oubliant ses résolutions, poussé par une force qu’il ne pouvait maîtriser, il bondit près de Dathan et d’un geste replia par derrière le bras de l’homme. Le petit visage jaune et méchant de l’esclave hébreu se tourna vers lui.

« Qui t’a permis de nous commander et de nous juger ? s’écria-t-il. Veux-tu m’assassiner comme tu as assassiné Aharnès ? »

Ce même soir, Miriam apporta à Moïse un message d’Aaron :

« Quitte Gochène sans plus attendre. Dathan et Abiram conspirent contre toi. »

Il se décida enfin à partir.

 

Le pays de Gochène était étroitement fermé. D’un côté se trouvait la Méditerranée, de l’autre Égypte. Le seul point par ou Moïse pouvait franchir les frontières du pharaon était le désert de Chour, situé au-delà de la mer des Roseaux. Celle-ci n’était pas la mer Rouge, qui s’étendait plus loin sur la péninsule du Sinaï. C’était un vaste marécage plein de roseaux sauvages et de bambous qui bordait toute la région de Gochène et la séparait du désert. Des bras de la Méditerranée pénétraient dans la région de Gochène, remplissant toute une série de petits lacs et aboutissant finalement à travers les plaines limoneuses du Delta au grand lac de Mara, le lac aux eaux amères. De là, par des fossés et des canaux naturels, les eaux s’écoulaient dans la mer Rouge. Cette mer des Roseaux était peu profonde ; en maint endroit, on pouvait la traverser à pied, bien qu’on fût en grand danger de s’enliser – sort qui avait été celui de bien des réfugiés, de leurs bagages et de leurs troupeaux. Et puis, dans ces marécages, on était environné de serpents venimeux et de crocodiles. Seuls ceux qui connaissaient bien la région savaient où se trouvaient les quelques sentiers permettant de traverser en sécurité. Pour Moïse, cette mer était un monde inconnu ; mais il n’ignorait pas qu’il était plein de dangers. Pourtant c’était la seule voie par laquelle il pouvait échapper aux surveillants du Pharaon et à ses propres frères.

Ainsi attaqué par les siens, il fut sauvé par sa mère étrangère, la fille du Pharaon.

Fiha, la servante de la princesse Bathiya, vint lui apporter un message. Elle le trouva, grâce à Miriam, à l’endroit où il se cachait : L’épée du Pharaon est suspendue tout près de ta tête, aiguisée par la main de tes frères.

« Voici, lui dit Fiha, les vêtements égyptiens que t’envoie ta mère. Mets-les et pars d’ici. Les gardes du Pharaon approchent.

– Toutes les issues me sont fermées, dit Moïse.

– Je connais à travers la mer des Roseaux un chemin pour pénétrer dans le désert de Chour.

– Tu connais bien la mer des Roseaux ?

– Je suis de cette région, et je connais tous les chemins. Prépare-toi et viens avec moi sans tarder : il n’est que temps. »

Moïse revêtit les habits égyptiens, alla prendre congé de ses parents et embrasser sa sœur Miriam. Et ce fils sur lequel étaient fondées tant d’espérances disparut, laissant ses proches dans la solitude.

Toute la nuit, Fiha conduisit Moïse par les sentiers limoneux de la mer des Roseaux et, au matin, ils entrèrent dans le désert de Chour.

« Retourne près de ma mère ; dis-lui que j’ai obéi à sa parole, que je suis devenu un étranger au milieu d’étrangers plutôt que de rester un étranger parmi les miens. »

Mais Fiha ne bougea pas. Elle avait les yeux fixés sur Moïse, des yeux où brillaient la prière et la soumission.

« Que désires-tu, Fiha ?

– Je suis, moi aussi, une princesse, la fille d’une maison royale. Mon peuple, comme le tien, a été réduit en esclavage par le Pharaon ; et, comme toi, je ne puis supporter de voir les souffrances de mon peuple. Prends-moi avec toi, seigneur, et permets-moi d’être ta servante.

– Je ne suis ni prince ni seigneur. Je suis sur le point de devenir un étranger sur une terre étrangère.

– Mais avec toi marche le grand espoir de la libération ; et je voudrais partager cet espoir pour mon propre peuple.

– Retourne d’où tu viens, Fiha. Il n’est rien que je puisse te donner. Tu peux avoir l’espoir, comme chacun de nous, si tu as la foi au grand Esprit qui viendra au secours des faibles et des opprimés.

– L’Esprit de tes pères ?

– Il peut être le tien, car il est celui de tous ceux qui croient en lui. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

 

MOÏSE maintenant se trouvait au milieu d’une autre mer : celle du désert. Il ne savait quelle direction prendre, et cela lui importait peu. La solitude des sables amoncelés en collines par le vent s’étendait uniformément devant lui, sans rien qui pût attirer les yeux ou provoquer la volonté.

Il était au milieu du désert sans un frère, sans un dieu. Il y avait longtemps – c’était presque dans son enfance – qu’il avait rejeté les dieux de l’Égypte, et il n’avait pas trouvé l’Esprit de ses pères ; ou, plutôt, il l’avait trouvé et perdu de nouveau. Car, désormais, Moïse se trouvait éloigné non seulement de ses frères, mais aussi de l’Esprit de ses ancêtres.

II avait conçu et senti cet Esprit comme un esprit de justice, comme l’essence de la droiture qu’il avait cherchée toute sa vie. Cet idéal l’avait rempli de tant d’amour et d’adoration qu’il ne pouvait même pas admettre la pensée d’une imperfection dans ses actes. Et cependant il avait devant les yeux l’effrayante réalité de l’Égypte. Pourquoi Dieu n’avait-il pas agi avec les Égyptiens comme il l’avait fait avec Sodome et avec Gomorrhe ? Comment pouvait-Il tolérer que les enfants de celui avec qui Il avait conclu une éternelle alliance fussent foulés aux pieds tous les jours par les faiseurs de mortier, et que leurs os fussent mêlés aux briques dont étaient faits les édifices égyptiens ?

Et puis, il ne pouvait pas non plus comprendre l’idée des quatre cents ans d’esclavage. Fallait-il que Dieu, en les choisissant pour son peuple élu, leur fît payer ce choix par des souffrances et par la servitude ? Moïse ne pouvait saisir la raison de ces souffrances.

C’était essentiellement un homme simple, obsédé par une seule pensée : la distinction entre le bien et le mal. Il voyait d’un côté l’esclavage, la souffrance, l’oppression ; de l’autre, la domination, le péché, la méchanceté. Il voyait les méchants, dans la volupté de leur puissance, écraser leurs frères plus faibles, les traiter comme des bêtes de somme, les condamner à un éternel labeur. Et personne n’était là qui prît la défense de l’opprimé et punît l’oppresseur, comme cela avait été aux jours de son ancêtre Abraham !

Était-il possible qu’aucune promesse n’eût été faite par un Esprit invisible, qu’il n’y eût jamais eu d’alliance avec les patriarches, que tout ne fût qu’un rêve, un moyen illusoire pour adoucir l’amertume de l’esclavage ? Moïse reculait devant l’idée à laquelle l’avait entraîné son amertume... Non, des esclaves ne nourrissaient pas l’espoir d’une rédemption... Ce n’étaient pas des esclaves. La promesse faite par l’Esprit était réelle ; elle vivait parmi eux et donnait une figure à leur vie. L’Esprit de leurs ancêtres subsistait parmi eux et, chaque jour, renouvelait l’alliance. Cela seulement expliquait qu’ils eussent été choisis...

Plongé dans ces méditations, Moïse avançait à travers le désert. Bien qu’il n’eût aucun but, il savait fort bien où il était. Il était muni de provisions – sa mère y avait pourvu par le moyen de Fiha – et emportait, outre sa nourriture, plusieurs bourses pleines de pièces d’argent. Il savait en quel point il avait pénétré dans le désert de Chour et où se trouvaient la ville et l’oasis de Kadech-Barnéa.

Dans sa jeunesse, alors qu’il faisait ses études à l’académie militaire, il avait appris à connaître les lois de Babylone, et tout particulièrement celles qui régissaient les rapports de maître à esclave. Il avait découvert là une certaine mesure de justice. Il y avait découvert infiniment plus de compassion pour la situation des pauvres et des veuves que dans les lois égyptiennes. Maintenant, tandis qu’il errait à travers le désert, il se mit à réfléchir au projet de se rendre à Babylone en passant par le pays d’Édom et le désert d’Arabie.

Le point où il se trouvait alors était un lieu de désolation. Après avoir quitté la petite ville de Souccoth par où Fiha l’avait introduit dans la région des marécages, il n’avait plus rencontré âme qui vive. Il se prépara donc à passer la nuit en cet endroit.

L’obscurité succéda brusquement au crépuscule et, lorsque Moïse s’étendit dans un creux formé par le vent entre deux monticules de sable, les étoiles brillaient déjà de tout leur éclat... Moïse leva les yeux vers elles et se souvint de la merveilleuse histoire du père de toutes les tribus juives, que les Anciens lui avaient racontée : comment, se trouvant sur la route de Haran lorsqu’il fut surpris par la nuit et s’étant étendu sur le sol nu pour dormir, il avait vu en songe une échelle allant de la terre au ciel et sur laquelle montaient et descendaient les anges du Seigneur. Maintenant, Moïse comprenait la signification de ce rêve. Il y avait un lien entre le ciel et la terre ; l’homme n’était pas abandonné à un destin aveugle, comme les animaux des champs, mais était éternellement en contact avec son Créateur qui dirigeait la marche du monte par le moyen des anges qui gravissent et descendent l’échelle reliant le ciel à la terre. À la lumière des étoiles tombant sur les sables du désert, Moïse à son tour reconnaissait les anges, messagers des profondeurs et des hauteurs. C’était comme s’il avait pu toucher réellement l’alliance existant entre l’homme et son Créateur, et entendre la voix de l’Esprit s’adressant à Jacob : Je suis l’Esprit d’Abraham et l’Esprit d’Isaac.

Le cœur de Moïse était plein de frayeur devant l’Esprit de ses ancêtres. De même que Joseph, il avait abandonné la maison paternelle, comme Jacob il sentait que l’Esprit de ses ancêtres l’accompagnait. Comme Jacob aussi, il désirait le prier, l’appeler par son nom, tendre une main vers lui, devenir un avec lui. Mais, au début, il ne savait comment s’exprimer. Il ne connaissait pas le lieu où Dieu était ; il ne connaissait aucun hymne fait pour Lui. Il ne pouvait pas s’adresser à l’Esprit de ses pères avec les mots dont se servaient les Égyptiens pour s’adresser à Râ. Il cherchait à s’unir à l’Esprit de ses ancêtres par un hymne appartenant à lui seul, et non à n’importe quelle idole.

Il se leva, s’agenouilla dans le sable et, levant son visage et ses bras vers le ciel étoilé :

« Vers Toi, dit-il, j’élève ma prière, vers Toi dont je ne connais ni le nom ni la place ; vers Toi qui es au-dessus de moi, bien que je ne Te voie pas ; vers Toi qui es apparu à mes pères, à Abraham, à Isaac et à Jacob. Je ne connais pas Tes voies, et je ne connais pas Ta justice. Mais je crois en la promesse que Tu as faite à mes pères, et je sais que rien de ce qui est fait aux enfants de Ton ami ne T’est inconnu. Tu vois leurs souffrances, Tu entends leurs gémissements ; et Tu accompliras Ta promesse et les délivreras de la servitude. Où que ce soit que j’aille, ne permets pas que j’oublie la détresse de mes frères. Garde solidement l’alliance entre Toi et moi. Et quand l’heure viendra, quand Tu accourras de Ta demeure, avec Ton armée céleste, pour les libérer, libère-moi aussi, Dieu de mes pères, ne me rejette pas de Ton peuple, laisse-moi être l’un d’entre eux. »

Au lieu de continuer sa route vers Kadech-Barnéa, il se dirigea vers Etzion-Ghéber et s’enfonça de nouveau à l’intérieur du désert de Chour. Il espérait ainsi faire perdre sa trace à ceux que le Pharaon avait envoyés à sa poursuite.

Le territoire tout entier qui s’étendait de l’Égypte à Babylone était couvert par l’ombre sinistre de la magie et de l’adoration des idoles. Masse pesante venue de l’Égypte, elle répandait les ténèbres dans toutes les directions où l’on rencontrait des êtres humains. Des reptiles et des animaux répugnants, des momies de chats et de crocodiles régnaient sur l’homme. Des dieux morts faisaient la loi, et la terre était pleine de noirs démons et de superstitions. Dieu s’était réfugié dans le ciel et avait détourné Sa face de la terre, abandonnant Sa créature au hasard et à l’aventure. Il ne semblait plus y avoir nulle trace d’une providence dans les affaires de l’humanité... Toutes les entraves avaient été supprimées, toutes les limites détruites ; l’homme, la bête et le reptile s’accouplaient, pour ne former plus qu’une famille grossière et sans forme.

Le seul peuple qui retînt quelque étincelle de la lumière céleste était l’esclave des idolâtres, comme si les dieux-reptiles s’étaient soulevés contre le Dieu suprême et le tenaient prisonnier tout en gouvernant le monde sans être dérangés.

Tout Moïse se révoltait contre cette vision de l’humanité. Il ne pouvait admettre que le monde fût condamné aux ténèbres éternelles et l’homme à la disparition. Celui qui avait créé le monde l’avait fait dans un but supérieur, et avait tout organisé pour ce but. Il y avait une loi, de l’ordre, un sens dans sa création. Une idée revenait alors à l’esprit de Moïse, idée qui était née en lui quand il avait réfléchi au culte des Égyptiens pour le dieu-soleil. Le soleil n’était pas un créateur ; il n’avait aucun pouvoir sur le destin du monde. Il n’avait même pas de volonté personnelle. C’était seulement l’un des instruments créés et dirigés en accord avec les méthodes d’ordre prescrites pour lui par le Créateur. Il en était de même pour toutes les autres créatures, intégrées dans le système de sa loi. La Grande Égypte, avec sa richesse et sa puissance, était l’esclave d’un esclave. Elle était ainsi, à l’instar de tous les peuples et de tous les individus qui ne reconnaissaient pas le seul dieu vivant, et au contraire adoraient l’un des êtres créés par lui. Et voici que les seuls fils de la liberté étaient justement les esclaves du Pharaon, les fils d’Abraham. Et, même si Dieu différait sa venue, ils ne perdaient ni leur foi ni leur confiance en Lui. Ils restaient libres dans un monde de servitude.

 

Etzion-Ghéber où Moïse parvint après une longue marche était le point de rassemblement des caravanes passant entre l’Arabie et l’Égypte et une étape pour les expéditions envoyées par le Pharaon vers les pays asiatiques. C’était aussi le port sur la mer Rouge servant de base à la flotte royale. Moïse ne s’y arrêta que peu de temps. Il avait toujours peur d’être reconnu par quelque émissaire du Pharaon. En quittant Etzion-Ghéber il se dirigea à gauche, non vers le désert d’Arabie, mais vers celui de Midian qui longeait l’autre bras de la mer Rouge et, après un jour et une nuit de marche, arriva à l’oasis et à la ville de Midian.

Comme c’était la coutume pour tous les étrangers arrivant dans une nouvelle localité, il fit halte près du puits situé hors de la ville et attendit que les habitants vinssent puiser de l’eau, espérant que l’un ou l’autre lui offrirait l’hospitalité.

Le jour n’était pas encore avancé. Les premiers rayons du soleil commençaient à sécher la rosée sur le gazon. Le site plut à Moïse. Il observa les petites huttes en torchis qui se dressaient dans l’ombre des palmiers ; il se sentit rafraîchi par les petits carrés de verdure qui s’allongeaient devant les fontaines, et ses yeux s’y reposèrent après la chaleur constante des sables du désert.

Il se ressouvenait de son ancêtre Jacob, dont il avait entendu avec tant d’intérêt l’histoire des lèvres des Anciens. Il voyait devant soi Jacob assis près des puits de Haran le jour de son arrivée. Et, alors, revinrent à sa mémoire la prière que le patriarche avait prononcée à Béthel et le vœu qu’il avait fait : si Dieu était avec lui dans la démarche qu’il allait entreprendre et lui donnait du pain pour manger et des vêtements pour se couvrir, de sorte qu’il pût rentrer en paix dans la maison de son père, ce Dieu serait son Dieu. Lui, Moïse, n’avait jamais connu la maison de son père. Mais il avait quitté ses frères, et son cœur les regrettait, comme le cœur de Jacob avait regretté Isaac. Et, comme Jacob, il se mit alors à prier Dieu de l’assister dans ce qu’il allait faire. Pour lui-même il ne demandait rien de plus que ce que Jacob avait demandé : du pain et des vêtements ; non un royaume et non un territoire, mais seulement le morceau de pain d’un simple ouvrier et un vêtement pour couvrir sa nudité. Il pria aussi Dieu de le ramener en paix à la maison de son père, afin qu’il pût être de nouveau en paix avec ses frères. En liberté. Ou même en esclavage.

Alors qu’il était là, assis et méditant sur Jacob et sur tout ce qui lui était arrivé près des puits de Haran, soudain, Moïse vit s’approcher Rachel. Il la reconnut. Elle était la plus grande au milieu de ses sœurs. C’était elle, conduisant son troupeau, portant d’un mouvement fier et libre sa cruche sur l’épaule. Ses boucles noires tombaient sur ses épaules, son cou était solide comme une blanche tour. Sa démarche était mesurée et lente, et tout son corps suivait le rythme de ses pas. Derrière le troupeau s’avançaient ses sœurs, poussant les brebis devant elles ; les bêtes suivaient la plus grande des sœurs, lentement, en se réglant sur elle.

Moïse eut un élan pour se rapprocher du puits et verser de l’eau dans l’auge pour les brebis de Rachel. Mais il réfléchit qu’il était étranger en ce lieu. Celle qui approchait n’était pas de sa race, comme Rachel avait été de celle de Jacob. Lui, était un étranger pour cette Rachel qui venait. Il ne pouvait la surprendre et lui dire qu’ils étaient du même sang. Son sang était en Égypte, parmi les esclaves du Pharaon. Il resta donc immobile et observa les sept jeunes filles tandis qu’elles puisaient de l’eau dans le puits et la versaient dans l’étroite auge de pierre. Les bêtes altérées se pressaient vers l’eau fraîche et débordante ; les jeunes filles étaient debout près d’elles, caressant leurs têtes blanches.

Et, tandis que Moïse était assis, un tumulte soudain vint le troubler. Une bande de bergers sauvages, des mains brutales qui se lèvent, des cris, des menaces – et les brebis furent chassées de l’auge. Des bâtons et des fouets étaient brandis sur les pacifiques animaux, qui un instant plus tôt buvaient tranquillement. Ils s’égaillèrent, pris de panique et, avec eux, les jeunes femmes qui s’efforçaient, comme folles et désespérées, de les rassembler.

Oubliant qu’il était étranger, oubliant que les émissaires du Pharaon pouvaient être près de là, et que n’importe qui pouvait l’arrêter et le livrer à eux, Moïse, dominé par son instinct de justice, par sa passion pour la protection des opprimés, sentit sa colère enflammée contre cette bande sauvage de pasteurs. En un clin d’œil, il fut au milieu d’eux. Sa haute taille, ses yeux étincelants, sa voix impérieuse suffirent à terrifier les lâches agresseurs.

« Femmes en vêtements d’hommes ! Boucs sauvages du désert ! Voulez-vous prendre pour vous-mêmes l’eau que des mains délicates de femmes ont puisée avec tant de peine ? L’eau appartient à qui l’a puisée. Allez-vous-en d’ici avec vos troupeaux ! Éloignez-vous des auges !

– Nous vous obéissons, seigneur ! » balbutiaient les bergers.

Moïse aida les jeunes filles à rassembler leurs brebis dispersées, et les ramena aux auges où il les remit entre leurs mains.

Quand les brebis se furent désaltérées, Moïse dit : « Allez chez vous, retournez à votre père. Je vais rester ici et veiller à ce que ces bergers ne vous poursuivent pas et ne vous molestent pas. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

 

LES filles du prêtre Jéthro trouvèrent Moïse assis près du puits, comme elles l’avaient laissé, quand elles revinrent le chercher pour l’emmener chez elles sur l’ordre de leur père. Appuyé sur son bâton, il était plongé dans une profonde méditation et ne remarqua pas les sept jeunes filles. La plus âgée éleva donc la voix et dit :

« Mon seigneur, notre père Jéthro nous envoie vers toi. Si nous avons trouvé grâce devant tes yeux, lève-toi et viens avec nous et mange le pain avec nous sous le toit de notre père. »

Moïse se leva et les accompagna.

Le prêtre de Midian sortit au-devant de lui :

« Que bénie soit ta venue sous mon toit ! Mes filles m’ont dit de quelle façon tu as pris leur défense contre les bergers qui leur cherchaient querelle près du puits. De plus, tu les as aidées à abreuver leurs troupeaux. Tu n’as demandé ni paiement ni récompense, et tu as veillé à ce qu’elles ne fussent pas molestées. Je les ai envoyées vers toi. Reste un peu avec nous et mange le pain avec nous. » Jéthro s’inclina devant Moïse ; puis son fils Hobab l’imita. Après eux vinrent les filles, à commencer par Séphorah, l’aînée, jusqu’à la plus jeune, et toutes s’inclinèrent devant lui.

« Je suis trop peu de chose pour la bienveillance que vous me manifestez. J’ai fait seulement ce qui est reconnu comme juste, en protégeant le faible contre le fort, et cela ne requiert ni récompense ni merci.

– Tu as fait seulement ce qui est reconnu comme juste ? répéta Jéthro un peu surpris. Il n’est pas reconnu chez nous qu’il faille défendre le faible contre le plus fort. Puis-je connaître le nom du pays trois fois béni d’où tu viens ? Ce n’est pas l’Égypte, en dépit des vêtements que tu portes.

– C’est une chose admise dans mon peuple.

– Ton peuple ! s’exclama Jéthro. Ne serais-tu pas du peuple d’Abraham l’Hébreu ? »

Moïse le regarda avec stupéfaction.

« Comment connais-tu Abraham l’Hébreu ? Et pourquoi supposes-tu que je suis de ce peuple ?

– Comment je connais Abraham ? Mais qui donc parmi nous ne le connaît pas ? Nos pères et nos ancêtres nous ont parlé de lui, et il est écrit dans nos chroniques qu’il était un ami du Grand-Esprit. Depuis les jours de notre enfance nous avons entendu parler de son hospitalité. Nos pères nous l’ont proposé en exemple. Et tu dois être de son peuple, puisque tu agis conformément à ses principes. Es-tu donc vraiment de la race d’Abraham ?

– J’en suis... et je n’en suis pas... Les descendants d’Abraham sont esclaves en Égypte, mais j’ai été élevé comme un des fils du Pharaon. Mes frères pétrissent la glaise et font des briques ; moi, je suis libre. Je ne suis ni un esclave ni un fils de la liberté. Je n’ai pas pu rester à la cour du Pharaon ; je n’ai pas pu vivre parmi mes frères. Je ne pouvais pas rester libre parmi des esclaves. Je voyais leurs souffrances et leurs besoins, et mes mains obéissaient aux ordres que me donnait mon cœur d’homme libre. Je n’ai pas pu les aider, et j’ai risqué ma vie. J’ai été chassé aussi bien par les bourreaux que par leurs victimes. Je suis en fuite devant les uns et devant les autres.

– Parmi nous tu trouveras asile contre les uns et contre les autres. Notre pays est au fond du désert, loin de la grand-route, à l’ombre du Sinaï. Les émissaires du Pharaon ne pénétreront pas jusqu’ici... et moins encore les plaintes de tes frères. Dieu n’a pas accordé à mon épouse beaucoup d’enfants mâles. Je n’ai qu’un seul héritier et je n’attends pas grand-chose de lui. Il n’est pas fait pour être prêtre et n’a aucun penchant pour cela. Tu peux nous être d’un réel service, toi qui arrives directement de l’Égypte et qui connais, je n’en doute pas, les secrets magiques des temples égyptiens et qui as fréquenté les écoles égyptiennes. Peut-être connais-tu aussi les remèdes de tes ancêtres. On affirme que la tradition en a été soigneusement conservée parmi les fils de Joseph. Toutes ces choses-là peuvent nous être utiles et tu peux nous être d’un grand secours.

– Prêtre de Midian, je resterais volontiers avec vous, mais je ne puis te servir en qualité de prêtre. Mon peuple ne connaît qu’un seul esprit, le Grand-Esprit de nos ancêtres. Il n’en existe pas d’autres. Pour lui la magie est une chose abominable. Si tu veux que je reste avec toi, ce ne peut être qu’à une condition. Mes ancêtres étaient bergers, et je veux être berger, moi aussi. Je garderai tes brebis.

– Ah ! j’avais oublié que ton Esprit est un esprit jaloux. Ton ancêtre Abraham n’a-t-il pas détruit les idoles de son père Térah ? Nous servirions tous le Grand-Esprit si nous le connaissions. Il n’a ni nom ni place ; et les dieux doivent avoir l’un et l’autre. Les hommes ont besoin de quelque chose qu’ils puissent voir, de quelque chose qu’ils puissent toucher de leurs mains, afin de savoir ce qu’il en est. Quoi que tu sois, il est bon de t’avoir ici, toi si grand, ici, où il y a si peu d’hommes et tant de femmes. Dis-moi, berger, quelle sera ta récompense ?

– Un de mes ancêtres arriva comme moi en un lieu étranger. Comme moi, il n’avait que l’Esprit de ses pères pour l’accompagner sur sa route. Comme moi il n’apportait pas d’or et peu d’argent, ni brebis, ni bétail, rien que le travail de ses deux mains. Et, lorsqu’il vit la femme qu’il aimait, il s’engagea à travailler pour elle pendant sept dures années. Lorsque j’étais assis près du puits, j’ai réfléchi sur mon ancêtre Jacob et, dans mon cœur, j’ai prié l’Esprit de choisir pour moi ma route et d’être avec moi parmi les étrangers comme il le fut avec Jacob. Et, tandis que je réfléchissais ainsi, tes filles arrivèrent avec leurs brebis et je vis Séphorah, ta fille aînée, comme Jacob vit Rachel. Et, d’un seul coup, mon âme a été liée à la sienne. Elle a été à mes yeux pareille à une sœur, de même que Rachel le fut aux yeux de Jacob. Donne-moi ta fille Séphorah en mariage, et je te servirai pendant sept ans.

– Tu ne serviras même pas pendant sept jours. Tu seras pour moi comme un fils. Ma fille est à toi, et les brebis sont à toi. Les bergers sont de bons prophètes : c’est du moins ce que l’on dit. » Et, se tournant vers son fils, il ajouta : « Va, Hobab, prépare un riche festin de noces et invite tout le monde. Un fils est venu au prêtre Jéthro – un enfant d’Abraham. Quel est ton nom ? Je ne te l’ai pas demandé jusqu’ici, parce que je pensais que tu ne le confierais pas à un étranger. Mais maintenant que tu es mon fils, dis-moi ton nom.

– Je m’appelle Moïse.

– Je le sais depuis le moment où tu m’as dit qui tu étais. Mais quel est ton nom secret, celui derrière lequel tu te caches ?

– Je n’ai pas d’autre nom. Je m’appelle Moïse.

– Il n’est pas bon pour un homme de n’avoir qu’un seul nom. Il est facile dans ce cas d’agir sur lui par magie, s’il n’a pas de nom pour se cacher. Comme preuve de ma confiance en toi, mon fils, je vais te confier le secret de mon nom caché. J’ai bien des noms, mais celui que je porte pour ma famille, mon nom de famille – là, Jéthro fit une pause et s’approchant de Moïse lui murmura à l’oreille – mon nom de famille est Reuel. Pour les autres je suis Jéthro, mais pour toi désormais je suis Reuel. Toi aussi, il faut que tu aies un nom secret. Lorsque quelqu’un cherchera à agir sur toi par magie en se servant de ton nom de Moïse, il ne t’atteindra pas, car tu seras caché sous ton nom secret que personne ne connaîtra, sauf les membres de ta famille à qui tu l’auras confié. Je t’appellerai... » Et Jéthro s’approcha de nouveau de Moïse et se mit à murmurer à son oreille les termes rituels qui lui donnaient un nom secret.

Tandis qu’il en agissait ainsi, Moïse regardait au-dessus de lui et voyait la multitude d’idoles et d’images et les instruments de magie qui remplissaient la maison. Il se rappela que dans la maison de Laban où Jacob séjournait il y avait un grand nombre de théraphims [2] et il se dit à lui-même : « L’Esprit de mes pères veut que mon destin ressemble, en cela aussi, à celui de Jacob, notre ancêtre, et que je doive vivre parmi des théraphims, tout en croyant en lui et en lui demeurant fidèle. »

La façon dont Moïse avait dispersé les bergers sauvages avait fait une profonde impression non seulement dans la maison de Jéthro, mais chez tous les habitants de Midian.

Midian était une petite oasis au sein du vaste océan du désert ; elle possédait de riches pâturages et de nombreux puits. Les bergers que Moïse avait mis en fuite appartenaient à une tribu qui vivait au bord du désert, tout près de Midian. Les habitants étaient jaloux des pâturages des Midianites et plus encore de leurs puits. Ils avaient toujours été un sujet d’inquiétude pour les Midianites, et nombreuses avaient été les attaques qu’ils avaient faites contre leurs puits et leurs troupeaux. Les habitants de l’oasis vivaient dans une terreur constante d’une attaque générale par laquelle ils auraient été chassés définitivement de leurs champs fertiles. Il y avait peu d’hommes à Midian, et le danger venant du désert augmentait d’année en année. Les Midianites étaient en effet contraints d’utiliser leurs femmes pour garder les troupeaux de brebis et de bœufs, ce qui leur attirait les moqueries des tribus qui les environnaient.

L’acte de cet étranger chassant les jeunes bergers qui molestaient les filles de Jéthro remplit de crainte la tribu des pasteurs et suscita l’admiration des Midianites. Des bruits commencèrent à circuler concernant cet Égyptien à qui le prêtre avait si hâtivement donné sa fille et confié ses troupeaux. C’était un géant et non un homme ; à lui seul, son regard aigu comme une épée avait terrassé les bergers qui étaient tombés dans la poussière à ses pieds. De plus, c’était un mage puissant qui avait suivi les leçons des prêtres de l’Égypte. Les histoires qu’on se racontait à son sujet devenaient de plus en plus fantastiques. On disait qu’il connaissait les noms des dieux et, par ses incantations, pouvait remplir d’eau les puits ou les assécher, ressusciter les morts. Plus les légendes s’accroissaient, et plus le prestige du prêtre de Midian grandissait. On croyait que, désormais, armé de l’habileté et des connaissances de son gendre, il avait appris de nouveaux moyens de guérir, de nouveaux remèdes, de nouvelles incantations et toutes les sortes de pouvoirs magiques qui rendaient l’Égypte si fameuse.

Jéthro n’était pas seulement le prêtre de Midian, mais également son guérisseur, son juge, son médiateur, son aide en temps de difficultés et le conseiller pour tout ce qui se produisait dans les familles et les clans de Midian. Moïse observait les gens qui venaient trouver le prêtre, écoutait les questions qu’ils lui posaient, connaissait leurs difficultés et soupesait les avis donnés par Jéthro. Celui-ci croyait à tous les dieux et cherchait à satisfaire tous ses visiteurs quel que fût le dieu de leur croyance. Il distribuait des amulettes et des formules magiques, aussi bien que des huiles médicinales, des onguents, de l’encens doué de pouvoirs curatifs. Il était profondément versé dans la science des plantes médicinales qu’il avait reçue grâce aux traditions sacerdotales.

Les habitants du désert souffraient très souvent de maux d’yeux et de maladies de la peau, causés par les vents chauds et le manque d’eau. Le prêtre savait quelles étaient les maladies curables, ou incurables, ou infectieuses. Ceux qui portaient des germes infectieux étaient soigneusement isolés : il y avait donc pour l’ensemble de la population des règlements primitifs d’hygiène et des lois diététiques strictes interdisant de manger la chair de certains animaux et de certains poissons que l’on considérait comme dangereux. Tous ces règlements et toutes ces interdictions étaient considérés comme des rites que l’on attribuait à des préceptes divins.

Les Midianites avaient un code primitif où s’incorporait un sentiment grossier de la justice du désert. En première ligne, il y avait les sept lois fondamentales qui, suivant ce qu’on s’accordait à croire, dataient de l’époque de Noé : ces lois avaient été reconnues comme sacrées par toutes les tribus du désert. Contrairement aux Égyptiens, les Midianites étaient très scrupuleux pour tout ce qui concernait l’intégrité et la pureté de la famille, et tous rapports intimes étaient interdits entre les proches, ainsi qu’entre humains et animaux, alors qu’ils étaient très fréquents chez les Égyptiens.

Toutes ces lois ou, pour dire plus exactement, ces coutumes que Jéthro avait introduites chez les Midianites, étaient attribuées à Noé, ce qui voulait dire tout simplement qu’elles étaient très anciennes, qu’elles avaient toujours existé, que c’étaient en quelque sorte des lois naturelles. Mais elles étaient consacrées parce que, de plus, on les considérait comme des commandements provenant de cet Abraham, que nombre de tribus du désert étaient fières de proclamer comme leur ancêtre, soit par son fils Ismaël, soit par son petit-fils Ésaü. Abraham, Ismaël, Ésaü étaient reconnus par tous comme des héros du passé.

L’hospitalité d’Abraham devint un précepte et un devoir sacré pour mainte tribu du désert. Quelques-unes donnaient une importance exceptionnelle au commandement prescrivant d’honorer son père et sa mère, et cela aussi leur était venu sans doute des ancêtres des Hébreux. Il y avait d’autre part des tribus où le droit de primogéniture était pratiquement illimité : lorsque le père devenait si vieux qu’il ne pouvait plus se défendre contre son fils aîné, celui-ci le tuait et héritait ses femmes et ses biens.

À côté de coutumes originellement cruelles et sauvages, il existait donc certaines attitudes d’humanité à l’égard des esclaves et des étrangers. Mais les bons et les mauvais usages étaient admis comme également justes et bienséants. Il n’existait pas de standard extérieur de justice. C’était l’antiquité d’une habitude, d’une coutume, d’une attitude, qui décidait de tout, et toutes les sentences étaient en fonction de cela. Il semble que l’homme, de même que ses dieux, avaient été frappés de cécité et ne pouvaient pas distinguer entre le bien et le mal !

On peut dire du cœur de Moïse qu’il était comme un filtre moral séparant le bien du mal. Observant attentivement la vie autour de lui, il surveillait d’une oreille et d’un œil attentifs toutes les coutumes et habitudes en usage dans les tribus, leurs lois et leurs jugements. Sans la moindre hésitation, il reconnaissait les coutumes provenant de la source impolluée de ses ancêtres. Il y retrouvait la volonté de Dieu. Gardant la foi en l’alliance conclue avec les patriarches et en la promesse qui leur avait été faite, il aimait le bien et haïssait le mal de toute la véhémence de sa nature, et s’accrochait à l’idée de justice comme au seul espoir de salut qui existât dans la mer orageuse de l’existence.

En dépit du haut prestige qui lui était attribué partout, il restait un étranger pour sa famille. On savait dans la maison de Jéthro qu’il appartenait à la tribu des Bnaï Joseph, qui étaient esclaves à Gochène. Mais cela ne le diminuait pas. Les Bnaï Joseph n’avaient jamais été considérés comme des esclaves. On savait qu’ils étaient d’origine aristocratique, et le souvenir de Joseph qui avait été le vice-roi du Pharaon vivait encore parmi les tribus. On savait également partout que les Bnaï Joseph attendaient leur rédemption, et cela, uni à leur descendance d’Abraham, leur donnait du prestige aux yeux du peuple, en dépit de leur situation actuelle. On savait aussi dans la maison de Jéthro que Moïse n’avait jamais été esclave, qu’il avait été élevé à la cour du Pharaon et qu’il avait fait ses études dans les académies égyptiennes. Il y avait étudié, entre autres choses, l’agriculture, qu’il connaissait à fond ; de lui, les tribus apprirent à laisser leurs champs en jachère à certains intervalles, afin de leur faire retrouver leur fertilité.

Avec tout cela, une certaine pénombre, une ombre de mystère, entourait la personne de Moïse, et il faisait peu de chose pour la dissiper. Non qu’il se tînt délibérément à l’écart ; loin de là, car il aidait son beau-père à conseiller les nombreuses gens qui s’adressaient à lui dans leurs misères. Mais il ne voulait pas reconnaître, et moins encore confesser, leurs idoles, et c’était une chose surprenante, car l’on considérait comme tout à fait naturel qu’un étranger venant s’installer en un lieu nouveau adoptât les divinités locales. Lui, par contre, ne participait pas à leurs fêtes. Avec sa franchise habituelle et son ardeur, il se permettait même d’exprimer son dédain pour les cérémonies orgiaques par lesquelles on honorait certain dieu. Et lorsque Séphorah mit au monde son premier-né et voulut tatouer sur son corps les emblèmes de sa famille, comme c’était la coutume pour le premier fils, Moïse s’y opposa rigoureusement.

Il n’adorait pas les divinités locales, il n’observait pas même les rites de son propre Dieu. Il semblait se conduire comme si, lui seul entre tous, était en dehors de la protection divine.

Et c’est ainsi que, parfois, il avait l’impression d’être. Il se voyait alors comme une figure isolée entre le ciel et la terre, et n’appartenant ni au ciel ni à la terre. À Gochène, ses frères l’avaient chassé, et sans aucun doute ils l’avaient déjà oublié. Peut-être avaient-ils aussi oublié le dieu de leurs pères. Et lui-même était dévoré d’une vaine nostalgie pour le Très-Haut, pour le Dieu qui avait jadis apparu à Abraham.

En attendant, il gardait les troupeaux de son beau-père. La profession de berger n’était pas considérée comme inférieure. Au contraire, on la tenait comme une forme du culte religieux. Le pasteur qui passait ses jours et ses nuits dans la solitude, avec ses troupeaux, errant dans le désert, était tout près des dieux. Souvent on le regardait comme un prophète, et l’on venait lui demander conseil. Il connaissait des remèdes et était vénéré comme un saint personnage. Souvent les anciens des tribus, des prêtres et même des chefs, abandonnaient leur haute situation et se retiraient en qualité de bergers dans la solitude du désert.

Moïse, lui aussi, considérait la garde des troupeaux comme une fonction sacrée, parce que les ancêtres d’Israël – Abraham, Isaac et Jacob – avaient tous été pasteurs. Il accomplissait sa tâche avec sérieux et diligence.

D’ailleurs la garde des troupeaux dans le désert n’était pas un travail facile, et Moïse dut se donner beaucoup de peine pour s’en rendre maître. Il fallait pénétrer les mystères de la solitude, apprendre à trouver les endroits secrets, les petites vallées vertes à travers lesquelles coulait l’eau et où s’amoncelait la rosée qui nourrissait les herbes, ou celles où une source isolée jaillissait entre les rochers. Mais, une fois que Moïse eut acquis cette science, il fut d’un grand secours au jeune Hobab, son beau-frère.

Celui-ci connaissait le désert de Midian comme si ç’avait été la cour de la demeure paternelle. Il pouvait y disparaître subitement pendant plusieurs jours et revenir avec des spécimens étranges de cactus, de roseaux sauvages, de feuilles de myrrhe et de camphre, dont son père Jéthro extrayait le suc pour ses médicaments. Lorsque Moïse se rendit pour la première fois dans le désert, Hobab l’accompagna pour lui donner sa première expérience des mystères de la solitude et lui montrer les bandes vertes cachées dans les vallons étroits. Là jamais le soleil ne pénétrait, et la rosée puissante de la nuit s’y maintenant pendant le jour, s’y accumulait, fournissant aux brebis une riche nourriture. Hobab savait quelles étaient les racines de cactus et les feuilles de palmier qui retenaient l’eau, quelles plantes étaient agréables au palais, lesquelles étaient amères et vénéneuses. Il guida Moïse vers les grottes secrètes où trouver un abri pour ses troupeaux et pour lui-même pendant les tempêtes de sable. Moïse apprit avec application, et fut bientôt maître des secrets du désert ; il apprit aussi comment, même là, Dieu avait fait naître la vie et lui fournissait la pâture nécessaire.

Emportant un baluchon contenant des fromages secs et des galettes plates, que sa femme Séphorah avait préparés pour lui, une gourde d’eau pendue à sa ceinture, Moïse surveillait son troupeau. Il étudiait avec application les habitudes des bêtes qui lui étaient confiées. Ces animaux stupides auxquels Dieu n’avait donné aucun moyen de défense dépendaient entièrement de leur gardien. Moïse se fixa pour tâche d’apprendre à la perfection son métier. Il cherchait à comprendre tout ce dont ses brebis avaient besoin, à deviner quand elles bêlaient parce qu’elles avaient soif et quand elles le faisaient parce qu’elles avaient faim. Il prenait soin des petits que les mères mettaient bas dans le sable ; il apprit à deviner la venue des orages et à conduire son troupeau à l’abri. Il acquit une grande expérience dans l’art de découvrir des coins verts et des dépôts d’eau ; et, toujours, il comparait l’état de dépendance où se trouvait la brebis par rapport à l’homme et celui de l’homme par rapport à Dieu.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

 

QUELQUES années avaient passé depuis que Moïse s’était installé chez Jéthro et gardait ses brebis dans le désert. Il s’était accoutumé au métier de berger, et y avait mis tout son cœur. La vie solitaire dans les lieux inhabités où il était seul avec ses pensées, où il pouvait méditer sur ses frères et s’unir par la réflexion à l’Esprit de ses pères, s’accordait bien avec son caractère.

Il se trouvait tout à fait chez lui maintenant dans le désert ; il en connaissait toutes les oasis, tous les recoins verts, les bouquets occasionnels de palmiers, les lieux où se rassemblaient les eaux. Il s’en allait au loin avec ses troupeaux à la recherche de pâturages et, souvent, disparaissait pour plusieurs semaines d’affilée. Il avait appris à se nourrir de sucre de canne et de fleurs de lichen, qui croissaient sur les rochers comme de la mousse et que la rosée laissait derrière elle comme une sorte de givre. Séchées, écrasées comme une pâte, elles pouvaient être cuites et devenir des gâteaux doux et savoureux.

Drapé dans sa houppelande de berger, il se tenait debout ou assis près de ses brebis durant les nuits, contemplant les étoiles pour y apercevoir un signe de l’Esprit en qui sa foi s’était enracinée. Mais, parfois, lorsque ses pensées retournaient à ses frères, lorsqu’il se remémorait leur amère servitude, il se faisait des reproches et se demandait comment il pouvait rester là, assis en liberté, tranquille sous le ciel ouvert, tandis que leur sang était versé par les gardiens d’esclaves du Pharaon.

Errant avec ses brebis à travers les régions écartées, solitaires, désertes, loin des hommes, loin des habitations humaines, Moïse vibrait par tous ses sens en présence de l’Esprit de ses pères et y trouvait son accomplissement. Il le cherchait et le trouvait, non pas dans les cieux, non parmi les étoiles, ni dans le soleil ou la lune, ni dans aucune de ses créations, comme le faisaient les adorateurs d’idoles. Il le ressentait dans l’ensemble de l’univers, par ses démarches et ses caractères. L’Esprit n’avait pas seulement créé les cieux et la terre et tout ce qui s’y trouve ; il les gouvernait et les dirigeait suivant sa volonté. Il avait créé une loi et un jugement pour tous leurs actes et pour la mesure du bien et du mal. Tout ce qui était juste et bon était avec Lui et de Lui ; tout ce qui était injuste et mauvais était contre Lui, contre Sa volonté, contre l’ordre établi par Lui, et devait par conséquent être effacé de la terre.

Il serait fidèle à son alliance, et accomplirait Sa promesse de libérer Israël, mais non par des moyens pusillanimes, par supplication et mendicité, non par l’intermédiaire d’un second Joseph, comme se l’imaginaient les fils de Lévy et son frère Aaron. Non pas en s’humiliant lui-même, en implorant et en flattant, mais par le jugement et la justice. Et, bien que la rédemption se fît attendre, et que le Pharaon se vautrât dans le péché, dans l’assassinat, le pillage, bien qu’il versât jour après jour le sang d’Israël, Dieu apparaîtrait sûrement et lui demanderait compte de toute âme, sang pour sang, vie pour vie. Il demanderait et exigerait des Égyptiens une rançon pour chaque jour de dur labeur qu’ils avaient imposé aux Bnaï Joseph. Sa justice brillerait, pareille à un nouveau soleil dans le ciel, et tout ce qui vivrait verrait que c’était un Juge qui gouvernait l’univers. Il était terrible dans Sa vengeance, et il était splendide dans Sa miséricorde. Et les cœurs des méchants fondraient de terreur devant le Dieu d’Israël, et ils briseraient leurs idoles et leurs images comme des tessons, et ils assiégeraient les tentes d’Israël pour trouver Celui qui aurait tenu la promesse faite à leurs pères et qui aurait agi avec équité envers le fort comme envers le faible. Alors un seul Esprit dominerait la terre, et il n’y aurait plus qu’une mesure de justice.

Sous la chaleur brûlante du soleil pendant le jour, sous la lumière des étoiles pendant les froides nuits du désert, Moïse, auprès de son troupeau, poursuivait la vision d’un juste Dieu d’Israël et l’ensevelissait profondément dans son cœur. Et cette vision lui donnait la force de supporter l’angoisse de ses méditations sur la servitude de ses frères, et d’affirmer sa foi en la venue de la rédemption.

De temps à autre il rentrait du désert chez son beau-père Jéthro, à Midian, près de sa femme Séphorah et des deux enfants qu’elle lui avait donnés. En l’une de ces occasions, le prêtre dénombra son troupeau, passa à travers, y prit les agneaux qui étaient nés pendant le dernier séjour dans le désert. Il les mit à part pour Moïse, afin de constituer le début d’un troupeau lui appartenant.

« Tu as maintenant tes propres enfants, lui dit-il. Il est temps que tu construises ta maison et que tu gardes ton propre troupeau.

– Ma maison sera parmi les fils d’Israël, lorsque l’Esprit de nos pères les libérera de la servitude de l’Égypte. Tant qu’ils sont asservis par le Pharaon et n’ont point de demeure, je n’ai pas de demeure non plus, car pourquoi serais-je plus favorisé qu’eux ?

– Mais ils sont en exil, et tu es chez toi. Ta demeure est là où sont ta femme et tes enfants.

– Ma demeure est là où se trouve mon époux, interjeta Séphorah. Si la demeure de mon époux est dans l’esclavage avec ses frères, ma maison y sera aussi. »

Jéthro, en qui le sentiment de l’ordre et de la justice était profondément enraciné, fut heureux d’entendre ces paroles de sa fille.

« C’est la règle du monde, dit-il, que la femme doit rester attachée à son mari et qu’ils deviennent une seule chair. Mais la place de ton époux n’est plus parmi ses frères en Égypte. Et il ne leur appartient plus. Il a été un étranger parmi eux, et il est aussi un étranger parmi nous. Or, un homme doit appartenir à un lieu déterminé. Il ne peut pas rester toujours entre deux mondes. Le temps est venu pour toi, Moïse, de décider à qui tu appartiens, à eux ou à nous. »

Moïse ne trouva pas de réponse, car il reconnaissait la vérité dans ces paroles de Jéthro : il était un étranger errant entre deux mondes.

« Je sais que ton cœur est avec tes frères en Égypte. Tu n’es pas ici avec nous, tu ne regardes même pas tes enfants. Tu ne penses qu’à tes frères, dit Séphorah lorsqu’elle fut seule avec Moïse. Si tu vas les retrouver, emmène-moi. Je serai l’une d’entre eux.

– En Égypte ? Dans l’esclavage ?

– J’aimerais mieux être là-bas, dans l’esclavage, avec toi, qu’ici en liberté sans toi.

– Je ne peux pas aller retrouver mes frères dans l’esclavage. Tu as entendu ce que ton père a dit. C’est la vérité.

– Comme toi, je crois au Grand-Esprit qui viendra libérer tes frères. Allons en Égypte et attendons là le jour de la rédemption de tes frères.

– Je ne suis plus l’un d’eux, et la rédemption ne sera pas pour moi. Je reste à l’écart.

– Pourquoi ? N’es-tu pas l’un d’eux ?

– Seul celui qui souffre comme ils souffrent et, au milieu de ses souffrances, reste ferme dans sa foi, peut attendre la rédemption. J’ai fui loin d’eux. J’ai refusé leurs souffrances.

– N’as-tu pas souffert plus qu’eux ? N’ai-je pas entendu tes gémissements dans la nuit, pareils à ceux d’un animal blessé ? Est-ce que je ne sais pas que ton cœur est tordu par l’angoisse lorsque tu te souviens de l’esclavage de tes frères ? Ta souffrance est double, car tu souffres avec eux et tu souffres pour eux.

– Non, Séphorah, je ne peux pas les rejoindre. Dieu m’a affligé d’un cœur libre et d’une volonté rebelle. Il faut que je reste loin d’eux. Il faut que j’écoute de loin leurs lamentations et que, de loin, j’entende leurs cris de joie, lorsque viendra l’heure de la délivrance. Car ceux-là seuls qui auront été avec les enfants d’Abraham dans leur esclavage en Égypte auront leur part de la rédemption – et non ceux qui ont fui. »

 

Revenant un jour du désert avec son troupeau, Moïse trouva des visiteurs dans la maison de Jéthro. Il arrivait parfois que des prêtres ou des prophètes errants s’arrêtaient chez Jéthro comme invités, ou lui donnaient en échange de son hospitalité des amulettes, des théraphims, des herbes ou des instruments de magie. Moïse avait déjà rencontré dans les environs quelques-uns des visiteurs qui se trouvaient ce jour-là chez son beau-père. Ils racontaient qu’une calamité nouvelle s’était abattue sur les Hébreux : en effet, le Pharaon exigeait chaque jour un certain nombre d’enfants pour prendre un bain de leur sang. On disait qu’il était atteint d’une espèce de lèpre, et les médecins lui avaient dit qu’il pourrait se guérir en prenant des bains de sang d’enfants. C’est ainsi que, chaque jour, les Hébreux voyaient leurs enfants conduits au massacre – et, malgré cela, ils croyaient que l’Esprit viendrait les délivrer des mains du Pharaon. Dans d’autres temps, à l’époque d’un Pharaon disparu, on avait l’habitude de mêler les os d’esclaves morts au mortier dont on faisait les briques, afin de rendre celles-ci plus solides. Aujourd’hui, ils prenaient de jeunes enfants et les inséraient tout vivants dans les murs. La voix des petits se faisait entendre à travers ces murs, et leur Esprit siégeait, prisonnier, parmi les épines des montagnes de feu, et l’on entendait aussi sa voix qui déplorait les souffrances de ses fidèles à qui il ne pouvait venir en aide.

« Moi aussi, je sais cela, dit un autre prophète. Des pasteurs qui ont conduit leurs troupeaux pendant la nuit près de la montagne de feu ont entendu une voix parmi les épines, une voix humaine, se lamentant, mais avec une telle force que les arbres sont déracinés et que les roches se fendent et tombent dans l’abîme avec un bruit semblable à celui du tonnerre. Telle est la puissance de la voix qui sort de la montagne de feu. Il est bien certain qu’un esprit est enfermé entre les murailles de pierre des collines. Lorsque les bergers s’aperçoivent qu’ils sont à proximité de cette montagne, ils se hâtent de s’enfuir avec leurs troupeaux.

– Ce sont les dieux qui se sont emparés de l’Esprit suprême d’Abraham et l’ont emprisonné là, de sorte qu’il lui est impossible d’en sortir et d’aller délivrer les enfants d’Israël. Ils craignent, ces dieux, que si les Israélites sont remis en liberté ils ne répandent le nom et les lois de leur Esprit à travers les peuples du monde, et que tous les peuples ne se détournent de leurs dieux et n’adorent cet Esprit. Cela signifierait la mort des dieux, si la promesse faite à Abraham était réalisée.

– Et nous aussi, nous le savons. Nous l’avons appris de nos pères. Le Grand Dieu d’Abraham est un dieu de jalousie et de vengeance, et il ne tolérera pas d’autres dieux à côté de lui. On dit que la première condition qu’il a imposée à Abraham fut que ses enfants n’aient pas d’autres dieux que lui, et qu’ils ne servent que lui. Les dieux sont en danger et ils redoutent de voir les enfants d’Abraham recouvrer leur liberté et répandre partout le culte de leur Dieu.

– Il n’y a pas que les dieux qui soient en danger et remplis de peur. Tous les prêtres et tous les prophètes des dieux sont également menacés et terrifiés.

– Les enfants d’Abraham ne seront jamais libérés. Nous ne le voulons pas.

– Non. Le Pharaon ne les laissera jamais partir.

– Les prêtres d’Égypte ne le permettraient pas. Ils savent ce que cela signifierait.

– Nous devons user de tous les moyens pour affranchir les esclaves hébreux de leur Esprit suprême. Il faut leur faire savoir que l’Esprit qui a conclu l’alliance avec Abraham est prisonnier des dieux qui ont, eux aussi, conclu une alliance – une alliance contre lui, afin qu’il ne soit jamais rendu à la liberté. Que les esclaves hébreux acceptent nos dieux ou ceux de l’Égypte ! Alors, le Pharaon rendra leur joug plus léger. C’est seulement par là que nous pourrons effacer de la terre le souvenir de l’Esprit suprême. Car si ses fidèles le rejettent, il sera oublié, dit un prophète aveugle.

– Les enfants d’Abraham ne rejetteront jamais leur Esprit. Je les connais, dit Jéthro au prophète aveugle. Pour lui, ils endureront toutes les souffrances et ils iront au tombeau en y emportant leur foi en lui. Je crains que ton idée de raconter cette histoire du Dieu emprisonné ne soit ne inutile. Ils riront de toi avec mépris. Ils savent bien que personne ne peut faire prisonnier l’Esprit de leur père Abraham ; cela est certain.

– S’il en est ainsi, nous devons veiller à ce que les enfants d’Abraham périssent en Égypte. Il faut en convaincre les prêtres égyptiens, et ceux-ci à leur tour doivent démontrer au Pharaon que tous les dieux de tous les peuples désirent la mort des Hébreux, afin qu’avec eux périsse la mémoire de leur Esprit. Car sa mémoire ne subsiste que parmi les Hébreux, et c’est de leur bouche seule que les peuples entendent parler de lui.

– Ce n’est pas seulement parmi les Hébreux que vit l’Esprit d’Abraham, mais dans tout ce qu’il a créé. Si le Pharaon détruisait non seulement les enfants d’Israël, mais même tous les enfants des hommes, il n’arriverait pas encore à détruire la mémoire du seul Dieu vivant. Sa gloire et Sa magnificence seraient encore manifestées par toute la création. Le ciel et la terre rendaient témoignage qu’Il est le seul et l’unique Esprit qui les a créés, et maintiendraient Son nom jusqu’au dernier jour, s’écria Moïse de son coin.

– On a dit la même chose du dieu Aton, qu’Amenhotep, le IVe du nom, installa à Tel-el-Amarna, après avoir supprimé tous les dieux de l’Égypte et avoir interdit leur culte. Où est-il maintenant ? On n’ose plus mentionner son nom, ses temples sont désolés et rien ne survit plus de lui. Tel est le sort de toute divinité qui essaie de supprimer les autres dieux. Sa place est dans la montagne de feu où elle est enchaînée aux rochers.

– À qui compares-tu le Dieu vivant d’Abraham ? À l’une de ses créatures. Qui était Aton ? Et qui est-il ? La même chose qu’Ammon Râ qu’il chassa – le soleil que vous adorez tous. Le soleil n’est qu’une des créatures du Grand-Esprit. Il y a de nombreux soleils, que vous n’avez jamais vus. Et tous sont des créatures de ses mains », fit Moïse.

Le sombre récit des nouvelles persécutions en Égypte fit naître l’agitation dans l’âme de Moïse, et il ne put plus trouver le repos. Il lui devint impossible de retourner dans le désert avec le troupeau de Jéthro. Il ne pouvait plus comprendre le sens de tout cela. Était-il donc possible que les faux dieux eussent remporté la victoire sur le Dieu d’Abraham et que celui-ci se fût effondré comme Aton ? Non, non, cela n’était pas possible. Tous ses sentiments lui déclaraient que le Dieu d’Abraham vivait et qu’Il était au centre de la vie.

Mais pourquoi gardait-Il le silence ? Pourquoi n’apparaissait-Il pas ? Pourquoi n’établissait-Il pas l’ordre parmi les hommes, ainsi qu’Il l’avait fait parmi Ses autres créatures ?

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII

 

 

 

DE nouveau l’inquiétude tourmentait Moïse. La foi qu’il avait eue dans la solitude du désert le fuyait. Là, tandis que paissaient ses troupeaux, il avait été en mesure de prier l’Esprit d’Abraham. Dans le silence, sous les étoiles du désert, debout en sentinelle près de ses brebis, il avait trouvé un nom pour son Dieu. Il avait contemplé ses bêtes se rassemblant sous les grands cieux sonores, pour chercher protection ; il avait senti la grâce divine se posant sur les créatures ; et, dans son cœur, il l’avait nommé le Dieu de grâce et de miséricorde.

Il savait alors, par tous ses sens, que ce Dieu de grâce et de miséricorde souffrait avec Son peuple et avec tous ceux qui souffraient. Il souffrait pour le mal que l’homme faisait à son semblable, et Il était avec Son peuple dans sa détresse. Le sang des jeunes innocents emmurés dans les briques des immenses palais du Pharaon et dans ses entrepôts montait jusqu’à Lui, – et pourtant, Il gardait le silence.

Il y avait une raison à cela. Il avait fixé une date, et cette date était arrivée. Elle se rapprochait de plus en plus, comme le cours d’un fleuve, et il avancerait jusqu’à ce que les réserves de patience fussent épuisées.

Moïse ne pouvait séjourner plus longtemps dans le désert ; il ne pouvait pas non plus demeurer plus longtemps chez Jéthro. Il rassembla donc son troupeau, dit au revoir à son entourage et partit à travers le désert d’Etzion-Ghéber, à l’extrémité du bras droit de la mer Rouge.

C’était comme si une voix au dedans de lui lui avait dit clairement : « Va par les monts du Sinaï. »

Bien loin, depuis les sommets des collines de Midian, Moïse aurait pu décrire les pics du Sinaï. Le premier éclair du soleil levant, les rayons mourants du soleil couchant, enluminaient de feu les cimes et les pentes cuivreuses et donnaient à leurs pointes couronnées de neige un éclat de perle. Le reflet de ces cimes irradiait toute l’étendue du désert. Moïse se rendait bien compte que ces pics couleur de cuivre avaient rempli de frayeur les Bédouins et les bergers de cette région depuis les temps les plus anciens, et qu’ils évitaient cette contrée. De plus, c’était un territoire sans eau ; on n’y avait jamais entendu le bruit d’un ruisseau ; au-dessus de tout régnait un silence qui faisait songer à la mort et n’avait rien de reposant, car c’était un silence de pierre. Les cimes étaient telles que, lorsque le moindre bruit se faisait entendre, de puissants échos multipliaient le son des milliers de fois. Une pierre tombant des pentes dans la vallée causait un bruit semblable à celui de torrents effrayants, qui se répandait à travers l’immensité vide. Ces bruits d’échos dans l’air sec et vibrant avaient fait naître dans l’imagination des Bédouins les légendes des esprits et des dieux déchus emprisonnés dans les montagnes de feu. Et c’étaient les lamentations de ces dieux vaincus et oubliés qui, la nuit, remplissaient le désert de hurlements.

Ce n’étaient pas seulement les Bédouins errants et les tribus étrangères mais Jéthro lui-même qui croyaient que l’Esprit suprême adoré par Abraham s’était démontré incapable de sauver les Hébreux de la main du Pharaon et, en conséquence, avait pris place parmi les dieux vaincus du Sinaï.

Moïse avait, lui-même, évité jusqu’alors les pentes du Sinaï. Le sol en était pauvre en pâturages ; il était formé pour la plupart de minerai de cuivre et de fragments sablonneux de pierres tombées des sommets. Et, même si, en hiver, on pouvait trouver dans les gorges quelques coins d’herbage, la contrée était dangereuse en raison des chutes de pierres et des glissements inattendus.

Pourtant, cette fois, Moïse, traversant l’oasis verte d’Etzion-Ghéber, dirigea son troupeau vers le Sinaï. Il suivit d’abord le bras de la mer Rouge, puis se dirigea vers le mont Horeb, parce que son beau-frère Hobab lui avait dit qu’il y avait de l’herbe dans l’ombre de cette montagne ; il s’y trouvait en effet des palmiers et des cactus, et il y avait de l’eau accumulée dans les gorges cachées au soleil.

Moïse obéissait en quelque sorte à une force extérieure à lui-même et indépendante de sa propre volonté. Il ne se rendait pas compte de son attitude. Il ne s’imaginait pas le moins du monde qu’il pût y avoir quelque chose de vrai dans les bavardages des voyants concernant l’emprisonnement du Dieu d’Abraham parmi les autres dieux de la montagne de feu. Ce qui le poussait était d’une tout autre nature, indéterminée, obscure, mais évidemment irrésistible.

Avant son départ final de la maison de Jéthro, il s’était, dans un accès de désespoir, déclaré prêt à retourner en Égypte et à se livrer au Pharaon. Jéthro et Séphorah n’avaient réussi qu’avec peine à le dissuader de cette décision. Par contre, ils l’avaient encouragé à retourner au désert. Mais, sa fuite dans la direction du Sinaï était pour Moïse quelque chose qu’il ne pouvait expliquer.

En s’enfonçant dans la péninsule, son cœur s’apaisa et, dans l’ombre de l’Horeb, il recouvra la paix. Pendant le jour, il cherchait les coins de verdure que le soleil n’avait pas encore brûlés. Au pied des collines, il trouva une sorte de cactus en lutte difficile avec les tempêtes de vent et de sable. Ces petites plantes furent la nourriture agréable et bien accueillie par les brebis. Par miracle, il découvrit dans une caverne une poche d’eau ; ce n’était pas de l’eau croupissante, car elle était fraîche et vive ; elle venait probablement d’une source cachée sous la roche. Moïse conduisit son troupeau dans cette caverne et se disposa à rester là un certain temps. L’Horeb, au milieu des monts du Sinaï, était plus plat que les autres sommets, et convenait mieux au pâturage. C’était une pierre calcaire, et dans les creux croissaient des chardons, des épines et autres plantes et racines fournissant aux troupeaux une nourriture modeste mais suffisante. On y trouvait aussi les petites fleurs de lichen blanc, qui recouvraient les rochers comme de la mousse.

Les autres montagnes étaient escarpées, pointues, rocailleuses ; elles dressaient vers le ciel des roches pareilles à des doigts ; mais la surface de l’Horeb était une suite de plateaux ; et lorsque, la nuit, Moïse restait là assis dans sa houppelande de berger et levait son visage et ses bras pour la prière, le dôme du ciel étoilé s’étendait en forme d’arche au-dessus de lui, sans être troublé par de sauvages éruptions de pierres, si bien que ses sanglots et ses prières s’élevaient librement vers le ciel.

Il voyait, en effet, le feu que les premiers et les derniers rayons du soleil enflammaient sur les cimes de cuivre. Il entendait les voix, les échos répétés, descendant des sommets, pareils à des tourbillons de tonnerre. Mais ni les flammes ni les voix ne faisaient sur lui une impression extraordinaire, car il savait ce que c’était. Pour lui, il n’existait pas de faux dieux.

Cependant, un matin, en se réveillant, il constata que le silence était plus profond qu’à l’habitude, comme si l’espace où il se trouvait avait été séparé du reste des choses pour former une tente. Et, en regardant autour de soi, il eut l’impression que c’était bien ce qui s’était produit.

Des nuages gris s’étaient abaissés et entouraient les collines. À travers eux, les doigts ardus des cimes les plus hautes émergeaient et, au-dessous, bouillonnaient des spirales infinies de brouillard. Ces spirales s’agitaient toutes blanches et passaient de cime en cime ; puis, elles se formaient en cercle autour du lieu où il était assis près de son troupeau. Elles descendaient sans cesse sur lui et sur ses brebis qui se serraient les unes contre les autres comme pour se protéger d’un danger.

Une force et une autorité insolites et qui ne lui étaient pas familières s’imposaient à lui. Un calme profond régnait et l’on eût dit que la création tout entière retenait son souffle dans l’attente de ce qui allait se produire.

Une vague de pitié et de frayeur envahit Moïse. Il se sentait plus près que jamais de son Créateur. Son cœur était inondé de compassion pour tous les êtres et il éprouvait un intense besoin de prier. Il s’agenouilla près de ses bêtes, leva les bras au ciel et implora la miséricorde divine.

Quand il se releva, les nuages s’étaient dissipés et avaient fui par-dessus les sommets. Le soleil se frayait un chemin à travers leurs déchirures. Tranquilles et reconnaissantes, les brebis séchaient leurs toisons humides à la chaleur du soleil naissant. Moïse leva les yeux, et il lui sembla que la terre s’était retrempée dans la fraîcheur des premiers jours de la création. Lui-même était inondé de pureté comme un enfant nouveau-né.

Alors, soudain, ses yeux furent attirés par quelque chose au loin.

Une flamme s’éleva de la terre, pareille à une colonne montant dans l’air. Un buisson d’épines était en feu.

Il n’y avait là rien de surprenant. Il arrivait souvent qu’un buisson fané et desséché prît feu dans le désert, jetant un éclat vif, puis s’éteignît lorsqu’il n’y avait plus rien à brûler. Mais, cette fois-là, le feu dura longtemps, et Moïse le regardait, surpris, en se disant : « Ce buisson d’épines brûle sans se consumer. »

Il se leva et dit : « Il faut que je change de route et aille voir pourquoi ce buisson ne se consume pas. »

Et, tandis qu’il s’approchait du buisson ardent, il entendit une voix qui l’appelait doucement et aimablement par son nom :

« Moïse ! Moïse ! »

Il ne fut pas effrayé tout d’abord. Il y avait quelque chose de familier dans cette voix, comme si ç’avait été la voix d’un père. Il répondit :

« Me voici. »

Et, du milieu du buisson ardent, la voix lui dit :

« N’approche pas ! Ôte tes sandales de tes pieds, car le sol sur lequel tu te tiens est sacré. »

Effrayé par cette voix, Moïse obéit à l’ordre reçu.

La voix sortit de nouveau du buisson de feu :

« Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. »

En entendant ces mots, Moïse saisit le bord de son manteau et se couvrit le visage.

La voix poursuivit :

« J’ai vu l’affliction de mon peuple en Égypte, j’ai entendu sa voix s’élevant contre ses oppresseurs. Je sais ce qu’il souffre. Et me voici descendu pour le sauver de la main des Égyptiens et le conduire dans un pays fertile et vaste, sur une terre ruisselante de lait et de miel, où sont les Cananéens, les Hittites, les Amorites, les Périzéens, les Hévéens et les Jébuséens. Car le cri des enfants d’Israël est monté jusqu’à moi. J’ai vu le joug qui leur est imposé par les Égyptiens. Viens donc, et je vais t’envoyer au Pharaon, pour que tu fasses sortir d’Égypte mon peuple, les enfants d’Israël. »

Pendant tout ce temps, Moïse était resté debout devant le buisson ardent, le visage caché derrière son manteau. Il ne voyait personne ; il entendait seulement la voix qui sortait de la flamme. Il se considérait comme le plus indigne en Israël, sûrement pas destiné à être rédimé avec les autres, puisqu’il n’avait pas souffert leur esclavage. Que se passait-il donc ? Lui qui s’estimait coupable d’avoir rendu plus écrasant le joug du Pharaon – voilà qu’il était l’envoyé de Dieu pour faire sortir de l’Égypte les Bnaï Israël ! Le visage toujours couvert de son manteau, il s’inclina jusqu’à terre devant Celui qu’il ne voyait pas et, d’une voix tremblante, en cherchant ses mots, il balbutia :

« Qui suis-je pour aller trouver le Pharaon et pour faire sortir d’Égypte les enfants d’Israël ? »

Et, gentiment et chaudement, la voix continua à parler comme pour apaiser la terreur qui l’avait envahi :

« Je serai avec toi, et voici le signe montrant que c’est moi qui t’envoie. Quand tu auras fait sortir mon peuple d’Égypte, vous servirez Dieu sur cette montagne. »

Mais ces mots ne firent qu’accroître sa terreur : « Vous servirez Dieu sur cette montagne. » Prenant courage, Moïse décida de mettre à l’épreuve l’Esprit qui lui parlait, et il dit :

« Lorsque j’irai vers les enfants d’Israël et leur dirai : « Le « Dieu de vos pères m’a envoyé à vous », s’ils me demandent : « Quel est son nom ? » que dois-je leur répondre ? »

La voix reprit :

« Je suis celui qui suis. Tu parleras donc aux enfants d’Israël : « Je suis » m’a envoyé vers vous. Le Seigneur, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob m’a envoyé vers vous. Voilà mon nom à jamais, et ce qui doit perpétuer mon souvenir parmi les générations. » La voix prit alors un ton de commandement : « Va. Rassemble les Anciens d’Israël, et dis-leur : « Le Seigneur, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob m’est apparu et m’a ordonné de dire qu’Il s’est souvenu de vous, et qu’Il a vu tout ce qu’on vous a fait en Égypte. Et Il a dit de plus : « Je veux vous emmener hors d’Égypte et vous conduire dans un pays ruisselant de lait et de miel. » Et ils écouteront ta parole, et tu iras avec eux trouver le roi d’Égypte et tu lui parleras ainsi : « Le Seigneur Dieu des Hébreux est venu vers nous. Permets-nous donc, nous t’en prions, d’aller à trois jours de distance dans le désert, afin que nous puissions offrir des sacrifices au Seigneur notre Dieu. » Et je sais que le roi d’Égypte ne vous laissera pas partir, excepté s’il y est forcé par une main puissante. J’étendrai donc ma main et je frapperai l’Égypte, je flagellerai l’Égypte de mes prodiges, et alors il vous laissera partir. Et quand vous partirez, ce ne sera pas les mains vides. »

Mais, lorsque Moïse fut enfin convaincu que la voix qui lui parlait était bien celle du Dieu de tous les êtres, du Dieu créateur, quand il se fut rendu compte que c’était bien à lui, entre tous les enfants d’Israël et de Lévy, que Dieu avait daigné confier la tâche de la délivrance, il entrevit la méfiance avec laquelle il serait accueilli quand il apparaîtrait avec une telle mission devant Korah et Aaron – eux qui l’avaient chassé de l’Égypte. Et, dans un accès de crainte, il s’écria :

« Mais ils ne me croiront pas, ils ne m’écouteront pas, ils diront : « Ce n’est pas toi que Dieu a envoyé. »

– Qu’y a-t-il dans ta main ? demanda la voix.

– Un bâton.

– Jette-le. »

Moïse lança le bâton loin de lui ; il tomba à terre et se transforma en un affreux serpent, devant lequel Moïse prit la fuite.

« Allonge la main, et saisis-le par la queue », ordonna la voix. Moïse obéit, saisit le serpent par la queue et, soudain, l’animal redevint son bâton familier.

« C’est pour qu’ils croient que le Dieu de leurs pères t’est apparu, dit la voix. Mets la main dans ta poitrine. »

Moïse obéit et, quand il retira sa main, elle était blanche comme neige et couverte de lèpre.

« Remets ta main dans ta poitrine. »

Moïse le fit et, lorsqu’il la retira, elle était comme le reste de son corps.

Puis, de nouveau, il entendit la voix : « Si par hasard ils ne croient pas après avoir vu le premier signe, ils te croiront en voyant le second. Et s’ils ne te croient pas, même après avoir vu le second, tu puiseras de l’eau dans le fleuve et tu la verseras sur la terre sèche, et cette eau que tu auras puisée dans le fleuve se changera en sang sur la terre. »

En dépit de l’exaltation et de la joie qui remplissaient son cœur, en dépit des premiers signes réalisateurs et même avec la divine assurance du rôle qu’il aurait à jouer, Moïse éprouvait un sentiment indicible d’humilité qui le faisait douter de son aptitude à remplir cette mission. Comment pourrait-il, lui qui bégayait, lui qui était si irritable, se faire le porte-parole d’Israël devant le Pharaon ? D’une voix brisée, suppliante, il dit :

« Je t’en prie, ô Seigneur, je ne suis pas un homme habile à parler, je ne l’ai jamais été et ne le suis pas devenu depuis que Tu as appelé Ton serviteur, car j’ai la langue embarrassée et l’élocution difficile. »

Mais la voix de Dieu ne s’éleva pas dans la colère ; elle ne jaillit pas comme un jet de flammes du buisson pour l’anéantir. Elle s’exprimait tendrement, comme une mère qui encourage et réconforte un petit enfant. C’est ainsi que Dieu l’encouragea et le réconforta :

« Qui a fait la bouche de l’homme ? Qui le rend muet, ou sourd, ou voyant, ou aveugle, sinon moi-même, le Seigneur ? Va donc, et je serai avec ta bouche, et je t’enseignerai ce qu’il faut dire. »

Mais Moïse était comme enchaîné par sa timidité. Il gisait là, le visage enfoui dans le sable, devant le buisson ardent. Il se représentait son retour en Égypte ; il se représentait Aaron, au milieu des Anciens, l’écoutant et pâlissant, et disant : « Pourquoi es-tu revenu nous apporter le malheur ? N’es-tu pas encore satisfait de ce que le Pharaon nous a fait depuis que tu as tué l’Égyptien ? Pourquoi es-tu venu nous provoquer de nouveau par des mensonges et nous raconter que Dieu s’est montré à toi ? Laisse-nous, nous ne voulons ni de toi ni de tes rêves. Tu n’es rien qu’un fléau pour tes frères. » Et Moïse voyait les visages terrifiés des Anciens se tourner vers lui. Comment pourrait-il retourner en Égypte après ce qu’il avait fait ? Non, non. Il s’enfonçait la tête dans le sable et tendait les mains vers le buisson ardent.

« Je t’en supplie, Seigneur, envoie qui tu voudras. »

Mais il n’eut pas plus tôt prononcé ces paroles qu’il lui sembla être emporté par un tourbillon qui menaçait de le précipiter dans un abîme. Et il entendit la voix s’élever comme un tonnerre :

« Est-ce qu’Aaron n’est pas là, ton frère, le Lévite ? Je sais qu’il est capable de bien parler. D’ailleurs, voici qu’il vient à ta rencontre, et quand ses yeux t’apercevront, son cœur se réjouira. Et tu lui parleras, et tu lui suggéreras les paroles qu’il devra dire, et je serai avec ta bouche et avec la sienne, et je t’enseignerai ce qu’il faut faire. Et c’est lui qui parlera pour toi au peuple. Il sera ta bouche, et tu seras pour lui le représentant de Dieu. Et tu prendras dans ta main cette verge avec laquelle tu accompliras les signes. »

Dieu avait parlé. Qui aurait été capable de lui résister ? Il avait connu toutes les pensées de Moïse et avait répondu à ses craintes. Il lui avait donné sa divine autorité sur Aaron et avait fait de celui-ci son porte-parole. Il lui avait donné l’ordre de prendre son bâton pour faire les signes et l’avait envoyé libérer de l’Égypte les enfants d’Israël.

Moïse se releva lentement et fit une profonde révérence devant l’Esprit d’Israël qui lui avait parlé. Puis, faisant demi-tour, il partit accomplir la mission.

Il rassembla son troupeau et le reconduisit à Midian.

Il le rendit à son beau-père et lui dit :

« Permets que je m’en aille vers mes frères en Égypte, je t’en prie, et que je voie s’ils sont encore vivants. »

Jéthro ne fit aucun effort pour le retenir. Il n’intervint même pas quand il vit Moïse se préparer à emmener sa femme et ses enfants dans ce pays où ils étaient en danger de devenir esclaves. Il comprenait, sans que Moïse lui en eût dit un seul mot, que quelque chose lui était arrivé dans le désert du Sinaï ; car il y avait une lumière sur le visage de Moïse, et Jéthro ainsi que tous les autres membres de sa famille furent remplis de terreur.

Il dit à son gendre :

« Va en paix ! »

Et Moïse prit sa femme Séphorah et les deux fils qu’elle lui avait donnés et partit pour le désert en direction de l’Égypte.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

 

LES Anciens d’Israël étaient assemblés dans la caverne. Le vieil Ouziel était appuyé contre une pierre et soutenu des deux côtés par deux Anciens. Autour de lui étaient les chefs des tribus. Se trouvaient là aussi les personnages importants de la tribu de Lévy, parmi lesquels Korah et ses fils, ainsi que Dathan et Abiram qui, non seulement étaient les chefs des surveillants et des gardiens juifs, mais aussi les Anciens et les chefs de la tribu de Ruben.

Devant l’assemblée se tenaient Aaron et Moïse, et c’était Aaron qui parlait au nom de son frère.

Il racontait les merveilles qui étaient arrivées à Moïse ; comment Dieu lui était apparu dans la solitude du Sinaï, près du mont Horeb, et comment il lui avait donné l’ordre de réunir les Anciens d’Israël et de leur dire que le Dieu de leurs pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob lui avait parlé, de leur dire en Son nom qu’il se souvenait d’eux et de tout ce qui leur avait été fait, et qu’il les ferait sortir d’Égypte pour les conduire dans un pays ruisselant de lait et de miel, dans la terre de Canaan ; il devait leur dire que Dieu avait commandé à Moïse et aux Anciens d’Israël d’aller devant le Pharaon et de lui dire : « Notre Dieu, le Dieu des Hébreux, nous est apparu. Laisse-nous donc aller dans le désert à trois jours de marche, pour y faire des sacrifices à notre Dieu. »

Aaron leur dit ensuite, pour son propre compte, qu’il avait, lui aussi, entendu la voix de Dieu lui donnant l’ordre de se rendre dans le désert à la rencontre de son frère. Il y était allé, il avait rencontré Moïse et sa femme près de la montagne du Seigneur, alors qu’ils se dirigeaient vers l’Égypte, sans peur ni inquiétude, pour y accomplir la mission divine. Là, Moïse lui avait rapporté tout ce qui était arrivé et lui avait montré le bâton avec lequel il lui ordonnait de faire des signes et des prodiges, et Aaron avait reçu de Dieu l’ordre de croire tout ce que son frère lui racontait. Et maintenant ils étaient là, devant les Anciens d’Israël, pour leur annoncer la rédemption prochaine conformément à la parole de Dieu.

Longtemps après qu’Aaron eut fini de parler, un profond silence régna sur l’assemblée. Ce qu’on venait d’entendre était si étrange qu’on se refusait à le croire. Enfin l’un des Anciens prit la parole :

« Comment pouvons-nous savoir que c’est notre Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui s’est manifesté à notre frère ? Lui a-t-il dit son nom ? N’est-il pas possible que cela ait été un démon, un esprit mauvais du désert, nous poussant à quelque mauvais dessein qu’il aurait ? »

Alors, Moïse prit lui-même la parole :

« Certes, je lui ai demandé son nom. J’ai dit à l’Esprit qui m’apparaissait : « Quel est ton nom ? Qui dois-je dire qui m’a envoyé ? » Et il m’a répondu : « Je suis celui qui suis. Dis aux enfants d’Israël. Je suis m’a envoyé vers vous. » Et dis-leur en outre : « Le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, m’a envoyé vers vous. Tel est mon nom à jamais et ce qui doit perpétuer mon souvenir parmi les générations. »

Lorsque Moïse eut fini de parler, l’aveugle Ouziel tomba à genoux et, levant les bras, s’écria : « Je le reconnais ! Il est celui qui est. C’est là son nom de génération en génération. Il a été avec nos pères, Abraham, Isaac et Jacob, et leur a montré la voie. C’est avec lui qu’ils ont fait alliance pour nous et pour notre postérité jusqu’à la consommation des jours. Il est avec nous, ici, en Égypte. Il voit notre affliction et notre peine. Et il est affligé avec nous. Il veut nous affranchir du joug du Pharaon, et nous conduire au pays du lait et du miel qu’il a promis à nos pères. Et il sera avec nos enfants à travers les générations, à tous les âges, dans tous les mondes, dans tous les évènements, dans tout ce qu’ils feront. Car il est l’Être. Il n’y a pas d’être sans lui, car dans son nom, Jéhovah, sont combinés le passé, le présent et l’avenir. »

Après que l’aveugle Ouziel eut prononcé ces mots, une profonde crainte imposa le silence à l’assemblée des Anciens d’Israël.

Alors Moïse prit de nouveau la parole : « Trois fois j’ai éludé et esquivé son ordre. Ce n’était pas parce que je n’avais pas foi en lui, car à sa voix j’avais reconnu le Dieu de nos pères ; ce n’était pas non plus parce que je craignais de porter sa parole devant le Pharaon. Je suis prêt en effet à me présenter en tout temps devant le Pharaon et à lui demander d’obéir à l’ordre de Dieu. D’ailleurs, il m’a averti qu’on ne nous laisserait pas partir, mais que lui-même endurcirait le cœur du roi afin que le Pharaon et toute l’Égypte puissent voir sa justice et la force de sa main, lorsqu’il demandera compte de toutes les souffrances qui nous ont été imposées. Je crois et je sais qu’il exigera des Égyptiens un dédommagement pour chaque goutte de sang versé, et qu’il fera de l’Égypte un exemple et un spectacle horribles, ainsi qu’il l’a fait pour Sodome et Gomorrhe, afin que tous les oppresseurs à venir sachent qu’un œil les surveille et qu’une main exerce la justice. Pourtant, je ne voulais pas obéir tout d’abord, et je cherchai à me soustraire à l’ordre reçu. Et je m’exposai au danger de sa colère, seulement parce que je ne me sentais pas apte à être le messager que Dieu enverrait à mon peuple. Qui suis-je ? Le dernier d’entre vous. Je n’ai pas éprouvé dans ma chair le goût de vos souffrances ; je n’ai pas porté avec vous le fardeau de l’oppression et de l’esclavage. J’ai seulement été cause que votre joug est devenu plus lourd, tandis que je m’enfuyais dans le désert. Que suis-je, pour qu’il me soit réservé d’être l’émissaire envoyé par Dieu à Israël ? Mais Dieu m’a fait captif, comme l’aigle s’empare d’un agneau. Dieu m’a mis aux fers et a imposé sa mission sur mes épaules. Il a mis dans mes mains le bâton de sa colère, et il m’a envoyé à vous avec ces promesses dans ma bouche. Je me suis levé devant vous. Croyez en notre Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. »

Et ce fut de nouveau le silence ; puis Korah éleva la voix :

« Nous voudrions pourtant avoir un signe que c’est bien la puissance de Dieu qui est avec toi, pour accomplir des merveilles en Son nom.

– Ce n’est pas moi qui ferai des merveilles, mais Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », et, ce disant, Moïse jeta à terre son bâton aux pieds des Anciens.

Un affreux serpent bondit du sol de la caverne, et l’on eût dit que sa tête était dressée contre les incrédules. Moïse prit l’animal par la queue et celui-ci se transforma de nouveau en un bâton qu’il tenait à la main.

Et comme un seul homme, tous les Anciens et les chefs s’agenouillèrent, leurs visages inclinés vers le sol de la caverne, leurs mains levées vers le ciel.

« Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, toi qui t’es souvenu de nous et as vu notre affliction, à Toi soit la louange, à Toi ! » Un seul, Korah, resta immobile à sa place.

« Il est sûr que cela démontre le pouvoir qui est dans la main de Moïse, dit-il froidement. Mais ne savons-nous pas tous ce que les magiciens du Pharaon sont capables de faire avec leur magie ? Ils font parler les morts ; ils font surgir des flammes dans l’air. Que signifiera ce prodige à leurs yeux ? Si Moïse et Aaron prient les Anciens de les accompagner chez le Pharaon, il faut qu’il montre d’autres signes, des prodiges plus sérieux, capables de terrifier le roi, des signes et des prodiges que Dieu leur a sûrement confiés. »

Alors Moïse fit devant l’assemblée le second miracle. Mais le même sourire incrédule parut sur les lèvres de Korah.

« Est-ce avec de tels signes que vous voulez épouvanter le Pharaon et ses magiciens ?

– Sont-ce les signes qui nous importent ? demanda Moïse avec colère, et, comme toujours, lorsque la colère le dominait, il se mit à balbutier, et les mots ne lui venaient qu’avec difficulté. Est-ce que tout n’est pas possible si Dieu est avec nous ? Est-ce que les armées du ciel ne sont pas réunies pour exécuter ses ordres ?

– Dieu en tout cas n’a pas délié sa langue et n’a pas rendu sa parole plus facile, fit Korah s’adressant à l’assemblée. Comment parlera-t-il au Pharaon ?

– J’ai parlé moi-même à Dieu de mes défauts. Et il m’a réconforté, et il a chargé Aaron d’être mon interprète et de parler à ma place, dit Moïse, et l’humilité de sa réponse sembla faire impression même sur Korah.

– Et que diras-tu au Pharaon ? demanda-t-il.

– Tout ce que Dieu nous commandera de lui dire. Dieu lui-même mettra les paroles dans notre bouche, et nous dira ce que nous devons faire.

– S’il en est ainsi, je conseille que Moïse et Aaron aillent seuls trouver le Pharaon et lui parlent au nom du Dieu des Hébreux. Ils sauront ce qu’il faut lui dire. Nous ne pouvons pas exposer Israël tout entier à cet épouvantable danger, car s’il arrivait que le Pharaon fût pris de rage, il faut qu’il y ait quelqu’un pour l’apaiser. »

Les surveillants et les gardes hébreux, ainsi que Dathan et Abiram à leur tête, firent entendre un murmure d’approbation.

« Nous irons seuls trouver le Pharaon, déclara Aaron.

– Et nous, nous attendrons pour voir ce qui résultera », répondit Korah.

 

Lorsque Moïse eut disparu de la cour du Pharaon, les principaux courtisans, ayant à leur tête les prêtres, firent tout leur possible pour effacer entièrement la mémoire de cet étranger qui avait été élevé à la dignité de prince et aurait pu devenir une menace pour la dynastie. Ils interdirent de prononcer son nom. Peu à peu, bon nombre de ceux qui l’avaient connu moururent, et parmi eux Beknékos et le Pharaon lui-même. Et, bien que le nouveau souverain, Ménephtah, eût gardé quelque souvenir de ce jeune prince que sa sœur Bathiya avait adopté comme fils, il ne le reconnut pas, lorsqu’il se présenta à lui avec son frère Aaron, en qualité de porte-parole des esclaves hébreux.

Ménephtah n’était pas Ramsès II ; et l’Égypte de cette époque n’était plus celle d’autrefois. La puissance de Babylone s’était accrue et, déployant ses ailes vers les pays asiatiques, les avait encouragés à se révolter contre l’Égypte. D’un autre côté, les Libyens, guerriers fameux depuis longtemps, s’allièrent avec les ancêtres des Étrusques de Sicile et n’hésitèrent pas à porter la guerre sur le territoire égyptien. Il est vrai qu’ils furent finalement repoussés et que le Pharaon put se vanter, dans les inscriptions gravées sur les monuments, d’avoir fait dévaster la Libye et d’avoir arrêté l’avance des Hittites. Mais les révoltes dans le pays de Canaan, en particulier celle des Philistins d’Ascalon et de Gaza, tinrent les Égyptiens en haleine pendant bien des années. Tout cela incita les esclaves égyptiens, dans les temples et dans les cours, dans les champs, les ateliers et les tissages – les innombrables esclaves qui travaillaient pour les vivants et pour les morts – à se révolter à leur tour et à réclamer sinon leur libération complète – chose à laquelle ils n’osaient même pas songer – mais tout au moins une amélioration de leur condition, une meilleure nourriture et une diminution des heures de travail. Plus d’une fois le Pharaon avait été obligé de faire des concessions.

C’est ainsi que Ménephtah avait consenti à recevoir les représentants des tribus juives, pensant qu’ils allaient demander tout au plus du temps pour travailler leurs propres terrains.

Ce n’était pas, bien entendu, une audience officielle : un tel honneur ne pouvait être accordé à des esclaves. Il les reçut dans l’un des nombreux ateliers de sculpteur où il avait l’habitude de poser.

Moïse et Aaron se présentèrent seuls devant lui. Aaron prit la parole.

Il rappela tout d’abord que les tribus d’Israël n’avaient jamais été prisonnières de guerre. Elles étaient venues en Égypte sur l’invitation du Pharaon et de Joseph. Les Israélites ne rentraient donc pas dans la catégorie des esclaves : ils étaient les libres fils d’un peuple étranger, dont l’établissement dans la province de Gochène avait été proposé par le Pharaon, en remerciement des services rendus par l’un d’entre eux qui avait sauvé l’Égypte de la famine. C’était en violation complète de la loi que les Hébreux, à Gochène, avaient été asservis. Ils avaient refusé d’adopter les dieux du pays. Pourtant, ils n’étaient pas sans dieu, comme les autres esclaves, car ils étaient fidèles à leur propre Dieu, qui avait fait alliance avec leurs pères. Mais ils avaient été négligents, dans leur culte pour ce Dieu, et avaient omis de Lui offrir des sacrifices. « Maintenant le Dieu d’Israël, qui s’est révélé à nous comme « Je suis celui qui suis », ce qui signifie Jéhovah, nous a commandé de nous présenter au Pharaon et de lui dire : « Envoie mon peuple afin qu’il puisse m’offrir des sacrifices. »

Pharaon resta stupéfait. Pareille chose n’avait jamais eu lieu jusqu’alors. Les porte-parole des esclaves avaient humblement supplié qu’on leur accordât une meilleure nourriture, ou un peu plus de repos. Ce que demandaient les Hébreux, c’était le droit d’adorer Dieu. C’était là quelque chose d’inouï. Le fait seul de nommer un dieu étranger, un dieu autre que le Pharaon, était à la fois un blasphème et une trahison. Le sang monta au visage du Pharaon, inondant même les sacs de chair qui pendaient de ses joues et de son cou. Dans la terrible confusion, le seul flabellifère de service, oubliant son devoir, resta bouche bée, attendant que le Pharaon appelât un garde pour arrêter les deux impudents représentants des esclaves. Mais le Pharaon n’en fit rien ; au lieu de cela il laissa le flot de sa fureur s’apaiser et, d’une voix perçante, qui ne ressemblait aucunement à la sienne, il cria :

« Qui est Jéhovah pour que je l’écoute et fasse partir Israël ? Je ne connais aucun Jéhovah, et je ne veux pas faire partir Israël. »

Mais les deux incroyables émissaires ne se contentèrent pas de cette décision. Ils continuèrent à parler :

« Le Dieu des Hébreux est venu à nous et nous a ordonné de vous dire ceci : « Laissez-nous, je vous en prie, faire un voyage de trois jours dans le désert, pour y offrir des sacrifices à notre Dieu, sinon il vous punira par une épidémie et par l’épée. »

Pharaon ne donna pas encore l’ordre d’arrêter les deux hommes. Il dit d’un ton furieux :

« Pourquoi voulez-vous, Moïse et Aaron, arracher le peuple à son travail ? Retournez à vos occupations. Les gens de ce pays sont déjà assez paresseux comme cela, et vous voudriez encore les faire se reposer de leur travail ? »

C’est par ces mots qu’il renvoya les émissaires, sans toucher à un cheveu de leur tête, au grand étonnement de ceux qui étaient présents. Plus tard seulement, lorsque Moïse et Aaron furent partis, le Pharaon sembla revenir à soi et donna l’ordre au chef des surveillants : « Ne faites plus donner de paille à ces gens pour fabriquer les briques. Qu’ils s’en procurent eux-mêmes. Mais la quantité de briques fournies devra être la même. Ce sont des paresseux ! Voilà pourquoi ils crient : « Nous voulons aller offrir des sacrifices à Dieu. » Donnez-leur une tâche plus difficile, afin qu’ils soient pleinement occupés et ne perdent pas leur temps à écouter des paroles mensongères. »

La paille, sans laquelle on n’aurait pas pu fabriquer les briques, avait été recueillie jusqu’alors dans les champs de céréales et portée aux ouvriers des fosses à mortier. Gochène fournissait une certaine quantité de cette paille. Le nouveau décret du Pharaon désorganisait le système. Les surveillants hébreux responsables du contingent de briques durent dès lors en livrer le même nombre qu’auparavant, bien qu’on ne leur donnât aucune paille de l’extérieur. Il aurait fallut retirer un certain nombre d’ouvriers du travail du mortier, et les envoyer dans les champs pour ramasser de la paille. Ils mirent donc les femmes juives au travail.

Toutes les facilités laissées jusque-là à ces dernières pour préparer les repas de leurs maris et pour les leur porter dans le champ – grand secours et grande commodité pour les travailleurs durement surmenés – leur étaient désormais supprimées. Ils n’étaient même plus à même de travailler le lopin de terre qui leur appartenait. Ils étaient dans les champs, en train de ramasser de la paille. Les enfants aussi furent embrigadés pour ce travail. Sur les routes et les chemins de Gochène, on voyait les femmes et les filles des esclaves hébreux, à moitié nues, à demi mortes de faim, les yeux fous, suivant le char tiré par des bœufs pour ramasser les brins de paille qui en tombaient. Les esclaves juifs, leurs cheveux et leurs boucles rituelles embroussaillés, le corps brûlé par le soleil, poussaient, pareils à des animaux, les chars de paille. On les voyait dans tout Gochène et dans les régions limitrophes de l’Égypte, et tous savaient que le Pharaon les avait ravalés à la condition d’animaux de trait, en raison de leurs prétentions insolentes, pour leur obstination à adorer leur dieu national qui, suivant ce qu’ils croyaient ou prétendaient croire, vivait encore et réclamait des sacrifices. Partout, on les tournait en dérision pour leur impudente folie ou leurs rêves de libération.

Les surveillants hébreux voyaient le peuple saigner sous ce nouveau joug. Ils voyaient les petites filles revenir des champs avec les pieds déchirés et en sang, le corps courbé sous leurs fardeaux, la chair meurtrie par le fléau des batteurs. Des femmes avortaient en plein champ, écrasées par leurs charges. Malgré cela, les collecteurs de paille ne pouvaient pas fournir la quantité voulue de ce matériau. Les briques, ne contenant pas assez de liant, se désagrégeaient à la cuisson. En deux jours, le contingent de briques avait diminué de moitié. Ce furent les surveillants qui furent déclarés responsables.

Ils discutèrent avec les Égyptiens :

« Nous ne pouvons pas obtenir davantage des travailleurs juifs. Le Pharaon demande l’impossible.

– Le Pharaon vous punira.

– Qu’il fasse de nous ce qu’il voudra. Nous ne pouvons pas forcer les gens à faire une chose impossible. Les gens meurent sous nos yeux », répondirent-ils d’une seule voix.

Les surveillants hébreux furent arrêtés, mis à nu et fouettés en présence de tous. Pas un seul ne fut épargné, pas même Dathan et Abiram. Les deux surveillants-chefs furent fouettés comme le dernier des esclaves, et tel était alors l’état des esprits chez les Hébreux, qu’ils supportèrent avec résignation et amour la honte et la douleur du châtiment et refusèrent de harceler encore les esclaves pour une tâche impossible.

On les fouetta chaque jour pour leur résistance. Ils sollicitèrent une audience du Pharaon, croyant que cette nouvelle persécution ne venait pas de lui. Cette audience leur fut refusée.

Certains d’entre eux rôdaient aux environs du palais d’or de Ramsès, cherchant à s’y glisser, et s’efforçaient de joindre les courtisans avec lesquels ils avaient été précédemment en rapports. En fin de compte, les plus hauts fonctionnaires hébreux, Dathan et Abiram, furent admis près du Pharaon. Ils se précipitèrent à ses pieds, levèrent les bras au ciel, et éclatèrent en larmes et en supplications.

« Grand roi, splendeur du soleil, pourquoi agis-tu ainsi avec tes serviteurs ? On ne leur donne plus de paille, et on leur dit : « Faites des briques ! » Et tes serviteurs sont battus, alors que ce sont tes gens à toi qui sont coupables.

– Vous êtes des paresseux, des paresseux ! cria le Pharaon furieux. C’est pourquoi vous dites : « Nous voulons offrir des sacrifices à notre Jéhovah. » Allez au travail ! On ne vous donnera pas de paille, et vous fournirez le nombre complet de briques. »

Et on les expulsa de la présence du Pharaon.

Alors, ils virent toute l’immensité de leur malheur. C’était du Pharaon en personne qu’était venu l’ordre de ne pas leur donner de paille, tout en exigeant que le contingent de briques à fournir ne diminuât pas. Et ils surent qui avait causé cette nouvelle calamité.

En revenant de l’audience, ils rencontrèrent Moïse et Aaron qui attendaient pour connaître le résultat. Ils se retournèrent contre leurs frères dans un accès de colère :

« Dieu vous regarde et vous jugera. Vous êtes cause que notre nom est devenu odieux au Pharaon et à ses serviteurs ; vous leur avez mis dans les mains une épée pour nous assassiner. Voilà ce que vous avez fait pour votre malheureux peuple. »

Aaron essaya de répondre, mais Moïse garda le silence. Il courbait la tête et se disait : « Je ne suis rien qu’un porte-malheur pour ce peuple. Je n’ai pas été autre chose depuis le jour où je suis apparu parmi eux. Pourquoi Dieu m’a-t-il envoyé ? »

Le cœur lourd, il se détourna des autres et poursuivit son chemin. Lui aussi s’était rendu compte du nouveau fléau qui, à cause de lui, s’était abattu sur son peuple. Dieu n’avait rien fait pour alléger leur fardeau.

Une fois de plus, il se trouvait dans un isolement presque absolu. Il n’y avait plus que deux personnes qui crussent encore en lui : Aaron et Miriam. La foi d’Aaron était absolue et inébranlable, car lui aussi avait entendu la voix de Dieu. Il avait reçu l’ordre d’aller dans le désert, afin de rencontrer son frère au pied du Sinaï. Il avait obéi. Son frère était au lieu indiqué. De plus, il avait vu la lumière que Dieu avait projetée dans les yeux de Moïse, et chaque fois que cette lumière lui était apparue, Aaron avait senti son cœur défaillir de terreur. Il savait que Dieu était avec son frère dans tout ce qu’il faisait et que celui-ci avait toute autorité sur lui. Il savait que Dieu accomplirait les prodiges qu’il avait promis grâce aux paroles que Moïse mettrait sur ses lèvres. Quant à Miriam, sa foi en son frère avait été solide dès le début. Comme aux jours qui avaient précédé sa fuite de l’Égypte, elle le soignait et était pour lui une mère en même temps qu’une sœur. À l’exception de ces deux êtres, Moïse était seul en Égypte. Ses parents étaient morts depuis longtemps. Sur la demande instante d’Aaron, sa femme Séphorah et ses deux fils avaient été renvoyés par lui à son beau-père.

Miriam pourvoyait à tous ses besoins. En outre, elle le gardait et s’efforçait de fortifier sa foi par des moyens à elle.

La nuit, dans les champs, derrière les huttes d’Israël, Moïse levait les bras au ciel et criait :

« Jéhovah ! Jéhovah ! Où es-tu ? Vois notre honte et notre affliction. Mon Dieu, pourquoi infliges-tu ces souffrances à ce peuple ? Pourquoi m’as-tu envoyé vers eux ? En effet, depuis que je suis allé trouver le Pharaon pour lui parler en ton nom, sa méchanceté à l’égard de ce peuple a redoublé, et tu ne nous as pas délivrés de ses mains. »

Et Moïse entendit dans son cœur la voix de Dieu qui le réconfortait :

« Je suis Jéhovah. C’est moi qui suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob, comme le Seigneur Chaddaï, mais je ne leur ai pas révélé mon nom de Jéhovah. Et j’ai fait une alliance avec eux... Et j’ai entendu les gémissements des enfants d’Israël, en raison de leur esclavage chez les Égyptiens... En conséquence, je dis aux enfants d’Israël : « Je vais vous libérer de votre esclavage chez les Égyptiens ; je vous délivrerai, en étendant le bras et par des décisions puissantes. Et je vous prendrai sous ma protection comme mon peuple, et je serai votre Dieu. Et vous saurez que je suis votre Dieu, qui vous a affranchi du joug des Égyptiens. Et je vous conduirai dans la terre que j’ai promise par serment à Abraham, à Isaac et à Jacob, et je vous la donnerai en héritage. Car je suis le Seigneur. »

Et Moïse retourna vers les Bnaï Israël et leur parla de la nouvelle assurance que Dieu lui avait donnée ; mais ils ne l’écoutèrent pas, en raison de leur exaspération et de leur cruel asservissement.

Mainte et mainte fois, Dieu renouvela son affirmation, mais jamais il ne montra à Moïse comment cette promesse pourrait être réalisée. Dieu ne lui donnait aucune puissance. Et Moïse tombait de plus en plus bas aux yeux de ses frères et du Pharaon. Cependant, il ne cessait de croire à la parole de Dieu. Il supportait les humiliations et les insultes, et attendait. Un jour enfin, il entendit la voix de Dieu dans son cœur.

« Voici qu’aujourd’hui j’ai fait de toi un dieu pour le Pharaon, et Aaron, ton frère, sera ton prophète. Tu lui diras tout ce que je t’ordonnerai de lui dire, et Aaron, ton frère, devra faire connaître au Pharaon l’ordre de permettre aux enfants d’Israël de quitter l’Égypte. Mais je durcirai le cœur du Pharaon, et je multiplierai mes prodiges dans la terre d’Égypte. »

Alors, Moïse sut que l’heure de la rédemption était arrivée. Car Dieu luit avait conféré un pouvoir divin sur le Pharaon.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV

 

 

 

LA volonté de Dieu était d’annoncer au Pharaon tous les fléaux avant de les lui faire subir. Il ne devait pas être frappé sans avertissement, mais en chaque occasion il devait apprendre de la bouche de Moïse et d’Aaron quel châtiment il aurait à supporter, s’il refusait de laisser partir les Hébreux. Car, bien que Dieu endurcît le cœur du Pharaon, il désirait toujours que celui-ci dominât ses mauvais penchants, se repentît du mal qu’il avait fait aux Juifs, et les remît en liberté. Et Moïse exécutait scrupuleusement les instructions que Dieu avait données à l’oreille de son cœur.

En premier lieu, Dieu ordonna à Moïse et à Aaron de se présenter au Pharaon et de lui prouver qu’ils avaient le pouvoir de le contraindre à libérer Israël. Ils l’informèrent qu’ils désiraient lui montrer un prodige que Dieu leur avait confié pour prouver qu’ils étaient les exécuteurs de ses ordres. Pharaon fut curieux de voir quel genre de prodige les envoyés du dieu des Hébreux pourraient réaliser et il leur accorda une audience à laquelle furent convoqués également un grand nombre de ses conseillers, sages, magiciens et prêtres.

Il faut dire que le signe exécuté par Aaron sur l’ordre de Moïse, s’il ne fit pas peu d’impression sur le Pharaon, n’excita que les moqueries des courtisans et des autres. Ah ! comme Korah avait eu raison ! Aux yeux des courtisans et des magiciens, cela n’était que jeu d’enfant. Était-ce avec cela qu’ils espéraient terrifier la puissance de l’Égypte – un bâton transformé en serpent ? Qui n’aurait pu en faire autant ? Les bâtons des magiciens se mirent aussi à ramper sur le sol à leur commandement, et brandirent leur langue rouge et fourchue dans leurs gueules vertes.

Mais alors quelque chose se produisit. Le serpent issu du bâton de Moïse se précipita sur les autres et les avala. Ils disparurent. Et ce fut comme s’ils n’avaient jamais existé. Ne devait-on pas interpréter cela comme signifiant que Moïse était un plus grand magicien que les autres ? L’incident contribua à accroître la renommée de Moïse en tant que magicien, mais pas à un degré vraiment significatif. Les magiciens et les sages d’Égypte furent manifestement assez peu impressionnés et, quelque temps après, le Pharaon, de bonne humeur, renvoya Moïse et Aaron, en souriant avec mépris de leur naïveté.

 

Pharaon sortait tous les matins le long du Nil pour faire surgir le soleil au-dessus des sept cieux.

Il était assis sur son trône d’or, porté haut sur les épaules de ses gardes, couverts de heaumes cylindriques et roides. La double couronne d’Égypte était sur sa tête, ornée de chaînes d’or et de joyaux, éblouissante sous la lumière du soleil. Des trompettes, des tambours et des joueurs de sistre annonçaient l’approche du Pharaon. Deux de ses « amis », les fonctionnaires les plus élevés, portaient des éventails qu’ils tenaient haut au-dessus de sa tête. Deux lions enchaînés aux deux côtés du trône l’accompagnaient. Devant le trône, marchait à reculons son fils aîné, l’héritier présomptif, avec la boucle de jeunesse tombant de son front. Il tenait une fleur de lotus sous les narines du Pharaon. Derrière le trône, le fonctionnaire le plus élevé du pays s’avançait à petits pas affectés, portant un bouquet de fleurs et un petit éventail symbolique. Les autres flabellifères le suivaient. À la tête de la procession, se trouvaient les prêtres, têtes rasées et visages blancs, brûlant de l’encens et répandant des roses sur le chemin. Un chœur de chanteurs aveugles portant des harpes et guidés par les prêtres chantaient des cantiques qu’ils accompagnaient eux-mêmes.

Les foules, venues de la ville pour voir le fils du dieu Râ, chair de sa chair, émergeant dans le ciel, de sa splendeur et de sa gloire, se prosternaient devant lui. Et tous levaient les bras et priaient :

« Ô Fils du dieu Râ, le trône de Râ est dans ton cœur... » Les prêtres pinçaient leurs sistres et répandaient des fleurs sur le chemin.

Mais, soudain, deux hommes bondirent en tête de la procession, deux hommes dont les barbes noires étaient mêlées de gris. L’un d’eux, le plus grand, portait un bâton qu’il brandissait en l’air, arrêtant ainsi le défilé. Et, d’une voix puissante, il cria au Pharaon :

« Jéhovah, le dieu des Hébreux, m’envoie vers toi : « Laisse mon peuple s’en aller, dit-il, afin qu’il puisse m’offrir des sacrifices dans le désert. Tu ne m’as pas encore écouté jusqu’ici. » C’est pourquoi Dieu dit : « Tu vas connaître que je suis Jéhovah. » Vois, je brandis ce bâton que je tiens à la main et je frappe les eaux du fleuve sous les yeux du Pharaon et de ses serviteurs. Et toute l’eau qui est dans ce fleuve va être changée en sang. Et les poissons qui sont dans l’eau vont crever, et l’eau du fleuve sera polluée, et les Égyptiens ne pourront plus boire l’eau du fleuve. »

Et sans attendre la réponse, sans même jeter un regard sur le Pharaon stupéfait et décontenancé, l’homme se tourna vers son compagnon et dit, d’une voix forte :

« Aaron, Jéhovah m’en a donné l’ordre : « Prends ton bâton et étends-le sur les eaux de l’Égypte, sur tous les ruisseaux et les lacs, et les marais et les cours d’eau ; et ils se transformeront en sang ; et il faut qu’il y ait du sang sur toute la terre d’Égypte, aussi bien dans les vases de bois que dans ceux de pierre. »

Aaron prit le bâton de la main de Moïse et, sous les yeux du Pharaon, de ses courtisans et de ses serviteurs, il frappa les eaux du Nil.

Tout d’abord, paralysés par l’audace de ces deux hommes, le Pharaon, ses courtisans et ses serviteurs restèrent un moment immobiles. Puis ils regardèrent le Nil. À peine eut-il été touché par le bâton qu’Aaron tenait à la main, l’eau fut prise d’une furieuse agitation. On eût dit que les vagues avaient été saisies de panique, tandis qu’elles s’acheminaient tranquillement vers la mer. Elles se dressèrent vers le ciel, tout en projetant les poissons. En un clin d’œil, la couleur de l’eau avait changé. Elle rougissait, passant du rose au cramoisi, devenant de plus en plus foncée, jusqu’à avoir la consistance de la poix. Les cadavres multicolores des poissons, prenant des formes étranges, ballonnés, le ventre éclaté, retombaient dans l’eau, et leurs viscères s’en échappaient tout noirs, rendant l’eau méconnaissable.

Une puanteur intolérable commença à monter du fleuve. Les serviteurs les plus proches du Pharaon placèrent des bouquets sous ses narines, et les prêtres entourèrent le trône en criant :

« Ne crains rien, Pharaon. C’est de la magie. Nous pouvons en faire autant. »

« Nous sommes en été. Nombre de poissons enflent à cette époque de l’année et infectent l’eau », disaient les sages.

Le Pharaon ne répondit pas. D’un geste, il ordonna de retourner au palais. Il ne regarda même pas Moïse et Aaron, ni ne leur adressa la parole. Tout le monde fut stupéfait de voir qu’il ne donnait pas l’ordre de les arrêter.

Plus tard, au palais, il s’assit sur son trône, entouré de ses conseillers, de ses sages, de ses fonctionnaires les plus élevés et de ses prêtres. Il était comme fou. Les sages cherchaient à le calmer ; ils demandèrent d’une seule voix l’ordre d’arrêter les deux rebelles et de les exécuter.

« Fils de Râ, chair de sa chair, deux mortels ont blasphémé contre ta divinité suprême. Alors que le soleil se levait, deux esclaves hébreux ont tenté de le recouvrir de ténèbres. Cette infamie doit être lavée dans le sang des blasphémateurs. »

Et le chef des « amis du Pharaon », son fonctionnaire le plus élevé, le majordome du palais d’or, le doyen des flabellifères, se prosterna lui-même aux pieds du roi, en le suppliant :

« Législateur de la maison de Râ, si les Égyptiens apprennent que tu as été empêché d’accomplir le rite sacré de ton père et que tu as permis aux blasphémateurs de conserver la liberté, ils supposeront que toi, le dieu Râ, chair de sa chair, as eu peur de leur Dieu.

– Les Égyptiens le savent déjà, répondit le souverain. Ils boivent le sang de poissons en décomposition au lieu d’eau.

– Soleil brillant, seigneur de l’éternité, œil d’Ammon, ce n’est pas du sang qu’ils boivent, mais de l’eau colorée par le fait de ces deux magiciens blasphémateurs. Nous pouvons en faire autant, objectèrent les magiciens prosternés aux pieds du Pharaon.

– Eh bien, faites-le donc ! »

Le chef des magiciens bondit et accomplit le prodige. Au moyen d’incantations mystiques, au milieu d’un nuage d’encens, il versa de l’eau d’un vase dans un autre et l’eau devint rouge comme du sang.

Le roi prit le vase contenant l’eau transformée par magie, la porta à son visage, la respira et dit :

« Elle n’a pas d’odeur. Cela ne peut pas être du sang, ce n’est que de l’eau colorée. Mais nous allons attendre et voir comment tout cela finira. Non, je ne veux pas agir précipitamment, de crainte de m’en repentir plus tard. »

Les courtisans sortirent, profondément troublés. Aucun d’eux ne pouvait comprendre, aucun n’essayait d’expliquer pourquoi le Pharaon se montrait si tolérant à l’égard des magiciens hébreux.

Mais il avait ses motifs secrets.

Lorsque ces deux hommes s’étaient présentés pour la première fois dans l’atelier du sculpteur et avaient osé mentionner devant lui le nom d’un dieu étranger, il avait été sur le point de donner l’ordre de les arrêter. Mais, tout à coup, il avait capté un regard de l’un d’eux – celui qu’on appelait Moïse – et une frayeur sans nom l’avait pénétré. Il lui avait semblé pendant un moment que le dieu Horus en personne se tenait en sa présence. Pourtant, il chassa tout de suite cette idée du dieu Horus lui apparaissant comme l’émissaire et le protecteur d’un peuple d’esclaves et lui parlant au nom d’un dieu étranger, plutôt qu’au nom de son père Osiris, ou de Râ, ou d’Ammon. Pourtant, le visage de Moïse ressemblait étrangement à ce Dieu et Ménephtah avait l’impression de l’avoir rencontré quelque part.

Longtemps après que Moïse se fut retiré, le Pharaon continua à penser à lui, et son visage ne cessa de le harceler jusqu’au moment où il s’écria : « Mais n’est-ce pas le prince de sang étranger que ma sœur a trouvé dans les marécages du Nil, comme Isis avait trouvé Horus ? » Car l’insistance de la princesse avait imposé cette légende, et nombre des courtisans avaient vu le reflet d’Horus en ce petit garçon aux cheveux noirs que la fille du Pharaon portait si tendrement dans ses bras. Oui, oui, il se rappelait maintenant le prince, qui avait fréquenté avec lui l’académie militaire, qui s’était fait plus tard un nom comme chef de guerre du Pharaon – cet étranger que les prêtres détestaient. Il se souvenait aussi du départ de ce prince qui était retourné vers les esclaves de Gochène. Oui, ce Moïse était ce prince qui revenait maintenant comme messager d’un dieu inconnu.

Le même jour, il était allé trouver sa sœur Bathiya dans le temple d’Osiris où elle habitait maintenant en qualité de grande prêtresse et d’épouse officielle du dieu, et comme incarnation de la déesse Isis. Cette princesse, plus âgée que lui, puisqu’elle était la première-née du Pharaon, aurait dû, d’après la loi, épouser le prince régnant et gouverner conjointement avec lui. Mais elle avait renoncé au trône. Lorsque Moïse l’avait quittée, elle s’était retirée de la cour et s’était consacrée entièrement au dieu Osiris, et n’avait plus abandonné le temple. Les jeûnes nombreux l’avaient faite aussi ratatinée qu’une momie ; ses yeux ne voyaient plus, à force de pleurer la mort de son seigneur. Elle avait des visions et ne cessait de prophétiser que son fils Moïse reviendrait sous la forme d’un dieu et accomplirait des merveilles.

Lorsque son frère lui apporta la nouvelle de ce retour, elle se prosterna devant le dieu Osiris et lui rendit grâces :

« Je savais que tu me renverrais mon fils pour me réconforter avant que je retourne à toi. »

Mais son frère dit :

« Il ne parle pas au nom des dieux de l’Égypte, et ce ne sont pas eux qui l’ont envoyé. Il vient au nom d’un dieu étranger, le dieu des esclaves hébreux. C’est en son nom qu’il parle, et le châtiment d’un tel crime est la mort. »

En entendant ces mots, Bathiya se leva, prise d’un accès de fureur. Ses yeux demi-morts resplendirent d’une lumière intérieure ; elle posa ses mains décharnées sur sa poitrine et se mit à chanter dans le ton habituel à la prêtresse d’Osiris :

« Voici ce que dit le grand Osiris, mon seigneur et époux : « Va trouver le fils de Râ et dis-lui : « Garde-toi bien de toucher même à un cheveu de la tête de mon fils Horus-Moïse, car je suis avec lui, et qui que ce soit qui lui fasse du mal, je me vengerai sur lui, en ce monde et dans l’autre. »

Cette prophétie, prononcée au nom de son dieu, ne fit pas grande impression sur le Pharaon. Il ne fut pas non plus très ému de la foi que sa sœur avait en elle-même comme incarnation de la déesse Isis. C’est pourquoi il n’avait pas été induit en erreur par les histoires qu’elle avait racontées au sujet de Moïse. Mais son indulgence pour Moïse découlait de son respect pour sa sœur, de même que l’indulgence du précédent Pharaon avait pris sa source dans sa complaisance pour sa fille. C’est ainsi qu’il avait gardé le silence à propos du premier acte de blasphème et de rébellion.

À la seconde occasion, lorsque Moïse eut osé troubler le rite sacré du Nil et insulter le roi en présence de la cour et du peuple, en formulant ses exigences au nom du dieu étranger, le Pharaon avait de nouveau éprouvé le besoin de punir cet homme comme il le méritait, et de le faire exécuter sur place. Cela aurait mis fin au blasphémateur et aux illusions de sa sœur. Déjà il levait la main, déjà ses lèvres s’ouvraient pour en donner l’ordre à ses gardes ; mais, soudain, il se sentit devenir muet, et sa main se trouva comme pétrifiée par la peur. De nouveau, il avait surpris un regard de Moïse. C’était un autre Moïse et non celui qu’il avait connu naguère à la cour de son père, mais un homme pareil à celui dont sa sœur avait parlé : semblable à un dieu, à un thaumaturge.

Le Pharaon avait eu l’impression de quelque chose de dominateur dans ces yeux : ils pouvaient briser sa volonté, paralyser ses muscles. Il n’osa pas rendre à l’homme son regard ; il fut contraint de détourner les yeux. Sa foi en sa propre divinité était assez forte pour l’empêcher de se soumettre ; elle ne l’était pas assez pour l’inciter à risquer la bataille avec la divinité qui avait armé cet esclave hébreu. Il évita la lutte directe par peur de succomber. Il voyait clairement que, devant lui, se tenait non pas un homme, mais un dieu : un dieu semblable à lui-même, égal au Pharaon.

Il y avait déjà lutte entre eux, mais de la part de Pharaon elle était vague et non déclarée. Il luttait contre la puissance qui émanait des yeux de Moïse, et appelait à son aide tous les dieux de l’Égypte. Les prêtres et les hauts fonctionnaires ne cessaient d’affirmer que l’incident des eaux et des poissons du Nil était chose naturelle et qu’il ne tarderait pas à cesser. Pour répondre à la demande d’eau fraîche, on creusait de nouveaux puits, et l’eau qui en sortait était fraîche. Le Pharaon sentit renaître sa confiance. Et, lorsque, sept jours ayant passé, les eaux du Nil redevinrent claires et fraîches, il eut la certitude que ses dieux étaient entrés dans la bataille en sa faveur et avaient repoussé le dieu des Hébreux. Pourtant, il n’osa pas porter la main sur Moïse.

Mais, à peine les eaux du Nil furent-elles redevenues fraîches que Moïse reparut devant le Pharaon. Sans être convoqué ni annoncé, il apparut, comme si ni les gardes ni les soldats ne l’avaient vu, ou s’ils n’avaient pas osé lui adresser la parole. Debout devant le roi, il le mit en garde une fois de plus :

« Voici ce que dit Jéhovah : « Laisse partir mon peuple, afin qu’il m’offre des sacrifices. Et si tu ne veux pas le laisser partir, je vais envoyer sur tout ton pays la plaie des grenouilles. Le fleuve regorgera de grenouilles qui entreront dans ta maison, dans ta chambre à coucher, dans ton lit, dans la maison de tes serviteurs et dans celles du peuple, dans les fours et dans les pétrins. Et ces grenouilles monteront sur toi, sur ton peuple, et sur tes serviteurs. »

Or, ce que Moïse avait prédit se réalisa sans délai. Moïse invita Aaron, au nom de Dieu, à frapper les eaux de l’Égypte. Et, dans les eaux, et parmi les tas de poissons pourrissants qui se trouvaient au bord de l’eau, des grenouilles apparurent en foule : des grenouilles de toutes espèces, de toutes formes et de toutes couleurs. Sans doute, l’Égypte avait toujours été célèbre pour ses grenouilles. Un dicton populaire affirmait « Quand on entend coasser les grenouilles, on est à la frontière de l’Égypte. » Mais jamais jusqu’alors on n’avait vu de grenouilles pareilles. Elles se multipliaient comme des moustiques, et atteignaient une taille inouïe. Elles surgissaient des eaux marécageuses et des tas de poissons puants. On eût dit que la terre elle-même n’était rien d’autre que de la chair de grenouilles : grenouilles à large gueule, aux nombreuses pattes écartées ; grenouilles minces et longues, à la gueule grasse et épaisse ; grenouilles rayées, pareilles à des serpents, aux gueules semblables à celles des serpents. Certaines avaient des ventres gras, mous, blanchâtres, d’où sortaient de nombreuses griffes, aux multiples bifurcations ; d’autres avaient des dents proéminentes et des moustaches hérissées ; il y en avait qui ressemblaient à des tortues, aux dures carapaces, d’où émergeaient des cous de cuir froncé, faces de chauves-souris, de souris et d’oiseaux. Aussi diverses que leurs formes étaient leurs couleurs : blanc répugnant et graisseux, jaune maladif qui faisait penser à des poisons, rouge fade et lourd de serpents tachetés. Et ces grenouilles rampaient et bondissaient hors de l’eau, hors des trous marécageux, et apparaissaient partout, aux endroits où on les attendait le moins. Elles réussissaient à se glisser on ne savait comment derrière les portes fermées des maisons ; on les trouvait dans les vases contenant l’eau, dans les marmites, dans les pétrins.

La nuit, les Égyptiens sentaient dans leurs lits grouiller ces choses gluantes. Une grenouille frottait son ventre blanc contre la chair d’un homme ; des griffes aiguës s’enfonçaient dans un sein de femme ; un museau de grenouille suçait un enfant endormi. Il n’y avait nul moyen d’échapper à ces bêtes. Il n’y avait aucun repos, à cause d’elles ; il n’y avait aucun travail ; on ne pouvait pas manger. Jour et nuit, éveillés ou endormis, les Égyptiens étaient en proie aux grenouilles.

En vain les sages et les conseillers du Pharaon déclaraient-ils qu’il s’agissait là d’un phénomène naturel ; que cela provenait des cadavres de poissons et que cela finirait dès que l’abondance de poissons pourris prendrait fin. En vain, les prêtres et les magiciens lui démontraient-ils qu’ils étaient, eux aussi, capables de faire naître des vers des eaux polluées.

Les grenouilles étaient un tourment incessant. Elles entraient dans la demeure du Pharaon ; elles sortaient des vases d’or où l’on servait son vin ; on les pétrissait dans son pain aussi bien que dans celui des plus humbles esclaves ; elles étaient dans son lit, s’accrochaient à sa chair, se glissaient entre lui et ses concubines. La vie lui devenait odieuse et hideuse, aussi bien qu’elle le devenait au plus modeste des âniers. Et la lamentation des Égyptiens s’éleva sur toute la terre d’Égypte.

Le Pharaon appela à l’aide ses parents défunts. Il se fit à lui-même des prières, en tant que dieu du soleil. Rien ne servit.

Il lutta avec ses propres pensées. Il ne pouvait admettre qu’il existât, en dehors des dieux de l’Égypte, une puissance et une autorité capables d’avoir des droits sur ce pays.

Mais, de jour en jour, la gêne se fit plus grande. Elle devint intolérable. Les grenouilles paralysaient la vie du pays et rendaient l’existence insupportable. À la fin, le Pharaon céda.

Il donna l’ordre de faire venir Aaron et Moïse.

« Demandez à Jéhovah, leur dit-il, de faire cesser la plaie des grenouilles, et j’autoriserai votre peuple à aller lui offrir des sacrifices. »

Et, humblement, Moïse lui répondit :

« C’est à toi que revient l’honneur de décider. Pour quand dois-je prier pour toi et ton peuple, afin que les grenouilles soient détruites ?

– Pour demain, dit le Pharaon.

– Il en sera suivant ta parole, afin que tu puisses reconnaître qu’il n’y a pas de dieu comparable à notre Seigneur Jéhovah. »

Ainsi parla Moïse en présence du Pharaon, et celui-ci garda le silence.

Mais, à peine Dieu eut-il écouté la prière de Moïse et détruit les grenouilles que l’orgueil du Pharaon se réveilla dans toute sa force. Le sang de ses pères parlait en lui. Comment ! Lui, le dieu Râ, chair de sa chair, soleil dans le ciel, vie de la terre, devrait se soumettre à une autre autorité dans son propre pays d’Égypte ! Non ! Il ne reconnaîtrait pas le Dieu Jéhovah, il ne permettrait pas à son peuple d’aller lui offrir des sacrifices. Il n’y avait pas en Égypte d’autres dieux que Râ et son fils, le Pharaon.

Seulement, le plus grand des prodiges accomplis par Dieu en Égypte était précisément que chaque prodige, au début, n’apparaissait pas comme un prodige. On eût dit un phénomène naturel, comme il s’en produisait chaque année en Égypte dans une saison ou dans l’autre. Il était tout naturel que, dans le plein de l’été, alors que les eaux du Nil étaient basses, les poissons se missent à enfler et que leurs cadavres fussent rejetés sur les bords, où ils répandaient une odeur pestilentielle. Cette putréfaction des poissons avait multiplié les grenouilles, les tortues et les sangsues. Après quoi, lorsque Dieu eut détruit les grenouilles qui gisaient en tas sur les bords du fleuve, à la limite des marécages et des canaux, il était naturel que des nuages de moustiques en sortissent. Ces nuages épais s’élevèrent et attaquèrent sans pitié hommes et bêtes, et sucèrent leur sang. Ils pénétraient dans les cavités les plus étroites du corps et piquaient comme avec des aiguilles acérées et brûlantes. Quelques-uns étaient si petits qu’on avait peine à les voir ; d’autres étaient absolument invisibles. Hommes et bêtes étaient torturés jour et nuit. Ces insectes, sans arrêt, pompaient le sang de la peau et des organes intérieurs. Chacun avait la sensation d’être un cadavre vivant. Sa chair lui devenait affreuse, tant il se grattait ; il était couvert d’enflures, de plaies, de furoncles. Son esprit devenait odieux à tout homme, en raison de la pourriture écœurante qui avait pénétré en lui.

Cependant, superficiellement, on pouvait croire que la plaie des insectes était naturelle et devait disparaître bientôt, dès que les monceaux de grenouilles en putréfaction auraient disparu.

Et c’était précisément dans ce qu’il y avait de naturel dans ces plaies que les magiciens voyaient le doigt de Dieu. Il n’y avait là en apparence ni leurres ni sorcelleries. Elles étaient l’œuvre d’un dieu puissant qui gouvernait la nature et qui punissait le Pharaon non par des incantations que l’on eût pu contrer, mais au moyen de calamités naturelles qui se succédaient l’une à l’autre. En fin de compte, les magiciens reconnurent qu’ils ne pouvaient pas reproduire ces prodiges par leurs propres moyens, et que par conséquent ils ne pouvaient rien faire pour les contrecarrer. Ils dirent donc au Pharaon :

« Seigneur, c’est un dieu puissant qui entre en guerre contre toi ; nous voyons le doigt de Dieu. »

Et, précisément à cause de ces paroles, le Pharaon s’obstina davantage que ses sages et ses magiciens : puisque ce n’était pas de la magie, mais la preuve de l’hostilité d’un dieu, son devoir était de lui résister jusqu’au bout. Moïse ne s’appuyait pas sur la puissance des dieux égyptiens ; il n’était pas l’incarnation d’Horus. Il se servait de Jéhovah, le Dieu des esclaves du Pharaon. Comment celui-ci aurait-il pu capituler ?

Il envoya quelqu’un s’informer si les Hébreux de Gochène avaient eu à souffrir des plaies. On lui rapporta que ces calamités s’étaient produites là, mais bien moins rigoureusement que dans toutes les autres régions de l’Égypte. En entendant cela, le Pharaon s’imagina que la victoire finale serait pour lui. Le Dieu Jéhovah pouvait bien intensifier les processus naturels, mais il ne pouvait pas leur imposer complètement sa volonté. Lorsque les calamités naturelles se produisaient, elles frappaient tout le monde, les Égyptiens aussi bien que le peuple de Jéhovah. C’était là une preuve qui suffisait à démontrer qu’elles n’étaient pas soumises à l’autorité de Jéhovah. Car c’était là ce que prétendaient les messagers des Hébreux, lorsque Pharaon s’enorgueillissait de sa puissance royale, personnification du dieu du soleil, Râ.

« Le soleil ne brille pas seulement en Égypte, soulignait Moïse. Et, quand il se couche, il se couche également sur des pays autres que l’Égypte. »

Quoi qu’il en fût, le Dieu Jéhovah n’avait aucun pouvoir sur le soleil, car il n’avait aucun pouvoir sur la nature. En conséquence, il n’avait aucun pouvoir sur l’Égypte ni sur ses dieux.

Cette fois-là, le Pharaon ne s’abaissa même pas à apaiser Moïse par des promesses.

Tout au contraire, il se moqua :

« Les Égyptiens sont accoutumés aux moustiques. Ils n’ont qu’à se gratter un peu plus. »

Et l’on eût pu croire que le Dieu de Moïse et d’Aaron connaissait ces pensées, car il envoya de nouveau ses messagers au Pharaon, et, cette fois encore, ce fut pendant le rite matinal sur les bords du Nil.

« Si tu ne veux pas laisser partir mon peuple, je vais envoyer sur toi des essaims de mouches, sur toi, sur tes serviteurs, et sur ton peuple et dans les maisons ; et les demeures des Égyptiens seront pleines d’essaims de mouches, ainsi que le terrain sur lequel elles se dressent. Mais, cette fois-ci, j’épargnerai le pays de Gochène, où habite mon peuple, afin que les essaims de mouches n’y pénètrent pas ; ainsi tu connaîtras que je suis le Seigneur de ce pays. »

Et il advint exactement comme Dieu l’avait annoncé par la voix de Moïse. La terre d’Égypte fut tout à coup couverte d’une plaie de mouches. Elles sortaient de partout, en nuages noirs épais, bataillons innombrables qui se répandaient à une vitesse incroyable. En un instant, les maisons en furent remplies. Elles couvraient tous les meubles, tous les ustensiles ; elles couvraient les corps des humains ; et leurs millions de trompes suçaient leur sang, consommaient les vivres et dépouillaient de leur verdure les champs et les jardins.

Le Pharaon envoya de nouveau quelqu’un enquêter sur ce qui se passait dans le pays de Gochène. Non. Le pays de Gochène, où les esclaves vivaient parmi les trous de glaise, était exempt de cette calamité. C’était comme si Dieu avait étendu un rideau dans l’air entre Gochène et le reste de l’Égypte. Jusqu’ici, et pas plus loin ! À la limite de Gochène, la peste des mouches planait sans se mouvoir.

Entre-temps le fléau des mouches devenait de plus en plus effrayant. On ne savait d’où provenaient ces insectes, il était dont impossible de supputer la date à laquelle ils disparaîtraient – comme ç’avait été le cas pour les autres plaies. On ne pouvait deviner les causes naturelles de cette invasion. Personne n’avait jamais vu de mouches pareilles ; personne n’avait jamais su qu’il existait une telle variété de ces parasites. Elles ne se comportaient pas comme à l’habitude. On ne parvenait pas à les chasser. Elles étaient agressives et insolentes. On eût dit qu’elles savaient qui les avait envoyées. Et, comme si elles avaient connu son but, elles exigeaient pour se nourrir le sang des Égyptiens et le prenaient sans gêne et cruellement. Leurs corps étaient abandonnés aux trompes pénétrantes des mouches qui leur semblaient des bêtes de proie ailées, des lions, des léopards ou autres bêtes pareilles.

Le caractère étrange de ces insectes, la variété surprenante de leurs formes et de leurs couleurs, leur offensive massive, et par-dessus tout le fait qu’elles étaient absentes du pays de Gochène et des endroits colonisés par les esclaves hébreux, remplirent de terreur les serviteurs du Pharaon et amollirent le cœur de celui-ci.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XV

 

 

 

CEPENDANT le Pharaon croyait toujours que ce n’était pas un dieu qui entrait en guerre avec lui, mais Moïse seul. L’ambition de celui-ci était sans doute de conduire hors d’Égypte les esclaves hébreux et de devenir leur souverain dans le désert. Dans ce but, il utilisait tout ce qu’il avait appris des magiciens égyptiens. Le Dieu Jéhovah était son invention, en vue d’effrayer le Pharaon. En réalité, le bâton par l’intermédiaire duquel il réalisait ses prodiges était le dieu-serpent, familier aux Égyptiens, que lui – Moïse – avait ensorcelé par les incantations que sa mère lui avait enseignées, si bien que ce Dieu était contraint à le servir. Non, il ne céderait pas. Pourtant il examinait maintenant une autre éventualité : peut-être Moïse avait-il acquis des pouvoirs magiques nouveaux de quelque dieu étranger, un dieu du désert qui était l’Esprit des esclaves. Telle était la source des prodiges ; telle était la source du pouvoir qu’il exerçait sur le dieu-serpent. Mais bientôt les dieux de l’Égypte viendraient au secours du Pharaon. Son père Râ, le grand dieu du soleil, enverrait de puissants rayons pour combattre le dieu du désert, et le réduirait à merci. Il détruirait le dieu-serpent que Moïse tenait à la main et, alors, celui-ci serait impuissant.

Dès le premier moment où Moïse se présenta devant lui et lui demanda de permettre aux Hébreux d’entreprendre une marche de trois jours dans le désert pour offrir des sacrifices à leur Dieu, le Pharaon comprit que ce n’était là qu’un prétexte destiné à camoufler un dessein plus important. Moïse voulait conduire les esclaves hors de l’Égypte afin de devenir leur roi. Mais le Pharaon était décidé à ne faire aucune concession aux Hébreux, parce que cela aurait été un signal pour tous les autres esclaves, et que le système tout entier se serait effondré. Il y avait là une possibilité de soulèvement général que le Pharaon voulait éviter à tout prix.

Pour le moment, se considérant en un état dangereux d’infériorité, sa seule ressource était de gagner du temps. Il entreprit donc de discuter avec Moïse quant aux conditions de sa requête.

Il lui fit la proposition que voici : « Qu’ils sacrifient à leur Dieu, mais pas dans le désert. Je vous accorderai trois jours pour faire votre fête et sacrifier à votre Dieu, mais ici, dans le pays même. »

Moïse se prêta au jeu. Il répondit :

« Ne sais-tu pas ce que les Égyptiens vont nous faire s’ils nous voient offrir des sacrifices à un dieu étranger ? Ce que nous voulons, c’est aller à trois jours de marche dans le désert, et, là, offrir des sacrifices à notre Dieu, ainsi qu’il nous l’a commandé. »

Astucieusement, le Pharaon répliqua :

« Je vous permettrai d’aller dans le désert pour offrir vos sacrifices à votre Jéhovah, mais pas si loin que cela. Priez pour moi.

– Vois, je m’en vais, et je vais prier Jéhovah d’éloigner dès demain la multitude de mouches, et il les éloignera du Pharaon, de ses serviteurs et de son peuple. Mais que le Pharaon ne se moque pas de nous et ne nous refuse pas de nouveau la permission de nous rendre dans le désert pour y offrir des sacrifices à Jéhovah !

– Moi, le Pharaon, ne pas tenir ma parole ! Comment peux-tu parler ainsi ? »

Or, ce fut là ce qui advint.

Ce fut comme si chacun d’eux, Moïse ainsi que le Pharaon, avait su que le roi n’exécuterait pas sa promesse. Cependant, Moïse s’éloigna du palais et pria pour que la multitude des mouches disparût. Et Dieu obtempéra à sa prière, et les mouches disparurent aussi subitement qu’elles étaient venues.

De nouveau, le cœur du Pharaon s’endurcit, ainsi que Dieu l’avait prédit.

Alors, Dieu envoya Moïse au Pharaon pour le mettre en garde et lui annoncer qu’il allait envoyer une peste sur le bétail et les chevaux et les ânes de son pays, mais qu’il épargnerait tous les animaux, quels qu’ils fussent, laissés par le Pharaon entre les mains des esclaves hébreux. Et, pour montrer plus clairement que cette plaie devait frapper les seuls Égyptiens, il enverrait cette peste tout d’un coup, à un moment déterminé. Et ce fut ainsi que cela se produisit. Dès que Moïse se fut éloigné de la présence du Pharaon, la peste fit son apparition partout où se trouvait le bétail des Égyptiens.

Tout de suite, le Pharaon envoya faire une enquête sur ce qui se passait dans Gochène. Et, tout de suite, il apprit qu’il n’y avait pas trace d’épizootie chez les Hébreux.

Cependant son cœur ne s’adoucit pas.

La lutte devint plus rude, plus acharnée. Ce n’était plus, aux yeux du Pharaon, un duel entre Moïse et lui, mais entre les dieux : celui d’Israël d’une part, ceux de l’Égypte d’autre part. Plus le Pharaon se persuadait que Moïse n’agissait pas par des moyens magiques, mais grâce au pouvoir d’un Esprit particulier, d’une Force puissante qui pouvait commander à la nature, et plus son obstination devenait opiniâtre. Il ne luttait plus pour garder son empire sur les esclaves ; il combattait pour ses dieux et pour sa propre divinité. Et, à ses yeux, la lutte était si inégale qu’une seule issue était possible.

D’un côté, il y avait un système religieux organisé, avec le Pharaon jouant le rôle de dieu suprême : un système strictement discipliné, consacré par la tradition, les coutumes, un rituel sacré plusieurs fois centenaire ; une hiérarchie sacerdotale imposante, avec des temples sans nombre dont les statues gigantesques et les éblouissantes cérémonies écrasaient et stupéfiaient les esprits ; une horde de dieux et de déesses qui se partageaient l’autorité sur toutes les activités et tous les biens des hommes : dieux de la fertilité, dieux de la santé, dieux de la vie en ce monde et dieux de l’autre vie. Et, au-dessus de tous, le dieu Râ, le soleil dans le ciel, incarné dans la personne du Pharaon : le Pharaon souverain des deux pays d’Égypte, dont la domination s’étendait sur toutes les contrées connues de l’Afrique, jusqu’à l’Éthiopie et jusqu’à l’Asie, jusqu’aux limites des pays civilisés. Ses armées, munies des armes les plus puissantes, de chevaux impétueux et de chars, avaient mis à genoux toutes les nations. Et l’Égypte était remplie d’esclaves de toutes les races, noires et blanches, qui travaillaient ses champs et ses jardins, gardaient ses troupeaux, construisaient ses villes et ses temples, ses pyramides, conduisaient ses navires.

De l’autre côté, qui étaient ceux qui osaient provoquer le Pharaon et l’Égypte ? Un petit peuple méprisable d’esclaves, qui ne possédait rien que la tradition de ses ancêtres, qui croyait en un dieu vivant, qui nourrissait le faible espoir de sa rédemption. Et celui qui parlait en leur nom était un ancien Égyptien qui avait acquis en Égypte ses connaissances et son talent. Il parlait au nom d’un dieu du désert qui, jusque-là, était resté inconnu des dieux et des hommes. Ce renégat n’avait pas encore été capable de libérer son peuple de la servitude. Maintenant il se servait d’un dieu-serpent qu’il avait transformé en bâton, afin de terroriser le Pharaon au moyen de calamités ridicules et vulgaires qui causaient des démangeaisons aux gens. Les Égyptiens sauraient se résigner à tout cela ! L’heure du Pharaon ne tarderait pas à venir. Bientôt la puissance d’Ammon, d’Osiris, du dieu Soleil, d’Horus, de la déesse Isis et de toutes les autres divinités de l’Égypte se manifesterait, remplirait de force les reins du Pharaon pour la destruction du rebelle.

Il ne céda donc point. Il n’obéit pas à l’ordre donné par le Dieu des Hébreux ; il ne laissa pas partir son peuple juif. Il resta indifférent au fait que le Dieu de ses esclaves l’avait ridiculisé et avait couvert la tête et le corps de ses prêtres à lui de plaies et d’abcès affreux à voir, malgré leurs vêtements sacerdotaux. Le Pharaon tint tête.

Alors, le Dieu d’Israël fit prendre à la lutte une forme plus sombre. Il prépara une plaie plus douloureuse. De plus, cette fois-là, Moïse, passant par-dessus la tête du Pharaon, s’adressa directement aux Égyptiens pour les avertir de la nouvelle plaie qui était préparée pour eux. Il les invita à rassembler dans leurs étables tout le bétail, les chevaux et les ânes qui leur restaient encore, car une grêle puissante était sur le point de tomber sur l’Égypte et de détruire tout ce qui serait resté en plein champ.

Ce fut seulement lorsque les fenêtres du ciel se furent ouvertes et que, parmi les tonnerres et les éclairs et les feux mouvants, descendit une grêle telle qu’on n’en avait jamais connu de pareille en Égypte, quand tout eut été détruit dans les champs, les vignobles, les carrés de légumes, les céréales sur pied, lorsque les arbres eurent été déracinés et que ceux qui n’avaient pas tenu compte de l’avertissement donné par Moïse et étaient sortis eurent été exterminés, eux et leur bétail, ce fut seulement alors que le Pharaon prit peur de nouveau et, envoyant chercher Moïse et Aaron, s’excusa auprès d’eux :

« Cette fois-ci, j’ai péché. Jéhovah est juste, et moi et mon peuple sommes méchants. Priez Jéhovah et qu’il mette fin à ces tonnerres et à cette grêle puissante. Je vous laisserai partir et vous ne resterez pas ici plus longtemps.

– C’est bien, fit Moïse. Dès que j’aurai quitté la ville, je lèverai les bras vers Jéhovah, et les tonnerres cesseront, et il n’y aura plus de grêle, et ainsi tu pourras connaître que la terre appartient au Seigneur. »

Moïse se retira. Les tonnerres cessèrent, et il n’y eut plus de grêle. Et de nouveau le Pharaon mentit.

Et, de nouveau, Moïse se présenta devant le roi et le prévint que Dieu allait envoyer une plaie de sauterelles qui rongeraient toute verdure et toute pousse laissées par la grêle. Mais, cette fois-là, les serviteurs eux-mêmes du Pharaon, ses conseillers et ses fonctionnaires, furent remplis de frayeur. Ils remplissaient la salle d’audience et imploraient : « Laissez ces hommes partir et rendre son culte au Seigneur, leur Dieu ! » Et ce fut alors seulement que le Pharaon envoya chercher Moïse et Aaron.

« Allez, leur dit-il, offrez des sacrifices à votre dieu Jéhovah. Mais quels sont ceux qui doivent partir ?

– Nous partirons avec nos jeunes gens et nos vieillards, avec nos fils et avec nos filles, avec nos troupeaux de brebis et nos troupeaux de bœufs ; car nous devons célébrer une fête au Seigneur. »

La colère, une fois de plus, s’empara du Pharaon. Car, cette fois, Moïse avait manifesté clairement son dessein : emmener à jamais les Hébreux hors de l’Égypte.

« Le mal est inscrit sur vos visages, dit-il rageusement. Allez, les hommes, et offrez vos sacrifices à Jéhovah, puisque c’est là ce que vous désirez. »

Et l’on chassa Moïse et Aaron hors de la présence du Pharaon.

« Attendons jusqu’à ce que vienne la plaie des sauterelles, dit Moïse à Aaron. À ce moment-là, il parlera plus doucement. »

C’est ainsi qu’il en fut. Les sauterelles arrivèrent en nuages noirs qui recouvrirent le soleil et obscurcirent toute la terre d’Égypte ; elles s’abattirent sur la campagne et, de leurs millions de mandibules, dévorèrent les produits des champs. Alors, le Pharaon convoqua de nouveau Moïse et Aaron, et, de nouveau, il fut tout repentir et toute prière :

« J’ai péché contre Jéhovah et contre vous, leur dit-il. Pardonnez-moi encore une fois seulement, et priez votre Jéhovah d’écarter de moi cette seule calamité. »

Moïse pria Dieu et celui-ci répondit à sa prière, comme toujours. Mais le Pharaon mentit une fois de plus.

Alors, des ténèbres couvrirent hermétiquement l’Égypte, pareilles à une voûte de cuivre, interceptant la lumière du soleil, de la lune et des étoiles. Pas un coin du ciel n’était plus visible et, à l’intérieur de cette étouffante enveloppe, des vents s’élevaient, chargés de poussière et de sable. Au début, les Égyptiens crurent que c’était le khamsin, qui s’élevait ordinairement pendant cette saison de l’année. Au début, c’était en effet comme le khamsin. De quelque côté que se tournassent les Égyptiens, ils aspiraient du sable et de la poussière ; mais ce sable et cette poussière étaient humides et épais, comme si toute l’atmosphère avait été remplie de vase volante. Cela faisait coller les yeux, si bien qu’on ne pouvait plus voir ceux qui étaient près de vous. Les Égyptiens respiraient et avalaient de la poussière et du sable. Les particules se logeaient dans les gencives et craquaient entre les dents ; elles se glissaient dans les articulations, si bien que bêtes et gens vacillaient en marchant. Enfermés sous cette voûte qui les asphyxiait, ils se sentaient comme pris au piège dans des rets de ténèbres qui reposaient sur eux aussi lourdement la nuit que le jour. De nouveau, le Pharaon envoya des informateurs pour savoir si cet horrible nuage de khamsin écrasait l’atmosphère et couvrait le ciel de Gochène. Non. L’air dans Gochène était pur et clair. Et, cette fois-là, le Pharaon accepta de laisser les femmes et les enfants se rendre aux solennités en l’honneur de Jéhovah ; mais il demanda que le bétail fût laissé en garantie de leur retour en Égypte.

Moïse répondit ce qui suit :

« Il faut que tu nous donnes la possibilité d’offrir des sacrifices et de brûler nos offrandes à Jéhovah, notre Dieu. Notre bétail doit donc venir avec nous ; pas un seul animal ne doit rester en arrière. Car nous devons les prendre tous pour sacrifier au Seigneur notre Dieu ; et nous ne savons pas comment nous pourrions sacrifier au Seigneur notre Dieu, jusqu’à ce que nous arrivions là-bas. »

C’était là le blasphème et l’insulte les plus graves que Moïse pût jeter à la face du Pharaon ; non seulement celui-ci devait laisser ses esclaves aller sacrifier à un dieu étranger, mais lui, le Pharaon, le dieu Râ, chair de sa chair, devait leur fournir du bétail pour les sacrifices à offrir au dieu étranger d’une horde d’esclaves.

« Va-t’en ! hurla-t-il. Garde-toi bien de reparaître devant moi, car le jour où tu reverras mon visage, tu mourras.

– Tu as bien parlé, répondit Moïse. Je ne veux pas revoir ton visage. » Et il s’éloigna de la présence du Pharaon.

 

De toutes les plaies que Dieu avait envoyées jusqu’alors sur l’Égypte ce fut la dernière, la plaie des ténèbres, qui fit la plus profonde et la plus terrifiante impression. Les habitants avaient en effet commencé à voir le doigt du Dieu étranger des Hébreux dans les calamités antérieures qui avaient fait une nette distinction entre Gochène et l’Égypte ; la crainte de ce Dieu s’empara d’eux et ils se mirent à respecter les esclaves juifs. Bon nombre d’entre eux avaient tenu compte de l’avertissement donné par Moïse avant la chute de la grêle ; ils étaient restés à l’abri et avaient sauvé eux-mêmes et leur bétail. Mais cette dernière plaie, celle des ténèbres, eut un effet tout particulier sur les Égyptiens, car elle portait directement atteinte à leur dieu principal ainsi qu’à l’autorité et au prestige du Pharaon. Il semblait maintenant que l’insolent Dieu des Hébreux avait triomphé des divinités égyptiennes dans leur propre territoire, sur leur propre terrain. Quoi que l’on pût penser d’autre, quelques autres dieux qu’il pût y avoir, le soleil était la propriété absolue des Égyptiens. Ammon Râ était leur dieu suprême, et le Pharaon était son fils, la chair de sa chair. Il était le soleil ; c’était lui qui donnait la lumière et la vie à toutes les autres créatures. Ses rayons réchauffaient la terre et la rendaient fertile. Il régnait sur le monde entier dans sa splendeur. Lorsqu’il se montrait au firmament dans les premiers rayons du matin, il apportait la joie à tous les habitants de la terre. Quand il se couchait, les ténèbres et la mort recouvraient la terre. Et voilà que le dieu Râ avait été vaincu par une puissance inconnue ! Pendant trois jours, il avait été recouvert de ténèbres ; pendant trois jours, le Dieu des Hébreux l’avait réduit en esclavage et l’avait retenu prisonnier dans le royaume d’Osiris, dieu de la nuit et de la mort. Et, dans Gochène, justement parmi les esclaves hébreux, Ammon Râ avait déployé sa splendeur, exactement comme si le Dieu des Hébreux l’avait forcé à illuminer le pays des Juifs et à laisser dans l’obscurité son propre pays. N’était-ce pas là une preuve que le Dieu des Hébreux avait franchi les frontières du désert et se trouvait maintenant en Égypte, et que c’était sa main qui s’appesantissait sur les Égyptiens ?

Or, depuis que Moïse avait rapporté la merveilleuse révélation de Jéhovah, Aaron n’avait pas cessé de méditer sur sa mission sacerdotale et sur le rituel réservé à Jéhovah. Il avait toujours rêvé d’un rituel de ce genre qui, par sa grandeur, par sa solennité, par ses prescriptions exactes et rigoureuses, par ses mystères et, surtout, par ses sacrifices et ses riches offrandes, pût rivaliser avec les rites des temples égyptiens. Il était d’avis que les masses d’esclaves hébreux qui n’avaient ni une foi explicite, ni des cérémonies bien établies, qui, en fait, ne possédaient rien de plus qu’une vague tradition et un souvenir des ancêtres, ne pouvaient être amalgamées en un seul peuple et pliées à la discipline nécessaire, sans un rituel qui dominât les esprits grâce à de mystiques symboles maintenus par une caste puissante de prêtres et de serviteurs du temple. Mais un rituel de ce genre, sur lequel Aaron avait médité toute sa vie et auquel il avait préparé à la fois lui-même et ses fils, nécessitait un peuple capable d’entretenir son clergé dans l’opulence convenable... Les esclaves juifs que Moïse était sur le point de libérer étaient pauvres et nus. Où pourraient-ils trouver l’or, l’argent et la pourpre pour la caste sacerdotale qu’imaginait Aaron ?

Après la plaie des ténèbres, quand les Égyptiens furent remplis de terreur et commencèrent à flagorner les esclaves hébreux, Aaron et ses fils commencèrent à répandre le bruit que Dieu désirait qu’ils empruntassent à leurs voisins les Égyptiens toutes sortes de vases d’or et d’argent, des étoffes richement tissées, des soieries de pourpre, des vêtements somptueux, utilisables lorsqu’ils partiraient pour les solennités du sacrifice. De plus, on insinuait que c’était la volonté de Dieu de voir dépouiller les Égyptiens.

L’insinuation fut comprise, et les Hébreux mirent à profit la panique qui s’était emparée des Égyptiens.

Au moment de la plaie des ténèbres, les surveillants hébreux avaient à contrecœur renoncé à la discipline régissant jusque-là les esclaves. Ils n’avaient pas le courage de continuer suivant leurs anciennes méthodes, bien que l’ordre fût donné par le Pharaon, par l’intermédiaire des hauts fonctionnaires, de rendre plus pesant le joug que supportaient les Hébreux. Ils étaient franchement effrayés devant ces hommes qui se trouvaient maintenant sous la protection du terrible dieu du désert ; et ils commencèrent à rivaliser l’un avec l’autre de protestations abjectes d’amitié et de bienveillance.

« Tu vois, n’est-ce pas, disaient-ils, que je suis totalement différent des autres surveillants qui n’étaient jamais satisfaits des décrets du Pharaon, mais qui toujours les outrepassaient et vous rendaient la vie intolérable. J’ai toujours eu de la sympathie pour vous. Lorsque vous étiez en retard sur votre tâche, je regardais d’un autre côté. Dis-moi, n’était-ce pas ainsi ? » demandait un Égyptien à un surveillant hébreu.

Maintenant la situation des Hébreux avait changé aux yeux des Égyptiens. Aussi longtemps que les esclaves avaient été sans protecteur et qu’aucune voix ne s’était élevée pour les défendre, ils avaient été comme de la poussière que l’on foule aux pieds. Ils avaient moins compté que les animaux des champs. L’idée ne serait pas venue aux Égyptiens qu’un Hébreu fût un être humain, que les mères juives fussent des êtres humains qui souffraient le martyre quand on leur enlevait leurs enfants. Et voici que, tout d’un coup, ces Hébreux devenaient leurs « égaux ». On les invitait avec des gestes accueillants dans les maisons des Égyptiens, et ceux-ci parlaient avec respect des solennités que les Hébreux étaient sur le point de célébrer dans le désert et de la grande quantité de bovins et de volailles qu’ils porteraient en sacrifice sur l’autel de leur Dieu ; ils parlaient du merveilleux cérémonial dont ce sacrifice serait, bien entendu, accompagné, des danses des prêtres, des chœurs des chanteurs, des spectacles, des fêtes, des robes multicolores, des magnifiques ornements.

« Mais où pensez-vous que nous recevions tout cela ? Jusqu’à présent nous avons travaillé pour vous, bien que nous ne fussions pas réellement vos esclaves. Le Pharaon ne nous a laissé que la peau sur les os – et même cette peau porte les marques de sa cruauté. »

Pour la première fois les Hébreux étaient en mesure de constater la richesse de l’Égypte et le luxe qui entourait les classes supérieures : leurs jardins et leurs potagers, leurs citernes et leurs bassins artificiels remplis de volatiles ; leurs maisons aux plafonds de cèdre, peintes et décorées ; leurs fauteuils et leurs lits incrustés d’ivoire, leurs couvertures de pourpre et de brocart ; leurs vases, leurs cuvettes et leurs cruches et leurs récipients, leurs assiettes et leurs coupes d’or massif. Et leurs femmes chargées de parures sans nombre, d’anneaux pour le nez et de boucles d’oreilles, de bracelets et de bagues, de pierres étincelantes, de grandes robes de tissu doré ; et les jeunes esclaves pour les servir, pour les oindre, les éventer, leur tenir sous les narines des parfums et des fleurs.

Une jalousie compréhensible s’éveillait dans le cœur des Hébreux. Et puis, qui donc, sinon les esclaves, avait accumulé ces trésors pour les Égyptiens ? N’étaient-ils pas restés du matin jusqu’au soir dans les champs, le dos défaillant sous la brûlure du soleil, tandis que les Égyptiens restaient étendus sur leurs couches d’ivoire ? Ne les avait-on pas attelés comme des animaux de trait aux batteuses et aux chariots des Égyptiens ? Les femmes juives n’avaient-elles pas filé et tissé les étoffes de lin qui couvraient les corps soignés avec raffinement des femmes égyptiennes ? Qui donc avait créé cette opulence, les Égyptiens ou les Hébreux ?

Ils ne savaient que trop bien que Moïse leur avait été envoyé par le Dieu d’Israël pour les emmener à jamais hors d’Égypte. Les Anciens l’avaient proclamé ; les surveillants l’avaient répété. Et, en fait, ils se préparaient pour la grande nuit, la longue nuit de la libération, ainsi que Moïse leur avait dit de le faire. C’est précisément pour cette raison qu’ils estimaient ne pas pouvoir quitter l’Égypte les mains vides, après tant d’années de servitude. C’est pour cette raison qu’ils voulaient emporter dans l’inconnu qui s’ouvrait devant eux cette richesse qui leur appartenait de droit.

Mais ils n’étaient pas assez forts pour la prendre. Le Pharaon n’avait pas encore cédé ; le grand évènement que Moïse avait prédit ne s’était pas encore produit. L’ordre et la discipline égyptiens existaient toujours ; les soldats entouraient encore l’immense cité où résidait le Pharaon ; les surveillants égyptiens continuaient à faire leurs rondes armés de leurs bâtons cuivrés. La force était donc exclue. Mais il y avait des possibilités d’exploiter le malaise croissant des Égyptiens.

« Mon Dieu aura honte de moi, dit Dan ben Joseph, de la tribu de Dan, à son aristocratique maître, Sernapis, chez qui il servait en qualité de teinturier pour les tissus de lin et de laine. Je vais arriver devant lui avec un pagne et rien d’autre. Et ma femme est aussi nue que moi. Ce serait commettre un péché envers mon Dieu si tu me renvoyais ainsi pour lui offrir un sacrifice. Il me demanderait : « Qui est ton maître ? » Et moi, je répondrais : « Le noble Sernapis. » Alors, il demanderait encore : « Est-ce qu’il te payait pour ton travail ? » Et je répondrais : « Tu le vois, mon Dieu. Je l’ai servi en qualité d’esclave et, à part des galettes noires et de la bière aigre, je n’ai rien reçu de lui. » Et il me demandera : « C’est dans ces haillons qu’il t’a envoyé pour m’offrir un sacrifice ? Il ne t’a même pas donné une robe décente pour couvrir ta nudité ? Il a envoyé ta femme sans même un anneau de nez ou un bracelet, sans un collier ? » Et tu le sais, maître, mon Dieu est un dieu sévère : il t’enverra calamité sur calamité. Je ne sais pas ce qu’il fera. Peut-être que tes troupeaux ne se multiplieront plus ; peut-être que tes volailles se dessécheront et crèveront ; peut-être même qu’il se vengera sur toi et sur tes enfants. Il faut s’attendre à tout de lui. Vois, je suis un bon ami pour toi, et c’est pour te mettre en garde que je suis venu.

– Et qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

– Tu as des robes si somptueusement colorées. Prête-m’en quelqu’une pour les jours où j’irai me présenter devant mon Dieu. Et puis, tu peux aussi me prêter une paire de boucles d’oreilles, un collier et, bien entendu, le manteau de soie de ton épouse pour couvrir la nudité de ma femme. Et je recommanderai ton nom à mon Dieu, et il te bénira. »

Mais, lorsque le seigneur Sernapis, avec bien des soupirs et bien des grognements, eut donné à Dan ben Joseph les objets désirés, l’esclave, ou plus exactement l’ancien esclave, resta encore là, la main tendue :

« Et comment ferai-je pour me procurer un peu d’huile pour m’oindre ? Mon corps est toujours en sueur à cause du travail. Tu ne voudrais pas que mon Dieu fût offusqué par la mauvaise odeur montant de nos corps à ses narines. »

Et, lorsque Dan ben Joseph eut reçu le coffret contenant le parfum solidifié que les Égyptiens portaient sur leur tête, afin qu’il pût fondre et couler goutte à goutte sur leur corps, il se tourna de nouveau vers son maître :

« N’as-tu pas songé à une brebis, un veau, un taurillon, une couple de canards ou d’oies ? Tu ne voudrais pas que je paraisse devant mon Dieu les mains vides, et que lui t’envoie des scorpions dans ta maison ? Tu te rappelles bien les grenouilles, n’est-ce pas ? »

Ce que Dan ben Joseph faisait avec son maître Sernapis, d’autres Dans, d’autres Josephs et d’autres Ouziels le faisaient avec leurs maîtres.

Mais ils ne tardèrent pas à se montrer insatisfaits de ces premiers cadeaux. Quand les Hébreux virent grandir la terreur des Égyptiens, ils s’excitèrent encore davantage : le ressentiment qu’ils avaient refoulé dans leur cœur pendant des générations d’esclavage jaillit comme une flamme... Ils arrivèrent en bandes à Ramsès, pénétrèrent de force dans les maisons et les palais des riches et « empruntèrent » ce qu’ils renfermaient... Ils arrachèrent les tentures de soie qui couvraient les murs et les portières qui fermaient les issues ; ils firent collection d’ustensiles en or et en argent, de jarres, de cuvettes, de plats et de coupes ; ils arrachèrent du corps des Égyptiennes leurs colliers, leurs bracelets, leurs bagues, leurs ceintures pour les donner à leurs propres femmes.

Korah et ses associés se présentèrent devant Moïse avec la nouvelle alarmante que le peuple échappait à tout contrôle : on attaquait les demeures des Égyptiens et l’on pillait un peu partout.

Moïse resta d’abord silencieux ; puis, après avoir réfléchi, il dit : « Revenez dans un instant, et je vous donnerai mes instructions. »

Suivant les principes de justice inscrits dans son cœur, il examina les actions des Hébreux. Il était sans aucun doute contraire à la volonté de Dieu que le peuple qu’il avait élu pour servir d’exemple aux autres peuples commît des actes d’injustice au seuil même de sa rédemption. Ces pillages devaient cesser : mais il était équitable d’emprunter des objets aux Égyptiens. Pendant des centaines d’années ces esclaves avaient travaillé pour l’Égypte. Les Égyptiens les avaient exploités comme si leur travail, leur sueur et leurs vies n’avaient eu aucune importance. Et, dans son cœur, Moïse entendit la voix de son Dieu, la voix de la justice.

Plus tard, lorsque Korah et ses assistants revinrent, il leur dit :

« Non, Korah, les enfants d’Israël ne sont pas des brigands ; ils ne font qu’accomplir la volonté de Dieu. Car Dieu m’a déclaré : « Parle maintenant aux oreilles de mon peuple et que chacun demande à son voisin, et chaque femme à sa voisine, des bijoux d’argent et des bijoux d’or ; qu’ils dépouillent les Égyptiens à cause de l’oppression qui a pesé sur eux, et des durs travaux qu’ils ont dû accomplir. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVI

 

 

 

DANS la chambre particulière qui lui servait pour s’isoler, le Pharaon était étendu sur sa couche. Devant lui se tenait le puissant Méphesta, gouverneur de Ramsès. Près de Méphesta se tenait le grand prêtre d’Ammon Râ.

Tout près de la couche, sur un petit escabeau, était assis le fils aîné du Pharaon, son héritier présomptif.

Le Pharaon avait beaucoup vieilli. Toute l’habileté des cosméticiens assyriens ne pouvait pas arriver à camoufler les rides profondes que la douleur causée par les plaies infligées à son peuple avait creusées dans sa face poupine.

La main du Pharaon reposait tendrement sur la tête de son fils qui tenait une fleur de lotus sous les narines de son père. C’était là une manifestation de respect et d’affection. L’héritier présomptif était déjà considéré comme le fils de Râ, comme une part de sa divinité. Il accompagnait son père dans toutes les cérémonies, raide, rigide, officiel. Là, dans la chambre privée de son père, il témoignait de rapports tendres et intimes.

Cette réception n’avait rien d’officiel. Le gouverneur et le grand prêtre faisaient au Pharaon un rapport sur l’effet produit en Égypte par la plaie des ténèbres.

Quelque chose s’était produit qui ressemblait à une révolution. Les esclaves de toutes races se soulevaient contre leurs maîtres ; des bandes erraient en pillant.

« Nous te conseillons, grand roi, de céder aux réclamations de Moïse. Laisse-les partir, ces esclaves hébreux, laisse-les partir, le plus tôt sera le mieux, pour accomplir leurs solennités dans le désert, avant qu’il soit trop tard. Car le contrôle des esclaves nous échappe. Nos surveillants sont terrifiés et ne font plus leur travail. La garnison même de Ramsès est intimidée, sans parler de l’ensemble de la population. On commence à croire que les dieux combattent contre nous, et non avec nous. Partout l’on parle de Moïse comme de l’incarnation d’Horus, et l’on dit que c’est pour lui qu’Horus fait tous ces prodiges. Nous sommes sans force contre cette forme de superstition », conclut le gouverneur.

Le Pharaon avait pâli de colère. Il ôta sa main de la tête de son fils ; de l’autre, il écarta la fleur de lotus.

« Voilà ce que me disent le grand prêtre et le gouverneur de Ramsès ! Voilà le conseil qu’ils apportent au Pharaon ! Il faudrait que je me rende à mon ennemi le plus acharné, au dieu des Hébreux ! Non ! Ce n’est pas en nous soumettant que nous ferons disparaître le désordre que le traître étranger a fait naître dans notre royaume. Non ! Ce n’est pas en faisant des concessions que nous dominerons les esclaves, mais par l’épée et par le javelot, par les verges et le fouet. Faites venir à Ramsès les soldats nègres stationnés dans le désert. Ils ne connaissent pas les noms des dieux. Faites-leur établir un cercle de fer autour de Gochène au moyen de chars de guerre... Qu’ils écrasent avec leurs marteaux le crâne de tous les hommes, de toutes les femmes et de tous les enfants de Gochène. Qu’ils mettent le feu aux huttes et aux tentes des Hébreux ! Et qu’il ne reste pas trace de ceux-ci. Que ce soit là un signe et un avertissement pour tous les autres esclaves. C’est là l’unique moyen pour écraser la révolte que Moïse a provoquée. Qu’on arrête Moïse et Aaron, et qu’on les batte à mort avec les bâtons des surveillants des esclaves hébreux. Et que toute la tribu de Lévy soit enchaînée et envoyée aux mines de cuivre du Sinaï, ainsi que j’ai menacé Moïse de le faire s’il se présentait jamais de nouveau devant moi. »

Le Pharaon n’avait pas fini de parler et l’écume de sa rage était encore sur ses lèvres, lorsqu’un grand bruit confus se fit entendre à travers le palais tout entier. La porte de la chambre du roi fut brusquement ouverte par les gardes qui avaient laissé tomber leur lance. Eux-mêmes se précipitèrent en balbutiant :

« Moïse, son bâton à la main, est entré dans le palais ! »

Le Pharaon bondit de sa couche comme si un serpent l’avait attaqué et, d’une voix où se mêlaient la fureur et l’épouvante, il rugit :

« Comment avez-vous osé le laisser entrer ? N’ai-je pas interdit de lui laisser franchir le seuil ?

– Son bâton crachait le feu, fils de Râ. Des serpents à cent têtes sortaient de son bâton, et leurs mâchoires vomissaient des flammes. Nous avons eu peur. »

Au même moment, Moïse, tenant en l’air son bâton, franchit le seuil, pénétra dans la pièce et, dominant le Pharaon dont le visage était exsangue, dit :

« Sache que, cette fois-ci, je ne viens pas en messager de Dieu. Cette fois-ci, je viens de ma propre initiative pour te mettre en garde. Jusqu’à présent Dieu ne t’a frappé que dans tes biens. Et tu n’as pas obéi à ses ordres. Mais, cette fois-ci, il va s’attaquer aux vies humaines. Écoute-moi. Voici ce que Dieu dit : « Aux environs de minuit, j’irai parmi les Égyptiens. Et alors, chaque premier-né mourra en Égypte, depuis le fils du Pharaon, qui doit lui succéder sur son trône, jusqu’au premier-né de la servante qui tourne la meule. Et il y aura une grande lamentation en Égypte, telle qu’il n’y en a jamais eu et qu’il n’y en aura jamais plus. Mais, contre les enfants d’Israël, pas même un chien n’aiguisera sa langue ni contre les humains ni contre les animaux. Ainsi tu sauras que j’ai fait une distinction entre les Égyptiens et les Israélites. » C’est ainsi que parle le Seigneur. Et tous ceux-ci, tes serviteurs, ajouta Moïse en désignant du doigt les fonctionnaires et les gardes terrifiés, courberont la tête devant Jéhovah et imploreront son peuple et me diront : « Allez-vous-en maintenant, vous et votre peuple avec vous. » Et après cela nous partirons. »

Il y eut un long silence jusqu’à ce que le Pharaon se fût dominé. Tout d’abord, il voulut lever la main et donner l’ordre d’arrêter Moïse. Mais cet ordre ne réussit pas à s’échapper de ses lèvres. Non seulement il était presque certain que les gardes ne bougeraient pas, par crainte de la verge que tenait Moïse, mais le roi lui-même se sentait intérieurement très faible. Quelque chose était arrivé à sa volonté, quelque chose qui la paralysait, dès que Moïse paraissait devant lui. Il devenait impuissant, comme si Moïse était son Seigneur et son Dieu. Et, comme il était faible, le Pharaon se servit de l’arme des faibles, non pas de la puissance et de la force, mais de l’appel à la justice et à la pitié :

« Où donc est la justice dont tu ne cesses de parler, demanda-t-il, si ton Dieu est disposé à punir les fils pour les fautes de leurs pères ?

– Et c’est le Pharaon qui parle ? Le Pharaon qui a massacré les fils des femmes juives ? Est-ce toi qui as donné l’ordre d’arracher les nourrissons de la poitrine de leur mère et qui les as fait mettre à mort pour te baigner dans leur sang ? Toi, sur l’ordre de qui les ossements des jeunes et des vieux ont été écrasés dans le mortier pour rendre plus solides les briques de tes chambres de trésor ? C’est toi qui parles de justice et de pitié ?

– Mais en quoi les Égyptiens sont-ils coupables ? De quoi devraient-ils être punis ? Pourquoi Dieu veut-il mettre à mort tous leurs premiers-nés ?

– L’Égypte entière est corrompue par le péché. Le sol de ce pays est saturé du sang de vos victimes, de la sueur des travailleurs et du sang des mères. Le jour du règlement de comptes arrive, le jour de la vengeance du Dieu d’Israël contre les Égyptiens.

– C’est toi qui parles ainsi, Moïse, toi que ma sœur la princesse a tiré des eaux pour faire de toi son fils ? Elle a été une mère pour toi. Elle est, elle aussi, la première-née des enfants de son père. Devra-t-elle mourir, elle aussi ? Est-ce là la reconnaissance que tu lui témoignes ?

– J’ai prié mon Dieu, et mon Dieu l’a choisie pour être sa fille. « Et son nom est Bathiya, ma fille », a dit le Dieu d’Israël. « Et sa part d’héritage sera avec Israël, et non avec les Égyptiens. Pas un seul cheveu de sa tête ne sera touché, et elle vivra dans la mémoire de mon peuple, le seul rayon d’amour et de compassion qui ait brillé dans ce pays noir et cruel d’Égypte. Elle sera comptée parmi les matriarches d’Israël. »

Et Moïse quitta le Pharaon plein de colère. Mais le Pharaon ne tint pas compte du dernier avertissement donné par Moïse ; il ne laissa pas partir les enfants d’Israël ; il poursuivit ses projets en vue de les détruire complètement.

 

Le lendemain Moïse convoqua une assemblée des Anciens d’Israël.

Ce n’était plus l’assemblée précédemment connue sous ce nom. Quelque temps auparavant, alors que la domination du Pharaon était encore rigoureuse, Moïse avait élargi la base de ce conseil. Il y avait admis toutes les tribus. En premier lieu, chaque tribu avait élu ses Anciens, puis ceux-ci avaient choisi entre eux ceux qui devaient les représenter parmi les Anciens d’Israël.

Moïse, homme de l’humilité, qui se considérait lui-même comme le dernier en Israël, était exempt de tout sentiment de revanche et se gardait scrupuleusement de toute action qui eût pu le transformer en dictateur des tribus. Il avait déjà oublié ce que Korah, ou Dathan ou Abiram avaient fait contre lui. Certain de leur loyauté à l’égard des Hébreux, ainsi qu’ils l’avaient démontré récemment en défendant courageusement les esclaves, il les considérait comme les hommes les plus aptes à inculquer aux Israélites la discipline du Dieu d’Israël. Non seulement il les maintint dans leur ancienne situation, mais encore il étendit leur autorité. Il les fit entrer dans le nouveau corps des Anciens et les consulta pour l’organisation pratique du grand exode qu’ils estimaient tout prochain. Il avait également adjoint aux Anciens Hour, le mari de sa sœur Miriam, et un jeune homme, ou plutôt un jeune garçon qui avait trouvé grâce devant ses yeux, Josué, fils de Noun, de la tribu de Benjamin.

Ainsi, parmi les Anciens, on apercevait de frais visages : il y avait des jeunes gens pleins d’énergie, animés du désir de la liberté, prêts à tout sacrifice, et poussés par une foi profonde au Dieu d’Israël et à son envoyé, Moïse.

À l’assemblée des Anciens, Moïse communiqua l’ordre de Dieu tel qu’il avait été donné à lui-même et à Aaron :

« La nuit du quatorzième jour du mois, Dieu passera parmi les Égyptiens et les massacrera. En conséquence, les enfants d’Israël devront faire des signes sur leurs demeures, où que ce soit qu’ils se trouvent. Toute famille composant un ménage devra égorger un agneau et tremper une botte d’hysope dans le sang du sacrifice, puis ils en aspergeront le linteau et les deux montants de la porte, et aucun de vous ne devra sortir de sa maison jusqu’au matin. Car Dieu passera pour châtier les Égyptiens, et il passera devant vos portes et ne permettra pas au Destructeur de pénétrer dans votre maison pour frapper. En conséquence, la fête de la libération devra porter le nom de Pâque. Et ce jour devra être commémoré : de génération en génération, vous devrez le célébrer par un rite éternel. Et lorsque vous serez arrivés dans le pays que Dieu vous donnera, vous devrez conserver à jamais cette fête comme fête légale. Et, lorsque vos enfants vous demanderont : « Quelle est la signification de cette fête ? » vous répondre : « C’est le sacrifice de la Pâque du Seigneur, parce qu’il a épargné les demeures des enfants d’Israël lorsqu’il a châtié les Égyptiens. »

Ce fut là le premier commandement que Moïse fit aux Hébreux au nom du Seigneur – le commandement de commémorer solennellement le passage de l’esclavage à la liberté. Ce n’était pas une fête pour eux seuls, mais aussi pour leurs enfants et pour les enfants de leurs enfants, pour toutes les générations à venir, un souvenir de la libération. Et tous s’inclinèrent et adorèrent le Dieu invisible, dont ils entendaient les commandements pour la première fois par la bouche de Moïse.

La discipline du système d’esclavage s’était effondrée, et ceux qui étaient autrefois les surveillants hébreux des esclaves pouvaient maintenant exécuter sans entraves les instructions données par les Anciens. Les Hébreux s’assemblaient de tous leurs lieux de travail, de Ramsès et de Pithom, et retournaient dans les villages où ils étaient nés. Là les membres dispersés des familles se réunissaient : le frère retrouvait son frère ; les parents et les enfants étaient réunis. Nul ne craignait maintenant de laisser sortir les petits, car aucun Égyptien n’osait plus s’approcher des habitations des enfants d’Israël.

Chacun savait que la nuit de la libération était arrivée ; Dieu allait les faire sortir pour toujours de l’Égypte. Ils rassemblèrent donc tous leurs biens : il y avait des paquets que l’on porterait sur le dos et d’autres que l’on chargerait sur des ânes... Il y avait les objets « empruntés » aux Égyptiens et que l’on montrait maintenant ouvertement. Il y avait des brebis, des chèvres et du bétail, des cages renfermant des volailles, des jarres de miel et d’huile, des corbeilles de fruits, des sacs de farine.

Pendant toute cette quatorzième journée du mois on ne cessa de se bousculer et de bourdonner comme des abeilles autour des tentes des Hébreux. De loin, les Égyptiens regardaient les préparatifs que personne n’osait empêcher.

Les surveillants égyptiens des esclaves avaient depuis longtemps abandonné leur poste et s’étaient cachés. Ainsi, les Israélites, purent-ils vaquer en toute tranquillité à leurs préparatifs et exécuter tous les ordres que Moïse leur avait donnés au nom de Dieu. Pendant la journée chaque famille formant un ménage tua sa brebis et, avec une botte d’hysope, aspergea l’entrée de sa tente ou de sa hutte. Un foyer fut construit au dehors et l’agneau fut rôti tout entier. Lorsque le soir fut venu, les Israélites s’enfermèrent dans leurs demeures et mangèrent en hâte, parce que la libération pouvait avoir lieu à chaque instant.

Ils pétrirent la farine avec de l’eau et l’empaquetèrent dans des étoffes, car ils n’avaient pas le temps de faire cuire le pain. Les reins ceints, leurs paquets accrochés à des bâtons, ils se tenaient prêts à faire ce que leur ordonnerait Moïse et attendaient ce qui allait se produire.

Et soudain, ce fut un silence complet, comme si toutes les créatures avaient cessé de se mouvoir et attendaient quelque chose en baissant la voix. Ce silence semait la terreur dans les cœurs de tous. Les visages pâlissaient. Les enfants se groupaient autour de leur mère ; les hommes se tenaient en groupes, chacun tenant à la main son bâton, et guettaient nerveusement.

Soudain, on entendit un sifflement de vents semblable au bruit du passage d’un grand oiseau ; on perçut les vibrations que les ailes gigantesques provoquaient dans l’air. Les échos de cette immense agitation résonnèrent longtemps dans l’espace, après que le corps invisible eut passé. Puis ils s’évanouirent. Ce fut de nouveau le silence, et l’on eût dit que la nuit s’était pétrifiée. Alors, on entendit ou, plutôt, on perçut avec tous les sens un vacarme tel qu’on n’aurait jamais cru que ce fût possible. C’était comme si un troupeau composé de myriades de fauves avait bondi par-dessus les huttes ; le bruit de son passage était comme une effrayante tempête... Plongés dans la terreur, hommes et femmes tombèrent à terre, pensant que non seulement leurs habitations mais la voûte entière du ciel allaient être emportées. Puis, de nouveau, régna le terrible silence.

Dans cet océan infini un son s’éleva alors dont, au début, on ne put pas distinguer la nature, ni s’il sortait d’une gorge humaine ou de celle d’un animal. Cela venait de loin, se rapprochait, se rapprochait et, lorsque ce fut tout près, on constata que c’était le cri d’un être humain. Et, d’abord, ce fut le cri d’un seul individu ; mais bientôt ce cri fut rejoint par un second et par un troisième, jusqu’à ce que cela s’accrût de toutes les directions. Comme des cris de cerfs pris de panique, d’oiseaux terrifiés, les voix montaient de tous côtés ; ou bien, comme des langues de flammes dans une forêt en feu, que le vent changeant emporte en tournant dans toutes les directions. Ainsi la terre de Gochène était-elle encerclée par une conflagration de voix.

Ces hurlements durèrent toute la nuit. Et, toute la nuit, du quatorzième au quinzième mois d’Abid (de Nizan), la famille de Nakhchone ben Aminadab, de la tribu de Juda (dans la tente de laquelle se trouvait alors l’âme de celui qui écrit ce récit, car il appartient à cette famille), resta assemblée. Leurs bâtons à la main, leurs sandales aux pieds, les reins ceints, ils attendirent, hommes et femmes, jeunes et vieux, ce qui allait arriver. Ils ne connaissaient pas le sens de l’effrayant hurlement de la nuit ou du bruit lointain de myriades de pieds qui l’accompagna pendant longtemps. Il y avait des moments où ils craignaient que les Égyptiens ne se rassemblassent pour tirer terriblement vengeance des enfants d’Israël. On leur avait interdit de quitter leurs habitations ; ils n’osaient pas jeter un regard à l’extérieur. Ils restèrent donc toute la nuit en alerte, passant alternativement de l’espoir à la crainte.

Quand le premier rayon de soleil brilla sur l’horizon, une main frappa à l’entrée de leur maison et une voix cria :

« Sortez ! Le Dieu d’Israël vous a libérés ! »

Ils n’eurent pas le temps de tomber au cou l’un de l’autre pour exprimer leur joie de voir accomplie la promesse ; car, à peine étaient-ils sortis de leurs tentes et de leurs huttes, qu’une horde d’Égyptiens, parmi lesquels la famille de Nakhchone ben Aminadab reconnut l’ancien inspecteur et le scribe qui fixaient le contingent de briques, se précipita vers leurs habitations. Leurs visages étaient ceux de gens qui ont pleuré toute la nuit ; leurs cheveux étaient en désordre ; il y avait sur leurs corps des marques sanglantes qu’ils s’étaient faites à eux-mêmes en signe de douleur. Les mains tendues, non pas avec rage, non avec des insultes comme c’était leur habitude, mais humblement, avec des paroles suppliantes, une lamentation dans les yeux, ils criaient :

« Allez-vous-en ! Souvenez-vous de votre Dieu, et partez tout de suite ! »

Ils aidèrent à charger sur les épaules des fils de Juda ben Nakhchone les paquets contenant les biens du ménage et les ustensiles d’or et d’argent ; ils ne permirent même pas aux femmes de sortir la pâte et de faire sécher les galettes au soleil ; ils les enveloppèrent de nouveau dans des tissus précieux et les entassèrent sur les bœufs. Et ils ne cessaient de crier :

« Allez-vous-en ! Allez-vous-en tout de suite ! Car, si vous restez plus longtemps, nous allons tous mourir ! »

« Il n’y a pas une maison en Égypte qui n’ait pas de mort ! » gémissait une femme.

« Le propre fils de Ménephtah, son héritier, l’enfant du soleil, a été trouvé mort dans son lit. »

« Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! »

Les membres de la famille de ben Nakhchone eurent à peine le temps de rassembler leurs affaires, de voir si leurs brebis et leur bétail étaient là, de s’assurer de leurs enfants. Poussés par les lamentations et les prières des Égyptiens, ils abandonnèrent leur hutte.

Quand ils furent dehors, ils virent que de tous les coins, de toutes les rues du camp, de toutes les habitations des Israélites, sortaient des hommes, des femmes et des enfants. Les hommes étaient chargés de leurs paquets, et le nombre de coupes et de jarres, de plats et de cuvettes d’or qui reluisaient au soleil était si grand, celui des sièges et des couches d’ivoire, des rideaux et des robes de brocart si considérable, qu’on eût pu croire que toute la richesse de l’Égypte s’en allait.

Pour le moment on ne pouvait ni entrer à Gochène ni en partir. Les chemins étaient encombrés d’hommes et de femmes chargés, de troupeaux de brebis, de bétail et d’ânes ; des nuages de poussière s’élevaient des pieds des voyageurs et de leurs bêtes. De l’épaisseur des nuages montait un chant, une explosion de cris de joie.

Au fur et à mesure que la masse avançait lentement, elle ne cessait de s’accroître. Des pèlerins s’y glissaient de tous les côtés ; et pas seulement de Gochène, mais aussi du district voisin de Ramsès. Nombre d’entre eux étaient nus, mais tous transportaient leurs ustensiles de ménage et tenaient des volailles dans leurs mains. Personne ne savait d’où venaient ces nouveaux arrivants, ni à qui ils appartenaient. Parmi eux il y avait des hommes et des femmes au visage asiatique, des esclaves nègres en robes de couleur qu’ils portaient sur leur nudité. Devant soi ils poussaient du bétail.

Le nombre des nouveaux arrivants ne cessait de grandir. C’était comme si tous les esclaves de l’Égypte avaient quitté le pays, et s’unissaient aux Israélites. Et personne ne savait où se dirigeait cette masse. Mais tous savaient que Moïse et Aaron étaient à la tête de la troupe, et tous les suivaient.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVII

 

 

 

QUAND les Israélites furent sortis de Gochène et arrivés au bord du désert, Moïse et Aaron proclamèrent de nouveau, au nom de Dieu, que la nuit de la libération devrait être commémorée par toutes les générations d’Israël ; ils indiquèrent de nouveau de quelle façon devrait avoir lieu la fête, ainsi que les prescriptions concernant l’égorgement de l’agneau, et quels seraient ceux qui auraient la permission de manger la chair du sacrifice et ceux qui ne l’auraient pas. Cette fête devait être un rappel, chaque année et pour chaque génération à venir, de l’acte de libération.

Alors il devint bientôt évident qu’aux cent milliers d’Hébreux qui étaient sortis de l’Égypte un grand nombre d’esclaves non juifs s’étaient joints. Profitant de la panique générale et de la confusion, s’étaient mêlés aux Hébreux des Éthiopiens, des Cananéens et d’autres peuples asiatiques. La question se posa tout de suite de savoir comment on devrait les considérer. Et Moïse interrogé décida au nom de Dieu :

« Quiconque est parti avec nous nous appartient. Il ne doit y avoir qu’une loi pour le citoyen aussi bien que pour l’étranger qui vit au milieu de nous. »

La pensée de Moïse était aussi claire que ses plans et ses projets. Au cours du dernier avertissement qu’il avait donné au Pharaon, il avait déjà révélé qu’il ne s’agissait pas seulement pour lui d’emmener les Hébreux faire une marche de trois jours dans le désert : son intention était de les faire sortir de l’esclavage et de les conduire dans la terre qui leur avait été promise par leur ancêtre Abraham. Ils traverseraient le désert et conquerraient ce pays. Mais leur but final était bien plus élevé. Les anciens esclaves ne devaient pas être seulement un peuple faisant la conquête d’un pays pour eux : ils devaient être un peuple saint, un peuple élu, un peuple qui, par sa morale, serait un exemple pour tous les autres peuples du monde, celui dont la loi exprimerait par sa justice la volonté du seul Dieu vivant.

Pour l’accomplissement de ce haut dessein, il fallait qu’il conduisît ce peuple jusqu’au Sinaï où Dieu s’était révélé à lui-même et lui avait confié sa mission. C’est là qu’il recevrait et accepterait les lois et les commandements de Dieu. De même que la nuit de la Pâque avait libéré leurs corps, de même le mont Sinaï leur apporterait la libération de leurs âmes.

S’il devait rééduquer son peuple de la servitude à la liberté, il ne pouvait pas le conduire par le plus court chemin à Canaan, le long du littoral, en traversant le pays des Philistins. Les Israélites venaient à peine de sortir de l’esclavage ; dès qu’ils se heurteraient aux Philistins, ils tourneraient le dos et s’en retourneraient en Égypte. Il leur fallait d’abord passer par les marécages de la mer des Roseaux, comme lui-même l’avait fait : il leur fallait pénétrer dans le désert de Sin ; c’est là seulement qu’ils seraient entièrement libérés du joug des Égyptiens. Ensuite, ils entreraient dans la péninsule et dans les montagnes du Sinaï, entre les deux bras de la mer Rouge : Suez et Akabah.

Moïse savait bien qu’il était toujours sous la menace de la puissance du Pharaon dont les armées pouvaient l’écraser sans peine. C’était seulement par un miracle de Dieu qu’il pourrait conduire ce peuple et ses troupeaux en sûreté à travers la mer de Roseaux. Il ne savait pas comment ce miracle se réaliserait ; mais il croyait fermement qu’au moment voulu Dieu lui montrerait la route.

Les Hébreux ou Israélites, comme Moïse les appelait, avaient pour le moment assez de vivres. Ils faisaient cuire au soleil les galettes de pâte que leurs femmes emportaient dans des étoffes. Ils étaient abondamment fournis d’huile, de miel, de légumes ; il y avait aussi le bétail et la volaille qu’ils avaient emmenés d’Égypte. Bien nourris, toujours grisés par le triomphe que Jéhovah avait remporté sur les Égyptiens, ils ne devinaient pas la menace suspendue sur leurs têtes.

La masse des piétons qui, en même temps que le bétail, suivaient Moïse et les autres guides, soulevait un tel nuage de poussière qu’ils étaient cachés pendant le jour comme par un nuage de fumée ; pendant les nuits claires de l’époque de la libération, cette poussière teignait en rouge la lumière de la lune et des étoiles reflétée sur les nuages, si bien qu’on eût dit que des colonnes de feu avançaient sur sa route devant la foule.

Moïse marchait rapidement, poussant le peuple en avant aussi bien la nuit que le jour, bien qu’il ne sût pas quel point de la mer de Roseaux Dieu avait choisi pour le passage.

Trois jours après avoir quitté Succoth, une fois arrivé à l’orée du désert, Moïse reçut de Dieu l’ordre de prendre la direction de l’Égypte, et de faire halte au bord du gué marécageux qui traversait la mer de Roseaux, entre Migdal et la mer elle-même. Ils seraient de nouveau près de Succoth et en face de Pithom, où la mer de Roseaux se jetait dans les lacs Amers.

Ces lacs séparaient le territoire égyptien du désert de Chour. Les eaux, bien qu’elles ne fussent pas encore complètement débarrassées de la vase, étaient beaucoup plus claires que celles de la mer de Roseaux. Il était impossible d’avancer en jetant sur l’eau des radeaux de bambous et de joncs. Il n’y avait qu’un moyen de traverser, et c’était en bateau, ainsi que le faisaient les armées égyptiennes.

Ce territoire tout entier, bien que situé au bord du désert, était parsemé de garnisons. Une route de caravanes passait non loin de là, à travers le désert de Chour, reliant l’Égypte au pays de Canaan et à l’Arabie. Là aussi, la route conduisait, par le désert de Sin, au port d’Etzion-Ghéber, sur la mer Rouge.

Cette marche était donc une provocation évidente à l’adresse des Égyptiens. Il n’était pas possible de ne pas remarquer l’avance des « esclaves en fuite ».

En dehors des ustensiles et des vêtements qu’ils avaient « empruntés », nombre d’Hébreux avaient emporté d’Égypte avec eux des armes de guerre, des arcs et des flèches, des javelots, des épées, des lances à pointe de cuivre et des armures de même métal.

Il y avait aussi dans le camp israélite beaucoup de trompettes, de cymbales et de cornes de bélier (schofars), et le tumulte montait la nuit au clair de lune, l’allégresse d’être libres s’élevait au cœur de la terre du Pharaon, à l’ombre des Pyramides et sur le littoral de la mer Rouge.

Moïse ne savait que trop bien que la libération n’était pas encore complète, que de grandes épreuves les attendaient encore. Il croyait seulement que Dieu, puisqu’Il les avait aidés jusque-là et qu’Il avait révélé aux Égyptiens la force de Son bras, les aiderait lorsque viendrait le prochain contretemps ; et il se reposait sur sa foi.

Mais il n’en était pas de même pour les autres chefs des Israélites, pour Korah et son entourage, pour Dathan et Abiram. Certes, après les miracles et les prodiges que Dieu avait opérés par l’intermédiaire de Moïse, ils avaient cru en la libération. Ils avaient cru aussi que Moïse, après que le Pharaon eut rendu la liberté aux enfants d’Israël, accomplirait avec l’aide de Dieu un miracle de plus, et conduirait son peuple tout droit dans le désert à travers la mer de Roseaux, avant que fussent écoulés les trois jours fixés pour les sacrifices. Mais ces jours avaient passé, et Moïse n’avait pas conduit les Israélites dans le désert ; et maintenant, Korah, Dathan et Abiram, ainsi que leur entourage, tremblaient devant le danger auquel ils étaient exposés.

Ils connaissaient les Égyptiens et ne croyaient pas que le Pharaon fût déjà vaincu : il préparait certainement une attaque contre les Hébreux.

Or, il arriva ce que Korah avait prédit. En dépit de tous les prodiges que Moïse avait accomplis, en dépit de toutes les calamités qui avaient affligé les Égyptiens, le Pharaon s’obstinait à croire que le pouvoir de Moïse était temporaire et limité, qu’il lui avait été imparti par un dieu dont l’autorité était temporaire et limitée – et non un dieu possédant une puissance éternelle.

Le coup terrible que lui avait causé la mort de son fils chéri avait tellement ébranlé Ménephtah qu’il avait laissé partir les Hébreux. Quand il se fut repris, il se repentit de sa faiblesse ; il se repentit de la frayeur qui l’avait momentanément dominé.

Il envoya des espions pour découvrir les intentions des Hébreux. Reviendraient-ils effectivement au bout de trois jours de fêtes, ainsi qu’ils l’avaient dit à l’origine ? Ou bien Moïse les conduirait-il dans le désert par l’étroit passage qui y donnait accès ? Et si Moïse projetait de les mener à travers le cercle d’eau qui entourait l’Égypte, comment y parviendrait-il ? Il n’y avait qu’un moyen : il faudrait que son Dieu envoie ses armées célestes sous la forme d’aigles puissants, avec des ailes assez fortes pour soulever et transporter cette immense multitude à travers les marécages. Les autres moyens étaient exclus : il n’y avait pas assez de bateaux pour cette tâche.

Rapidement, le Pharaon convoqua son conseil : les flabellifères, le grand prêtre, le gouverneur de Ramsès, le chef de la brigade des chariots, et leur ordonna de faire préparer son char.

Couvert de sa double couronne, le Pharaon Ménephtah se tenait debout, malgré ses années, pour guider les armées égyptiennes contre les esclaves hébreux. Quatre chevaux blancs harnachés d’or tiraient sur les rênes, frappant impatiemment le sol de leurs sabots. Le bouclier d’or que son écuyer portait devant lui étincelait comme un feu blanc sous le soleil. Tendant du bras droit l’arc qu’il soutenait du gauche, il recevait les bénédictions de son peuple et le salut de ses guerriers pour les hauts faits qu’il était sur le point d’accomplir contre le dieu Aton qui était devenu le Dieu des Hébreux. Des esclaves du temple aveugles s’agenouillaient  devant lui et chantaient, accompagnés à la harpe...

Des scribes armés de stylets et de rouleaux de parchemin étaient agenouillés en groupes et notaient pour les générations à venir comment le Pharaon était parti pour livrer bataille au Dieu des Bnaï Israël.

Mais, bien entendu, le départ du Pharaon à la tête de ses armées n’était que pure cérémonie. Il était trop vieux et trop faible pour conduire ses troupes à la bataille ; d’ailleurs, il n’était pas habituel qu’un Pharaon prît part aux actions en campagne. À peine les chars eurent-ils atteint le désert derrière la ville que le Pharaon regagna son palais. Sa place fut prise par un de ses conseillers à qui dès lors furent adressés tous les éloges et toutes les prières destinés au roi. Les victoires de ce remplaçant devaient être attribuées au Pharaon lui-même par tous les chroniqueurs.

Aussi loin que la vue pouvait atteindre on ne voyait que des entassements de chars. Les archers qui les conduisaient brûlaient du désir de venger l’honneur de l’Égypte ; les chevaux, pleins de la fureur de la bataille, volaient sur le sable uni du désert. À leur tête s’avançait le remplaçant du Pharaon. Des nuages de poussière s’élevaient de leurs sabots et des roues, s’enroulant comme une fumée cramoisie vers le ciel et couvrant la lumière du soleil. Et, irrésistiblement, l’armée s’avançait vers Baal-Zéphon où l’on savait que les esclaves hébreux attendaient désespérément de pouvoir traverser.

Le deuxième jour, vers le soir, les Israélites aperçurent les nuages de poussière qui s’élevaient comme de la fumée dans le désert. Ils se rapprochaient toujours davantage, et les Israélites comprirent que c’étaient les chars du Pharaon lancés à leur poursuite. En un moment tout le camp fut en effervescence. On eût dit un troupeau de moutons qui a reconnu l’odeur du loup. Chacun abandonna les biens si furieusement amassés et prit la fuite. Les mères s’enfuyaient en tenant leurs enfants à la main ou dans les bras. Personne ne savait où aller ; et, dans le chaos de cette fuite, ils ne faisaient que tourner en se serrant les uns contre les autres, si bien que le milieu du camp devint bientôt une masse épaisse et frémissante. Hommes et femmes se bousculaient et restaient bloqués au même endroit. Un cri sauvage s’éleva, tandis que les bras se dressaient vers le ciel :

« Dieu d’Israël ! Au secours ! Dieu d’Israël ! »

Moïse était au centre du camp. Il était calme et confiant. Il savait que les Égyptiens allaient se mettre à leur poursuite, ainsi que Dieu le lui avait annoncé ; mais il savait que Dieu aussi leur montrerait que c’était Lui qui était le Seigneur. Pourtant le danger était grand pour les Israélites, pris au piège entre les poursuivants et la mer. Mais, bien que Dieu ne lui eût pas révélé de quelle façon il viendrait à leur aide, Moïse attendait cette aide en toute certitude. Dieu n’avait-il pas fait suffisamment de prodiges en Égypte ?

Cette confiance que ressentait Moïse ne fit que devenir plus forte lorsqu’il entendit les enfants d’Israël, ces esclaves qu’il avait conduits hors de l’Égypte, faire appel à Jéhovah. À tout instant désormais, avant que les Égyptiens eussent rejoint le camp, le secours allait venir.

Mais quand il se leva, sans avoir eu le temps d’ouvrir la bouche pour calmer et rassurer la foule, il se vit entouré par les gens de la tribu de Lévy. Leurs mains étaient levées contre lui, leurs yeux flamboyaient du désir de se venger.

« Ne le savions-nous pas que cela finirait ainsi ? hurla Dathan dont la voix était entendue de la moitié du camp. N’y avait-il pas assez de tombes en Égypte, sans que tu nous amènes ici, pour périr dans le désert ? »

Calme et puissante, la voix de Korah portait plus loin encore :

« C’est ce que nous n’avons cessé de lui dire en Égypte : « Servons les Égyptiens ! » Ne vaut-il pas mieux obéir aux Égyptiens que de périr dans le désert ? »

Ces mots : « périr dans le désert », tombaient comme du poison dans les oreilles de la foule. La panique s’intensifia, et une lamentation s’éleva, la lamentation d’une horde d’esclaves qu’on fouette :

« Qu’est-ce que tu nous as fait ? Pourquoi nous as-tu emmenés hors d’Égypte ? »

Le danger que Moïse redoutait maintenant, ce n’était pas l’approche des Égyptiens, mais quelque chose de bien plus mortel : l’œuvre de Korah, de Dathan et d’Abiram. C’étaient eux qui menaçaient de détruire tout son ouvrage. Il voyait déjà les enfants d’Israël faire demi-tour, revenant vers les Égyptiens, les suppliant de les reprendre comme esclaves. Et alors, Moïse fit une chose qu’il n’avait pas osée jusque-là. Il prit sur lui-même la responsabilité de ce qu’allait faire Jéhovah, avant même d’en avoir reçu l’ordre, avant de savoir ce que Dieu avait décidé de faire des Israélites ou des Égyptiens.

De ses deux bras puissants, il repoussa Korah et ses partisans et se fraya un chemin à travers ce camp de lamentations. Dominant de la tête et des épaules la multitude, il cria d’une voix où vibraient la confiance et la force :

« Ne craignez point ! Vous allez voir le secours que Jéhovah vous apportera aujourd’hui. Vous ne reverrez plus les Égyptiens comme vous les voyez aujourd’hui. Le Seigneur va combattre pour vous. Gardez le silence et attendez ! »

C’était Moïse qui parlait. Moïse qui connaissait la volonté de Dieu ! Et, bien que les armées égyptiennes approchassent, bien que le tonnerre des chars et des sabots des chevaux fût nettement perceptible, les Israélites se calmèrent.

Jéhovah allait livrer bataille pour eux. Moïse venait de parler en son nom.

Ce ne fut que lorsque le calme eut été rétabli que Moïse s’éloigna. Il se rendit au bord de la mer, se jeta à genoux devant les vagues grossissantes et leva sa voix puissante :

« Seigneur Dieu ! Seigneur Dieu ! Regarde notre misère. J’ai parlé en Ton nom. En Ton nom, je les ai rassurés. Seigneur Dieu, dis-moi ce qu’il faut faire. »

Et alors il entendit une voix, non pas dans son cœur comme d’habitude, mais résonnant à son oreille : la voix de Dieu qu’il connaissait si bien :

« Pourquoi tes cris viennent-ils jusqu’à moi ? Dis aux enfants d’Israël d’avancer. »

Puis, après un silence, la voix reprit :

« Et toi, élève au-dessus des eaux la verge qui est dans ta main ; sépare-les, et les enfants d’Israël entreront sur l’espace sec au milieu de la mer. Et je durcirai les cœurs des Égyptiens, et ils poursuivront les enfants d’Israël. Et je serai glorifié par le Pharaon et par toutes ses armées, ses chars et ses cavaliers. Et les Égyptiens reconnaîtront que je suis le Seigneur. »

Comme un éclair, l’intention cachée qui se trouvait sous les paroles de Jéhovah devint claire pour l’intelligence vive de Moïse. En premier lieu, Dieu lui avait commandé de faire avancer les Hébreux ; puis, il lui avait dit de lever son bâton au-dessus des eaux. La volonté de Dieu était que les Israélites entrassent dans la mer avant qu’elle se divise. Dieu désirait qu’ils montrassent ainsi la foi qu’ils avaient en Lui.

Entre-temps, les nuages de poussière s’étaient encore rapprochés ; le galop des chevaux, le tonnerre des roues devenaient de plus en plus précis. Encore un moment, et les nuages s’ouvriraient et l’on apercevrait les Égyptiens. Mais les nuages ne s’ouvraient pas. Au contraire, ils se faisaient plus épais et plus lourds ; s’entassaient en replis de fumée et planaient, voile d’une obscurité croissante, entre les Israélites et les Égyptiens. C’était comme si un ange du Seigneur avait dressé une muraille terrifiante de fumée entre le camp et l’armée.

Le Pharaon ne pouvait plus voir ceux qu’il poursuivait. Il donna l’ordre de mettre pied à terre pour la nuit.

Mais l’obscurité ne descendit pas sur le camp des Israélites. Les étoiles brillaient d’un tel éclat que le ciel et la terre en étaient illuminés.

Et alors Moïse fit ce que Dieu lui avait ordonné, et leva son bâton sur la mer.

Soudain, un puissant vent d’est commença à souffler et à rassembler les eaux. Comme une meute de chiens sauvages lancés contre un troupeau de moutons, les vents mordaient les vagues en déroute, sifflaient, hurlaient contre elles ; et les eaux fuyaient, terrifiées et écumantes, devant l’attaque ; puis, elles se séparèrent lentement et se mirent à reculer en deux hautes murailles à droite et à gauche. On eût dit que, sous la pression impérieuse de l’air impétueux, l’eau s’était épaissie et était devenue visqueuse. Entre ces deux murailles le sol était plat. Mais ce n’était pas encore le nivellement de la terre ferme : c’était le nivellement de l’eau encore assez profonde pour engloutir des êtres humains.

C’est ainsi que les eaux demeurèrent toute la nuit. Les enfants d’Israël contemplaient avec terreur ce spectacle gigantesque et se rendaient compte sans la moindre hésitation que quelque chose de miraculeux était en train de s’accomplir. Cela ne signifiait cependant pas encore qu’ils fussent secourus. Moïse, dont c’était l’habitude de conduire cette multitude comme une colonne de feu, ne les fit pas encore entrer dans l’eau. Il attendait.

Il attendait un autre miracle : il attendait que leurs vies se séparassent comme les eaux s’étaient séparées ; il attendait la grande séparation entre l’esclavage et la liberté. Il ne marcha pas en tête des enfants d’Israël, parce qu’il voulait qu’ils obéissent aveuglément à la volonté de Dieu et pénétrassent dans les eaux avant que celles-ci se fussent complètement séparées. Il exécuta l’ordre que Dieu lui avait donné et leur dit d’avancer dans le marécage profond entre les deux murailles, et se plaça lui-même au bord afin d’indiquer de quelle façon les enfants d’Israël obéissaient à l’ordre de Dieu.

De-ci de-là, quelqu’un se mit en marche ; mais, dès qu’il eut enfoncé dans l’eau jusqu’aux genoux, il fit demi-tour et s’enfuit. Et Moïse attendait obstinément, et ses pensées étaient sévères et dures : « Sont-ils dignes du miracle ? S’ils n’entrent pas, ce sont des esclaves, et ils ne seront pas rachetés. » Les gens aussi réfléchissaient, furieusement et tout surpris. Quelque chose de merveilleux se produisait sous leurs yeux, et cependant le secours qu’ils attendaient ne venait pas. Des hommes poussaient leurs voisins, mais eux-mêmes ne bougeaient pas. Les gens commençaient à prendre peur. La nuit s’avançait ; au matin, le Pharaon les apercevrait de nouveau. Et Moïse restait là, pareil à une colonne de marbre, sa tête puissante levée vers le ciel, son visage baigné dans la lumière de la lune. Ses lèvres remuaient et de son cœur jaillissait la prière :

« Ô Dieu, accomplis ton miracle en faveur d’Israël ! »

Et voilà que le miracle se produisit. Un homme bondit de la foule entraînant avec lui sa femme et son enfant. Arrivé au bord de l’eau il cria :

« Fils d’Israël ! Faites voir maintenant que vous êtes les fils de la liberté et dignes de votre libération. Venez ! Avançons dans la mer, à la rencontre de notre Dieu ! »

Il avança. L’eau montait jusqu’à ses genoux. Il avança encore. Une vague roula sur lui, le mouillant jusqu’aux cuisses ; il avançait toujours, menant par la main sa femme et son enfant.

Alors, un second suivit ; puis, dix ; puis, des centaines... Non, ce n’était plus ce bétail aveugle, poussé par la terreur. C’étaient des hommes libres, qui marchaient de leur propre consentement et de leur propre volonté. Leurs bagages sur les épaules, leurs petits enfants dans les bras, ils plongeaient en avant dans l’eau. Et maintenant tout le front de mer était en mouvement : les troupeaux de moutons et de bœufs, aussi bien que les humains. Un chant s’éleva, un cri d’allégresse : « Dieu d’Israël ! » Le premier homme était déjà dans l’eau jusqu’à la poitrine. Il ne s’arrêta pas. Il avait juché son tout petit sur ses épaules et continuait d’avancer. Sa femme le suivait, portant un ballot sur son dos. Ils avançaient et la multitude suivait.

L’eau leur arriva jusqu’au cou, jusqu’aux lèvres. Et alors quelque chose se produisit.

La mer frémit d’un bout à l’autre, comme si une montagne avait fait explosion par le milieu. Les deux montagnes d’eau s’écartèrent l’une de l’autre et, entre elles deux, se trouvait un passage uni, dur, sec et solide. L’eau gardait son état habituel, bien qu’elle fût entassée pour former des murailles. Les enfants d’Israël pouvaient voir les poissons qui y nageaient. La terre sous leurs pieds avait la nature de la terre, avec les vers et les herbes qui s’y trouvent. Pendant le reste de la nuit, les Israélites poursuivirent leur route à pied sec, avec leurs enfants, leurs biens, leur bétail. Moïse se tenait debout au bord de l’eau, son bâton à la main. À son côté le jeune Josué, son serviteur préféré. Et ce fut seulement quand le dernier homme fut entré dans la mer que Moïse et Josué quittèrent le sol de l’Égypte et suivirent les autres.

L’étoile du matin s’était levée et, déjà, commençait à pâlir. Le nuage de poussière qui s’était dressé comme un rideau au-dessus des Égyptiens se dissolvait, mais le Pharaon n’apercevait point les Israélites, ainsi qu’il s’y attendait, s’engloutissant dans les flots, mais marchant à pied sec au milieu de la mer, avec une muraille d’eau de chaque côté.

Pour le remplaçant du Pharaon qui dirigeait les Égyptiens, il n’y avait de cet évènement qu’une interprétation possible. C’était Râ qui intervenait en faveur de ses armées et qui leur avait préparé un passage à pied sec au milieu de la mer marécageuse, afin qu’elles pussent écraser leur ennemi. D’ailleurs, Râ ne se levait-il pas à cet instant même dans le firmament pour leur donner le signal ?

« Suivez-moi ! Voyez ! Râ a desséché pour nous les profondeurs. Il a donné ses ordres aux flots et ils nous ont fait un chemin, pour nous permettre d’écraser nos ennemis ! »

Et Pharaon, à la tête de l’armée, entra au galop dans les eaux, et ses troupes et leurs chars le suivirent.

Moïse s’était imaginé que les Égyptiens, en voyant ce prodige de la séparation des eaux, seraient terrifiés, comme le Pharaon l’avait été pour un moment lors du massacre de son premier-né. Mais, tout en stimulant l’arrière-garde des Israélites en marche, il se retourna et vit les Égyptiens, aveuglés par la haine et le désir de vengeance, s’élancer au milieu de la mer. Ragaillardis par une nuit de repos, les chevaux jetaient du feu et de l’écume par les naseaux. Les visages des cavaliers et des conducteurs de chars flambaient comme des torches. Déjà les archers tendaient leur arme et dirigeaient leurs flèches vers les arrières des Hébreux.

Alors, Moïse, dont le cœur était plein de Dieu, entendit une fois de plus sa voix :

« Étends la main sur la mer, afin que les eaux puissent retomber sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers. »

Et Moïse étendit la main sur la mer.

Mais les murailles ne s’écroulèrent pas sur les Égyptiens, ainsi que Moïse l’espérait. Elles se mirent à fondre. C’était comme en hiver, lorsqu’un lac dégèle. Des parties d’eau tombaient de çà de là, inondant le chemin qui, un moment auparavant, était sec. Une boue épaisse s’étendait sous les roues des chars qui commencèrent à s’enliser. Les chevaux reculaient et poussaient, ne pouvant plus retirer leurs pieds de la vase qu’avec difficulté. Les Égyptiens se trouvaient maintenant au centre de la mer, enfoncés dans la boue, pris au piège entre deux murailles d’eau qui bientôt allaient les engloutir.

Lorsque Moïse, le dernier de tous les Israélites, apparut sur le rivage opposé, il tomba à genoux et entonna un hymne de louange à Jéhovah :

 

          Le Seigneur est un homme de guerre,

          Le Seigneur est son nom !

          Les chars de Pharaon et ses armées,

          Il les a précipités dans la mer ;

          Et ses capitaines d’élite

          Ont été engloutis dans la mer des Roseaux !

 

Une tradition ultérieure ajoute que, lorsque Moïse entonna son hymne de triomphe et de louange au Seigneur, cet hymne fut repris non seulement par la multitude qui avait assisté au miracle, mais aussi par les enfants qui se trouvaient encore dans le sein de leur mère. Mais, lorsque les multitudes célestes se mirent, elles aussi, à chanter, Dieu se tourna vers elles en disant :

« Mon peuple, que j’ai créé de mes mains, est englouti dans les flots, et vous chantez des hymnes de louange en mon honneur ? »

Les anges cessèrent de chanter et, au même instant, Moïse interrompit son chant et ne le termina pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

 

ILS étaient libres enfin, enfants de la liberté sur le rivage étendu de la mer des Roseaux, à l’orée du désert de Chour.

Les tambourins et les cymbales résonnaient encore entre les mains des femmes ; les silhouettes sauvages tournoyaient encore en danses joyeuses autour de Miriam. Quelques femmes gonflaient leurs joues pour en laisser échapper l’air de façon explosive ; d’autres criaient en tons élevés du nez ou de la gorge et chantaient en chœur avec Miriam :

 

               Je chanterai le Seigneur,

               Car il est exalté très haut ;

               Chevaux et cavaliers,

               Il les a jetés à la mer...

 

Cependant, les hommes avaient des affaires plus pressantes. Les eaux enflées de la mer des Roseaux rejetaient sur le rivage les cadavres des guerriers égyptiens, revêtus d’armures de cuivre, les officiers parés de chaînes d’or serties de pierres précieuses. Plus précieux que l’or et que l’argent étaient les carquois remplis de flèches, suspendus aux épaules des cadavres par des courroies, et les épées courtes qu’ils portaient contre la cuisse. Les vieillards recherchaient l’or et l’argent ; mais les plus jeunes s’appropriaient les armes, les arcs, les épées, les boucliers. Chaque morceau de fer, chaque agrafe de cuivre, chaque bout de cuir ou pièce de harnachement étaient rassemblés : c’étaient là des choses qui seraient utiles dans le désert. Les hommes descendaient jusqu’au cou dans l’eau marécageuse et ramassaient tout ce qu’ils pouvaient. Un groupe de jeunes gens s’attelait à un chariot à demi consumé et le tirait sur la rive. Les roues garnies de cuivre et les ornements d’or témoignaient de l’importance militaire des guerriers morts.

Il semblait que les richesses transportées par les Égyptiens dans la bataille fussent sans limites : on eût dit qu’ils avaient emporté avec eux toutes les images d’or et de bronze de leurs divinités, tous les théraphims et toutes les statuettes de leurs temples. Innombrables étaient les tissus de pourpre et les broderies de soie que les Israélites retirèrent des flots. En vain Moïse leur ordonnait-il d’abandonner ces trésors de l’Égypte et de se remettre en marche : il ne réussissait pas à leur faire quitter le rivage. Frénétiquement désireux de s’enrichir, ils oubliaient le but de la rédemption, le miracle de la libération.

En fin de compte, le signe lui-même apparut, le signe de Dieu, le nuage lumineux qui les avait précédés depuis qu’ils avaient quitté Gochène. Il n’était pas possible d’ignorer ce signal : quand il avançait, les enfants d’Israël marchaient avec lui ; quand il s’arrêtait, ils faisaient halte.

Ce nuage bordé d’or, qui sous les rayons du soleil couchant prenait la couleur de l’ambre, allait maintenant de l’avant : non pas sur la ligne droite qui traversait le désert dans la direction de Kadech-Barnéa et de la terre de Canaan, but de ce voyage, mais vers le bas, dans la direction du bras de la mer Rouge qui va vers Suez et vers le désert de Sin. Moïse savait ce que cela signifiait. Les Israélites devaient continuer leur route vers la péninsule du Sinaï où Dieu lui avait dit de les conduire afin qu’ils l’adorassent dans la montagne.

Dans les bagages qu’ils transportaient sur leur dos, ils avaient encore des galettes de pâte sans levain qu’ils avaient cuites hâtivement au soleil, ainsi que les jarres d’huile et de miel qu’ils avaient emportées dans le premier orgueil de leur délivrance de la servitude. Chargés de cela et des armes des guerriers égyptiens, ils suivirent Moïse dans le désert.

Le troisième jour, ils arrivèrent au golfe de la mer Rouge où se déversaient les eaux amères de Marah. Là, Moïse commanda de faire halte.

Pendant la nuit, il alla voir les Hébreux. Le plus proche de tous ses assistants, plus proche même que son frère Aaron, était le jeune Josué, qu’il gardait toujours près de lui. En lui, il avait découvert un cœur empli de foi en Jéhovah, une volonté d’être libre, une loyauté sans bornes. Il l’emmena avec lui dans cette inspection nocturne.

À la claire lumière des étoiles, il vit les Israélites couchés sur leurs bagages : hommes, femmes et enfants étendus sur les bords des grands lacs Amers. Aussi loin que s’étendait la vue, les figures sombres couvraient le sable blanc. Ils étaient là, couchés côte à côte, jeunes et vieux, leurs volailles, leurs troupeaux, leurs chèvres enclos dans le cercle de famille. Et si nombreuse était la multitude des hommes et des bêtes que Moïse ne pouvait pas les embrasser du regard.

Il s’émerveillait du nombre d’enfants et de jeunes gens. Le Pharaon n’avait pas réussi à déraciner la semence d’Abraham. Quelle mère les avait allaités et élevés en secret ? Certainement nul autre que le Dieu d’Israël ne les avait protégés contre l’exterminateur égyptien, ne les avait défendus et nourris. Et maintenant, Dieu allait être de nouveau leur père nourricier, leur pasteur.

Moïse resta là un instant encore, plongé dans ses pensées profondes et troublantes.

« Quel est maintenant le nombre des étrangers venus avec les enfants d’Israël ? demanda-t-il soudain à Josué.

– Au début, répondit celui-ci, il y a eu une grande foule d’esclaves étrangers de toute race. Près de la mer des Roseaux, lorsqu’ils se sont rendu compte que les Égyptiens nous poursuivaient, un grand nombre d’entre eux sont retournés en Égypte par des chemins détournés. Quelques-uns sont restés avec nous, et ont traversé avec nous la mer des Roseaux.

– Ceux qui croient au Dieu d’Israël et ont confiance en Lui sont une part de nous-mêmes. Il ne doit y avoir aucune différence entre eux et les Israélites, et il ne doit y avoir qu’une seule loi pour ceux-ci et pour les étrangers.

– Aaron l’a déjà proclamé en ton nom.

– Pas en mon nom, mais au nom du Seigneur Dieu », répondit Moïse sévèrement. Puis, un peu plus tard, il demanda :

« Le pain que les Israélites ont apporté, pour combien de jours suffira-t-il ?

– Certains avaient déjà consommé toute leur provision quand ils sont arrivés à la mer des Roseaux. Mais quelques-uns ont encore des réserves de légumes, d’œufs, de volaille et de miel. Jusqu’à présent on ne souffre guère de la faim. Mais il n’y a pas à boire, et les enfants en souffrent. Les mères ont essayé d’étancher la soif des tout petits avec l’eau des lacs, mais cette eau est amère, elle n’est pas buvable. Quand on essaye de l’adoucir avec du miel, elle corrompt le miel et reste amère. Les gens commencent à murmurer. Nous avons essayé de les tranquilliser en leur donnant l’assurance que Dieu ne tarderait pas à apaiser leur soif, mais le murmure n’a fait que grandir contre toi.

– Pourquoi contre moi ? Suis-je Dieu ? » Et, à haute voix, il dit à Josué :

« Pour ce qui est du pain sans levain que les Israélites ont emporté d’Égypte, il y aura une loi et un ordre prescrivant aux Israélites de manger du pain sans levain en même temps que l’agneau pascal, lorsqu’ils célébreront leur délivrance, le quatorzième jour du mois pendant lequel ils sont sortis d’Égypte : ce doit être un témoignage éternel des prodiges que Dieu a accomplis en leur faveur.

– Ton frère Aaron et les prêtres travaillent à établir les détails de ce commandement, un ordre déterminé et un rituel pour l’observance du sacrifice de la Pâque.

– Aaron et les prêtres sont en train de réformer un commandement divin ? demanda Moïse avec surprise.

– Oui. Ils prescrivent ceux qui peuvent manger le sacrifice pascal et ceux qui ne le pourront pas ; et comment on devra le manger ; la viande ne doit pas être emportée au-dehors, aucun os du sacrifice ne devra être brisé ; de plus, ils règlent la manière de manger le pain sans levain, si les Israélites veulent entrer dans leur propre terre ; et le nombre de jours où ils doivent en manger. »

Pendant un instant, Moïse resta sans dire mot. Puis il leva vers le ciel sa tête puissante, et son visage énergique apparut illuminé par la lumière des étoiles. Et il dit à Josué :

« Il y aura un ordre nouveau en ce qui concerne les lois divines ; pourtant, il ne sera pas établi par les prêtres, mais par ceux qui auront été choisis entre les Anciens d’Israël, ainsi que cela a été prescrit par la bouche de Dieu. Une loi et un commandement doivent être établis, dès que de l’eau aura été envoyée par Dieu à la collectivité qu’il a libérée. Et le Seigneur nous montrera le pain que nous devons manger et l’eau que nous devons boire lorsque le temps en sera venu. »

Cette nuit-là, Moïse ne dormit pas. Il attendait la parole de Dieu qui devait lui montrer comment nourrir cette énorme multitude qu’il avait conduite hors de l’Égypte. Il se rendait bien compte que l’entretien d’une multitude pareille ne pouvait être obtenu que par un miracle de Dieu, et que Dieu seul pouvait réaliser. Jéhovah ne lui avait pas dit en Égypte d’instruire les enfants d’Israël quant aux provisions nécessaires pour leur voyage à travers le désert. Même en ce qui concernait la chair du sacrifice pascal, il leur avait donné l’ordre de la consommer dans la nuit de l’exode, et de ne rien laisser pour le matin, mais de brûler tout ce qui en resterait. Il n’était pas question de préparer des provisions d’aucune sorte : les galettes de pâte devaient rester sans levain et être séchées en hâte au soleil. Jéhovah leur fournirait en abondance la nourriture et la boisson dans le désert... À partir de ce jour-là, il était leur père et devait prendre soin d’eux.

Il aurait été sûrement plus commode pour Moïse si Dieu lui avait toujours indiqué à l’avance ce qu’il avait l’intention de faire Mais c’était la volonté de Dieu que les enfants d’Israël eussent la foi la plus complète en Lui, et qu’ils Le suivissent aveuglément comme le troupeau suit le verger. Car c’était le désir de Dieu que les enfants d’Israël connussent qu’ils dépendaient de Lui seul en toutes choses, puisqu’ils avaient accepté d’obéir à Sa parole, de renoncer au pain de la servitude que leur donnait la main du Pharaon, et de Le suivre dans le désert, dans un pays qui n’était pas ensemencé.

Or, Moïse avait conduit autrefois une armée égyptienne dans le désert, et il savait ce que cela signifiait de nourrir une multitude pendant un long voyage à travers la solitude. Il connaissait les préparatifs laborieux qu’il fallait faire pendant des mois avant le départ de l’expédition, combien de caravanes de chameaux et d’ânes chargés d’eau et de nombreuses variétés de vivres. Cependant, en cette occasion, il était parti à l’aveuglette pour le désert, conduisant cette armée d’esclaves libérés, avec leurs femmes et leurs enfants, avec leurs troupeaux de moutons et de bœufs, sans faire les moindres provisions pour ce voyage. Il savait fort bien que les Bnaï Israël, comme d’autres nomades, devraient à partir de ce moment-là être nourris sur place. Et cela n’était possible que par un miracle de Dieu. Jamais jusque-là le désert n’avait eu à nourrir pareille multitude.

Mais tout ce qui lui était arrivé depuis que Dieu s’était révélé à lui, n’était-ce pas toujours des miracles ? – les plaies que Dieu avait envoyées au Pharaon, le fait que les Israélites avaient été épargnés par ces calamités, le massacre des premiers-nés égyptiens, et, finalement, la séparation de la mer. Dieu avait attiré son peuple à Lui pour un but déterminé. Il ne l’avait pas libéré dans un instant de caprice, mais en vue d’un certain dessein. Il le dirigeait dans le désert, en direction du mont Sinaï. Ce peuple appartenait à Dieu seul, et c’était Lui qui, lorsque le moment serait venu, montrerait à Moïse ce qu’il devrait faire.

Mais cela était-il connu des Israélites et de leurs chefs ? Le pain d’Égypte était amer, mouillé des larmes de l’angoisse ; mais ils pouvaient y compter avec certitude, ainsi qu’ils pouvaient compter sur le fouet qui les menaçait. Le pain des hommes libres était incertain, et les croyants n’avaient pour eux que leur foi. Et c’était la volonté de Dieu qu’ils dussent manger le pain incertain de la liberté et des croyants. Mais le comprendraient-ils ?

C’est ainsi que Moïse médita toute la nuit jusqu’au moment où un bruit confus, pareil au bruit du tonnerre lointain, parvenant à ses oreilles de la direction du camp, vint l’arracher à ses pensées. À l’entrée de sa tente se tenaient son frère Aaron, pâle et plein de frayeur – et derrière lui les autres chefs d’Israël.

« Qu’est-il arrivé ? demanda Moïse.

– Va voir », répondit Aaron.

Moïse sortit de sa tente. Et, en un moment, il se trouva au centre d’une forêt de mains brandies et de barbes dressées. Des yeux furieux lançaient des éclairs contre lui et un cri de reproche unanime jaillit de mille gorges :

« Qu’est-ce que nous allons boire ? »

Du cœur de Moïse un grand cri s’éleva vers Dieu. Il leva les bras au ciel et dit : « Berger ! Berger ! Ton troupeau a soif ! »

Il savait que Dieu allait venir à son aide. Il le ferait, comme toujours, par le moyen d’instruments déjà existants, et qui avaient été créés pour donner de l’eau aux enfants d’Israël. Il les vit buvant de l’eau, non plus de sources qu’ils auraient découvertes, mais des lacs Amers, et il leur dit.

« L’eau de ce lac a été créée pour d’autres buts, et non pour étancher la soif. Pourquoi ne cherchez-vous pas des sources ?

– Nous en avons trouvé, mais l’eau en est amère. Nous ne pouvons l’avaler.

– Conduisez-moi à ces sources. »

On l’y conduisit. Moïse goûta l’eau. Elle était amère, lourde, imbuvable. Et, alors, il se ressouvint de quelque chose qu’il avait vu souvent dans le désert de Midian : son beau-père Jéthro « guérissait » les eaux des sources amères par le moyen de feuilles de laurier. Le goût puissant et mordant des feuilles de laurier faisait disparaître le goût de sel de l’eau des sources qui jaillissaient près de la mer ou au milieu des champs salés.

Où pourrait-il trouver des feuilles de laurier dans le désert de Chour ? Ce désert était nu et sans aucune végétation ; de plus, le laurier ne poussait que dans l’ombre humide des oasis.

Il jeta les yeux autour de lui – et voilà que des lauriers poussaient devant lui. Dieu lui-même les avait plantés. Ils étaient petits et chétifs, bien sûr, desséchés et dévorés par le vent ; mais c’étaient malgré tout des feuilles de laurier. Il lui sembla qu’elles lui faisaient signe et lui parlaient, et lui disaient que Dieu les avait plantées là pour la « guérison » des eaux.

Rapidement, il se dirigea vers elles, cueillit quelques rameaux de laurier et les jeta dans la source. Au bout d’un moment, il vit une essence blanche sortir des feuilles trempées et se mélanger à l’eau qui devint claire et transparente.

« Prenez et buvez, dit-il, Jéhovah a « guéri » cette eau pour vous. »

Ils burent ; et l’eau était douce et apaisa leur soif.

 

Plus tard, ce même jour, lorsque tous eurent bu à satiété, les représentants du peuple s’en vinrent trouver Moïse et Aaron.

Il y avait là les anciens surveillants du temps de l’esclavage en Égypte, avec Korah, Dathan et Abiram à leur tête, accompagnés de quelques Anciens et porte-parole des tribus. Car la représentation des tribus n’avait pas encore été réformée. Moïse attendait que le peuple fût rassemblé devant le Sinaï où il recevrait les lois et les commandements de la bouche de Dieu. Les chefs de la représentation étaient encore les Bnaï Lévy, et les premiers de ces chefs étaient encore Korah et ses coadjuteurs.

Ils venaient seulement, dirent-ils à Moïse, de réfléchir et de s’apercevoir qu’ils avaient quitté l’Égypte trop hâtivement. Ils n’avaient pas eu le temps de préparer des vivres et de l’eau ni d’autres provisions en mesure suffisante pour une si grande foule vivant dans le désert. Est-ce que Moïse et Aaron, les chefs et les dirigeants de ce voyage, avaient prévu que leur collectivité devait avoir assez de provisions ? Sinon, comment Moïse et Aaron se proposaient-ils de parer à cette déficience ? Les préparatifs qu’eux-mêmes avaient faits n’avaient suffi que pour les trois jours prévus pour la célébration du sacrifice. Mais, maintenant, Jéhovah avait dirigé Israël à travers la mer, et Moïse s’était détourné de la route conduisant tout droit à la Terre promise... Au lieu de cela, il emmenait le peuple dans le désert du Sinaï, où il n’y avait ni nourriture ni eau. En leur qualité de représentants du peuple, ils désiraient savoir comment il s’y prendrait pour les nourrir, et où étaient les approvisionnements que le Pharaon emportait quand il conduisait une expédition dans le désert. Et combien de temps Moïse avait l’intention de séjourner au désert, avant d’atteindre les régions où, d’après ce que Moïse avait raconté, Dieu lui avait donné l’ordre de conduire les enfants d’Israël. L’exode avait été si précipité qu’ils n’avaient pas eu le temps de préparer et de rassembler tout ce dont les enfants d’Israël auraient besoin.

Moïse était debout devant sa tente, faisant face au groupe de Korah, de Dathan, d’Abiram et de leurs partisans. Ses grands yeux étaient dirigés sur eux et l’on, eût dit que la lumière de Dieu y brillait. Et ce fut comme si la parole de Dieu était sortie de sa bouche :

« Vous préparer ? Vous rassembler ? Qui êtes-vous donc pour préparer et rassembler ce dont Israël a besoin ? Qui donc a pris soin jusqu’ici des choses nécessaires ? C’est le Dieu d’Israël, Jéhovah, le seul, l’Unique, le Dieu d’Abraham, qui en a pris soin. Croyez-vous donc qu’il soit un Pharaon, qui doit transporter des provisions pour ses armées sur le dos de chameaux, avec des caravanes d’ânes ? Les cieux sont à Lui, et la terre est à Lui. Il peut ordonner aux nuages d’envoyer la pluie et transformer le désert en un jardin fleuri comme le jardin d’Éden. Partout où Il est, c’est-à-dire en tout lieu, Il a Ses serviteurs, Ses créatures, le produit de Ses mains. Il peut donner aux rochers l’ordre de s’ouvrir et de laisser sortir des sources d’eaux vives. Il peut faire tomber du ciel du pain, comme si c’était de la pluie. C’est Lui qui nous nourrit et qui prend soin de nous.

– Assurément, assurément, Dieu nous a délivrés du joug du Pharaon. Mais ceux qu’Il a conduits hors de l’Égypte ne sont pas des anges, ce sont des hommes. Ceux que tu as conduits au désert ne sont pas des créatures célestes, ce sont des enfants de la terre qui ne peuvent vivre sans leur pain quotidien. Quand ils ont faim, ils crient, et quand ils voient que leurs enfants ont soif, ils pleurent. En Égypte, si amers qu’aient été leurs travaux, ils étaient assurés d’avoir leur pain de chaque jour, à l’heure dite, et de l’eau bonne quand ils avaient soif. Maintenant que tu les as amenés dans un désert inconnu, où la terre est de pierre et de sable, où le ciel flamboie comme du cuivre et où séjournent le serpent et les scorpions, nous avons le droit de te demander quelle promesse Dieu t’a faite concernant les soins qu’il prendrait de nous. Nous avons le droit de savoir que nos enfants ne périront pas de faim et de soif sous nos yeux, dans ce pays épouvantable qui est sans nourriture et sans eau, répondit Korah, au nom de tous.

– Dieu ne m’a fait aucune promesse sinon la promesse de la Loi qui dit : « Si tu veux écouter la parole du Seigneur ton Dieu, et si tu veux m’obéir, et faire ce qui est équitable à mes yeux ; si tu veux te conformer à mes commandements et observer mes lois, alors les plaies que j’ai envoyées aux Égyptiens ne te toucheront pas. » Car, sachez que le Seigneur Dieu Jéhovah ne vous a pas fait sortir de l’Égypte par amour pour vous, mais pour vous conduire à un destin plus haut : afin que vous deveniez Son peuple élu qui établira Sa loi et Sa justice dans le monde créé par Lui. Et c’est en raison de cette destinée que je vous conduis maintenant au mont Sinaï, afin que vous puissiez entendre Sa volonté de Sa bouche. Vous serez Son peuple sacré, et Dieu sera votre père ; et, comme des enfants, vous vous abandonnerez aux mains de votre père céleste, et c’est à Lui seul que vous exposerez vos désirs et vos besoins. Vous Lui obéirez aveuglément et aurez foi en Lui. Si vous n’agissez pas ainsi, en quoi êtes-vous meilleurs que les Égyptiens de qui Il vous a libérés ? Et, de même qu’Il a puni les Égyptiens, Il vous punira. Car, si Dieu peut assainir les eaux, Il peut aussi les dessécher, comme Il a fait en Égypte. Gravez ces mots dans vos cœurs et inscrivez-les sur vos fronts. Et, maintenant, retournez à vos places et préparez le peuple à se mettre en marche. Je vois la colonne de feu qui nous guide, et elle se meut en direction d’Élim. »

Accablés par ces paroles, les chefs retournèrent à leurs places et exécutèrent l’ordre reçu. C’était un autre Moïse qui s’était adressé à eux : la voix de Jéhovah parlait par sa bouche.

Mais Korah, assisté de Dathan et d’Abiram, resta devant Moïse. Massif, trapu, il demeurait immobile et fixait Moïse. Il ne pouvait éloigner ses regards de ses yeux flamboyants – pourtant il éleva la voix d’un ton de réprimande :

« Moïse, Moïse, puisse tout ce que tu dis se réaliser ! Mais si, Dieu nous en garde ! il en était autrement, le sang de ton peuple serait sur ta tête. Car tu l’as conduit au désert, hommes, femmes, enfants, moutons et bétail, sans nourriture et sans boisson. »

Pendant quelque temps, il sembla que Moïse était approuvé par les évènements, et qu’il avait su ce qui allait arriver, lorsqu’il avait donné sa promesse au nom de Jéhovah. Il sembla, pendant quelque temps, que Dieu faisait fleurir le désert comme un jardin d’Éden en faveur des enfants d’Israël et qu’il faisait sortir de terre des torrents d’eaux vives. Là où les vents soulevaient des flots de sable, des palmiers croissaient chargés de dattes ; et là où la terre était couverte de roches massives, les sources et les fontaines coulaient en abondance. En effet, à Élim, dans le large golfe salé de la mer Rouge, à une demi-journée de marche de Marah, ils trouvèrent une oasis et de vertes prairies, ombragées de bouquets de palmiers – une oasis avec douze sources d’eau fraîche, comme si Dieu avait prévu une source pour chaque tribu.

Les enfants d’Israël y séjournèrent quelque temps et s’y reposèrent des terribles sables du désert.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

 

POURTANT, ce que Korah avait prévu arriva. Partis de l’oasis d’Élim, les enfants d’Israël continuèrent leur marche à travers le désert de Sin. Là, les espaces désolés qui s’ouvraient devant eux étaient entièrement différents de tous les déserts qu’ils avaient vus jusqu’alors. Dans le désert de Chour, leurs troupeaux trouvaient à brouter partout des cactus et des ronces : à certains endroits, les plantes avaient réussi à l’emporter sur les sables. Mais le désert de Sin était recouvert d’une couche de pierres, carapace rougeâtre sur le visage de la terre. Des roches de granit, sous la forme de monstres horribles, le dominaient, atteignant de leurs effrayants sommets le ciel d’un bleu éclatant. Les terrasses succédaient aux terrasses, rendant la marche de plus en plus pénible pour les femmes et pour les enfants. Les troupeaux chancelaient, torturés par la faim et par la soif. Les bêtes enfonçaient leurs naseaux entre les pierres, pour y chercher un brin d’herbe ou une goutte d’humidité. Les moutons s’allongeaient, refusant d’aller plus loin, et les hommes devaient les porter avec peine.

À certains intervalles, les parois de pierre s’entrouvraient pour laisser voir une petite vallée autrefois creusée par des eaux vives. Hommes et bêtes se précipitaient dans cette direction, espérant y découvrir une source descendant des collines : mais, lorsqu’ils trouvaient une cascade, c’était une cascade de pierres de grès, tombant avec un bruit sec dans les creux brûlants. Ce désert riche en pierres de grès donnait naissance à du granit.

Vers le soir de leur troisième jour passé dans ce désert, ils arrivèrent à une vallée pierreuse descendant d’un plateau au milieu des cimes. Ils n’y trouvèrent rien qu’un peu de soulagement contre les rayons perçants du soleil qui les avait piqués toute la journée. Épuisés par la marche, ils se jetèrent à terre au milieu de leurs paquets et de leur bétail.

Un mois s’était déjà écoulé depuis que Moïse les avait fait sortir d’Égypte. Depuis un mois, ils étaient dans le désert et, pendant ce temps-là, ils avaient consommé leurs derniers restes de provisions. Les volailles, les galettes sans levain, les jarres d’huile et de miel et de vin, les corbeilles de légumes avaient disparu ; quelques émigrants avaient même commencé à abattre les bêtes de leur troupeau. La plupart cependant serraient les dents et se gardaient de toucher à leurs moutons et à leurs chèvres, seule ressource pour la nourriture de leurs enfants. Avec l’instinct héréditaire des pasteurs, ils s’attachaient à leurs troupeaux comme étant la base de leur entretien pendant la période à venir ; avec une prévoyance obstinée ils supportaient la faim et fermaient les yeux aux souffrances de leurs enfants, espérant toujours que, le lendemain ou le surlendemain, Dieu les conduirait dans les régions aux riches pâturages que Moïse ne cessait de leur annoncer. Mais ils étaient si épuisés par la traversée des premiers déserts et, maintenant, par l’affreuse expérience qu’ils faisaient du désert du Sinaï, qu’ils commençaient à désespérer de jamais atteindre cette terre de lait et de miel.

La nuit, Moïse entendait les murmures des enfants d’Israël. Ce n’était plus le cri de protestation qui s’était élevé à Marah, lorsqu’on lui avait demandé : « Qu’est-ce que nous allons boire ? » À Marah, c’était une question posée par des hommes qui croyaient que Moïse pouvait les aider : il n’avait qu’à se tourner vers Jéhovah et celui-ci les conduirait vers l’eau fraîche. Le cri poussé à Marah résonnait comme un acte de foi en Jéhovah. Ils étaient venus à lui comme des enfants vont à leur père. Là, dans ce désert de Sin, au sein d’affreuses montagnes, dans un pays que recouvrait une couche de pierres, Moïse entendait des soupirs de désespoir montant de groupes sombres d’hommes et de femmes pressés contre leurs enfants et leurs troupeaux. C’était une sinistre lamentation où l’on devinait l’espoir abandonné, le désespoir insondable. Ce n’étaient plus les hommes libres des premiers jours ; c’étaient des esclaves soupirant après les pains de la servitude en Égypte.

Alors, Moïse envoya chercher son frère Aaron et lui dit :

« Allons les trouver.

– Ils sont très agités. Certains se sont réunis en groupes et nous accablent d’injures.

– Faut-il nous cacher ? Allons ! »

Ils se rendirent au milieu de la foule. Et Moïse vit alors qu’ils ne se reposaient plus. Les hommes étaient réunis en groupes discutant avec ardeur, faisant de grands gestes avec leurs bras. De çà de là on entendait quelques cris de fureur, qui ne ressemblaient pas à des paroles tombant de lèvres humaines, mais à des pierres lancées à la tête d’Aaron et de Moïse. Ces cris et ces protestations étaient supportables ; mais il n’en était pas de même pour les larmes paisibles des femmes qui, serrées contre leurs bagages, essayaient de redonner du courage à leurs tout petits. Le cœur de Moïse se serrait en les voyant.

On ne tarda pas à savoir que Moïse et Aaron étaient au milieu de la foule ; bientôt les deux frères furent entourés ; ils étaient entre une muraille de corps humains : faces noires dans la nuit noire, yeux enflammés et menaçants ; forêt de poings furieux. Ce n’étaient plus ni Korah, ni Dathan, ni Abiram, mais le peuple lui-même.

« Qu’est-ce que vous nous voulez ? Il aurait bien mieux valu mourir de la main du seigneur de l’Égypte, alors que nous étions assis devant les marmites pleines de viande, quand nous mangions du pain tout à notre soûl, avant que vous nous entraîniez dans le désert pour nous y faire mourir de faim. »

C’étaient là d’amères paroles. Et le plus grave était qu’elles étaient justes. Le cœur de Moïse était déchiré de douleur, à cause de la faim du peuple plutôt qu’en raison de leurs murmures contre lui.

« Ce n’est pas nous qui vous avons fait sortir de l’Égypte, mais le Seigneur. Et le Seigneur sait que vous avez faim et soif, et Il viendra à votre secours. Nous sommes au même point que vous : si vous mourez de faim, il en est de même pour nous ; si vous souffrez de la soif, nous en souffrons également. Ce n’est pas contre nous que vous murmurez, mais contre Dieu.

– Mais qui nous donnera à manger ? Devons-nous attendre de voir nos enfants morts à nos pieds ? Et puis, comment nous nourrira-t-Il ? Regarde cette grande foule étendue là, dans ce désert. Va-t-Il obliger le désert à produire du pain pour nous ?

– Est-ce que la main de Jéhovah est trop faible pour vous nourrir ? Lui qui a partagé en deux la mer pour vous peut faire ouvrir le ciel et en faire pleuvoir du pain. Mais j’ignore si c’est ainsi qu’Il agira, car Il ne me l’a pas dit. Et je ne sais pas non plus comment Il agira. Tout ce que je sais c’est que celui qui vous a fait sortir de l’Égypte ne vous laissera pas mourir de faim dans le désert.

– Tu ignores quand et de quelle manière Il le fera, pourtant tu nous as conduits dans ce désert de pierres. Pourquoi ne t’adresses-tu pas à Lui ? Pourquoi ne Lui demandes-tu pas combien de temps Il va nous laisser mourir de faim ?

– Qui suis-je pour dire à Jéhovah que Son peuple souffre de la faim ? Ne le sait-Il pas lui-même ? Ne nous observe-t-Il pas du haut du ciel, et ne voit-Il pas votre souffrance, de même qu’Il voyait votre peine et entendait vos cris lorsque vous étiez en Égypte ? Ce n’est pas à moi que vous appartenez, mais à Jéhovah ; et ce n’est pas moi qui vous donnerai à manger, mais Jéhovah Lui-même. Lui seul vous répondra », dit Moïse en s’éloignant de la foule.

À peine était-il rentré dans sa tente qu’il entendit la voix de Dieu dans son cœur. Et cette voix lui disait que Jéhovah donnerait de la nourriture à son peuple, et quand Il le ferait. S’il avait tardé, c’était pour éprouver ce peuple, pour voir s’il suivrait ou non le chemin de la loi.

Ainsi, Moïse et Aaron furent-ils capables de porter la bonne nouvelle aux enfants d’Israël.

Au matin, ils se trouvèrent de nouveau au milieu d’une foule furieuse. Des yeux affamés étaient fixés sur eux, mais maintenant les cœurs des hommes qui faisaient face à ces protestataires étaient remplis d’espérance et de foi. Merveilleuses étaient les paroles qu’entendirent les Israélites, paroles que jusqu’alors personne n’avait encore entendues, par rapport à des choses dont aucun d’entre eux n’avait jamais rêvé.

« Au matin, vous verrez la gloire du Seigneur. Dieu a entendu votre cri et a prêté l’oreille à vos murmures. Et voici qu’Il se hâte de venir à votre secours. »

Aaron désigna du doigt le désert ; et tous se retournèrent.

Un nuage enflammé s’était rassemblé en tombant du zénith et planait maintenant immobile au-dessus du désert. Ce n’était pas un nuage de fumée et de sable tel qu’ils étaient accoutumés à en voir dans le désert, mais un éblouissement d’une splendeur ambrée, qui s’estompait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Maintenant, la multitude tout entière était assise sur les terrasses de pierre rougeâtre du désert de Sin ; les chefs de famille étaient là, avec leurs femmes et leurs enfants, le visage dirigé vers le ciel. Leurs yeux ne brûlaient plus de faim et de fièvre ; le feu qui était en eux était le feu sacré de la foi en Jéhovah.

Et, avec eux, Moïse attendait le pain du ciel. Cet envoi devait être un signe et un symbole de la souveraineté de Dieu sur Israël ; et les fils d’Israël connaîtraient ainsi à qui ils appartenaient et qui ils devaient servir.

C’est pourquoi Moïse attendait avec impatience l’accomplissement du miracle, sachant que maintenant comme jusqu’alors Dieu manifesterait Sa volonté par le moyen des choses déjà existantes.

Lentement, en hésitant, le soleil disparut derrière les énormes collines, versant sur les sommets un éclat rouge de cuivre. Tout l’horizon prit feu. On eût dit que le cercle de montagnes se transformait en métal en fusion dans la fournaise du ciel. Pendant ce temps, dans la vallée d’en bas, sur les pentes inférieures des murailles escarpées, des voiles bleuâtres d’ombre tombaient et s’enroulaient sur les espaces inférieurs ; les groupes dispersés de la foule s’enfoncèrent dans l’obscurité environnante et se confondirent avec la masse sombre.

On entendit alors le gazouillis d’oiseaux. Les animaux eux-mêmes n’étaient pas visibles ; seules les ombres de leurs ailes s’agitaient contre les parois supérieures à peine éclairées.

Toute la multitude bondit comme un seul homme, et dix mille cous se tendirent vers le ciel. Le gazouillis se faisait plus fort, les ombres sur les murailles plus denses et plus lourdes. Et, soudain, on aperçut les premiers rangs d’un immense essaim d’oiseaux. C’étaient les cailles grasses et bien connues, les cailles des marécages de Gochène, que les Égyptiens chassaient si volontiers. Elles arrivaient en volant à travers les montagnes et les déserts, rangée après rangée, jusqu’à ce que la multitude de ces corps dodus, couverts de plumes brunes, cachât l’atmosphère. Et en un instant, elles descendirent et tombèrent aux pieds de la multitude affamée.

On n’eut besoin ni de flèches, ni de lances, ni de filets de chasseur. Les oiseaux arrivaient jusqu’aux portes des tentes, comme s’ils demandaient à être capturés, avec la main, pour obéir à l’ordre de Dieu.

Un cri d’allégresse s’éleva du milieu de la foule. Tout le monde courait au hasard, étendait les mains, attrapait les oiseaux ; on riait joyeusement, on criait de plaisir :

« Voilà la viande que Jéhovah nous envoie ! »

Et, peu après, on se mit rapidement à plumer les oiseaux, si bien qu’un nuage brun recouvrit bientôt tout le camp. Où trouva-t-on tout d’un coup des branches et du bois dans ce désert aride ? Les familles étaient rassemblées gaîment autour des feux, l’eau leur venait à la bouche à la vue des oiseaux en train de rôtir, à l’odeur de la graisse s’égouttant dans les flammes.

Le sommeil vint tard cette nuit-là dans le camp. Tous se gavèrent de viande savoureuse jusqu’à ce qu’ils n’en pussent plus ; leurs yeux se fermèrent d’eux-mêmes ; mais ils s’efforcèrent de rester éveillés pour assister à la pluie de pain que Jéhovah leur avait promise pour le lendemain.

À la fin cependant, le sommeil les accabla ; et ils ne purent plus tenir les yeux ouverts.

Le matin, ils se réveillèrent au milieu du givre. Ils frissonnaient sous la rosée épaisse et abondante qui s’était déposée sur leur corps et sur les pierres plates de la terrasse.

Déjà la première lueur effleurait le ciel, et les sommets commencèrent à se rallumer. On eût dit que les montagnes retournaient au soleil qu’elles avaient englouti et absorbé pendant la nuit. Des bandeaux de lumière se déployaient sur le ciel, et cette lumière tombait comme un fleuve de feu sur les terrasses. Par des milliers de langues elle séchait l’humidité qui s’était déposée sur les surfaces basses ; et lorsque la couche de rosée eut été séchée, on vit partout sur les rochers une mince gelée blanche. Elle se composait de myriades sans nombre de petites fleurs cristallines, unies l’une à l’autre comme des cristaux de sucre. Les rayons de soleil se brisaient sur ces petites fleurs qui reflétaient la lumière, si bien que la vallée tout entière n’était qu’un éblouissement. Hommes, femmes, enfants recueillaient cette gelée à pleines mains, et l’examinaient d’un air émerveillé. Ils hésitaient à la porter à leurs lèvres, car ces cristaux étaient pareils à de petites fleurs pétrifiées. Ils se portaient ces poignées de gelée les uns aux autres, étonnés, désappointés.

« Man-hou ? Qu’est-ce que c’est que ça ? » demandaient-ils à mi-voix.

Et d’autres, à haute voix, demandaient : « Man hou ? »

Ce ne fut bientôt qu’un seul cri : « Man hou ? » Tous couraient les uns vers les autres, en se montrant leurs mains toutes poisseuses de fleurs de cristal : « Man hou ? »

Pendant ce temps, Moïse se tenait debout à l’entrée de sa tente et contemplait avec des yeux rayonnants la façon dont Jéhovah fournissait le pain quotidien aux enfants d’Israël. Car, lui, bien entendu, savait ce que c’était. Combien de fois n’avait-il pas rassemblé, dans les fentes des rochers ou sur les feuilles laiteuses des cactus, ces fleurs cristallines, mélange de dépôts laissés par des insectes et de l’essence épaisse de la rosée ? Séchées au soleil, puis râpées, elles formaient une sorte de farine visqueuse qui pouvait suffire comme aliment dans le désert. Combien de fois lui-même n’avait-il pas vécu ainsi, alors qu’il gardait les troupeaux de Jéthro ? On ne trouvait généralement ces fleurs qu’en petite quantité ; celui qui parcourait le désert devait chercher longtemps avant d’en trouver sur un rocher ou sur une branche. Le miracle accompli par Jéhovah consistait en ceci que les vents et la rosée avaient rassemblé ces cristaux de tous les coins du désert en quantités suffisantes pour nourrir une multitude de gens.

« Que les voies du Seigneur sont admirables ! » dit Moïse dans son cœur. Et, s’adressant aux Bnaï Israël qui lui tendaient une pleine main de cette substance farineuse et lui demandaient d’une seule voix : « Man hou ? », il dit : « C’est le pain que Dieu vous a donné à manger. »

Il prit une pincée de ces cristaux fragiles, et lorsqu’il les eut écrasés entre ses doigts ils se transformèrent en une pâte qu’il porta à sa bouche. Les gens qui l’observaient en firent autant.

Mais Moïse les mit en garde immédiatement :

« Voici l’ordre du Seigneur : que chacun en ramasse autant qu’il lui faut : un omer [3] par tête, pour chaque membre d’une famille ou d’une tente – et pas plus. Car c’est là le pain de Jéhovah, qu’il vous a donné pour que vous le mangiez. »

Comme si elles avaient été portées par les rayons du soleil du matin, la nouvelle et l’explication du salut coururent d’un bout à l’autre du vaste camp : cette substance cristalline que la rosée avait laissée derrière elle et dont personne ne connaissait le nom était le pain que Jéhovah avait envoyé d’en haut. C’était un pain pétri de miel et d’huile, le pain de Jéhovah. Et les gens en mangèrent tant qu’ils purent, faisant claquer leur langue, en amassant toujours davantage, remplissant des sacs, des ustensiles, des emballages.

Les surveillants parcouraient le camp et avertissaient ceux qui ramassaient – mais en vain.

« Un omer par tête. Aussi nombreux vous êtes, autant d’omers et pas davantage. C’est le pain de Jéhovah, et non le vôtre. Pas plus d’un omer pour chacun. »

Quelques-uns tenaient compte de l’avertissement, et mesuraient un omer par membre de leur famille. Mais les autres continuaient à ramasser et à mettre de côté. Ils avaient déjà rempli leurs jarres, et des corbeilles et des sacs apportés de leur tente, et ils continuaient à ramasser. Mais quand ils eurent fini de remplir leurs sacs et leurs corbeilles et leurs jarres, et les eurent rapportés dans leur tente et se mirent à mesurer la manne, ils virent qu’il n’y avait qu’un seul omer par tête. C’était comme Moïse l’avait dit : « Vous devez recueillir un omer par tête. Dieu connaît ses créatures et leurs besoins. C’est la quantité qu’il a fixée pour une journée, rien de plus. »

Mais il y en avait toujours qui se refusaient de croire à un miracle. Ils connaissaient trop bien ce que c’était que la faim. Un omer était une portion abondante. Il n’était pas nécessaire de manger tout cela en un jour. Un demi-omer suffirait bien. Ce qu’on ne pourrait pas manger, on le troquerait : on recevrait en échange un canard, ou bien un bijou d’argent. D’autres mangèrent plus d’un omer.

C’est en vain que les surveillants les mirent en garde une fois de plus :

« Ne gardez rien pour demain. À partir d’aujourd’hui c’est Dieu qui va pourvoir à vos besoins, et Il sait que vous avez besoin de pain chaque jour.

– Oui, mais, moi, j’aime à être sûr. Combien de j ours ne sommes-nous pas restés sans pain ? La même chose peut nous arriver demain. Quand je tiens quelque chose, je sais que c’est à moi. »

Les malins, ceux qui songeaient au lendemain, mirent une partie de leur manne de côté. Mais lorsque, le matin suivant, ils allèrent inspecter leur trésor, une odeur répugnante s’échappa des récipients où, à la place de la farine, ils trouvèrent des vers grouillants.

Par contre, dans la vallée, la terre était de nouveau blanche sous la manne qui venait de tomber du ciel. Cette fois-là, elle ne resta pas longtemps au soleil. Les Israélites eurent le temps qu’il fallait pour ramasser un omer par tête, puis le pain de Jéhovah disparut. Ils comprirent alors que Dieu avait sa manière à Lui de leur fournir leur pain quotidien, et qu’Il les forcerait à avoir foi en Lui jour après jour.

Le sixième jour, les enfants d’Israël s’aperçurent qu’ils avaient recueilli deux fois autant de manne que les jours précédents : à savoir, deux omers par tête. Ils ne pouvaient comprendre ce que cela signifiait et hésitaient à prendre la quantité supplémentaire, en se rappelant ce qui était arrivé précédemment.

Les Anciens d’Israël se présentèrent à Moïse et lui dirent ce qui s’était produit, et le visage de Moïse fut illuminé d’une grande joie. Et il dit aux Anciens :

« Le pain que Dieu vous a envoyé ne doit pas nourrir seulement votre chair, mais aussi votre âme. Grâce au pain du Seigneur vous deviendrez un peuple saint. Observez bien ce que Dieu fait pour vous. Et voici maintenant ce qu’Il vous dit : « Demain doit être un jour de repos, un sabbat du Seigneur. Préparez aujourd’hui votre nourriture et gardez pour demain tout ce qui restera. »

Pleins de terreur, les Bnaï Israël obéirent à cet ordre. Ils laissèrent les restes dans les récipients ainsi qu’ils en avaient reçu l’ordre. Le lendemain matin, lorsqu’ils rouvrirent ces derniers, ils n’y découvrirent ni mauvaise odeur ni vers grouillants, mais de la manne fraîche.

De bonne heure Moïse se leva et envoya les Anciens porter à travers le camp le message ci-après :

« Mangez aujourd’hui la manne qui vous est restée, car c’est aujourd’hui le sabbat de Dieu, et aujourd’hui vous ne trouverez rien dans les champs. Pendant six jours vous devrez ramasser la manne, mais le septième jour est le sabbat de Dieu et, ce jour-là, vous ne trouverez rien. »

Comme toujours il se trouva parmi les Bnaï Israël des gens plus malins que les autres et qui ne voulurent pas croire Moïse. Ils se disaient à eux-mêmes : « Et supposons que nous trouvions quelque chose ? Après tout, comment cela pourrait-il se faire ? Tous les matins, la rosée tombe, avec les petites fleurs blanches : demain, elle tombera certainement aussi ; sinon partout en plein air, du moins dans les crevasses où nous trouvons habituellement les plus grasses et les meilleures. » Et, effectivement, ils se faufilèrent, le matin du sabbat, et rampèrent à quatre pattes pour voir s’ils ne trouveraient pas de la manne fraîche dans les crevasses étroites entre les roches. Mais il n’y en avait pas la moindre trace, pas un seul cristal. Pareils à des voleurs déçus, ils se glissèrent dans leurs tentes.

Mais Moïse entendit la voix orageuse de Dieu dans son cœur :

« Combien de temps encore refuserez-vous d’obéir à mes commandements ? »

Moïse se sentit couvert de honte ; il se prosterna et dit :

« Sois patient avec eux. Ce sont des esclaves que Tu as libérés de l’Égypte ; ce sont des hommes libres que Tu conduiras au Sinaï. »

Et, pour que cette violation du sabbat ne se répétât plus, Moïse ordonna aux Bnaï Israël :

« Voyez, Dieu vous a donné le sabbat. En conséquence, Il vous envoie le sixième jour du pain pour deux jours. Que chacun reste en sa demeure. Personne ne devra quitter le septième jour l’endroit où il se trouve. »

Et cela devint une loi pour les Israélites, pour tous les temps à venir, de se reposer le septième jour de la semaine. Par le moyen du pain – que les Bnaï Israël commencèrent à appeler la manne – Dieu leur révéla le sabbat.

Et Moïse, au nom de Jéhovah, commanda à Aaron de prendre une jarre et d’y mettre un omer de manne et de la placer devant le Seigneur comme témoignage pour toutes les générations. Et ce fut là le pain que mangèrent les Israélites dans le désert jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans la terre qui leur était réservée.

Moïse avait été plus d’une fois dans cette région, lorsqu’il gardait les troupeaux de Jéthro. Il savait donc que, plus loin, dans le désert du Sinaï, au-delà de Réphidim, et au pied des roches calcaires de l’Horeb, s’étendait la vallée abondamment arrosée de Paran, ou de Nahalparan, ainsi que la nommaient les gens du désert. Ç’avait toujours été une pomme de discorde pour les tribus nomades. Des sources d’eau vive, alimentées par les neiges des cimes des montagnes de cuivre, descendaient à travers des conduits naturels jusqu’à la vallée, fructifiant le jardin de Dieu, cette oasis de pâturages verts, d’acacias et de palmiers. Quiconque en était le maître était en butte à l’inimitié des autres.

Les Amalécites, descendants d’un des petits-fils d’Ésaü, dont ils portaient le nom, étaient répandus à travers le désert tout entier. Pendant la saison où les tribus conduisaient leurs troupeaux dans la vallée pour les faire paître, ils les attaquaient fréquemment ; parfois ils se contentaient de leur prendre quelques moutons, parfois ils s’emparaient de tout le troupeau et se rendaient maîtres de la vallée où ils paissaient leurs bêtes.

Moïse savait qu’ils avaient leurs espions dans la fertile vallée de Paran, tout prêts à signaler l’arrivée de pasteurs et de troupeaux. Or, soit dans le dessein d’éviter une rencontre entre les bandes de pillards et les Israélites, alors que ceux-ci étaient fatigués de leur marche à travers le désert, soit parce que Dieu lui en avait donné l’ordre, Moïse, tout en se dirigeant vers l’Horeb, ne se reposa point à Paran ; il préféra au contraire faire halte à Réphidim, endroit sec et désolé.

À peine les Bnaï Israël eurent-ils pénétré dans cette région pierreuse, ils commencèrent à chercher de l’eau. À Élim, ils en avaient trouvé en abondance ; ils avaient rempli leurs outres, leurs jarres et leurs cruches dont ils avaient chargé leurs ânes. Bien qu’ils n’en eussent fait usage qu’avec modération, leur provision était maintenant épuisée, et Réphidim, où ils se trouvaient, était un plateau de pierres, sans eau. Ils scrutèrent les crevasses des rochers, les vallons et les ravins, les cavernes où l’eau aurait pu s’accumuler. Il ne s’en trouvait pas une goutte. La soif recommença à torturer tout le monde. Les premiers qui en souffrirent furent les enfants et les troupeaux ; et le cri des enfants mêlé aux bêlements des moutons devint bientôt tellement fort qu’on ne pouvait plus le supporter.

Les Israélites ne se plaignaient plus maintenant à propos de la nourriture, car ils la recevaient tous les matins de la main de Dieu ; mais leur soif les conduisit à une nouvelle explosion de mécontentement. Et leurs plaintes ne s’adressaient pas à Jéhovah. S’ils avaient cru que Dieu était avec Moïse, comme Il y avait été à Élim et ailleurs, ils auraient attendu avec patience. Mais ils avaient l’impression d’attendre sans espoir, et c’était là une chose impossible. C’est en vain que les chefs coururent à Moïse et lui dirent : « Les gens meurent de soif », Moïse n’avait pas reçu d’ordre de Dieu ; il attendait des instructions. Et ce fut ainsi qu’une rumeur parcourut toute la foule : « Jéhovah a abandonné Moïse ! Jéhovah n’est plus avec lui ! » Que ce cri eût été lancé par les enfants de Korah, ou bien qu’il fût né de lui-même, de l’amertume du peuple, il détruisait la discipline établie au prix de tant de peine. Les prodiges et les grâces du passé étaient oubliés. En tout cas, on n’estimait pas que ce fût la faute de Jéhovah. C’était Lui qui avait fourni nourriture et boisson aussi longtemps qu’il avait été parmi les enfants d’Israël. Mais maintenant, en raison de quelque péché commis par Moïse, Il s’était détourné d’eux. Moïse seul était responsable de la situation présente.

« Si Jéhovah était avec nous, nous ne manquerions pas d’eau. N’a-t-Il pas adouci pour nous les eaux de Marah ? Jéhovah n’est pas ici. Il a abandonné Moïse.

– S’il en est ainsi, c’en est fait de nous. Nous voici emprisonnés entre les murailles du désert. Que pouvons-nous faire ? »

Et Moïse, debout près de sa tente, fut soudain entouré, non par les chefs du peuple, mais par les gens eux-mêmes, par une populace déchaînée de gens assoiffés et effrayés. Une fois de plus, les poings se dressaient contre lui ; une fois de plus, on lui montrait les dents.

« Donne-nous de l’eau à boire.

– Pourquoi vous en prenez-vous à moi ? Cela dépend de Jéhovah. Il connaît vos besoins et Il vous aidera. Pourquoi voulez-vous l’éprouver ?

– Jéhovah est-Il ici, parmi nous, oui ou non ? Réponds. »

Et l’un d’eux bondit hors de la foule en agitant les mains devant Moïse :

« Pourquoi nous as-tu conduits hors d’Égypte ? Est-ce pour nous faire mourir de soif, moi, mes enfants et mon troupeau ? »

Déjà la plèbe s’apprêtait à porter la main contre Moïse, à le jeter à terre. Cela se serait produit, s’il n’y avait pas eu là Josué et le petit groupe d’hommes dévoués qu’il conduisait. C’étaient des jeunes hommes élevés dans la caverne des Anciens, où on les avait cachés à la vue des inspecteurs du Pharaon. Tous avaient été choisis par Josué en raison de l’esprit de liberté qui brûlait en eux. Tous étaient armés de courtes épées qu’ils avaient prises aux Égyptiens. Avec ces puissantes armes ils lui frayèrent un chemin parmi la multitude hurlante, montèrent la garde autour de lui et le ramenèrent à sa tente.

Là, Moïse, en un grand cri de tristesse et de souci, mit son cœur à nu devant Dieu :

« Dis-moi ce que je dois faire avec eux. D’un peu plus ils m’auraient lapidé. »

La réponse vint. Il entendit la parole de Dieu dans son cœur, et sut ce qu’il avait à faire.

Il réunit les Anciens, prit son bâton sacré et sortit avec eux. Il les conduisit jusqu’à la muraille de rochers et se mit à chercher parmi les pierres. Soudain, il s’arrêta. Son regard puissant se fixa sur la roche qui se trouvait devant lui. Sa respiration se fit pesante, ses yeux s’élargirent, devinrent plus brillants, plus perçants, comme lourds de sainteté. Il resta là debout longtemps. Tout à coup, il aperçut quelque chose dans la pierre : c’était le rayon, le rayon, le rayon !

« Jéhovah ! »

Il leva son bâton et en frappa la pierre.

Et, dans un cri terrible, on entendit : « Jéhovah ! Jéhovah ! Jéhovah ! »

Comme les blés coupés par la faucille, tous étaient tombés à terre. Dans leur terreur et leur surprise, ils oubliaient de boire l’eau qui jaillissait de la pierre.

Une mare se forma et s’élargit à leurs pieds, s’enfuit de canal en canal, remplissant les creux et les crevasses. Mais ils n’osaient pas encore porter cette eau à leurs lèvres. Leur soif avait été étouffée par la terreur.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

 

LES enfants d’Israël avaient à peine fait les premiers pas vers la liberté – avant même que leur faim eût été rassasiée par le pain de Dieu et leur soif apaisée par les eaux échappées miraculeusement du rocher – lorsque s’opposa à eux le premier ennemi ignorant les signes et les prodiges que Dieu avait faits en leur faveur.

Et, chose assez étrange, le peuple qui chercha à empêcher les enfants d’Israël de s’approcher du Sinaï était leur proche parent et ils étaient en droit d’en attendre une aide et une compréhension fraternelles.

Avant d’accomplir la promesse qu’il avait faite aux patriarches relativement à Israël, Dieu avait accompli celle qui concernait Ismaël, Loth et Ésaü. Il le fit naturellement, sans passer par la servitude en Égypte et par une séparation des eaux de la mer. Les enfants d’Ismaël, ceux de Loth et ceux d’Ésaü suivirent les coutumes. Après avoir rassemblé de vastes troupeaux dans le désert, ils s’en allaient à la recherche de pâturages et, ainsi, passèrent par le nomadisme avant de se construire des habitations permanentes. Ils se fixèrent à l’orée du désert, dans une région du Négueb, derrière Etzion-Ghéber, et dans la contrée de Sodome, jusqu’au Jourdain. L’inviolabilité de leurs frontières fut confirmée dans la promesse faite par Jéhovah à Abraham et à Isaac. Moïse le savait fort bien, et n’avait jamais eu l’intention de chasser les enfants d’Ésaü, c’est-à-dire les Édomites, ni ceux de Loth, c’est-à-dire les Moabites, ni de s’emparer de leurs territoires.

La promesse de Jéhovah concernant Israël se rapportait à un territoire partant de Jéricho jusqu’à la grande mer, terre habitée par des tribus étrangères, qui ne descendaient ni d’Abraham, ni d’Isaac, ni de Jacob, des idolâtres qui avaient pénétré dans ce pays à travers les pâturages du Carmel, en venant de Tyr et de Sidon, apportant avec eux les rites corrompus et corrupteurs d’Achdod et de Moloch, leurs habitudes sodomitiques et leurs vices.

L’une de ces tribus descendant d’un petit-fils d’Ésaü était celle des Amalécites. Elle n’avait pas suivi le cycle conduisant du nomadisme à la culture du sol. Elle était restée presque entièrement au stage nomadique primitif : c’était un peuple de pillards passant d’un pays à l’autre, sans jamais s’enraciner nulle part. Tantôt on les rencontrait dans le Négueb ; tantôt ils traversaient à gué les eaux d’Etzion-Ghéber pour attaquer Midian ; tantôt ils gravissaient les montagnes désertes et séjournaient pour un temps non loin du Sinaï.

Moïse n’avait pas l’intention d’enlever aux Amalécites le pays même qu’ils n’occupaient qu’à titre temporaire. Dieu n’avait pas fait mention de ce peuple ni de sa terre quand il avait parlé dans le Buisson ardent... Descendants directs d’Abraham et d’Isaac, les Amalécites étaient tenus de respecter l’alliance qui faisait partie de leur tradition familiale, l’alliance conclue par leurs ancêtres avec Jéhovah ; ils étaient tenus de respecter le Dieu inconnu et puissant, Jéhovah, à qui Abraham avait consenti de sacrifier son fils unique. De la même façon, ils auraient dû observer certaines lois et certains préceptes, tels que le respect de leurs père et mère, éviter les rapports sexuels entre leurs proches parents, ne pas manger de viande prise à des animaux vivants et autres commandements ou prohibitions, qui étaient observés scrupuleusement par les autres descendants de l’antique patriarche Abraham. Au lieu de cela, ils tournaient Jéhovah en dérision et refusaient le signe extérieur de l’alliance conclue par Dieu avec Abraham, ce signe que les autres descendants du patriarche considéraient comme sacré : pour eux la circoncision était quelque chose de honteux.

Ils blasphémaient le nom de Dieu lorsqu’ils le mentionnaient. Leur idolâtrie consistait en une collection de rites impudiques. Ils vénéraient les chats et les reptiles et se livraient aux pratiques sexuelles les plus corrompues et à la sodomie. Ils souillaient la pureté de la vie familiale, pratiquaient l’inceste, mettaient leur père à mort lorsqu’il était vieux pour s’emparer de ses concubines. Avec le temps, cette vie de dégénérés les influença et ils tombèrent au-dessous du niveau de l’humanité. Moitié hommes et moitié bêtes, ils vivaient exclusivement de rapines, honte de leur espèce, objet de terreur et de mépris pour leurs voisins.

Ce ne fut pas la jalousie pour les bénédictions accordées au premier-né, que Jacob avait dérobées à Ésaü, qui les fit sortir de leurs cavernes du Négueb pour aller attaquer Israël ; il y avait longtemps qu’ils n’enviaient plus la dignité perdue de leur ancêtre. C’était le seul goût du meurtre et du pillage qui les guidait. Ils avaient entendu parler d’or et d’argent, de pourpre et d’ivoire, de vases de bronze emportés d’Égypte par les Israélites ; de troupeaux, d’armes précieuses, de couronnes et de colliers ornés de pierres précieuses. Et, poussés par le désir de la rapine, les Amalécites abandonnèrent leurs cavernes et leurs abris du marécageux Négueb.

Ils songèrent d’abord à persuader les tribus voisines, Édomites, Cananéens et Moabites, de se joindre à eux pour attaquer les Israélites avant qu’ils eussent atteint leurs frontières. Mais ces tribus s’y refusèrent.

Les Amalécites arrivèrent donc.

Ils s’attachèrent d’abord aux flancs des Israélites, pareils à des chacals harcelant un troupeau, ou plutôt, semblables à des renards qui se cachent pendant le jour et attaquent la nuit quand les bergers sommeillent. Pendant les premières semaines, alors que les Israélites étaient encore sur les bords de la mer Rouge, les Amalécites étaient déjà entrés en contact avec eux, mais n’avaient pas osé les attaquer ouvertement. Ils avaient joué le rôle d’amis prêts à aider en cas de besoin, avaient parlé beaucoup des liens du sang qui les unissaient ; leurs espions avaient amené des ânes chargés de vivres, d’épis de blé grillés, de cannes à sucre, de fromages secs, de pain rassis, de cruches d’eau et de bière acide.

Mais, lorsqu’un Israélite se hasardait hors du camp, en emportant ses affaires, s’il suivait l’Amalécite dépravé, il trouvait pour l’attendre dans le désert non pas une tente et des rafraîchissements, mais une horde sauvage de bêtes à peine semblables à des humains. On se jetait sur lui, on l’attachait, on lui coupait les parties sexuelles, tout en blasphémant contre Jéhovah, et on le faisait sauter en l’air en lui criant d’un ton moqueur :

« Ohé, Jéhovah ! Voilà pour toi qui aimes les circoncis ! »

Plus tard, lorsque Moïse eut emmené son peuple depuis le bras de Suez jusque dans le désert pierreux de Sin, les espions des Amalécites se hâtèrent de retourner chez eux pour y porter la nouvelle : « Israël est enfermé dans les collines. »

Alors, ils arrivèrent sur des ânes, des chameaux, à pied, telle une invasion de sauterelles ; ils venaient du Négueb à travers le désert de Ghéber, et s’égaillaient sur les collines du désert de Sin. Ils évitaient toute rencontre en terrain découvert. Après le coucher du soleil, ils grimpaient sur les hauteurs et prenaient position dans les ravins. Ils étaient armés d’arcs et de lances de bois ; ils n’avaient que peu d’épées. Mais ils n’avaient point besoin d’armes. Il y avait assez de pierres sur les hauteurs. Pendant le jour, ils surveillaient la vallée, grinçant des dents haineusement et avec convoitise et, quand venait la nuit, les pierres se mettaient à voler.

Moïse s’y attendait. Il avait deviné dès le début les intentions perfides de ces visiteurs obséquieux. Il avait donné des instructions pour qu’on ne les laissât pas entrer dans le camp. Maintenant, quand il apprit qu’ils gagnaient les hauteurs, quand il entendit parler d’attaques nocturnes, il sut que cela signifiait la guerre avec les Amalécites.

Cette fois-là, il ne s’adressa pas à Jéhovah pour Lui demander du secours ; il ne Le pria pas de combattre à la place d’Israël. Il fallait qu’Israël lui-même livrât bataille. Ce serait là la pierre de touche. Les Israélites se conduiraient-ils comme des hommes libres ? Résisteraient-ils à l’ennemi, sans attendre du secours ?

C’était là une occasion de faire avancer les Bnaï Israël sur le sentier de la liberté. Ils devraient se défendre tout seuls ; avec l’aide de Jéhovah sans aucun doute, mais sur leur propre initiative.

Il fit donc venir Josué, son collaborateur le plus proche. Si jeune qu’il fût, non habitué à manier les masses d’esclaves, Josué restait le chef approprié en cette conjoncture, parce qu’en même temps que la tradition des Anciens il avait fait sien l’esprit de liberté. En lui, la façon de voir des ancêtres était unie à l’audace de l’homme libre. Il était le seul qui fût capable d’infuser aux Bnaï Israël la discipline nouvelle, l’ordre nouveau que Moïse rêvait pour eux.

C’était donc Josué qui allait conduire les Israélites à la bataille contre les Amalécites ; et, pour montrer aux premiers que Dieu était avec eux, la verge de Jéhovah marcherait devant eux dans la main de Moïse. Ses bras seraient levés constamment vers le ciel et, chaque fois qu’ils lèveraient les yeux, ils le verraient en communion ininterrompue avec Jéhovah tant que durerait la bataille. Par la foi qui serait en eux ils acquerraient l’ardeur guerrière, et l’audace héroïque. Moïse savait fort bien que, dans la lutte, c’est la puissance morale qui l’emporte sur la force physique : en le voyant sur les hauteurs, les enfants d’Israël sentiraient en eux la vigueur de l’âme. Aaron se tiendrait à sa droite, et Hour, le mari de Miriam, à sa gauche.

Il se tourna vers Josué et lui dit :

« Va, choisis tes hommes parmi les Israélites et conduis-les à la bataille contre les Amalécites. »

Josué le regarda, stupéfait.

« Comment ? Moi, entre tous les enfants d’Israël ? Alors que je suis si jeune ?

– Tu es vieux quant à l’esprit de nos pères. Va. Choisis tes hommes. Note bien ce mot : « Choisis. » Choisis-les bien, l’un après l’autre, jeunes et libres d’esprit et animés de la foi en Jéhovah, ayant confiance en ses promesses, vivant avec leur foi, de vrai fils d’Abraham. Je vais me placer au sommet de cette colline, d’où tout le monde me verra. La verge de Dieu sera dans ma main. Va. Le temps passe, et l’ennemi est dans les collines. »

Josué se rendit au camp et exécuta l’ordre de Moïse. Il avait déjà quelques jeunes, qui formaient la garde autour de la tente de Moïse. Après l’incident qui s’était produit près des eaux de Méribah, leur nombre avait été augmenté. Josué les envoya à travers le camp et, le même jour, un peu plus tard, il put faire son rapport à Moïse :

« Je n’ai choisi que les jeunes et les courageux. Ils sont remplis de l’esprit de Jéhovah. La quantité d’épées qui se trouvent chez nos gens est plus grande que je ne l’escomptais. Mais nous avons peu d’arcs et de flèches, et nous n’avons plus le temps d’en fabriquer. Comment ferons-nous pour les atteindre ? Ils nous tiendront à distance avec leurs flèches et des pierres.

– De même que Jéhovah a détruit les chars du Pharaon dans les profondeurs de la mer, de même il détruira les flèches des Amalécites au sommet des collines. Mais, cette fois, c’est nous qui devons faire preuve de volonté. Nous devons démontrer à Jéhovah que nous sommes dignes de notre rédemption, puisque nous acceptons de nous battre pour la liberté qu’Il nous donne et de mourir pour elle. »

Alors Moïse donna à Josué ses dernières instructions relativement à la stratégie qui devrait être mise en œuvre contre l’ennemi :

« Voici ce qu’il faudra faire. Divise ton armée en deux parts. Prends ceux qui savent se servir de l’arc et conduis-les au pied des collines où sont réunis les Amalécites. Envoie en cachette la seconde partie, celle où tu mettras les hommes habiles à manier l’épée, de l’autre côté, en contournant les collines. Fais-les grimper silencieusement sur ces collines. Lorsque les Amalécites commenceront à lancer leurs javelots et leurs pierres et à tirer leurs flèches, ils croiront que ce sont là tous nos soldats, armés d’arcs mais sans épées. Ils s’en trouveront encouragés et descendront les collines pour nous balayer avec leurs épées. Alors, tu feras partir ceux qui seront derrière les collines, afin de les attaquer par derrière et de les poursuivre l’épée dans les reins. Pour moi, je serai debout au sommet de la colline, tenant en main la verge de Jéhovah, sur la colline qui domine le lieu de la bataille. Et, quand les guerriers d’Israël m’apercevront, avec cette verge dressée vers le ciel, l’esprit combatif grandira en eux. Alors Amalec se trouvera pris entre deux ennemis et nous le détruirons. »

Élevé à l’académie militaire du Pharaon, et ayant acquis de l’expérience en combattant contre les tribus africaines sauvages et inexpérimentées, Moïse se rendait compte que le seul espoir de vaincre les Amalécites consistait à les obliger au corps à corps, où les épées dont les Israélites possédaient un grand nombre amèneraient la décision.

Le lendemain matin, au lever du soleil, les Amalécites aperçurent une poignée de soldats armés d’arcs et de flèches, qui montaient de la vallée vers le sommet des collines. Un cri de dérision s’échappa de leurs lèvres :

« Vois les soldats qu’Israël envoie contre nous. Pas un seul homme parmi eux qui porte une épée. Rien que des archers. Et puis, combien sont-ils ? Nous allons les ensevelir sous des pierres. »

Les arcs des Israélites ne servirent de rien. Leurs flèches n’atteignaient que les murailles de pierre de la vallée. Mais, les Amalécites, se faufilant derrière les rochers, pouvaient voir très nettement leurs ennemis et atteindre leur but. Une ou deux fois, les Israélites durent battre en retraite et se mettre à couvert. On remarqua alors que les Amalécites se demandaient s’ils avaient déjà anéanti les quelques archers hébreux et s’ils pouvaient descendre contre la foule des gens sans armes, des femmes et des enfants sans défense qui remplissaient le milieu de la vallée. Mais dès qu’ils s’y hasardèrent, les quelques soldats juifs réapparurent et les Amalécites durent se cacher derrière les rochers. Où donc ces guerriers hébreux avaient-ils pris cet esprit combatif qui leur permettait de résister, un contre cent, contre un adversaire mieux armé ? Où ces esclaves d’hier puisaient-ils cette volonté héroïque ?

Ce fut alors que les Amalécites levèrent les yeux.

Ils virent l’homme puissant dressé sur la colline d’en face. Grand, le visage couvert d’une barbe blanche, il se tenait là semblable à une statue sculptée dans les rochers, écrasant de sa taille les deux hommes debout à ses côtés. Et, chaque fois que cet homme levait les bras vers le ciel, les soldats hébreux, se portant à découvert, faisaient reculer l’ennemi.

Tout le jour, la bataille se poursuivit avec des chances inégales. Il devint évident que le mouvement tournant n’était pas facile à réaliser et que l’ascension des porteurs d’épées ne progressait que lentement. Josué, dont la tâche difficile consistait à écarter les hordes amalécites du camp des Israélites, ne pouvait pas dire où et quand l’autre partie de l’armée aurait atteint la position d’où elle pourrait passer à l’attaque. Mais il avait la certitude que le stratagème adopté par Moïse réussirait, car il était convaincu qu’il lui avait été inspiré par Dieu.

Josué avait placé ses hommes de telle sorte que la grêle de pierres lancée contre eux ne pût se concentrer. Néanmoins, plus d’un tomba et, finalement, il resta avec une poignée de héros dont un bon nombre étaient sérieusement blessés. Ils continuaient pourtant à se battre, bien que couverts de sang. Et, lorsqu’ils faiblissaient et battaient en retraite, Josué leur désignait celui qui se tenait debout sur la colline d’en face.

Moïse était là, pareil à une colonne éblouissante. Sa barbe était comme une flamme d’argent sous la clarté du soleil, et sa robe blanche était semblable à un bouclier étincelant. Ses bras nus dressés vers le ciel et brandissant la verge de Dieu étaient des symboles de courage.

« Vois, disaient les soldats. Moïse est debout au sommet de la colline et parle avec Jéhovah. C’est Dieu qui dirige la bataille. »

« Le bâton de Moïse brisera le cou des Amalécites, comme il a brisé celui des Égyptiens. »

« Suivez-moi, au nom de Jéhovah ! » criait Josué.

Toujours animé d’un esprit nouveau, le groupe diminuant des combattants se glissait hors des rochers et faisait fuir les Amalécites.

Finalement, les attaquants se rendirent compte que ce n’était pas l’héroïsme des défenseurs, si persistant et tenace qu’il fût, qui s’interposait entre eux et leur butin, mais cet homme gigantesque qui levait les bras vers le ciel. C’était de lui, chaque fois qu’ils jetaient un regard sur lui, que les Israélites tiraient la force de repousser les Amalécites. Lui, en revanche, recevait cette force du ciel. Désespérés, les Amalécites tournèrent sur lui tous leurs efforts. Leurs meilleurs archers tendirent leurs arcs et lancèrent leurs flèches à travers la vallée ; leurs hommes les plus forts lancèrent des pierres contre lui. Ce fut en vain. Pareil à un ange du Seigneur, l’homme reculait dans le ciel, inaccessible, intangible. On eût dit que le soleil étendait sur lui une carapace et que la lumière émanant de lui repoussait les projectiles en arrière.

Alors, enfin, le stratagème imaginé par Moïse commença à produire son effet. Impatientés par la résistance de cette poignée de combattants hébreux, les Amalécites commencèrent à abandonner leurs positions du sommet. Ce fut un peu avant la nuit qu’ils se décidèrent à engager le corps à corps. C’était là ce que les Hébreux qui avaient occupé la colline à rebours attendaient pour déclencher une attaque par derrière. Au moment où les Amalécites quittèrent leurs abris, abandonnèrent les tas de pierres rassemblées pour leur servir de munition principale, les Juifs armés d’épées se précipitèrent sur eux avec un cri terrible : « Suivez-moi, au nom de Jéhovah ! » Les épées commencèrent à briller de droite et de gauche, et les Amalécites tombèrent. Leurs cadavres dégringolèrent le long des pentes. Ceux qui ne tombèrent pas s’enfuirent, pris de panique.

Quand le soleil se coucha, Josué ramena dans le camp les chameaux et les ânes des Amalécites chargés de provisions et des trophées de la victoire : des armes et des instruments de combat. Il les déposa aux pieds de Moïse.

Épuisé par la posture qu’il avait gardée toute la journée, mais le visage rayonnant de joie, Moïse prit Josué à l’écart :

« J’ai reçu de Dieu l’ordre d’inscrire cela en souvenir dans un livre, et je dois te confier ceci : le Seigneur effacera de la terre le souvenir des Amalécites. »

Le jour suivant, de bonne heure, Moïse envoya chercher Josué Aaron et Hour, le mari de Miriam, et les pria de rassembler les Anciens et toute la foule. Et, prenant des pierres, Moïse éleva à Dieu un autel dans le désert.

« Que ton nom soit Adonaï-Nissi », dit-il, « le Seigneur est mon étendard », dit Moïse et, posant sa main sur l’autel, il ajouta : « Je jure, avec ma main sur le trône de Dieu, que Dieu sera en guerre avec les Amalécites de génération en génération. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

 

LE moment arriva enfin où Moïse put s’arrêter un peu et respirer. Il n’avait pas eu un instant de tranquillité depuis l’exode. Un danger avait suivi l’autre : dangers extérieurs venant des Égyptiens ; dangers intérieurs de révolte ; la famine, la soif ; enfin, l’attaque insolente d’un ennemi perfide qui avait escompté une prompte et facile victoire sur les Israélites épuisés. Moïse n’avait pas le loisir de faire un compte rendu ou même de noter dans l’ordre chronologique les prodiges et les miracles que Dieu avait accomplis en faveur des enfants d’Israël. Il y avait aussi d’autres choses qui devaient être mises par écrit : les lois et les coutumes que les Bnaï Israël avaient héritées en même temps que la tradition de leurs ancêtres – lois et coutumes qu’ils avaient conservées même en Égypte. Depuis lors, de nouvelles lois avaient été ajoutées en raison des expériences faites dans le désert.

Toutes ces choses devaient être consignées dans l’ordre, fixées sur le parchemin, épurées des versions, interpolations et interprétations spéciales dues aux prêtres et aux Bnaï Lévy, qui se préoccupaient de maintenir et d’accroître leur situation à part. Il n’était que temps de ramener au même style toutes les traditions et les héritages spirituels, les hymnes et les formules de bénédiction des ancêtres, de créer du mieux possible un livre des générations qui serait considéré comme sacré dans tous les temps à venir et ne pourrait plus être modifié.

Maintenant, Dieu avait donné à Moïse l’ordre de consigner dans un livre l’histoire de l’attaque des Amalécites contre Israël et d’infliger à Amalec le titre d’ennemi éternel de Jéhovah. Il obéit et entreprit cette vaste tâche.

Il existait pour les nations divers modes de perpétuer la mémoire des hauts faits de leurs rois, de leurs guerres et de leurs victoires, ainsi que des lois et commandements de leurs dieux. Les Égyptiens, généralement, ciselaient leurs inscriptions dans le roc ou bien les confiaient au papyrus. Les Babyloniens gravaient leurs lois et leurs commandements, leurs accords et leurs traités en signes cunéiformes sur des tablettes de terre glaise, qu’ils faisaient cuire ensuite dans des fours ou au soleil. Moïse décida de fixer ses récits sur des peaux de mouton, en se servant comme encre du suc noir excrété par certains poissons. Ainsi, les Bnaï Israël pourraient conserver un compte rendu durable et léger jusqu’à ce qu’ils parvinssent dans la Terre promise.

Ce livre devrait exposer les faits depuis le début, les six jours de la création, et les œuvres accomplies par Dieu à l’origine ; puis, il récapitulerait toutes les générations et les traditions des ancêtres, leurs actes, leurs vertus et leurs lois, leurs prières et les bénédictions qu’ils avaient transmises aux enfants d’Israël. Ce serait aussi la chronique des Israélites eux-mêmes, racontant leur exode de l’Égypte et leur voyage à travers le désert, et les prodiges que Dieu avait accomplis pour eux. Mais, par-dessus tout, ce livre devrait être le code des lois d’Israël, contenant toutes les lois et tous les commandements que Dieu leur avait donnés et donnerait aux Bnaï Israël le livre de l’enseignement, selon lequel ils devraient diriger leurs actes, et se conduire, et vivre. En conséquence, ce livre serait appelé la Sefer-Thora, c’est-à-dire le « Livre de l’enseignement et de la Loi ».

Sans plus attendre, les tanneurs se mirent à l’œuvre : devant la tente de Moïse, ils raclèrent avec des épées égyptiennes les peaux de mouton, les nettoyèrent et les ramollirent pour les rendre aptes à recevoir les saintes écritures. Et un conseil des Anciens d’Israël, ceux qui, dans les temps passés, avaient étudié et recueilli les traditions de leurs pères dans une caverne secrète en Égypte, en répétaient maintenant les termes pour les scribes. Mot après mot, ils dictaient la tradition dans les termes mêmes qui leur avaient été transmis par les générations précédentes. Chaque incident, mentionné par plusieurs personnes, était pesé et adapté ; style et récit devaient être proportionnés à l’évènement. Chaque mot devait être juste et devait refléter l’assentiment des Anciens. Car ce n’était pas l’incident isolé qui était important ; aussi important et sacré était le langage qui servait de support à la tradition. Rien n’était dissimulé : on dévoilait le mal, on révélait le bien ; rien n’était esquivé, rien n’était camouflé ni maquillé ; tout était exposé simplement, en économisant les mots pour mettre la vérité en relief de façon simple et franche. Le style de la tradition était fixé depuis longtemps ; il avait été martelé comme dans du granit. Par un mot ne pouvait y être changé, car les mots étaient choisis et comptés, et transmis dans leur forme et leur nombre par les générations disparues ; et l’on ne pouvait rien y ajouter ni en supprimer.

Il n’en était pas de même cependant quant aux évènements actuels insérés dans lesdites chroniques.

Le jour même où Moïse était entré pour la première fois en contact avec ses frères en Égypte, il s’était heurté aux éléments isréalites qui cherchaient à imposer leur hégémonie sur le peuple. En tout premier lieu, c’était la tribu des Lévites, qui se tenaient à part, se considéraient comme quelque chose d’exceptionnel, et se proclamaient la tribu dirigeante. Korah, leur doyen et leur porte-parole, s’était naturellement considéré comme l’homme destiné à libérer les Hébreux de la servitude. Il avait également ambitionné de remplir les fonctions de grand prêtre ; et, quand Moïse le tint à distance, et plaça son frère Aaron au premier rang de ses auxiliaires, et en second lieu Hour, l’époux de Miriam, Korah s’en vengea en diffamant Moïse parmi le peuple et en sapant sa réputation. En particulier, il chercha à semer le mécontentement, en insistant sur le fait que Moïse avait concentré dans sa propre famille le gouvernement d’Israël.

Mais les difficultés suscitées à Moïse par sa propre famille étaient plus grandes encore que celles qui lui venaient de Korah.

En Égypte, Aaron avait rêvé d’une hégémonie des prêtres en Israël, à l’instar du sacerdoce égyptien, avec une hiérarchie bien réglée, des cités renfermant les trésors à l’entour des temples, d’immenses richesses accumulées et provenant des dîmes sur les champs et d’autres taxes. Selon le plan d’Aaron, le sacerdoce devait appartenir non pas à la tribu entière des Bnaï Lévy, ainsi que le voulait Korah, mais aux descendants d’une seule famille, celle d’Amram, tandis que les autres Lévites constitueraient une sorte de corps d’esclaves du temple, serviteurs des prêtres.

En conséquence, Aaron éleva ses fils dans l’esprit d’un ordre sacerdotal héréditaire. Nadab et Abihou se considéraient comme devant être, après leur père, les fondateurs d’une dynastie de prêtres et, dès leur jeunesse, manifestèrent une ambition violente pour le pouvoir et les postes élevés... Jaloux de leur oncle et même de leur père, ils attendaient la disparition de la vieille génération, pour prendre le gouvernement. Mais, même du vivant de Moïse et d’Aaron, ces jeunes hommes se comportèrent envers le peuple comme s’ils avaient encore affaire à des esclaves. Et, en fait, regardant les Hébreux comme les esclaves de Jéhovah, et eux-mêmes comme les représentants dudit Jéhovah, le résultat était qu’ils prenaient à l’égard du peuple l’attitude d’un maître envers ses esclaves. Ils croyaient fermement avoir le droit de percevoir la capitation sur chaque membre de la collectivité – cela, bien entendu, au nom de Jéhovah. Ils interprétaient également les lois et les commandements de Dieu – tels qu’ils avaient été reçus de la tradition ou avaient été récemment ajoutés – à leur propre avantage, comme si c’était la volonté de Jéhovah, après les avoir libérés de leur ancien esclavage, d’obliger les Israélites à accepter une nouvelle servitude, celle d’une dynastie sacerdotale.

Seul de tous les Bnaï Amram, Moïse était absolument indifférent aux préoccupations de domination. Il n’avait que deux passions, pour lesquelles il était prêt à sacrifier lui-même, sa famille et ses descendants. La première était Jéhovah. La seconde, également profonde et dominante, était son peuple et son désir de le guider et de le diriger de telle sorte qu’il devînt le peuple élu suivant les commandements divins, le modèle de la justice et de la vertu. Pour atteindre ces deux buts, il négligeait sa femme et ses enfants.

Il n’avait pas appelé son fils du pays de Midian, lorsqu’il avait traversé la mer des Roseaux, pour en faire l’héritier de son pouvoir, à la manière d’Aaron et de ses fils. Il avait pris au contraire un jeune homme parfaitement étranger, appartenant à la tribu d’Éphraïm, Josué ben Noun, que personne ne connaissait jusqu’alors, et avait fait de lui son auxiliaire le plus proche. L’ambition de Moïse n’était pas de s’emparer du pouvoir et de le conserver, de le transmettre à ses fils, de consolider une caste au-dessus de son peuple : c’était de faire de ce peuple un peuple de prêtres, un peuple saint.

Il se rendait parfaitement compte du fait que les Bnaï Israël auraient besoin d’un rituel et d’une forme d’adoration envers Jéhovah, et que ces rites et ces dévotions rendaient nécessaire un clergé. Mais l’idée ne lui était jamais venue que ce clergé dût constituer une caste, qui vivrait du travail des autres, et à laquelle le peuple aurait à payer des dîmes sur ses champs et à livrer les premiers-nés des troupeaux, une caste avec un sanctuaire grand et somptueux, et un autel d’or sur lequel fumeraient sans cesse les holocaustes de moutons et de bœufs.

Après la victoire sur les Amalécites, lui-même avait élevé un autel de pierres à Jéhovah comme témoignage des prodiges accomplis en faveur du peuple. Il n’y avait pas offert de sacrifices sanglants, bien qu’il sût que les enfants d’Israël n’abandonneraient pas l’idée des sacrifices. C’était là en effet la seule forme de sacrifice divin que l’on connût à cette époque. Les lèvres humaines étaient closes, et lorsque le cœur débordait d’amour et de crainte pour Dieu, ne trouvant pas à s’exprimer par la prière, il en trouvait le moyen dans le sacrifice ; quant à Moïse, il croyait intimement que Dieu ne désirait pas les sacrifices, mais les bonnes actions et une vie conforme à la justice.

Quand on rédigea la première loi que Moïse proclama au peuple au nom de Dieu, la loi qui consacrait à Jéhovah le premier-né de toute mère, qu’elle fût femme ou femelle, un conflit s’éleva entre Moïse et le corps sacerdotal.

Aaron et ses fils, qui s’étaient chargés d’eux-mêmes de rédiger toutes les lois rituelles et de culte, interprétaient cette loi comme signifiant simplement que tout premier-né, d’une femme ou d’une femelle, appartiendrait au prêtre, en tant que représentant de Dieu sur la terre.

« Frère Moïse, est-ce que la parole de Dieu en cette matière ne signifie pas que le premier-né ouvrant le giron de sa mère appartient au sanctuaire en qualité d’esclave, de même que le premier-né d’une femelle appartient à l’autel pour y être sacrifié ? Et cela, immédiatement, dès que nous aurons érigé un tabernacle ?

– Dieu m’a dit clairement que le premier-né de tout homme doit être racheté ; et cela seulement quand nous serons parvenus en la terre de notre héritage.

– Et à qui doit appartenir l’argent versé pour le rachat du premier-né, si ce n’est pas aux prêtres ?

– Je n’en sais rien. Je n’ai pas d’instructions de Dieu à cet égard. Laisse-moi du temps. Je m’en informerai.

Moïse avait toujours été prudent quand il était question de rapporter la volonté divine, scrupuleux dans chaque détail, quand il s’agissait d’obéir à la voix qu’il entendait dans son cœur ; il était plus prudent et plus scrupuleux encore chaque fois qu’il fallait mettre par écrit les commandements de Dieu, aussi bien que l’histoire des miracles accomplis par Lui en faveur d’Israël, de la part que lui-même y avait prise, et de celle qu’y avaient eue Aaron et les autres. Il était attentif jusqu’à la méticulosité, il était bref, il se limitait aux incidents réels, sans chercher à flatter personne. Il créa un comité de scribes, dont la tâche était de mettre par écrit les chroniques, et ce comité convoqua comme témoins tous ceux qui avaient pris part à un évènement quel qu’il fût. Moïse lui-même s’y présenta et s’appliqua à donner un compte rendu exact des paroles qu’il avait nettement entendues de Dieu, soit de vive voix, soit dans son cœur, sans y changer même une lettre. Ensuite, ce comité entendit les autres, y compris Aaron et même Korah, Dathan et Abiram, au sujet de l’esclavage en Égypte. Miriam, la sœur de Moïse, eut aussi sa place dans les chroniques. Elle parla de la naissance de Moïse et de la façon dont la fille du Pharaon l’avait trouvé sur le Nil. Ces matériaux réels colligés par le comité n’étaient pas élaborés seulement quant à leur contenu, mais aussi au point de vue du style, de façon à établir une continuité dans le récit qui commençait à la création et contenait les vies des ancêtres. Et, lorsque les scribes eurent mis le texte au point, ils le portèrent à Moïse qui l’étudia à la lumière des commandements et des révélations qu’il avait reçus de Dieu. Ce fut seulement lorsqu’il fut convaincu que ce qui était écrit portait le sceau de la vérité et était illuminé de l’esprit divin qu’il donna la permission de l’inscrire à titre définitif dans la Séfer-Thora, le Livre de l’enseignement et de la Loi, pour toutes les générations.

Moïse n’était pas le seul, bien entendu, à faire le compte rendu des évènements. Mais tant qu’il ne les avait pas sanctionnés et déclarés paroles de Jéhovah, les textes n’étaient pas inscrits au Livre de la Loi.

Moïse nomma un second comité qui siégeait dans sa tente, le comité des commentateurs de la Loi.

Si récente que fût la libération, si bref qu’eût été leur séjour dans le désert, si dure que fût la vie et si difficile l’approvisionnement journalier, le fait seul de la vie en commun d’une grande multitude de gens faisait naître des problèmes nouveaux et compliqués qui réclamaient une solution immédiate. Il y avait des faiblesses et des passions que les privations ne réussissaient pas à réprimer, des explosions de cupidité, d’appétits sauvages, d’instincts brutaux, de perversions sexuelles. Il y en avait qui avaient quitté l’Égypte avec une telle quantité de richesses que, même là, dans le désert, ils exigeaient d’avoir des esclaves. Ils louaient des domestiques ; ils prêtaient à usure des outils et des vêtements. Un bon nombre de pauvres, poussés par l’envie, demandaient que les richesses apportées d’Égypte fussent déclarées butin de guerre et partagées à égalité entre tous les membres de la collectivité. Cette demande ayant été repoussée, il y eut des actes de brigandage. Il y eut aussi des rapts, commis contre des enfants aussi bien que contre des femmes. De nombreux enfants d’Israël, fiers de leurs origines, considéraient les prosélytes qui se trouvaient parmi eux comme des créatures inférieures et les traitaient brutalement. D’autre part, les Israélites singeaient les habitudes les plus caractéristiques des étrangers, et les racines du peuple couraient le risque de se corrompre. Après tout, ce n’étaient que des esclaves récemment libérés que Moïse avait conduits dans le désert. La vieille discipline qu’avait maintenue le fouet pendant bien des générations s’était relâchée : là, dans le désert, il n’y avait ni gardes ni surveillants qui, la verge ou le fouet à la main, imposassent l’ordre ou l’obéissance. Les lois et commandements n’avaient pas encore été proclamés dans toute leur plénitude ; et, chose plus grave, il n’y avait aucun moyen de les faire adopter ou exécuter.

On ne craignait et ne reconnaissait qu’une seule autorité Moïse. On savait qu’il avait le pouvoir de punir au moyen de la verge de Jéhovah qu’il tenait à la main. Et c’est pourquoi ceux à qui on avait fait tort venaient le trouver dans sa tente et portaient plainte devant lui.

C’était lui qui dirigeait les débats. Il essayait de devancer dans le désert le système de justice et d’équité qu’il espérait et croyait que les Bnaï Israël institueraient dans la Terre promise. Sans avoir un code précis de lois, il cherchait à atteindre l’esprit noble de l’ordre nouveau qu’il s’attendait à recevoir de Jéhovah sur le mont Sinaï ; et, comme il était seul à pouvoir le faire, il dirigeait les séances du tribunal en personne, écoutait toutes les plaintes, prononçait des jugements et déployait son autorité pour que la sentence fût rigoureusement exécutée.

Jusqu’à un certain point, il se basait sur la connaissance fragmentaire qu’il avait des lois de Babylone et de celles de certaines tribus du désert qui démontraient à divers égards des sentiments d’humanité, comme par exemple dans la réglementation de l’esclavage. Mais le but qu’il poursuivait n’était pas une décision occasionnelle et individuelle, la réparation, ici ou là, d’une injustice déterminée, mais la création d’un ordre nouveau, l’ordre de Dieu pour son peuple élu, celui qui devait être un modèle pour tous les autres peuples. Ce que Moïse cherchait, c’était le principe universel et le guide éternel pour les enfants d’Israël, qui les accompagnerait dans leur nouvelle patrie. Aidé par Josué, Moïse chercha dans la collectivité ceux qui avaient reçu une formation juridique et les désigna comme membres du nouveau conseil.

Partout où les Anciens trouvaient une règle de droit dans les coutumes des patriarches, ils la prenaient naturellement comme guide ; s’il n’existait ni indication ni précédent, ils examinaient le problème à la lumière des us babyloniens, égyptiens ou du désert. Moïse lui-même soupesait et comparait les diverses lois suivant leur plus ou moins de concordance avec le nouvel esprit de justice qui était son idéal. Ses jugements personnels, eux aussi, étaient motivés par les mêmes principes et basés sur eux. Graduellement donc il façonna une constitution animée des idées les plus élevées et les plus nobles du monde de ce temps-là où il incorpora les traditions purifiées des tribus d’Israël et les coutumes des autres peuples.

Il mit cette loi par écrit, mais ne l’inséra pas encore au livre de la Séfer-Thora, ou Livre de l’enseignement. Il attendait l’évènement suprême, la révélation des principes de base qui seraient donnés sur le mont Sinaï, après quoi toutes les lois devraient être réexaminées et perfectionnées, puis proclamées lois divines.

Cependant, les affaires individuelles lui prenaient tout son temps. Lui-même se jugeait incapable de préparer le peuple à ce moment solennel. Il se rendait parfaitement compte qu’avant de conduire les Bnaï Israël à la montagne pour y recevoir la Loi, il lui fallait une organisation capable d’en imposer l’application, de sorte que, dès que la Loi aurait été promulguée, elle pût être conservée et appliquée. À cet effet, il devait trouver des personnes auxquelles on pût en toute tranquillité confier l’autorité et le pouvoir, des personnes qui n’abuseraient pas de leur position pour leur propre avancement, et ne conspireraient pas pour imposer à Israël l’hégémonie d’un groupe animé d’ambitions dynastiques.

 

Tandis que Moïse se débattait avec ces problèmes d’organisation, un messager monté sur un chameau arriva dans le camp et demanda à être conduit à Moïse. Lorsque celui-ci leva les yeux sur lui, il reconnut un des hommes de Jéthro.

« Voici ce que dit Jéthro, prêtre de Midian, déclara le messager. Moi, Jéthro, ton beau-père, voici que je viens à toi ; ta femme et tes deux fils sont avec moi. »

Moïse fut soudain envahi par la honte. Depuis le moment où Dieu s’était révélé à lui sur le mont Horeb, il n’avait pas connu le repos, et ne s’était pas occupé de ses propres affaires. Le pays de Midian était voisin du désert de Sin ; son cœur avait soupiré après Séphorah, sa femme, à cause de la fidélité qu’elle avait démontrée, à cause de son empressement à le suivre en Égypte ; il était reconnaissant à son beau-père pour la gentillesse qu’il lui avait témoignée sans compter ; il désirait revoir ses fils, dont le premier-né, Gershom, portait dans son nom le souvenir de ce père qui n’avait pas eu de maison paternelle et n’avait connu que la solitude, tandis que le second, Éliézer, rappelait sa confiance en Dieu ; et malgré tout cela, il ne leur avait pas annoncé son arrivée et ne les avait pas invités à le rejoindre. Au contraire, c’était son beau-père qui lui faisait la surprise de sa visite.

Moïse se hâta de sortir du camp avec le messager et d’aller au-devant de son beau-père et de sa famille. Ils étaient déjà arrivés à l’orée du camp : le vieillard Jéthro, dans sa blanche robe sacerdotale, qu’il avait revêtue pour cette importante occasion, tout ornée d’amulettes, la tête couverte en raison de sa haute dignité ; derrière lui, son fils Hobab, dans son manteau de berger, son bâton à la main. Et, derrière Hobab, Séphorah assise sur un ânon, le visage couvert d’un voile, à la façon des femmes juives : c’est ainsi que Rébecca s’était voilée quand elle alla à la rencontre d’Isaac. À ses côtés se tenaient ses deux fils vêtus, eux aussi, à la manière des Hébreux, d’un pagne et d’un sarrau multicolore.

Moïse aimait sa femme et ses enfants ; il éprouvait du respect pour son beau-père. Il avait appris beaucoup de chose de Jéthro ; et il n’avait pas oublié les jours où, fuyant l’Égypte, il avait trouvé chez lui un abri et la sécurité.

Il fit une profonde révérence devant son beau-père ; puis il l’embrassa, ainsi que Séphorah et ses enfants. Le cœur tout plein de joie, il les fit entrer dans le camp et les conduisit à sa tente.

Dès que les premiers compliments eurent été échangés, Moïse entreprit de raconter tout ce qui s’était passé pendant le long intervalle de temps depuis qu’ils s’étaient vus pour la dernière fois. Il dit à son beau-père de quelle façon Dieu avait forcé le Pharaon à laisser partir les enfants d’Israël ; comment la mer s’était séparée ; les difficultés et les souffrances que les Bnaï Israël avaient supportées dans le désert ; l’intervention divine qui les avait sauvés de la mort par la faim et par la soif ; les attaques des Amalécites.

Jéthro se réjouit de la faveur que Dieu avait témoignée aux Israélites, de la sagesse et de la noblesse de son gendre. Lui qui était prêtre glorifia et remercia le Dieu de Moïse, déclarant que Jéhovah était le plus grand de tous les dieux et, sur-le-champ, lui offrit un holocauste et des sacrifices sur l’autel que Moïse avait élevé pour commémorer la victoire sur les Amalécites.

Le lendemain, Moïse invita son beau-père à siéger avec lui tandis qu’il jugerait les gens. Jéthro fut stupéfait de la grande quantité de plaignants qui se rassemblèrent devant la tente dès le début du jour pour exposer leurs litiges.

Un grand nombre de plaintes se rapportaient aux richesses apportées d’Égypte. Il y avait longtemps que Moïse s’était rendu compte que la façon dont les Bnaï Israël s’étaient indemnisés n’avait pas été un bienfait sans mélange. Dans cette bousculade pour s’enrichir, certains avaient réussi, et leur opulence provoquait l’envie et la haine et incitait à d’autres péchés : la débauche et toutes les formes d’iniquité.

Moïse ne faisait aucune différence dans sa façon de traiter les affaires graves ou non. C’était lui qui écoutait les témoins et la défense ; c’était lui qui prononçait la sentence. Ses décisions plurent beaucoup à Jéthro ; il les trouvait justes et pratiques. Mais il lui déplut de voir Moïse assumer la charge de régler des questions si peu importantes, dont d’autres auraient bien pu être chargés. Il ne fut pas satisfait non plus de voir que les gens devaient rester debout toute la journée dans la chaleur effrayante, en attendant d’être appelés. Et puis, de façon générale, quel sens cela avait-il que le chef du peuple s’occupât lui-même de ces litiges ? Ne perdait-il pas de son prestige aux yeux du peuple ? De plus, c’était un surmenage impossible. Jéthro voyait les gouttes de sueur s’assembler sur le front de son gendre ; il voyait son manteau tout détrempé par ce travail interminable. Et il en était de même pour les gens.

Ce même soir, Jéthro exposa sa façon de voir à son gendre :

« Tes sentences me font le plus grand plaisir : elles sont équitables et utiles. Dieu lui-même a mis dans ton cœur la lumière de la justice. Mais la façon dont tu t’acquittes de ces audiences, je suis vraiment obligé de la blâmer. Depuis le matin jusqu’à la nuit tu restes là, à ta tâche ; depuis le matin jusqu’à la nuit, les gens doivent t’attendre. »

Moïse exposa franchement à son beau-père ce qui le rendait perplexe. Il avait peur de partager avec d’autres son autorité. Il parla des difficultés qui lui étaient créées par les Bnaï Lévy et par son propre frère. Mais il était prêt à écouter le conseil de Jéthro, car il le savait expert et prudent en ces matières. Et il se rappelait comment, à Midian, son beau-père avait rendu la justice à son peuple, selon ses moyens.

Jéthro le mit en garde :

« Ce que tu fais là n’est pas bien, car c’est trop fatigant. Tu dois représenter Dieu aux yeux du peuple ; tu dois être entre Dieu et eux et leur apporter les lois et les commandements au nom de Dieu. Montre-leur la voie qu’ils doivent suivre, et le travail qu’ils doivent faire. Mais la diffusion, l’enseignement de la loi et son application, il faut la laisser à d’autres mains. Pour commencer donc, choisis parmi le peuple des hommes capables, craignant Dieu et honnêtes, haïssant les profits coupables, et fais d’eux les chefs de mille citoyens, les chefs de cent et les chefs de dix. L’enseignement de la Loi doit pénétrer tout le peuple, atteindre les plus humbles, ceux qui coupent le bois et qui portent l’eau. Tu peux le faire ; mais non par les chefs des diverses tribus. Laisse les tribus comme elles sont, et crée pour toi-même un exécutif spécial de la Loi. Ce ne sont pas les chefs de tribus qui doivent juger le peuple, mais des hommes nommés à cet effet. Les affaires importantes, ils les porteront devant toi ; les petites, ils en décideront d’eux-mêmes, suivant les règles et les lois et l’enseignement que tu leur donneras au nom de Dieu. »

Dans ce conseil de Jéthro, Moïse reconnaissait la sagesse due à une longue expérience. C’était Dieu qui le lui avait envoyé par la bouche de son beau-père ; et, à partir de ce jour-là, il s’appliqua avec ardeur à la création de l’organisme dont il avait besoin pour imposer la Loi, avant de pouvoir conduire son peuple au pied du mont Sinaï.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

 

L’ORGANISME d’application de la loi que Moïse mit rapidement sur pied ne porta pas atteinte au système tribal qui était trop enraciné chez les Israélites et considéré par eux comme trop sacré pour qu’on pût le modifier immédiatement. Les Bnaï Lévy restaient encore en quelque sorte une caste privilégiée, bien qu’ils n’eussent plus pour le moment de fonctions spéciales. Malgré cela, ils étaient privés de la suprématie qu’ils avaient exercée. Conformément au conseil de Jéthro, Moïse institua un nouveau conseil de soixante-dix membres, auquel il donna le nom antique et vénérable d’Anciens d’Israël.

Ces soixante-dix membres devaient être les interprètes et les docteurs de la Loi ; c’est d’eux également que Moïse devait prendre les avis dans les matières d’importance.

Il laissa bien entendu son frère Aaron à son poste élevé de chef en second, à côté de lui ; mais il modifia sa situation en lui associant un troisième personnage, représentant la tribu de Juda : son beau-frère, Hour.

Il fit entrer d’autres membres de cette tribu de Juda dans le Conseil des soixante-dix : parmi eux se trouvait Nakhchonne ben Aminadab qui avait été le premier à s’élancer dans les flots de la mer au moment où elle se sépara en deux. Mais celui qu’il destinait à être son héritier, en tant que chef, c’était toujours Josué ben Noun, de la tribu d’Éphraïm, qui avait commandé la bataille contre les Amalécites.

Le troisième mois après l’exode d’Égypte, Moïse commença sa marche vers le Sinaï.

Les enfants d’Israël étaient restés jusque-là dans le désert de Sin. Moïse les dirigea alors, en quittant Réphidim, vers l’oasis fertile de Nahal-Paran, tout près des montagnes du Sinaï. Là, des rivières abondantes descendaient des hauteurs ; il y avait de gras pâturages pour les troupeaux ; des bosquets de palmiers répandaient une ombre agréable ; c’était un séjour idéal pour une grande multitude. Et maintenant que le peuple était bien pourvu, Moïse le laissa sous la surveillance d’Aaron et d’Hour et se dirigea vers les collines qui se dressaient à une demi-journée du camp ; il ne prit personne avec lui, pas même son serviteur Josué. Il fallait qu’il fût seul pour se présenter devant le Seigneur.

En cherchant parmi les sommets, il découvrit bientôt l’Horeb, où il avait vu le Buisson ardent et entendu la voix de Jéhovah. Il était très facile à reconnaître. Ce n’était pas une montagne altière ; elle n’était pas comparable aux massifs qui la dominaient et s’élevaient jusqu’au ciel. L’accès du plateau qui la couronnait consistait en une série de terrasses en pente, se succédant l’une à l’autre. Ce n’était pas une montagne faite de minerai de cuivre, mais de granit, et ses ravins produisaient des plantes du désert et de rares cactus. Entouré de pics monstrueux qui haussaient leurs masses sauvages dans les nues, l’Horeb donnait une impression de tranquillité, de réserve et de solitude.

Debout au pied de la colline, Moïse levait les yeux, plein de crainte et de respect, cherchant un signe de Jéhovah. Rien n’apparaissait ; rien ne troublait le silence ténébreux et oppressant. Nulle apparition sur les hauteurs ; pas une feuille d’arbuste ou de cactus qui fît un mouvement.

Moïse leva les bras et cria d’un ton suppliant :

« Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, écoute ma voix. Tout s’est accompli conformément à la parole que Tu as dite à nos pères, conformément à la promesse que Tu m’as faite en ce lieu. Tu as libéré de la servitude les enfants d’Israël. Tu leur as donné du pain dans leurs besoins, et de l’eau à boire. Maintenant je les ai amenés jusqu’à Ta colline, afin qu’ils puissent recevoir Ton commandement et Ta Loi, ainsi que Tu me l’as dit en cet endroit, ô Dieu de fidélité et de vérité ! »

Dans l’effrayant silence, cette prière monta comme une clameur et vibra à travers les voûtes de la colline, puis s’éteignit lentement.

Alors, Moïse entendit une voix qui l’appelait d’en haut, celle qui avait retenti dans le Buisson ardent.

« Voici que tu vas parler à la maison de Jacob, et que tu vas dire ceci : « Vous avez vu ce que j’ai fait aux Égyptiens, et comment je vous ai portés sur les ailes des aigles et vous ai apportés jusqu’à moi. Et maintenant, si vous voulez écouter ma voix et observer l’alliance conclue avec moi, vous serez mon peuple à moi parmi tous les autres peuples, car la terre m’appartient. Et vous serez sous moi un royaume de prêtres et un peuple saint. » Telles sont les paroles que tu dois dire aux enfants d’Israël. »

Le cœur plein de joie, Moïse retourna au camp. Il réunit les Anciens et répéta devant eux les paroles que Dieu lui avait ordonné de prononcer :

« Voulez-vous, leur demanda-t-il, vous soumettre aux lois que Dieu vous donnera, pour être son peuple saint, conformément à son désir ?

– Nous voulons accepter tout ce que Dieu désire ; nous voulons obéir à ses paroles », répondirent les Anciens d’une seule voix.

Et Moïse poursuivit :

« Ce n’est pas pour vous seuls que vous devez consentir à obéir aux commandements de Dieu, mais aussi pour vos enfants, et pour les enfants de vos enfants ; car ce n’est pas avec vous seuls qu’il fait alliance, mais avec tous ceux qui sont avec nous aujourd’hui et avec tous ceux qui n’y sont pas.

– Nous acceptons l’alliance avec Dieu pour nos enfants et pour les enfants de nos enfants, pour tous ceux qui sont avec nous aujourd’hui et pour tous ceux qui n’y sont pas », répondirent les Anciens.

Ce fut alors seulement que Moïse fit connaître, au nom de Dieu, les instructions concernant l’évènement considérable qui allait se produire, trois jours plus tard, sur le Sinaï, afin que le peuple sût comment il devait se comporter et comment il devait se tenir prêt.

Pendant ce laps de temps, les hommes et les femmes devaient ne pas approcher les uns des autres. Ils devaient se sanctifier et laver leurs vêtements. Car le troisième jour, Jéhovah descendrait lui-même sur la montagne aux yeux de tout le peuple.

Voici comment les enfants d’Israël procédèrent à leur préparation. Seuls ou en groupes, ils se rendirent au bord des torrents et lavèrent leurs vêtements dans l’eau tombant en cascades du haut des collines. Mais ce ne furent pas seulement leurs vêtements qu’ils purifièrent : on eût dit que les eaux vives coulaient à travers leurs âmes, et les purifiaient des souillures de l’esclavage, en préparation pour le troisième jour. Ils savaient désormais que, ce jour-là, la montagne sacrée s’enflammerait de la base au sommet et qu’ils n’oseraient pas en approcher : hommes ou bêtes, s’ils s’en approchaient, seraient dévorés par le feu. Et déjà ils tremblaient à la pensée de la terrible apparition de Jéhovah et, à voix basse, ils parlaient entre eux de la formidable expérience qui les attendait.

Les nouveaux surveillants du peuple prenaient soin de séparer les hommes des femmes. Ils divisaient les familles. Les femmes et les petits enfants restaient au camp, tandis que les hommes et les garçons d’un certain âge allèrent passer la nuit dehors sur le plateau rocheux. Le lendemain, Moïse les conduisit, dans leurs vêtements resplendissants, jusqu’au mont Horeb et leur fit passer la seconde nuit dans les environs. Il plaça les hommes et les garçons d’un côté de la colline, les femmes et les tout petits de l’autre.

Un grand changement s’était produit dans l’attitude et le comportement du peuple. Les trois mois de liberté passés dans le désert avaient fait disparaître de leurs yeux le regard servile : ils avaient maintenant les yeux clairs et ouverts des hommes libres. La peau gris cendre et molle qui faisait de leurs visages des visages d’esclaves était maintenant dure et bronzée. Leurs membres n’étaient plus lourds et nonchalants ; ils avaient acquis de la vivacité, de l’énergie, de l’élasticité. Des barbes noires et frisées ornaient le visage des hommes ; leur tête était couverte d’épaisses chevelures ; et deux longues boucles, signes extérieurs des Bnaï Israël, descendaient le long de leurs joues, une de chaque tempe. Avec leurs bagues et leurs anneaux d’oreilles, emblèmes des hommes libres, avec les tissus précieux égyptiens jetés sur leurs épaules, ces esclaves de la veille faisaient songer à l’assemblée de l’une des tribus indigènes du désert.

Non moins surprenant était l’aspect des femmes. Leur corps était enveloppé dans de riches étoffes et des robes multicolores ; elles étaient parées de pendants d’oreilles, d’anneaux de nez et de colliers ; les cheveux récemment lavés et les yeux brillants, elles se tenaient toutes droites, libérées non seulement du joug du Pharaon, mais aussi du joug intime qui avait accablé leurs âmes.

Cette nuit-là, alors qu’elles se reposaient dans le cercle clos des collines, elles sentaient déjà qu’une voûte se formait au-dessus d’elles : une arche composée d’ailes, innombrables, d’aigles ou d’anges. Elles étaient entraînées dans l’orbite d’une autorité nouvelle ; elles avaient été séparées de leur entourage ; c’était comme si elles se trouvaient dans un vaste sanctuaire dont les montagnes seraient les murailles ; et elles étaient incapables de bouger de cette place. Lorsque les profondeurs au-dessus d’elles commencèrent à blanchir, elles virent une masse écrasante de nuages suspendue sur leurs têtes ; le soleil n’apparaissait pas pour troubler la pénombre qui planait ; le sommet des montagnes était enveloppé d’un nuage noir qui laissait échapper des tourbillons de fumée, comme si les montagnes étaient placées au-dessus d’un abîme de feu. Mais elles ne voyaient que la fumée qui, tout en s’élevant, formait couche sur couche au-dessus des nuages. De temps à autre, des éclairs éblouissants fendaient les ténèbres de plus en plus épaisses, vibraient un instant à travers les rouleaux de fumée et s’évanouissaient. La foudre suivait chaque éclair, et se répercutait en échos terrifiants. Soudain, le son d’une trompe se fit entendre, dominant tous les bruits.

Un frisson passa à travers toutes ces foules. Mais Moïse donna l’ordre d’approcher. Le cœur battant, les Israélites s’avancèrent à petits pas vers le pied de la montagne. Les nuages se refermèrent sur eux, et ils reçurent l’ordre de s’arrêter.

La fumée descendait de plus en plus lourde des sommets ; et le son de la trompe montait de plus en plus fort.

Moïse cria vers le haut de la montagne :

« Jéhovah ! Jéhovah ! »

Et l’on entendit une voix qui, descendant les pentes, répondait :

« Moïse ! Moïse ! »

Alors, les gens virent Moïse gravir vers la partie la plus épaisse de la fumée, y entrer et y disparaître. Au bout d’un instant il en sortit et parla aux prêtres placés au premier rang, et il leur interdit de mettre le pied sur la montagne. Quiconque le ferait était sûr de périr, car Jéhovah lui-même était présent.

Les éclairs et la foudre cessèrent ; on n’entendait plus l’appel de la trompe. Un silence profond tombait du ciel et s’étendait sur la terre entière. Pas une feuille ne bougeait ; pas un oiseau ne montait dans l’air. Rien ne remuait sur le sol ou sur l’espace au-dessus de lui. On eût dit que la création tout entière était pétrifiée. Et la terreur qui s’empara de la multitude assemblée dans ce silence était plus grande que la terreur qui lui avait été causée par les éclairs, le tonnerre et les appels de la trompe.

Alors une voix se fit entendre du milieu de la montagne ainsi enveloppée de fumée :

« C’est moi qui suis Jéhovah, ton Dieu, celui qui t’a fait sortir de l’Égypte, hors du séjour de ta captivité. »

Cette voix alla heurter les sommets d’alentour et fut renvoyée dans la vallée ; on l’entendit se répercuter à l’infini, emportée par les ondes de l’air, puis ramenée par les échos mourants. Ainsi elle résonna sur le monde entier, transportée partout, à travers les déserts, les mers et les montagnes.

Et, une fois de plus, une voix s’éleva dans l’air :

 

      Tu n’auras pas d’autres dieux que moi...

 

Une fois de plus le bruit se fit entendre par-dessus les collines et à travers l’espace, s’affaiblissant lentement en une vibration semblable à celles des cordes d’une harpe.

 

      Tu ne te feras point d’image taillée...

      Tu ne prendras pas en vain le nom de Jéhovah, ton Dieu...

      Souviens-toi du jour du sabbat, pour le sanctifier...

      Honore ton père et ta mère...

      Tu ne tueras point...

      Tu ne commettras pas l’adultère...

      Tu ne voleras pas...

      Tu ne feras pas de faux témoignages contre ton prochain...

      Tu ne convoiteras point la maison de ton voisin...

 

Il fallut bien du temps pour que la voix de Dieu proclamât les dix commandements à partir de la montagne de fumée. Un intervalle s’écoulait entre chacun des commandements. La voix attendait jusqu’à ce que chaque commandement eût été transporté à travers le monde et eût atteint tous les peuples ; car ces paroles n’étaient pas prononcées pour un seul peuple, ni pour un seul temps, mais pour tous les peuples et pour toutes les générations jusqu’à la consommation des temps. Ces dix commandements étaient le renouvellement de l’acte de la création, car tout homme et tout autre être vivant né du premier acte de la création dépendent du second acte de la création, la proclamation de la Loi. Et, de même que le premier acte de la création fut de séparer le chaos de l’ordre, de même le second acte a été de séparer le bien du mal, le juste de l’injuste.

Quand les éclairs brillaient à travers l’obscure pénombre, suivis du roulement du tonnerre, les Israélites tombaient le front dans la poussière et n’osaient plus regarder la montagne enflammée. Ils ne voyaient rien ; ils entendaient seulement. Mais entendre était la même chose que voir. C’était comme s’ils avaient vu la voix traversant l’espace ; c’était comme si d’autres peuples, d’autres multitudes d’Israélites étaient assemblés dans d’autres lieux, pour qui la voix s’arrêtait et répétait les commandements. C’était comme s’ils apercevaient ces autres peuples, sortis de leurs tentes, de leurs cavernes, de leurs cités et de leurs forêts, tombés eux aussi le front dans la poussière devant Dieu. Et, sans lever la tête, ils voyaient la montagne sourcilleuse d’où le Seigneur parlait se dresser dans l’air et planer au-dessus d’eux. Enveloppée de nuages de fumée d’un bleu noir, la montagne s’élevait toujours plus haut, jusqu’à ce que les nuages se détachassent d’elle pour aller se poser sur d’autres montagnes. Alors, il leur sembla qu’eux aussi planaient entre le ciel et la terre. Ils virent le monde déroulé devant eux et des nations, qu’ils ne connaissaient pas même de nom, prosternées à terre, tandis que la voix de Dieu passait sur elles, pareille à un trait de lumière à travers un nuage. Et soudain, les Bnaï Israël sentirent qu’ils n’étaient pas seuls : tout l’espace au-dessus d’eux était rempli ; ils constatèrent un mouvement, un frémissement d’ailes, une chute d’ombres. C’étaient les âmes de toutes les générations, les âmes de tous les hommes, qu’ils fussent déjà parmi les vivants ou encore à naître dans les temps à venir jusqu’au jour de Dieu : toutes les âmes assemblées étaient là au moment où Dieu descendait du mont Horeb dans le feu et les nuages, et donnait ses ordres à l’humanité et au monde ; et pas une âme de toutes les générations d’hommes n’était absente.

Cela dura une éternité ; cela dura un instant. Ce fut un incident de l’histoire de l’humanité que l’intelligence limitée de l’homme ne pouvait mesurer, mais qui appartenait au domaine de l’éternel, de l’infini, de la divinité. Il est donc impossible de parler de la durée de ce sublime épisode. Ce fut seulement lorsque Dieu cessa de parler que le monde retomba dans son cadre habituel de temps et d’espace ; ce fut alors seulement que les Israélites se rendirent un compte exact de la frayeur qu’ils avaient éprouvée. C’était une crainte spéciale devant l’Insaisissable. Ils ne savaient pas où ils étaient, sur la terre ou encore planant dans l’espace avec Dieu, retenus par une invisible puissance devant la montagne volante. Ils se mirent alors à crier à Moïse :

« Parle-nous, toi, et nous t’écouterons. Que Dieu ne parle pas ! Nous mourons de frayeur. »

Et Moïse, plus rapproché qu’eux de la montagne, répondit à voix haute :

« Ne craignez pas ! Dieu est venu pour vous éprouver. Puisse sa crainte tomber sur vous, afin que vous ne péchiez pas ! »

Alors Moïse les quitta et entra dans le nuage, afin de pouvoir continuer à s’entretenir avec Dieu.

Les enfants d’Israël s’étaient relevés : ils étaient là debout, le cœur serré, attendant ce qui allait encore arriver. Ils virent Moïse disparaître dans la nue ; ils le virent revenir après quelque temps et s’approcher des soixante-dix Anciens, ainsi que d’Aaron et de ses fils. Il leur fit signe, les invita à se diriger vers le nuage, comme s’il voulait qu’ils y entrent, pour contempler la gloire de Dieu. Mais Aaron et ses fils et les soixante-dix Anciens courbèrent la tête et se refusèrent à entrer. Après quoi, Moïse se retira de nouveau et resta longtemps absent. Et le peuple attendait, haletant d’inquiétude, de voir ce qui allait arriver et d’entendre ce qu’il devait faire.

Un long laps de temps s’ensuivit, pendant lequel la multitude resta immobile. Enfin, Moïse sortit de nouveau de la nue et s’approcha du peuple. Entouré des prêtres et des soixante-dix Anciens, il prit place sur un rocher et s’écria :

« Tels sont les commandements que Dieu a proclamés devant vous. Voulez-vous les accepter ? »

Et le peuple entier répondit :

« Nous voulons faire tout ce que Dieu a dit. »

Ce fut alors seulement, après leur avoir donné l’ordre de se réunir le lendemain à la même place que Moïse commanda au peuple de se disperser.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

 

MOÏSE convoqua tous ses scribes, leur donna l’ordre de dérouler les grands rouleaux de parchemin et y fit insérer les paroles de Dieu, ainsi que Dieu le lui avait ordonné.

Il était en train de préparer le Livre du traité d’alliance qu’il voulait lire au peuple le lendemain. Il ne dicta pas seulement les dix commandements que la voix de Dieu avait proclamés – ces commandements qui devaient plus tard être placés dans ses mains, gravés sur des tables de pierre comme témoignage éternel de l’alliance conclue entre Dieu et l’homme. Il devait y inscrire aussi les lois et jugements que les Bnaï Israël avaient reçus de la tradition des ancêtres, ainsi que les lois que la vie elle-même rendait nécessaires. Les dix commandements étaient au-dessus du temps et de l’espace, ils n’étaient pas particuliers à un peuple, ou à un genre de vie ; ils étaient donnés à l’humanité entière pour tous les temps et pour toutes les circonstances. Mais, simultanément, Moïse promulgua, au nom de Jéhovah, une série de lois ayant pour but de régler la vie d’Israël en accord avec la destinée particulière de ce peuple à part, de ce royaume de prêtres que Dieu donnerait en exemple aux autres peuples.

Les dix commandements commencent par rendre éternel le principe d’un seul Dieu. Ils proclament le sabbat, le principe de la famille.

Puis venaient les lois que le Conseil avait rédigées sous la direction de Moïse et qui avaient été partiellement empruntées à d’autres peuples, ou que Moïse avait apprises pendant le temps qu’il avait passé chez Jéthro. Mais elles avaient été amendées et épurées dans l’esprit des principes élevés qui étaient à la base des dix commandements. Ainsi améliorées, elles furent insérées dans le Livre du traité d’alliance Celles qui n’étaient pas conformes à cet esprit étaient éliminées par Moïse. Comme toujours, il omit d’inscrire son nom en tête de ces lois et les proclama au nom de Dieu.

Il avait, très vite, compris la nécessité d’un rituel pour le service du Seigneur, car aucun peuple ne peut s’en dispenser : c’est là le seul contact connu avec la divinité. Il refusa tout simplement sous quelque forme que ce fût, les images de Dieu qui étaient pratiquement en usage chez tous les peuples.

L’Hébreu n’avait pas le droit d’être réellement esclave ; il pouvait seulement s’engager à travailler pendant un certain temps. Au bout de six ans, on devait le remettre en liberté, lui et la femme qu’il avait amenée avec lui. Cependant, Moïse accrut les difficultés pour la possession d’esclaves en imposant aux propriétaires de nouvelles obligations, et en rendant presque impossible la conservation d’esclaves juifs. Et les interprètes ultérieurs de cette loi augmentèrent encore ces difficultés, si bien qu’un proverbe disait : « Quiconque prend pour esclave un Hébreu, c’est un maître qu’il se donne. »

Lorsqu’un homme volait un bœuf ou un mouton et l’abattait ou le vendait, il devait payer cinq bœufs pour un bœuf et cinq moutons pour un mouton. S’il n’avait pas d’argent, on le vendait lui-même en punition de son larcin. Mais si le bœuf ou le mouton ou l’âne volés étaient retrouvés vivants chez lui, il devait rendre deux animaux pour un.

Si un voleur vous attaque dans la nuit et que vous le repoussiez et qu’il meure, vous n’êtes pas coupable. Mais si le soleil est levé et s’il fait jour et que vous puissiez appeler au secours, alors vous êtes coupable de meurtre.

Moïse étant homme ne pouvait certainement pas échapper aux idées en cours à son époque. C’est pourquoi il proclama : Œil pour œil et dent pour dent. Mais les interprètes ultérieurs de cette loi l’ont expliquée et adoucie en ce sens que cela ne signifiait pas à la lettre un œil ou une dent, mais une compensation équivalente. D’autre part, Moïse formula une série de lois civiles qui se distinguaient par leur esprit d’équité. C’étaient sans aucun doute les lois issues des époques les plus reculées, alors que les Hébreux étaient bergers et pasteurs : elles traitaient des dommages que le bétail pouvait causer à la propriété des voisins.

Moïse institua une discipline rigoureuse quant aux relations familiales, consolidant à jamais la famille : il prononça une sentence de mort contre ceux qui pratiquaient les perversions sodomiques très répandues alors chez beaucoup de peuples, qui les considéraient comme normales et nullement répréhensibles.

« Quiconque sacrifiera à d’autres dieux qu’à Jéhovah devra être anéanti. »

« Tu ne dois pas porter tort à un étranger, ni l’opprimer : car vous avez été vous-mêmes étrangers dans la terre d’Égypte. »

« Tu ne causeras pas de peine à une veuve ou à un enfant sans père, car s’ils font appel à moi j’écouterai sûrement leur appel. Ma colère s’exercera contre toi, et je vous tuerai avec l’épée, et ainsi vos femmes seront veuves et vos enfants orphelins. »

« Si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de mon peuple, même aux pauvres qui vivent avec toi, tu ne dois pas être pour lui comme un créancier ; tu ne dois même pas lui prendre des intérêts. Si tu prends les vêtements de ton voisin en garantie, tu devras les lui rendre au coucher du soleil. Car c’est là son seul moyen de se couvrir, c’est le vêtement de sa peau. »

« Vous ne mangerez la viande d’aucun animal des champs »

« Tu ne feras pas de faux témoignage. Ne fais pas cause commune avec les méchants qui sont des témoins mensongers. Il ne faut pas suivre la foule pour faire le mal ; et, dans une dispute, tu ne donneras pas ton témoignage pour être d’accord avec la majorité ; tu ne dois pas non plus favoriser un homme dans une dispute pour le seul motif qu’il est pauvre. »

« Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi et qu’ils soient égarés, tu devras les lui ramener en sûreté. »

« Et si tu vois son âne ployant sous le fardeau, tu devras te garder de passer outre ; tu l’aideras à le décharger. »

« Tu n’opprimeras pas l’étranger, car tu connais le cœur d’un étranger, étant donné que vous avez été étrangers sur la terre d’Égypte. »

« Pendant six ans tu ensemenceras ta terre et en amasseras le produit ; mais la septième année tu la laisseras reposer et rester en jachère, afin que les pauvres gens puissent manger ; et ce qu’ils laisseront ce sont les bêtes des champs qui le mangeront. Tu en feras de même avec ton vignoble et ton champ d’oliviers. »

« Pendant six jours tu feras ton travail, mais le septième jour tu te reposeras, afin que ton bœuf et ton âne puissent se reposer, et que le fils de ta servante et l’étranger puissent se délasser. »

« Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère comme c’est la coutume chez ceux qui sacrifient aux idoles. »

Le lendemain matin, Moïse se présenta devant le peuple déjà réuni à une petite distance de la montagne. Il y avait encore une lueur de feu à son sommet, et la fumée, continuant à rouler, en cachait les pentes. Alors, Moïse construisit un autel au pied de la montagne et y installa douze piliers, conformément au nombre des tribus. Et il envoya non pas les prêtres, mais de jeunes Israélites pour offrir des holocaustes et des bœufs en offrande de paix à Dieu. Puis Moïse prit la moitié du sang et le mit dans des jattes ; et avec la moitié du sang il aspergea l’autel. Il éleva en l’air le Livre de l’alliance et le lut devant le peuple.

Il se garda de donner aux Hébreux la moindre indication relativement à la vie de l’au-delà, aux récompenses et aux châtiments de l’autre monde pour les bonnes actions et les transgressions commises en celui-ci. Il avait un trop vif souvenir des abominations des Égyptiens, de leur culte de la mort et de la servitude des vivants par rapport aux morts. Il haïssait dans le plus profond de son âme le rituel idolâtrique des sacrifices funéraires. Conformément à l’esprit des dix commandements, il exigeait une vie morale sans escompter une récompense dans l’autre vie. « Vous devez servir Jéhovah, votre Dieu, et il bénira votre pain et votre eau ; et je supprimerai la maladie parmi vous. Personne ne doit avorter ni être infécond dans ta terre. J’accomplirai le nombre de tes jours. » Telle était la récompense d’une juste vie. « J’enverrai ma terreur devant toi, déclara Moïse au nom de Dieu, et je détruirai tout peuple chez lequel tu viendras, et je mettrai en fuite devant toi tous tes ennemis... Et je ne les chasserai pas devant toi, avant que la terre soit désolée et que les bêtes des champs s’y soient multipliées. Pas à pas je les chasserai devant toi, avant que tu te sois enrichi et que tu aies hérité la terre. Tu ne feras aucune alliance avec eux, ni avec leurs dieux. Ils ne devront pas habiter ton pays – de peur qu’ils ne te fassent pécher contre moi, en adorant leurs dieux – car ils seraient un piège pour toi. »

Le peuple en foule entourait Moïse. D’un côté les hommes, de l’autre les femmes avec leurs tout petits sur les bras et un grand nombre accompagnées de leurs enfants. Et tous écoutaient avec attention, leur respiration allant et venant à travers leurs narines. Leurs cœurs frémissaient de terreur et de joie en cette heure exaltante ; et lorsque Moïse eut fini de lire le Livre de l’alliance, il éleva le grand rouleau de parchemin au-dessus des têtes. Il le leva si haut de ses bras puissants que le volume eut l’air de toucher la nue qui planait sur lui. Et il leur sembla de nouveau que la montagne de Dieu s’était haussée dans l’air et était suspendue au-dessus d’eux.

Alors, ils élevèrent la voix et crièrent :

« Nous voulons faire tout ce que le Seigneur a dit, et lui obéir. »

« Nous le ferons et nous obéirons ! » Ce cri roula à travers les montagnes et vibra dans l’espace, des milliers de voix le répétant en vagues alternantes.

Alors Moïse prit le sang contenu dans les jarres et en aspergea les têtes de la foule en s’écriant :

« Voici le sang de l’alliance que Dieu a conclue avec nous, conformément à toutes ses paroles. »

Et, tourné vers la foule, Moïse, les embrassant tous du regard et tendant les bras comme s’il touchait chacun d’eux en particulier, leur dit :

« Aujourd’hui, vous êtes tous devant Jéhovah, votre Dieu. Et vous allez entrer dans l’alliance avec Jéhovah et dans le serment qu’il a fait avec vous, de sorte qu’il vous établisse comme son peuple et qu’il soit votre Dieu, ainsi qu’il vous l’a promis, et ainsi qu’il l’a juré à vos ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob. Et ce n’est pas avec vous seulement que je conclus cette alliance et que je fais ce serment, mais aussi bien avec celui qui se tient aujourd’hui debout devant Jéhovah, qu’avec celui qui n’est pas ici aujourd’hui avec nous. »

Et, selon la tradition, non seulement ceux qui se tenaient là devant la montagne, mais les enfants à venir de toutes les générations à venir, assemblés et voletant en cet endroit, s’écrièrent avec les Hébreux : « Nous le ferons et nous obéirons. » Et les enfants qui étaient encore dans le sein de leur mère se levèrent et crièrent avec leurs mères : « Nous le ferons et nous obéirons. »

Alors Moïse prit Aaron et ses deux fils, les prêtres et les soixante-dix Anciens d’Israël et les conduisit dans la fumée de la montagne, afin qu’ils pussent voir la place où le pied de Dieu s’était posé. Et c’était comme un lieu pavé de saphirs et semblable par sa pureté au ciel même. Et Dieu ne mit pas sa main sur les nobles parmi les enfants d’Israël ; et il ne leur fut fait aucun mal. Et le peuple se réjouit, mangea et but.

Alors Moïse dit aux Anciens : « Voici ce que Dieu m’a commandé : « Viens à moi dans la montagne, et je te donnerai les tables de pierre, avec la Loi et les commandements, que j’ai écrits. » Et Moïse appela son aide, Josué, et lui ordonna de venir avec lui dans la montagne. Et il dit aux Anciens :

« Attendez ici, en bas, jusqu’à ce que je revienne. Aaron et Hour sont avec vous. Qui que ce soit qui ait une difficulté n’a qu’à se présenter devant eux. »

Et il prit Josué avec lui, et le peuple les vit gravissant dans la fumée. Alors tous s’en retournèrent vers leurs tentes dans la fertile vallée. Et ils voyaient la gloire de Dieu reposant sur le Sinaï, car un feu dévorant y brûlait et illuminait la contrée alentour.

Moïse et Josué avaient disparu dans la nue qui entourait la montagne.

Un jour passa et Moïse ne reparut pas. Un second jour passa, et il ne reparut pas. Et puis, un long temps s’écoula, et Moïse ne reparut pas.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

 

STUPÉFAITS, pareils à des moutons qui ont perdu leur berger les Israélites erraient à travers le camp en se regardant stupidement les uns les autres. La crainte résidait dans leurs yeux. Une pensée les obsédait tous, bien qu’ils n’osassent pas l’exprimer.

Et Aaron était assis avec ses deux fils, Nadab et Abihou, dans sa tente, et ils tenaient conseil, non pour les Bnaï Israël que Moïse leur avait confiés, mais pour leurs propres affaires, pour le sacerdoce que Moïse avait l’intention de leur enlever.

Les projets et les ambitions d’Aaron ne s’étaient pas modifiés depuis le jour où Moïse était arrivé à Gochène, et même depuis longtemps auparavant. Sa vie n’avait été qu’une préparation à l’édification d’une hiérarchie sacerdotale, et par suite à son propre avancement. Il avait toujours pratiqué la purification corporelle, ainsi qu’il convenait à un grand prêtre, les ablutions, les onctions et autres choses semblables. Il avait toujours conservé, il est vrai, toute sa barbe, ne s’était jamais fait couper les cheveux, ni raccourcir les boucles rituelles qui étaient traditionnelles chez les Bnaï Israël. Mais ses deux fils, Nadab et Abihou, se faisaient raser la tête, le visage et les sourcils, à la manière des prêtres égyptiens.

Aaron écoutait les plaintes et les reproches de ses fils et gardait le silence. Cela le déchirait de les entendre parler mal de son frère. Sa douleur était visible dans ses traits, bien qu’il n’osât pas leur imposer silence ni même interrompre leurs lamentations. Il avait eu les mêmes pensées, et ses fils ne faisaient que dire tout haut ce qu’il n’avait pas exprimé.

Cependant, le peuple devenait de jour en jour plus inquiet. Jour après jour, on attendait Moïse, et celui-ci ne revenait pas.

Les gens commencèrent à se rappeler leurs anciens chefs, les Bnaï Lévy, et s’adressèrent au premier d’entre eux, Korah, qui les représentait en Égypte auprès du Pharaon.

« Viens, lui dirent-ils. Sois notre chef, comme tu l’étais en Égypte, avant la venue de Moïse, car cet homme a disparu et n’existe plus. »

Mais Korah, qui était fin et prévoyant, aperçut tout de suite les dangers de la situation. Les Israélites, dont la panique augmentait, étaient capables des actes les plus fous : ils étaient prêts à rejeter complètement la discipline que leur avait imposée Moïse. Il décida donc que, vu les circonstances, la meilleure conduite à suivre était de rester à distance, et de laisser Aaron et Hour affronter la turbulente multitude. À eux de porter, aux yeux de Jéhovah et de Moïse, la responsabilité pour toutes les folies que les Israélites allaient commettre. Lui, Korah, resterait le seul chef qui ne se serait pas compromis dans ces évènements : ce serait donc à lui que reviendrait la mission à laquelle il avait droit, étant le doyen des Bnaï Lévy – les fonctions de grand prêtre. D’autre part, si Moïse n’était plus au nombre des vivants, ainsi que le croyait la foule, qui donc prendrait sa place devant Dieu, sinon lui, Korah ? Pour ce qui regardait le peuple, il avait un excellent prétexte : il avait été destitué. Et c’était là le rôle qu’il décida de jouer.

Et c’est ainsi que la foule, désorientée et de plus en plus affolée, se rendait chaque jour d’une tente à l’autre, où personne n’était à même de lui parler au nom de Jéhovah.

Les jours passaient, et les semaines, et Moïse avait disparu et ne revenait pas.

 

Un matin, le prophète Balaam arriva sur son ânesse dans le camp des Israélites. De l’homme et de la bête se balançaient d’innombrables images et statuettes. Il était accompagné d’une négresse portant dans ses bras deux enfants nus dont les lèvres étaient collées aux mamelons de ses seins puissants qui pendaient comme des outres. Autour de la femme noire couraient des enfants de différents âges : mère et enfants étaient, eux aussi, parés de figurines et de théraphims.

Toutes ces images, ces figurines et ces théraphims se ressemblaient, étant tous modelés dans la glaise ou imprimés sur des tablettes avec des hiéroglyphes : ils représentaient un veau.

Balaam et ses compagnons s’arrêtèrent au milieu du camp, en face des tentes de Dan, la tribu la plus turbulente et la plus séditieuse de toutes. Il cria :

« Quiconque veut accroître la force de ses lombes, qu’il vienne ici ! Quiconque veut multiplier son troupeau, qu’il s’approche ! »

Les fils de Dan, grands, hardis, larges épaules, nuque puissante, émergèrent de leurs noires tentes et firent cercle autour du prophète, de la négresse et de ses enfants. Ils étaient là autour d’eux, passant leurs doigts à travers leurs barbes épaisses et embroussaillées et les regardant avec de grands yeux.

Le prophète aux figurines s’inclina devant le cercle de ces hommes :

« La paix soit avec vous, fils de Dan ! Votre père était mon parent aux jours de Jacob. Nous sommes donc du même sang, vous et moi. Votre mère, Bilhah, n’était rien d’autre qu’une fille de notre tribu.

– Qui êtes-vous donc, et d’où venez-vous, étranger ? demandèrent les Bnaï Dan.

– Qui je suis ? Demandez-le aux étoiles, et elles vous le diront. Mon nom est écrit parmi elles, comme celui de l’homme qui révèle les destinées qu’elles régissent. D’où je viens ? De tous les coins du monde. Ma demeure est plutôt en haut qu’en bas. Mes yeux et ma bouche aspirent la lumière des étoiles, tandis que mes pieds foulent le sol. Celui que je bénis est béni ; et celui que je maudis est maudit. Les hommes me nomment Balaam. Les étoiles m’appellent « le Voyant ».

– Et ces théraphims que tu portes, à quoi servent-ils ? Quel est leur pouvoir ? demanda l’un des assistants.

– À quoi ils servent ? Oh ! demandez-le à vos pères, et ils vous le diront ; interrogez les générations passées : elles vous instruiront. De la terre d’où vous sortez, de celle où vous allez, ils viennent. Canaan est leur pays, et leur nom est « le Veau ». C’est le dieu des bergers. C’est lui qui a fait se multiplier la semence de votre père Jacob, et a agrandi ses troupeaux, alors qu’il servait Laban, l’Araméen, pour ses femmes. C’est Bilhah, votre mère, qui l’a introduit dans la maison de Jacob ; et, lorsque Jacob quitta Laban, l’Araméen, Rachel le déroba à son père et le cacha sous la selle de son âne, car il est aussi le dieu qui ouvre les entrailles des femmes et multiplie la semence du mari. Il est le dieu de vos ancêtres, et il sera aussi le vôtre, car vous serez un peuple de pasteurs comme le furent vos ancêtres. Il enrichira la semence de vos reins et accroîtra le nombre de vos brebis.

– Le Dieu de nos pères est Jéhovah, et c’est lui qui est notre Dieu, s’écria l’un des hommes du groupe.

– Jéhovah ?... Je le connais, dit le prophète d’un air pensif, en hochant la tête. C’est un dieu d’esclaves, et maintenant vous êtes des hommes libres. C’est le dieu d’un peuple pauvre qui n’a ni bovins, ni brebis, ni or, ni argent : mais aujourd’hui vous êtes riches. Et que ferez-vous de votre or et de votre argent, de vos moutons et de vos bœufs, si vous servez un dieu jaloux de tout plaisir qui réjouit le cœur d’un homme, un dieu qui fait de l’homme un esclave et l’enferme dans les chaînes de ses lois et de ses commandements ? Qu’a-t-il fait de vous lorsqu’il vous a appelés à le célébrer auprès du Sinaï ? Il vous a séparés de vos femmes et vous a gardés loin d’elles pendant ces trois jours. Est-ce donc ainsi qu’on célèbre les fêtes d’un dieu ? Laissez-vous conseiller par moi, et organisez vous-mêmes une fête en l’honneur du dieu Veau : il fera pleuvoir les bénédictions sur vous. Il mettra la force, la virilité et la puissance dans vos reins. Faites sortir vos femmes. Rien qu’en le voyant, elles vous deviendront dociles ; leurs seins se rempliront de lait, leur poitrine halètera de désir, leurs ventres se contorsionneront avec ardeur pour recevoir votre semence ; leurs entrailles s’ouvriront et elles vous donneront des fils musclés et virils comme le dieu lui-même.

– Déborah ! Miriam ! Mafima ! Fiha ! » Les voix excitées des hommes pénétrèrent dans les tentes ; et un homme, les oreilles rouges et les yeux étincelants, tira sa femme dehors et lui montra le Veau représenté par les images :

« Regardez attentivement, criait Balaam. Regardez bien ! Rien que sa vue vous fera concevoir. Notre sœur était stérile, ajouta-t-il en montrant la négresse, stérile, maudite. Son ventre était infécond, scellé avec sept sceaux. Son époux se disposait à la renvoyer. Une de ces images suspendue à son cou l’a guérie et l’a rendue féconde. Achetez ces théraphims, femmes, c’est un charme infaillible contre la stérilité. »

Et presque aussitôt les hommes arrachèrent les anneaux qui ornaient les oreilles des femmes et les échangèrent contre les images représentant le Veau du prophète qu’ils suspendirent à leur cou.

 

Balaam croyait à tous les démons et adorait toutes les idoles. Mais, comme Jéthro, il croyait aussi qu’il existait un Esprit supérieur à tous les autres dieux. C’était lui qu’on appelait Jéhovah. Mais contrairement à Jéthro, il ne voulait pas se soumettre à son autorité et ne voulait pas l’adorer parmi les autres divinités. Il savait que ce Dieu éternel avait déclaré la guerre aux autres dieux et, par conséquent, était pour leur existence une menace terrible. Il faisait donc tout ce qu’il pouvait pour miner son autorité et pour l’affaiblir.

La plus grave défaite qu’il eût jamais subie avait été la conversion des Israélites au culte de Jéhovah par Moïse ; et il était terriblement désireux de créer un abîme entre le peuple et son chef. Fin connaisseur des hommes, Balaam avait prévu que Moïse rencontrerait d’énormes difficultés à faire appliquer les lois et les commandements ; et il attendait, il attendait patiemment le moment propice où il serait en mesure de se glisser comme un renard dans le jardin que Moïse avait cultivé pour Jéhovah. Il avait pressenti le jour où les Bnaï Israël s’impatienteraient et se révolteraient, et seraient prêts à secouer le joug que Jéhovah leur avait imposé. Alors, ce serait sa chance.

Il avait d’ailleurs des espions dans le camp, recrutés parmi la foule de ceux qui avaient accompagné les Israélites dans leur fuite. Par eux, il savait le détail du moindre incident, du moindre changement dans les affaires. Et lorsqu’il connut le désespoir qui s’était emparé des gens à la suite de la disparition de Moïse, il convoqua les amis qu’il possédait parmi les prêtres des autres cultes et tint conseil avec eux. Il fut décidé d’envoyer un certain nombre de prêtres idolâtres au camp et d’accroître ainsi le désordre, de le pousser assez loin pour que les Israélites se jetassent dans les bras des dieux.

Balaam fit entrer au camp deux magiciens célèbres d’Égypte, Yanès et Yambrès, dont on prétendait qu’ils étaient ses fils. Dans leurs robes fantastiques, richement brodées, avec leurs coiffures en forme de tour, ils exhibèrent leurs capacités magiques de cent façons différentes parmi les Israélites. Ils se tournaient vers les étoiles et y lisaient toutes sortes de prédictions ; ils montraient aux Israélites la lune qui régnait dans le ciel pendant la nuit, tandis que le soleil y régnait pendant le jour. Ils dessinaient les scorpions, les lézards et les animaux qui se montrent dans les constellations, et ils faisaient croire aux Israélites qu’ils pouvaient voir le cercueil de Moïse flottant dans le ciel au-dessus du mont Sinaï.

Les émissaires de Balaam avaient en effet répandu activement la nouvelle de la mort de Moïse parmi la multitude mêlée à travers tout le camp :

« Moïse a été massacré. Jéhovah l’a détruit comme un lion détruit un mouton. Nous avons vu son cercueil flottant dans l’air au-dessus du mont Sinaï ! »

Des gémissements montèrent du camp : « Moïse est détruit ! Jéhovah l’a détruit ! »

Et Israël devint pareil à une prostituée : hier encore il se tenait debout sous le dais du mariage avec Jéhovah ; aujourd’hui il était prêt à accepter tous les nouveaux venus, toutes les offres d’idoles et d’idolâtrie.

Bientôt Balaam amena au camp son ami Naaram, prêtre de la déesse Astaroth ; Naaram était un jeune homme splendide, merveilleusement nourri ; il avait une belle barbe soigneusement frisée, le visage fardé, les yeux cernés de khôl, les lèvres teintées de bleu ; mais il était vêtu comme une femme, il avait des seins de femme et parlait d’une voix aiguë de femme. Il arriva dans une charrette remplie d’images d’Astaroth sculptées dans le bois ; quatre jeunes filles nues, portant de minces chaînes d’or sur leur sexe, tiraient cette voiture. Et il montrait aux Israélites la déesse aux larges hanches, serrant une colombe sur ses mamelles débordantes.

« Voici la déesse de l’amour. À ceux qui croient en elle, elle révèle tous les mystères secrets de la volupté, toutes les délices du désir, que ce soit pour un homme ou pour une femme, de l’amour pour la chair des autres ou pour leur propre chair. Ceux qui deviennent ses disciples et ses adeptes, elle les gratifie d’un double sexe, afin qu’on puisse les utiliser comme hommes ou comme femmes. »

En dépit de leur long esclavage en Égypte, les Hébreux n’avaient jamais perdu l’empreinte des vertus héritées de leurs ancêtres. Leur nature essentiellement saine était insensible aux plaisirs infâmes et raffinés du double sexe donné par la déesse Astaroth à ses disciples. Ils étaient moins encore attirés par le plaisir d’entendre le dieu Moloch faire craquer les os des enfants qu’on lui sacrifiait. Mais, comme pour contrecarrer ces choses, l’instinct de la reproduction, de la procréation, de la multiplication, resté puissant en eux-mêmes pendant leur séjour en Égypte, les inclinait au culte du Veau. L’image de ce dernier les tentait, alors que le répugnant Moloch et les joies infécondes d’Astaroth les laissaient indifférents. Des enfants ! Oui. La multiplication de leurs troupeaux. Bien sûr. Ils ne désiraient rien d’autre que le Veau ; ils ne voulaient entendre parler de rien d’autre.

Et, soudain, voilà que les cous de tous les hommes et de toutes les femmes se trouvèrent parés de petites images du Veau. En vain Hour, aidé par quelques membres de la tribu de Juda, les menaçait en leur rappelant la verge vengeresse de Moïse. On eût dit que le culte du Veau leur était entré dans le sang par quelque philtre magique et anéantissait tout pouvoir de réflexion et de refus. Même les plus réfléchis soupiraient après cette contagion. Des vieillards et des vieilles qui, peu auparavant, criaient au pied du Sinaï : « Nous ferons tout ce que Dieu a dit ! » paradaient maintenant avec le bijou précieux représentant le Veau.

Pareils à des singes qui, saisis de terreur dans les ténèbres de la nuit, se réfugient dans la frénésie de l’accouplement, ainsi les Bnaï Israël, assujettis au culte du Veau, trouvaient dans les plaisirs de la chair une détente à leur perplexité et à leur misère. Mais leur idole devint rapidement autre chose qu’une provocation à la luxure ; elle leur apparut bientôt comme un libérateur et un sauveur : c’était elle qui allait les libérer du désert. Le Dieu qui les avait fait sortir de l’Égypte les conduirait au pays de leurs pères.

Dans un chaos aveugle de luxure et de terreur panique que les plaisirs n’arrivaient pas à dominer, ils se précipitèrent en foule vers la tente d’Aaron. Il y avait là des Juifs et des étrangers, des hommes à la face brûlée par le soleil et des visages noirs dès la naissance. Il y avait des femmes aux cheveux en désordre et aux poitrines nues : de jeunes seins pareils à des pommes et des mamelles semblables à des outres vides. Et tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, criaient, protestaient, réclamaient, les bras tendus et les yeux en fureur :

« Lève-toi ! Fais-nous un dieu qui marche devant nous. Car Moïse, cet homme qui nous a fait sortir de l’Égypte, est parti... Nous ne savons pas ce qu’il est devenu. »

C’était là ce qu’attendaient Nadab et Abihou. Ils dirent à leur père :

« Voilà une occasion pour montrer à Moïse que des lois et des commandements rigides ne suffisent pas pour nourrir un peuple. Il lui faut un tabernacle, un sanctuaire, un autel, une hiérarchie sacerdotale ; il lui faut des solennités et des danses, des chants et de la liberté... Sinon, il se fabriquera à lui-même une image du Veau. Fais-leur, toi, une image du Veau. »

Aaron y consentit.

S’adressant aux hommes qui se trouvaient dans la foule, il leur dit : « Enlevez les grands pendants d’oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les-moi. »

Ils lui obéirent. Ils s’emparèrent des pendants d’oreilles des femmes et des jeunes ; ils y ajoutèrent leurs propres anneaux, et ils les jetèrent en tas aux pieds d’Aaron.

Alors on se mit à la recherche à travers tout le camp d’hommes experts dans le travail du métal et du bois ; et, sous leurs doigts les images commencèrent à se former. Le tronc d’un arbre tortueux devint un veau aux organes sexuels disproportionnés. On alluma un feu et les parures d’or furent jetées dans un creuset. Les marteaux battaient et écrasaient, et l’or réduit en feuilles était étendu sur l’image du Veau : c’était une statue grossière et sans art, dont la tête était d’un veau et les parties inférieures d’un bœuf.

Aaron lui-même, le grand prêtre, mit la main à l’œuvre.

Avant même que cette statue fût terminée, une multitude composée principalement d’étrangers, introduits dans le camp sous la conduite de Balaam, se mit à chanter

 

      Voilà ton Dieu, ô Israël, celui qui t’a fait sortir de l’Égypte !

 

Et, tout en contemplant l’image qu’on façonnait devant eux, ils baisaient les figurines suspendues à leur cou.

Alors, Aaron comprit que les choses étaient allées trop loin et que le peuple avait été amené, comme dans l’état d’ivresse, à accepter cette idole, le Veau d’or. Telles n’étaient pas ses intentions. Il avait voulu gagner du temps. Peut-être que Moïse reviendrait le lendemain. Avant de partir, il avait dit quelque chose comme d’un séjour de quarante jours dans la montagne, et cette période arrivait à son terme. En attendant, tout en ruminant ces pensées, Aaron pria les gens de construire un autel et, cette fois aussi, il mit la main à l’œuvre, lui et ses fils. La journée approchait de sa fin : c’était un jour de gagné. Il était trop tard maintenant pour commencer la solennité.

« Revenez ici de bonne heure demain matin, dit-il, au peuple. Demain nous célébrerons une fête en l’honneur de Jéhovah. »

Une fête en l’honneur de Jéhovah ! Il voulait célébrer une fête en l’honneur de Jéhovah. Il mettrait, s’il le fallait, le Veau d’or au service de Jéhovah. Cette pensée le réconfortait et l’absolvait d’avoir en apparence trahi sa mission.

« À vos tentes ! cria-t-il de nouveau. Les fêtes seront célébrées demain. »

Mais le peuple ne bougeait pas. Il voulait avoir sa fête tout de suite. Quelques-uns s’étaient couchés autour de la statue terminée, comme pour veiller sur elle. Il fallait que la fête commençât immédiatement... et qu’elle se poursuivît jusque dans la nuit !

Cette nuit-là fut une nuit d’impudeur inouïe. C’était comme si tous les démons noirs, toutes les formes d’idolâtrie et d’abominations s’étaient assemblés dans le camp des Israélites pour livrer la dernière, la décisive bataille à Jéhovah. Des tentes des Bnaï Israël des voix d’ivrognes s’élevaient. Des hommes défloraient des femmes en plein air, sous les étoiles, et commettaient toutes les horreurs possibles. On eût dit qu’ils voulaient prendre leur revanche sur les humiliations et les souffrances que Dieu leur avait imposées pendant la longue durée de leur esclavage en Égypte.

Et personne n’était là pour les retenir. La peur de la foule déchaînée paralysait les nouveaux chefs, ces conseillers que Moïse avait placés au-dessus des Anciens d’Israël. Ils se cachaient partout où ils pouvaient afin d’échapper à l’attention de la foule enivrée. Korah et ses partisans, qui connaissaient le peuple et qui, même cette nuit-là, auraient pu avoir quelque influence sur lui, se tenaient délibérément à distance, afin de n’avoir aucune responsabilité. « C’est Aaron et Hour qui sont les chefs », disaient-ils.

Ainsi le peuple de Dieu fut abandonné par ses dirigeants aux mains du Mal.

Le seul qui s’y opposa, dans l’espoir de former de son faible corps et de sa foi rayonnante une barrière entre les Israélites et le Mal, ce fut Hour, le deuxième représentant nommé par Moïse.

Lorsque Aaron consentit à aider à fondre le métal pour fabriquer le Veau d’or, il envoya chercher Bézalel, petit-fils de Hour, qui était célèbre en Égypte comme orfèvre et constructeur de palais. Mais on ne put le découvrir : Miriam l’avait caché dans une caverne et, accompagnée de Hour, son mari, elle alla trouver Aaron, se jeta à ses pieds et l’implora :

« Aaron, Aaron, tu es l’aîné des enfants d’Amram ! Qu’est-ce que tu fais en ce moment ?

– C’est la volonté du peuple. Je ne veux pas m’opposer à leur volonté, sinon, ils me tailleraient en pièces.

– Ne vaut-il pas mieux être massacré que de commettre un péché contre Dieu ? demanda Hour.

– Dieu est bon. Il nous pardonnera. Moïse intercédera pour nous. »

Mais Nadab et Abihou, qui étaient là dans la tente de leur père, perdirent patience, et dirent à ces visiteurs importuns : « Allez-vous-en, vieilles gens. Allez-vous-en ! »

Miriam et Hour allèrent à la recherche de Korah. L’ayant enfin trouvé, ils lui dirent :

« Korah ! Korah ! tu es l’aîné des enfants de Lévy. Lève-toi. Délivre Israël des griffes du Malin. Toi et les Bnaï Lévy.

– Que celui qui a livré les Israélites au Malin les en délivre. C’est toi, Hour, toi et Aaron qui êtes les chefs. Nous autres, nous sommes les dépossédés... » Et Korah referma le rideau de sa tente.

Alors Hour courut vers sa propre tribu, celle des Bnaï Juda. Il tira de leur sommeil Nakhchonn ben Aminadab et Caleb ben Yéphounneh, ses chefs, et leur dit :

« Venez avec moi, fils de Juda, vous à qui il sera donné de diriger les enfants d’Israël, et empêchez-les d’adorer le Veau d’or, s’ils ne veulent pas perdre leur droit d’aînesse parmi tous les peuples de Dieu. »

Ils lui répondirent : « Notre temps n’est pas encore venu. Que ceux qui ont enfoncé une écharde dans la chair du lion l’en retirent. Nous ne pouvons pas raccommoder ce qu’Aaron a brisé. »

Alors, s’apercevant que personne ne voulait empêcher Israël de sombrer dans l’abîme, Hour dit : « Je vais placer mon corps devant mon peuple, afin de l’empêcher de tomber. »

Il alla donc se mettre à l’entrée du camp pour barrer la route à ceux qui tenteraient de s’approcher du Veau d’or.

Entre-temps, l’étoile du matin s’était levée ; le ciel était inondé de feu et de sang, et les nuages bleu pâle étaient bordés de rouge.

Et les Bnaï Israël sortirent pour se rendre à la fête. Ils arrivaient groupés par familles, avec leurs femmes et leurs filles. Et ils étaient parés de tous les bijoux que Dieu leur avait donnés, et de toutes les dépouilles de l’Égypte : ils étincelaient de chaînes d’or, de chapelets formés de rubis, de saphirs et d’améthystes, de pectoraux ornés de joyaux, de bagues, de pendants d’oreilles et de bracelets. Les femmes avaient couvert leur nudité de tissus de soie bleue, de laine fine et de lin délicat ; leur tête était couronnée de fleurs de la montagne, et à leur cou, se balançant entre leurs seins, étaient suspendues de petites images du Veau d’or. Dans leurs mains elles portaient des corbeilles de manne, le pain de Dieu, qu’elles voulaient offrir à la nouvelle idole. Et elles s’avançaient d’un pas solennel et joyeux. Les flûtes résonnaient devant elles, les cymbales retentissaient ; elles marchaient en dansant et en chantant en l’honneur de leur nouveau dieu.

À l’entrée du camp, deux faibles bras de vieillard leur barrèrent le passage, et une poitrine débile s’opposa aux arrivants comme un bouclier. Deux yeux brillants lançaient des traits ardents, et une voix, qui semblait sortir d’une caverne profonde, les menaçait et les suppliait :

« Frères de la maison d’Israël ! Souvenez-vous du serment que vous avez fait à Jéhovah. Souvenez-vous de la sainte alliance que vous avez conclue avec lui. N’allez pas à cette idole ! N’y allez pas ! C’est Jéhovah qui est votre dieu.

– Ôte-toi de notre passage, vieux, sans ça, nous te foulons aux pieds », lui répondirent-ils.

Mais le vieillard ne bougea pas. Il se tenait solidement debout ; il les retenait par leurs membres et leurs vêtements et les empêchait d’avancer.

Ils le précipitèrent à terre, ils l’écrasèrent de leurs pieds, et sans prendre même la peine de repousser son corps de côté, ils passèrent par-dessus.

Aaron les attendait déjà à l’autel. Et il offrit un holocauste et un sacrifice de paix au Veau d’or qui brillait au soleil.

Et ils remplirent leurs ventres de mangeailles, et s’enivrèrent et s’amusèrent ; et le bruit de leurs rires et de leurs réjouissances s’éleva jusqu’au ciel.

Mais une voix se fit entendre du ciel, la voix d’une femme, remplissant l’espace de ses lamentations et de ses larmes. C’était la voix de Rachel, leur mère, qu’on entendait dans les hauteurs, pleurant la mort de ses enfants.

Car ce jour-là fut un jour de Satan ; et tous les édits funestes, toutes les persécutions et les tribulations que les enfants d’Israël ont rencontrés et supportés au cours des âges, furent décidés et scellés ce jour-là.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

 

APRÈS quarante jours et quarante nuits, Moïse descendit de la montagne. En bas, il trouva Josué, son serviteur, qui l’attendait.

Et lorsque celui-ci aperçut son maître sortant de la nue qui enveloppait la montagne jusqu’à sa base, il ferma les yeux. Il n’osait pas regarder le visage de Moïse, car il avait l’impression de ne pas reconnaître son chef, celui qui l’avait formé. Moïse était couvert d’une longue chevelure blanche ; ses sourcils étaient blancs et sa large barbe blanche s’étalait sur sa poitrine ; et, du milieu de cette blancheur, sa stature puissante rayonnait, pareille à un soleil. Son corps de géant était caché sous un blanc manteau qui resplendissait comme de l’argent dans la lumière solaire. Dans ses bras levés il portait les mystiques tables de pierre sur lesquelles, en lettres de feu, frémissaient les dix commandements.

Il garda le silence en rejoignant son serviteur, il garda le silence en marchant avec lui, indifférent à ce qui l’entourait. Il était enveloppé d’un nuage mystérieux qui sortait de lui, comme s’il était toujours dans ce monde ineffable où il avait lutté avec les anges et les démons pour la parole de Dieu. Mais sur lui ne planait pas cet esprit de joie triomphante que Josué avait espéré rencontrer ; tout au contraire, il était plein d’une tristesse méditative. Son visage, qui brillait au milieu de ses cheveux blancs, était mélancolique et immobile – les ténèbres au sein de la lumière.

Josué eut l’impression que Moïse connaissait quelque chose qui avait dû arriver au camp. Mais il craignait de l’interroger ; il craignait même de le regarder en face. Il savait seulement qu’un homme cheminait à son côté qui, pendant quarante jours et quarante nuits, avait séjourné dans le ciel avec Dieu et avec les cohortes célestes et qui, maintenant, transportait dans ses bras les tables sur lesquelles des lettres de feu avaient été gravées par la main même de Dieu. Et, aux yeux de Josué, cet homme se trouvait transformé en un ange du Seigneur, et il avait peur de lui.

Quant à Moïse, il gardait le silence, en songeant aux paroles de Dieu.

Dieu lui avait dit en effet :

« Descends, car le peuple que tu as fait sortir de l’Égypte s’est corrompu. »

De plus, Dieu avait proposé de créer un nouveau peuple issu de la semence de Moïse lui-même, en disant : « Je ferai de toi naître une grande nation. »

Mais, tout de suite, dans le ciel, Moïse avait répondu qu’il ne désirait pas être le père d’un autre peuple. Et il avait apaisé les premiers feux de la colère divine.

Néanmoins, il ne savait pas quelles étaient les intentions de Dieu : conduirait-il les enfants d’Israël dans la terre qu’il leur avait promise, ou ne le ferait-il pas ? Et cette incertitude lui faisait le cœur lourd. Pourtant, il cachait ses pensées et ne souffla pas un mot à Josué ; et tous les deux continuèrent leur route l’un près de l’autre, en silence.

Quand ils eurent quitté les dernières collines de base et furent arrivés sur le plateau pierreux, ils entendirent les cris et le tumulte rebondissant en échos de la vallée où se trouvait le camp.

Et Moïse continua sa marche, en tenant étroitement sur sa poitrine les tables de pierre où la main de Dieu avait gravé en lettres de feu les dix commandements.

Enfin, ils arrivèrent au bord du plateau d’où la pente conduisait tout droit au camp. Et Moïse les vit : dans leurs robes multicolores jetées négligemment sur eux, ils dansaient follement autour du Veau d’or qui resplendissait sur un autel élevé. Il entendait nettement maintenant les éclats de rire sauvages, les chants, les hurlements et les vociférations. Il s’arrêta debout au bord du plateau. Il inclina son visage sur le bord des tables de pierre et resta ainsi longtemps, pareil à une statue taillée dans le roc. Puis son corps revint convulsivement à la vie, comme si un éclair l’avait frappé. Il éleva les tables de pierre et les lança vers le ciel de toute sa force, comme pour dire : « Retournez là d’où vous venez ! »

Les tables de pierre tombèrent et se brisèrent en morceaux qui commencèrent à dégringoler dans la vallée le long des pentes.

D’un pas puissant, Moïse descendit à son tour, bondissant, pareil à un jeune homme, de rocher en rocher dans l’élan de sa fureur. Josué, qui le suivait, resta loin en arrière.

Et, semblable à un coup de fouet de flamme, Moïse se précipita dans le camp, rejetant à droite et à gauche de ses bras puissants les libertins stupéfaits. Ils le reconnurent tout de suite, et la panique s’empara d’eux immédiatement. Les danses s’arrêtèrent ; les voix se turent ; les têtes s’inclinèrent soudain, les corps se prosternèrent.

Moïse ne prononça pas une parole. Dans son manteau blanc étincelant, il marcha tout droit vers l’autel. De ses propres mains il s’empara de l’abominable statue, la jeta en bas de toute sa force par-dessus la tête des adorateurs, si bien qu’elle se brisa en deux ; puis, il en jeta les morceaux dans le feu qui brûlait sur l’autel. Le bois de la statue fut dévoré par les flammes ; le métal fondit. Alors Moïse prit la parole : il donna l’ordre de ramasser l’or fondu, de le mélanger aux cendres de bois, d’écraser ce mélange entre des meules et d’en jeter la poussière dans l’étang formé par l’une des cascades descendant des collines.

Alors il commanda à Josué : « Mène-les à l’étang, et force-les à en boire l’eau, comme des bêtes. »

Tous sursautèrent, terrifiés. L’eau était empoisonnée par la poussière et les cendres de l’idole. Leurs ventres allaient enfler s’ils buvaient. Ils firent demi-tour et refusèrent d’obéir, puis cherchèrent à fuir dans la direction de leurs tentes. Mais Josué et ses jeunes compagnons les entourèrent, les firent reculer et les contraignirent à se baisser et à boire.

Moïse vit Aaron debout près de l’autel. Lui aussi, il aurait dû le forcer à boire l’eau empoisonnée, avec les autres adorateurs de l’idole. Mais il se retint. Il s’approcha seulement de lui et lui demanda avec colère :

« Qu’est-ce que ce peuple t’avait fait pour l’amener à commettre une telle faute ? »

Aaron, tremblant de peur de la tête aux pieds, baissa le front en rougissant et se mit à balbutier :

« Que ta colère, mon seigneur, ne tombe pas sur moi ! Tu connais ce peuple et quel est son penchant au mal. On est venu me trouver et l’on m’a dit : « Fais-nous un dieu qui marche devant nous, car Moïse, celui qui nous a fait sortir de l’Égypte, est parti, et nous ne savons pas ce qu’il est devenu. » Alors, je leur ai dit : « Que celui qui a de l’or le donne. » Et ils m’ont donné leur or et je l’ai jeté dans le feu et voilà que ce Veau en est sorti. »

Moïse sourit amèrement, comme s’il avait goûté à quelque plante vénéneuse ; il ne pouvait s’empêcher de sourire, en entendant l’excuse puérile de son frère. Il le considéra d’un air méprisant et demanda :

« Où est Hour ?

– Il est mort. Ils l’ont foulé aux pieds, alors qu’il essayait de les retenir. »

Le visage de Moïse se fit plus sombre encore, ses yeux se firent plus tristes et sa respiration plus pénible.

« Où sont les Anciens, les Anciens d’Israël ? » demanda-t-il d’une voix rauque.

Josué et ses jeunes gens eurent besoin d’assez de temps pour en trouver une poignée, dans les cavernes où ils se cachaient, et pour les rassembler.

« Pourquoi avez-vous laissé le peuple commettre ce grand péché ? Pourquoi ne l’avez-vous pas retenu ?

– Nous avions peur qu’il ne fasse avec nous ce qu’il avait fait à Hour », répondirent-ils en tremblant.

Moïse les regardait avec dégoût. « Vous aviez peur ! Ah ! Jéhovah ! Jéhovah ! c’est moi qui suis coupable. Vois à qui j’avais confié les enfants d’Israël. » Sa tristesse redevint de la colère. « Conduisez-les au milieu du peuple, ordonna-t-il. Leur crime est aussi grand que celui des autres. »

Alors il se tourna vers la multitude étendue un peu partout sur le plateau ; et, soudain, il aperçut les images du Veau suspendues au cou des hommes et oscillant entre les seins des femmes. Et nombreux étaient ceux et celles qui, couchés tout nus sur la terre, parce que dans leur danse échevelée autour du Veau d’or ils avaient perdu tous leurs vêtements, caressaient amoureusement ces images corrompues – les caressaient, les baisaient comme pour en implorer du secours contre Moïse et contre la colère de Dieu. Et cette vue fit naître en Moïse une colère telle qu’il n’en n’avait jamais connu de semblable.

Ce n’était pas là le peuple pour lequel Jéhovah lui-même était descendu du ciel ! Ce n’était pas celui avec lequel il avait conclu une alliance ! Ce n’étaient pas là les enfants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, mais une tourbe ignoble d’esclaves sans discipline et sans loi. « C’est Aaron qui les a menés à cet état de sauvagerie. Aaron et les Anciens à qui je les ai confiés. » Et sa colère devenait toujours plus ardente en lui, si bien que, tout d’un coup, il bondit de l’autel, se précipita à l’entrée du camp et d’une voix de tonnerre s’écria :

« Que ceux qui sont avec Jéhovah viennent à mon côté ! »

Alors les membres de la tribu de Lévy accoururent et se rassemblèrent autour de lui.

« Voici la parole du Seigneur, Dieu d’Israël. Que chacun de vous prenne une épée et parcoure le camp d’une entrée à l’autre ; qu’il trouve les coupables et les abatte, chaque homme son frère, chaque homme son camarade, chaque homme son voisin. »

C’était là la parole qu’attendaient les Bnaï Lévy. Ils connaissaient le peuple, ils connaissaient les guides et les coupables, ils savaient quels étaient ceux qui avaient pris part aux orgies. Et ils se dispersèrent à travers le camp, en poussant les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, vers la boucherie. Et déjà, les cadavres des morts roulaient sur le plateau et leur sang coulait à travers les pierres. L’air était rempli de cris et de lamentations et du bruit des râles des mourants. Et, lorsque l’exécution fut terminée, Moïse dit aux enfants de Lévy :

« Aujourd’hui, vous avez consacré vos mains au Seigneur, parce que vous n’avez épargné ni vos fils ni vos frères. Puisse la bénédiction venir par vous ! »

Alors, il se dirigea vers sa tente, afin de méditer sur ce qu’il fallait faire.

Il y trouva Miriam que Bézalel avait amenée. Elle avait couvert ses cheveux blancs comme neige et avait drapé son corps ratatiné dans le manteau noir des veuves. Elle s’inclina devant Moïse, mais lui s’approcha d’elle, l’embrassa et dit :

« Ma sœur Miriam ! Ton frère Aaron a fait tuer Hour. Le sang de ton époux est sur sa tête.

– Fils d’Amram, je suis venue t’implorer en faveur de mon frère Aaron.

– Je ne sais pas encore ce qu’il faut que je fasse de lui. Je vais demander à Dieu.

– Mais ton frère sait fort bien ce que tu devrais lui faire. Il est là à la porte de ta tente avec ses vêtements déchirés, des cendres sur la tête et une corde au cou. Et tu dois faire de lui ce que tu as commandé aux autres de faire de leurs frères et de leurs fils. Lève-toi, fils d’Amram, et tue ton frère, ainsi que les autres ont fait. »

Moïse pâlit. Miriam avait exprimé ce qu’il avait eu réellement l’intention de faire pour Aaron de même que pour les autres adorateurs de l’idole. En entendant les paroles explicites de sa sœur, il fut effrayé de ses propres intentions. À ce moment-là, apparut à ses yeux l’image de son frère, debout près de lui devant le Pharaon, tenant en main la verge de Dieu, et opérant des miracles avec cette verge qu’il lui avait confiée : son frère Aaron, son compagnon pour la mission divine.

Il sortit de ses méditations pénibles et dit :

« Où est-il ?

– Il est là, devant ta porte, attendant ta sentence.

– Va, fais-le entrer, Bézalel », ordonna Moïse.

En entrant, Aaron se jeta aux pieds de Moïse, tendit les mains vers lui et s’écria :

« Mon seigneur et mon maître, fais avec ton serviteur ce qui te semble être juste aux yeux de Dieu, car ton serviteur a péché grandement contre son Dieu et son peuple. »

Et Aaron resta la face contre terre.

Moïse regardait ses vêtements déchirés et la cendre et la corde autour du cou de son frère, et son cœur se serrait de douleur. Il se figura sur-le-champ que Dieu allait agir avec son peuple comme lui-même agirait avec lui. Comment pourrait-il implorer la miséricorde et le pardon pour Israël, si lui-même se montrait impitoyable et implacable pour son frère ? Mais que faire des autres ? Que faire de ces frères qui, par son ordre, devaient être massacrés par leurs frères ?... Non, ce n’était pas lui qui pouvait résoudre cette question. Il s’en rapporterait à Dieu et ferait ce que celui-ci déciderait. Il se pencha vers son frère, le releva et lui dit :

« Il ne convient pas que toi, qui étais destiné à présider aux offices devant le Très-Haut, tu portes les vêtements d’un condamné à mort. » Et il le fit asseoir à côté de lui et lui dit, d’un ton douloureux mais non plus irrité :

« Aaron ! Aaron, qu’est-ce que tu as fait ? » Et il répéta : « Qu’est-ce que ce peuple t’avait fait pour lui laisser commettre un tel péché ?

– Je l’ai fait pour Jéhovah et pour toi.

– C’est pour Jéhovah que tu as dressé un autel à cette idole ? demanda Moïse en qui remontait la colère.

– Il en est ainsi, répondit Aaron. Afin que Jéhovah puisse voir combien son peuple soupire après Lui. Il veut que Dieu soit présent près de lui. Ces gens vivent dans une crainte perpétuelle. Ils étaient esclaves en Égypte lorsque tu les as amenés dans ce désert de pierres. Le soleil brûle au-dessus d’eux, et la terre sous leurs pieds est de cuivre ; pour leur pain ils doivent regarder au ciel, pour leur eau dans les rochers. Entourés constamment d’ennemis qui attendent une occasion favorable pour les détruire, les Bnaï Israël vivent dans la terreur. Ils craignent, s’ils commettent un péché, de voir le ciel cesser de faire pleuvoir le pain, les rochers ne plus produire d’eau, l’ennemi descendre les attaquer. C’est pourquoi, vois-tu, il faut qu’ils connaissent et qu’ils sentent la présence de Dieu, qu’ils se rendent compte qu’Il les guide de sa propre main, et non seulement par des prodiges et des miracles, par le tonnerre et les éclairs de la montagne. Et lorsque toi, frère Moïse, tu t’es enfermé loin d’ici avec ton Dieu dans la nue, et y es resté pendant de longs jours, le peuple s’est cru perdu, sans discipline, sans direction. Ils sont venus à moi et m’ont demandé de leur fabriquer un dieu. Si je ne l’avais pas fait, ils m’auraient massacré comme ils ont massacré Hour. Et ils se seraient adressés à Korah. Et celui-ci leur aurait obéi. Et, une fois qu’il se serait emparé du pouvoir sur le peuple, il t’aurait été bien plus difficile de le reconquérir pour Jéhovah. Car Korah n’aurait pas fabriqué le Veau d’or en vue d’une fête solennelle en l’honneur de Jéhovah, mais dans son propre intérêt et pour devenir le maître du peuple. »

Moïse ne connaissait que trop bien les ambitions de Korah ; et il était sûrement assez satisfait de constater que les Bnaï Lévy n’avaient pas pris part au péché, qu’ils avaient obéi à son ordre. Il n’était pas bon d’avoir été forcés de massacrer trois mille hommes, bien que les enfants de Lévy eussent reçu leur récompense pour cette action. Moins désirable encore était le fait qu’il eût dû, pour affermir son autorité de chef, faire appel à eux. Le pire de tout aurait été de devoir transférer le sacerdoce héréditaire à Korah.

Et il répondit : « Tu as dit que les Bnaï Israël n’avaient personne pour les diriger, tandis que j’étais avec Dieu sur la montagne. Ne leur ai-je pas laissé les commandements que Dieu leur a donnés sur le Sinaï ? Et n’ont-ils pas répondu d’une seule voix : « Nous voulons faire ce qu’a dit le Seigneur, et lui obéir ? »

– Fils d’Amram, ne t’ai-je pas mis en garde mainte et mainte fois ? Ne t’ai-je pas dit qu’un peuple ne peut pas vivre seulement de lois et de commandements ? Il lui faut quelque chose de plus. Il lui faut sentir que Dieu est avec lui, en lui, au milieu de lui. S’il ne peut pas le voir face à face, il faut au moins qu’il aille jusqu’à Lui par un office religieux qu’il lui soit uni par les sacrifices qu’il fera en Son honneur. Et ce n’est pas en n’importe quel lieu de hasard que ces sacrifices peuvent être faits, mais à chaque endroit choisi spécialement pour Lui, afin que le peuple sache que Dieu est là. De même que nos pieds doivent reposer sur la terre, et que nos corps doivent avoir un espace déterminé, de même notre imagination doit pouvoir se tourner vers un point déterminé que nos yeux puissent voir. En conséquence, il lui faut un tabernacle où il sache que Dieu réside ; un autel sur lequel seul les sacrifices puissent être offerts ; un prêtre dont la fonction vienne de Dieu et qui ait été seul choisi et sacré pour l’accomplissement de cette mission sainte. Ce peuple est riche, il désire édifier une demeure pour son Dieu : construis donc un tabernacle pour Jéhovah bien plus beau, bien plus majestueux, bien plus riche qu’aucun sanctuaire égyptien. Et fais que ce tabernacle soit avec le peuple, et qu’il aille avec lui. Et quand les Bnaï Israël verront ce tabernacle au milieu d’eux, ils sauront que Dieu est avec eux, et ils craindront de pécher contre lui. »

Moïse écouta longuement en silence. Puis, il dit :

« Aaron ! Aaron, tu as été cause d’un grand péché pour le peuple et tu l’as souillé aux yeux de Dieu. Jéhovah devra d’abord purifier son peuple de sa souillure, le libérer de son péché et t’absoudre, toi aussi. Je ne sais pas encore quelles sont les intentions de Dieu à l’égard de son peuple, ni à mon égard, et je ne puis rien faire tout seul. Rentre donc dans ta demeure, lave-toi et mange. Demain, nous saurons ce qu’il convient de faire. »

Cette nuit-là Moïse resta éveillé sur sa couche ; il priait et repassait en esprit les paroles d’Aaron. Bien différentes avaient été les intentions de Moïse à l’égard de son peuple : il avait rêvé un pur rituel exprimant les relations des Israélites avec Dieu. Il n’avait pas réussi. Il commençait à se rendre compte qu’Aaron avait raison. Ce peuple était encore trop jeune, trop peu formé pour atteindre à ce haut degré de pure union avec Dieu sous le contrôle de la seule volonté. Peut-être le mieux était-il qu’après avoir péché en fabriquant une idole il se réhabilitât en créant un tabernacle, et qu’Aaron, qui avait rendu possible cette impureté en officiant devant le Veau d’or, se purifiât lui-même en rendant un culte à Jéhovah.

Au matin, Moïse fit rassembler le peuple et, debout au milieu de tous, il dit :

« Vous avez commis un grand péché. Et maintenant je vais implorer Dieu, et il est possible qu’il vous pardonne votre faute. »

Il rentra dans sa tente et tira le rideau intérieur. Et son serviteur Josué, debout à l’entrée, ne laissa plus entrer personne, afin qu’il ne fût pas dérangé dans ses prières.

Moïse attendait, plein d’anxiété, sans parler, jusqu’à ce qu’il eût l’impression que Jéhovah planait au-dessus de lui. Il entendit sa voix, et dit :

« Je ne suis pas habile, à parler et je ne sais pas la manière de prier. Je t’en supplie, enseigne-moi comment il faut que je m’adresse à Toi, et prête l’oreille à mes supplications et à mes cris...

« Ce peuple a péché gravement. Il s’est façonné une idole d’or. Maintenant, penche Ton oreille vers ma prière. Si Tu le veux bien, pardonne à ce peuple ; sinon, fais-moi disparaître, je T’en supplie, du livre que Tu as écrit. »

Et Jéhovah lui répondit :

« Celui qui a péché contre moi, c’est lui que j’effacerai de mon livre... Parle aux enfants d’Israël et dis-leur : « Vous êtes un peuple opiniâtre. Si je descends même pour un instant parmi vous, je vous consumerai. Et maintenant, enlevez vos parures. Je vais examiner ce que je dois faire de vous. »

Alors, au pied du mont Horeb, les enfants d’Israël arrachèrent leurs ornements.

Mais Moïse ne fit pas ce que Dieu lui avait ordonné : il transporta seulement sa tente à une certaine distance du camp. Il voulait être seul avec Dieu.

Et quand il se rendit à cette tente qu’il appela la « tente de la révélation », tous se levèrent et se placèrent debout à l’entrée de leurs demeures. Leurs yeux étaient fixés sur Moïse et ils chuchotaient craintivement l’un à l’autre :

« Il s’en va trouver Jéhovah ! »

Lorsque Moïse fut entré dans sa tente, une colonne de nuages descendit et s’arrêta devant elle et l’on entendit une voix qui en sortait. Alors, voyant cette colonne de nuages, tous s’inclinèrent et adorèrent, chacun devant sa porte, en disant :

« Il est certain que Jéhovah parle maintenant avec Moïse, face à face, comme un homme parle à son ami. »

Moïse allait et venait entre sa tente et le camp, mais Josué, son serviteur, fils de Noun, ne quitta pas un instant sa tente.

Alors le peuple sut que Moïse discutait avec Dieu à son propos et craignit sa colère. Mais il se sentait quand même rassuré parce qu’il savait qu’il n’était pas abandonné, et que Moïse intercédait pour lui.

Celui-ci était dans sa tente, et la colonne de nuages était devant l’entrée. Et il parlait à cette colonne, comme un homme parle à un autre homme, et une voix lui répondait du fond du nuage :

« Tu m’as commandé, disait Moïse, de partir d’ici et d’emmener ton peuple dans la terre que tu as promise à ses ancêtres, mais Tu ne m’as pas fait savoir qui Tu envoyais avec moi. Pourtant un jour, Tu m’as dit : « Je t’ai choisi pour connaître mon « nom et tu as trouvé grâce à mes yeux. » Je Te supplie donc, maintenant, de m’indiquer tes voies, afin que je puisse Te connaître. Et songes-y, ce peuple pour qui je T’implore est Ton peuple, lui aussi...

« Si Ta présence ne nous accompagne pas, à la vue de tous, ne nous emmène pas hors d’ici. Car, comment connaîtra-t-on que j’ai trouvé grâce à Tes yeux, moi et Ton peuple, si Tu n’es pas au milieu de nous ? De quelle autre façon le monde pourra-t-il voir que nous sommes mis à part, près de Toi, moi et Ton peuple, à l’écart des autres peuples qui sont sur la terre ? »

Et Dieu céda à Moïse, et l’on entendit sa voix qui sortait du nuage :

« Ce que tu me demandes là, je le ferai aussi. Car tu as trouvé grâce à mes yeux, et je t’ai connu et t’ai mis à part, en te faisant connaître mon nom. »

En ce moment de communion profonde et mystique avec Dieu, Moïse éprouva le désir de voir directement la splendeur divine, la splendeur de ce Dieu sur qui toute sa vie, et ses démarches, et son travail étaient fondés. Et il demanda :

« Je T’en supplie, montre-moi Ta gloire.

– Tu ne peux pas voir ma face, car nul être vivant ne peut me voir et vivre. Et maintenant, taille deux tables de la Loi pareilles aux premières, et j’y inscrirai les mots qui étaient gravés sur ces pierres que tu as brisées. Prépare-toi pour demain matin et monte dès l’aube sur le Sinaï et présente-toi à moi au sommet. Que personne ne vienne avec toi, et que personne ne soit aperçu dans la montagne. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

 

EN cette occasion, Moïse décida de laisser Josué avec le peuple, sachant que, sous sa vigilance, les Israélites seraient en sûreté.

Il partit dès le point du jour et, emportant avec lui les deux tables qu’il avait taillées pendant la nuit, il commença tout seul à gravir la montagne.

Lorsque, quittant le plateau de l’Horeb, il parvint aux pentes du Sinaï, il fut surpris de ce qu’il voyait autour de lui. Dieu avait-il donc transformé pour lui le paysage, là, au cœur des montagnes de cuivre, et créé pour lui un sentier charmant d’herbes tendres ? De chaque côté, de délicieux ruisselets surgissaient du milieu des collines. Les étangs habituels étaient entourés de plantes vertes dont quelques-unes lui étaient familières, tandis que les autres lui étaient tout à fait inconnues. Partout il voyait des touffes de myrte. Leurs boutons en spirale étaient disséminés et formaient un tapis de mosaïque. Et de ces boutons s’exhalaient de doux parfums, comme de toutes sortes d’herbes rares. On eût dit que la nature avait donné rendez-vous, là, sur le mont Sinaï, à toutes les variétés qu’elle avait créées.

Tout en montant, Moïse arriva à un petit bois où les arbres, s’élevant en lignes strictement perpendiculaires, formaient un dais d’ombre avec leurs branches entrelacées d’où des plantes grimpantes descendaient pareilles aux sarments de la vigne. Ces arbres ressemblaient à l’acacia, mais il fut surpris de la solidité de leurs troncs. Ni en Égypte ni dans aucun des pays qu’il avait visités, il n’avait vu d’acacias d’une telle circonférence. C’étaient moins des arbres que de puissantes architectures, chacun isolé de ses voisins, tous à des intervalles réguliers. Leur écorce était comme sculptée, tantôt délicatement, tantôt d’entailles puissantes ; les feuilles ressemblaient à celles du laurier ; et, partout où le bois apparaissait, il semblait solide et plein de sève.

Le silence, en cet endroit, était doux et agréable, et Moïse s’assit sous un arbre pour se reposer, avec les tables de pierre près de lui. Soudain, il sentit comme une onde profondément purificatrice effleurer tout son corps : c’était une sanctification, comme si le silence était fait des eaux consacrées à ces ablutions.

En même temps que ce sentiment de pureté croissante, venait en lui une crainte plus forte et il se disait : « Sûrement Dieu réside en cet endroit ! »

Il entendit des pas : des bonds et non des pas ; et, avant qu’il eût pu jeter ses regards autour de lui, un jeune bélier sortit en bondissant d’un fourré. Dès qu’il aperçut Moïse, il redevint immobile. Puis, il resta là un moment, comme s’il réfléchissait ; puis, il s’approcha d’un pas gracieux et dansant, inclina sa tête et ses cornes, et se mit à lécher ses pattes avec sa langue humide.

Moïse contemplait cet animal. C’était l’image de la pureté. Des gouttes d’eau coulaient sur sa peau, comme s’il sortait d’un étang. Sa tête était couronnée de cornes recourbées, et il levait vers Moïse ses yeux surpris. Il y avait dans son regard une telle candeur, une innocence, une simplicité si émouvantes que Moïse instinctivement mit sa main sur sa tête et le caressa. Sa peau était douce et chaude au toucher, si bien que Moïse se dit à lui-même :

« Voilà une peau qui conviendrait pour recouvrir le tabernacle de Dieu. »

Et il lui sembla que l’animal comprenait ses paroles, car il le regardait avec une sorte d’amour et de gratitude.

À l’époque où il servait chez Jéthro, Moïse avait entendu parler d’un acacia légendaire d’où s’exhalait un parfum si suave d’encens que quiconque le respirait était purifié de toutes ses mauvaises pensées. Parmi des arbres de ce genre, vivait, d’après la légende, un jeune bélier.

« C’est du bois de l’acacia que Jéhovah construira son tabernacle, et il sera recouvert de la peau du bélier. »

Et il poursuivit son ascension d’étage en étage. Il avait respiré le parfum de l’encens ; la neige semblable à la rosée l’avait lavé. Maintenant, les vents soufflaient sur sa chair. Et, plus il montait, plus il dépouillait sa nature humaine et terrestre. C’était comme si son moi extérieur, son corps, se détachaient de lui, pareils à une robe, et qu’il devînt âme pure, libérée de toutes les nécessités terrestres.

Le monde s’étendait à ses pieds. Dans le bleu lointain, il pouvait distinguer les deux bras géants qui enserraient la masse effrayante du Sinaï, deux étendues d’eau coupant les sables et se dirigeant dans des directions différentes : l’une vers la mer Rouge, vers l’Égypte et Gochène ; l’autre, vers le désert de Sin, la mer Morte et la Terre promise ; l’une, vers l’esclavage, l’autre, vers la liberté.

Le silence devenait plus profond. Moïse vit un nuage descendre du ciel en tournant ; il roulait sur lui-même, et s’enroulait et descendait pareil à une tornade ; il enveloppa Moïse, le souleva et l’emporta. Il se retrouva dans un creux de la montagne, sur un pic qui émergeait comme de l’or des champs de neige, en face du pic où il se tenait quelques instants plus tôt.

Il regarda autour de lui. D’où il était, il pouvait voir des pics, le ciel et le bras lointain de la mer au-dessous de lui. D’un côté il y avait une table portant les pains de Proposition [4] et, près d’elle brillait un chandelier à sept branches d’or. Et il y avait un rideau bleu, pourpre et vermillon, suspendu dans l’air, pareil à une flamme et cachant quelque chose derrière lui.

Le rideau s’écarta, et Moïse vit deux ailes puissantes, des ailes qui n’étaient attachées ni à un corps ni à aucune forme ; et ces ailes jetaient leur ombre sur une arche ; de la fumée montait d’entre ces ailes, s’épaississant et s’amoncelant jusqu’à ce que les ailes disparussent à ses regards.

Alors, une main se plaça sur ses yeux et il n’aperçut plus rien. Mais il entendit une voix qui sortait de la nue :

« Jéhovah, le Seigneur Dieu, est miséricordieux et clément, plein de patience et riche de bonté et de loyauté ; il fait miséricorde à des milliers, pardonne l’iniquité, les transgressions et le péché ; mais il ne veut en aucune façon innocenter les coupables, il punit l’iniquité des pères dans leurs enfants, et dans les enfants de leurs enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »

Moïse inclina la tête jusqu’à terre, adora le Seigneur et dit :

« Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, fais que le Seigneur Dieu vienne parmi nous, car nous sommes un peuple opiniâtre ; pardonne notre iniquité et notre péché, et fais de nous tes héritiers. »

Et la voix répondit :

« Vois, je fais un traité d’alliance. Devant tout ton peuple je ferai des miracles qui n’auront jamais été faits devant aucun peuple de la terre. Et tous ceux parmi lesquels tu seras verront l’œuvre du Seigneur, car c’est une chose terrible que je veux faire avec toi. »

Alors Dieu découvrit l’avenir devant Moïse et fit défiler devant lui toute sa bonté, et Moïse contempla les choses qui devront être jusqu’à la fin des jours.

Devant lui passèrent les justes de toutes les générations : ceux qui servent Dieu par la sagesse, et ceux qui le servent par leur habileté et leur talent de chefs ; de même ceux sur qui Dieu fait reposer Son esprit, ceux à qui il est accordé de souffrir et de mourir pour Sa gloire, et ceux à qui il est donné de répandre Son nom sur toute la terre.

Puis Dieu révéla à Moïse le prix que devraient payer ceux qui croiraient en Lui, ceux qui garderaient et défendraient les paroles prononcées par les lèvres des prophètes. Et Dieu déploya devant lui la longue route du martyre suivie à travers les générations, la route sanglante traversée par ceux qui obéiraient à Ses commandements et la longue guerre menée entre les adorateurs de Dieu et les adorateurs des idoles.

Et Moïse vit le corps torturé d’un saint étendu sur une poutre de bois ; et près de lui gisait le rouleau sacré de la Thora, tout pareil à l’un des rouleaux que Moïse avait écrits. Et des soldats se penchaient sur cet homme et déchiraient sa chair avec des crochets de fer ; ils arrachaient la peau de sa chair vive d’où le sang jaillissait ; et ce saint, les yeux fixés opiniâtrement vers le ciel, prononçait d’un air joyeux et satisfait les mots inscrits dans le livre de l’Alliance : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces. »

Alors une main écarta un rideau placé devant le ciel, et Moïse vit générations après générations de martyrs et entendit monter de tous les coins de la terre le cri : « Écoute, Israël ! » Il vit les cachots remplis d’instruments de torture. Il vit des hommes et des femmes jetés aux flammes de gigantesques bûchers ; et de ces bûchers enflammés montait le cri : « Écoute, Israël ! » Mais on ne lui montra pas seulement les martyrs, ses propres frères, mais aussi ceux des autres peuples, tous ceux qui devaient souffrir pour leur foi au Dieu unique et pour avoir accompli ses commandements. Et il vit et entendit les faux prophètes prêchant le culte des idoles et commettant au nom de Dieu des abominations.

Alors Moïse prit un stylet puissant et grava les commandements sur des tables de pierre : « Tu n’auras pas d’autre dieu que moi... Tu ne prendras pas en vain le nom de Jéhovah, ton Dieu... »

Mais Dieu ne laissa pas encore Moïse s’en aller. D’autres nues furent déchirées, d’autres rideaux s’entrouvrirent et l’avenir continua à défiler devant lui.

Il vit le règne du mal triomphant sur la terre. Il vit les innombrables carnages. La terre était couverte de sang, comme si elle n’avait formé qu’une gigantesque et saignante blessure. L’esclavage en Égypte n’était rien, comparé à celui du royaume du mal. Il vit des hordes d’hommes et de femmes décharnés traînant des chariots, fendant des rochers, arrachant des arbres, peinant nerveusement sous le fouet ; et il vit la contrepartie, les corps bouffis de ceux qui se nourrissaient du sang humain ; il vit les orgies, les ripailles et les beuveries des possesseurs d’esclaves. Il vit les foules conduites à coups d’épée et de bâton dans les fours brûlants, et toujours montait le cri : « Écoute, Israël ! » Et c’était avec ce cri sur les lèvres qu’ils livraient leurs corps aux flammes.

Et Moïse saisit son stylet brûlant et, sur les tables de pierre, il grava :

« Tu ne tueras point ! »

Et, dans la langue de tous les peuples, Moïse grava sur les tables de pierre ces mots :

« Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’a fait sortir de la terre d’Égypte, de la terre de ton esclavage. »

Et tous les échos du monde répétèrent :

« Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’a fait sortir de la terre d’Égypte, de la terre de ton esclavage. »

Et voilà que du zénith descendit une île de verdure. Bordée de lumière incandescente, elle flottait doucement jusqu’à ce qu’elle en vînt à planer au-dessus de la terre ; au milieu, Moïse vit une petite éclaircie de verdure tendre et paisible auprès d’un étang calme, et sur sa rive un troupeau de brebis. Et il y vit un loup et un agneau couchés l’un près de l’autre, avec un enfant qui les surveillait.

Et Moïse se leva et proclama, dans l’avenir que Dieu lui avait révélé en lui ouvrant les cieux :

« Avec tous ceux qui sont ici maintenant, et avec tous ceux qui n’y sont pas encore, Dieu conclut aujourd’hui une alliance. »

Et il prêta le serment de fidélité, et inscrivit les paroles sur les tables, car la terre entière appartient à Jéhovah et sa gloire est sur tous les pays.

Moïse resta assis à l’entrée de la tente quarante jours et quarante nuits. Ni pain ni vin ne touchèrent ses lèvres. Et Dieu fit passer devant ses yeux toute Sa bonté. Et Il lui fit voir et entendre tous les prophètes qui se lèveraient devant Jéhovah, chez les Hébreux ou chez les autres peuples, pour apporter aux hommes l’amour de Dieu et la joie de Le servir, que ce fût par leurs écrits ou par leurs paroles, ou par la musique qui exalte et libère les cœurs et les pousse vers Dieu. Il entendit le chant qui est une délivrance, et celui qui est une prière ; il vit et entendit tous ceux qui rechercheraient les lois de Dieu et les interpréteraient, afin que la justice soit multipliée ; et ceux qui méditeraient sur les œuvres de Dieu, afin de les rendre parfaites.

Alors Moïse se leva et lança sa voix à travers l’espace et le temps. À tous les hommes de toutes races et de toutes couleurs, vivants ou à naître sur la terre, il cria :

« Écoute, ô Israël ! Le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est le seul ! »

Et, lorsque les quarante jours furent accomplis, il descendit du Sinaï, portant les tables neuves sur lesquelles il avait inscrit les dix commandements de Dieu.

Or, il ne savait pas que la peau de son visage resplendissait de l’entretien qu’il avait eu avec Dieu. Aaron et les enfants d’Israël voyant de loin ce rayonnement n’osaient approcher. Alors, Moïse appela Aaron et tous les dirigeants de la foule et leur dit d’approcher et s’entretint avec eux ; et il leur communiqua tout ce que Dieu lui avait dit sur le mont Sinaï.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

 

MOÏSE rapporta trois choses du mont Sinaï : les dix commandements inscrits sur les nouvelles tables ; l’ordre donné par Jéhovah de faire une guerre sans merci aux faux dieux des pays que les Bnaï Israël devaient occuper, et le modèle d’un tabernacle, du lieu où le peuple devrait s’assembler devant Dieu, ce sanctuaire semblable à une tente que les enfants d’Israël devraient transporter avec eux pendant leur voyage à travers le désert, jusqu’au jour où ils parviendraient dans la Terre promise.

Les instructions relatives au sanctuaire portatif lui avaient été données dans leurs moindres détails, conformément au modèle qui lui avait été montré. Il devait reposer non sur des fondations permanentes, mais sur une série de colonnes, et ses diverses parties devraient être accordées et assemblées l’une avec l’autre et retenues l’une avec l’autre par des anneaux, des crochets et des barres. Or, ce n’étaient pas seulement les formes extérieures qui devaient être conformes à celles du modèle original, mais le bois et les métaux dont il serait fait, les tissus, les pierres précieuses destinées à l’ornement des vases, les rideaux et les couvertures, et tous les travaux de joaillerie du pectoral et de l’éphod [5].

Un appel fut adressé à la multitude au nom de Dieu :

« Apportez une offrande au Seigneur, de la part de chaque homme la donnant volontiers et de tout son cœur, et la mettant de côté pour Lui : de l’or, de l’argent et du cuivre ; de la laine bleue, pourpre et écarlate ; du fin lin et des poils de chèvre ; et des peaux de bélier teintes en rouge, et des peaux de dauphin, et du bois d’acacia ; de l’huile pour la lumière, des épices pour les huiles d’onctions et pour le doux encens ; de l’onyx, et des pierres pour incruster dans l’éphod et le pectoral. »

Et le peuple apporta ces offrandes. Des rangées de corbeilles furent placées aux pieds de Moïse et d’Aaron, remplies d’étoffes bleues, pourpres et écarlates, de lin et de poils de chèvres – offertes librement pour la construction du sanctuaire.

Moïse envoya des hommes munis de haches abattre les acacias gigantesques qu’il avait vus sur les pentes supérieures de la montagne. Il envoya des chasseurs pour ramener des béliers ; et des pêcheurs sur les rives de la mer Rouge pour rapporter les légendaires dauphins dont la peau, pour obéir à l’ordre de Dieu, devait servir de couverture extérieure.

Le Sinaï lui-même, riche en minerai de cuivre et d’argent, fournit le métal pour les colonnes et les vases. Il y avait parmi les Israélites des chaudronniers, des orfèvres qui avaient travaillé pour les Égyptiens. Il y avait aussi des femmes habiles à filer le lin le plus fin et à tisser des étoffes précieuses pourpres et bleues, aussi bien qu’à broder ces étoffes et à les orner d’habiles dessins d’oiseaux et d’autres animaux.

Mais, le plus doué et le plus habile de tous ces artisans, le plus adroit dans la création de vases merveilleux d’or, d’argent et de cuivre était le jeune Bézalel, fils d’Uri, fils de Hour, de la tribu de Juda – le petit-fils de Miriam. Il avait appris son art des plus célèbres orfèvres égyptiens et, dès sa jeunesse, avait reçu les leçons du maître joaillier du Pharaon. C’est au talent qu’il avait manifesté dès son enfance qu’il devait d’avoir échappé aux fosses à mortier.

C’est à lui que Moïse, sur l’ordre de Dieu, confia la direction de la construction du sanctuaire.

Comme premier assistant, Bézalel choisit un camarade avec lequel il avait travaillé en Égypte, Aholiab, de la tribu de Dan, qui était plus habile que personne à tisser des figures dans les tissus de pourpre. Bézalel et Aholiab choisirent et mirent à l’épreuve ceux qui devaient travailler pour le sanctuaire, et Moïse mit à leur disposition tout l’or, tout l’argent et tous les tissus précieux.

Bientôt les matériaux nécessaires pour le plan furent en excès, ainsi que pour les ornements, les vases et les garnitures. Tous les matins, les Israélites apportaient de tous les coins du camp de pleines brassées d’étoffes, des corbeilles de métal, des coffrets de bijoux, des herbes rares et des onctions. Tous les matins, de nouveaux artisans suppliaient d’être admis à faire une partie du travail, car tous étaient désireux de participer à la construction du sanctuaire, la première demeure de Dieu sur la terre. Enfin, Bézalel et Aholiab reportèrent l’excédent à Moïse qui fit dire à travers le camp : « Il y en a assez ; les matériaux et les artisans suffisent pour la construction du sanctuaire. » Et ce fut alors seulement que l’on cessa d’offrir ses richesses et ses services.

Sous un abri de branches de palmier étaient placés en rangs les fuseaux et les métiers. Des femmes jeunes et vieilles filaient les poils de chèvre et tissaient le voile du tabernacle, les vieilles enseignant les jeunes. Ce voile n’était pas d’une seule pièce ; car le tabernacle devant être démonté et réassemblé, et transporté d’un lieu à un autre, un voile composé de onze parties tissées ensemble, chaque partie mesurant trente coudées de long et quatre de large [6], aurait été trop lourd. Ces parties du voile étaient donc réunies l’une à l’autre au moyen de cinquante boucles et de cinquante agrafes.

Non loin des tisserands et des fileuses se trouvaient les tanneurs et les corroyeurs, hommes aux poitrines nues, aux boucles de cheveux, aux barbes et aux boucles rituelles en désordre, dont le visage ruisselait de sueur : ce qui n’empêchait pas le travail d’avancer rapidement et joyeusement. Ils raclaient les peaux de bélier que les chasseurs avaient rapportées des pentes du Sinaï et, une fois finies, les trempaient dans le vermillon. Ces peaux étaient ensuite assemblées pour faire la couverture supérieure au-dessous de laquelle se trouvait celle en poils de chèvre... Car il y avait quatre couvertures : une du lin le plus fin, bleue, pourpre et vermillon, à l’intérieur ; une de poils de chèvre ; puis celle en peau de bélier et, enfin, celle en cuir de dauphin. Cette dernière, où se reflétait la lumière du soleil, enchantait les yeux de tous par sa mystique beauté.

À l’intérieur se trouvait, au-dessus du tabernacle, un plafond tissé avec un soin particulier et dans un lieu abrité. Là aussi, les femmes les plus habiles tissèrent la porte et les vêtements qu’Aaron et ses fils devaient porter pendant les offices. Du lin le plus délicat, pareil aux fils de la Vierge, on les tissa et, dans ce tissu impalpable comme l’air, étaient insufflées plutôt que brodées des figures de chérubins mystiques. Mais le fond bleu des voiles était comme un nuage bordé de vermillon et étincelant d’étoiles. Les dix parties du voile, fixées l’une sur l’autre au moyen d’agrafes bleues passant dans des anneaux d’or, faisaient régner dans le sanctuaire une pénombre, un silence et un calme pareils à celui qui tombe sur la terre quand commencent à briller les étoiles ; et sur ce silence méditaient les ailes étendues des chérubins sur le voile du plafond.

Bézalel dirigeait les ouvriers qui travaillaient les métaux, les fabricants de vases, d’instruments et d’ustensiles utilisés pour le service sacré ; les fileuses et les tisserands étaient sous la direction du maître Aholiab.

En ce qui concernait le rituel sacré, un grand changement s’était produit depuis l’incident du Veau d’or.

Avant cela, Moïse avait déclaré, au nom de Dieu, que celui-ci ne voulait ni or ni argent. « Tu me construiras un autel de terre... Et si tu veux fais-moi un autel de pierre, mais ne le fais pas de pierres taillées... Et partout où je ferai mentionner mon nom, je viendrai vers toi et te bénirai. » Après l’affaire du Veau d’or, Moïse rapporta du Sinaï le plan complet d’un sanctuaire, d’un tabernacle en forme d’une maison d’or. Certes, cela ne devait pas être une vaste demeure. Elle aurait seulement trente coudées de long, dix de large et de haut, mais les colonnes, taillées dans les troncs massifs des acacias du Sinaï, seraient recouvertes d’or. Elles seraient fixées dans des alvéoles d’argent ; les deux parois du tabernacle seraient formées de vingt colonnes de ce genre, tandis que la paroi du fond serait composée de huit colonnes couvertes d’or.

À l’est, au-dessus de l’entrée du sanctuaire, serait suspendu un voile de tissu précieux, de lin et de laines bleus, pourpres et écarlates.

Le sanctuaire d’or se dresserait au centre d’une cour de cent coudées de long et de cinquante coudées de large. Les deux murailles plus longues et celle de l’ouest plus courte seraient faites de colonnes recouvertes d’argent. Des voiles de fin lin courraient le long de ces trois côtés. À l’orient, à l’entrée, il y aurait trois colonnes couvertes de cuivre et un voile de vingt coudées de large en laine bleue, pourpre et vermillon, et en fin lin. Et l’on pourrait croire que le sanctuaire avec ses parois d’or enflammé sortait d’une mer d’argent en fusion.

Mais alors il devint évident que la masse des offrandes volontaires ne suffirait pas pour le revêtement d’or des colonnes, les vases et autres accessoires du tabernacle. Moïse dut donc prélever une nouvelle contribution de tout homme au-dessus de vingt ans, une taxe en poids et en valeur d’un demi-sékel [7], comme pénitence et rançon pour le Veau d’or. De plus, le nombre des demi-sékels servirait à indiquer le nombre d’hommes au-dessus de vingt ans faisant partie de la collectivité. Le paiement devait être fait en or ou en argent, en étoffes ou en épices. Ainsi se procurerait-on le matériel supplémentaire en métaux et en tissus précieux, car le sanctuaire dévorait insatiablement la richesse d’Israël. Et cela était juste, car la richesse prise aux Égyptiens appartenait à Jéhovah. Les coupes, jarres, chaînes, pectoraux, couronnes et casques d’or, les sièges, tables, aiguières et outillages d’argent, tout ce qui avait été ôté aux Égyptiens allait au creuset, et plus d’une œuvre d’art de haute qualité fut alors fondue pour devenir la matière première destinée au sanctuaire.

Les vases et instruments pour le service divin n’étaient ni fondus ni moulés, mais martelés au moyen de maillets de pierre. Les feuilles d’or pour les colonnes, les crochets, les chevilles, les poutres étaient battus sur d’énormes enclumes ou des roches naturelles par des artisans habiles, sous le contrôle de maîtres artisans.

Dans un autre secteur les travailleurs du bois extrayaient le cœur solide des acacias ; ils découpaient les colonnes avec des haches affilées comme des rasoirs ; ils sculptaient exactement les parties intérieures des boulons, anneaux et agrafes recouverts d’or.

De tous les ateliers montait le bruit des métaux, des marteaux, des multiples travaux. Et le grand architecte de l’ensemble, le maître de tous les artisans, discutait dans sa tente avec ses assistants en chef, maîtres-artisans comme lui-même ; et, de ses propres mains, il créait les vases secrets, les ustensiles les plus sacrés de tout le sanctuaire. Ce n’était pas pour rien qu’il s’appelait Bézalel, c’est-à-dire « dans l’ombre de Dieu ». Car l’ombre de Dieu était sur lui et le remplissait de la grâce divine réservée à l’artiste.

Tous les arts se fondaient et s’unissaient dans ses chefs-d’œuvre. Dans son œuvre d’artisan, il chantait l’hymne de la création devant Dieu, et dans chaque vase qu’il façonnait, il renouvelait l’inspiration que lui fournissait son contact avec les sphères les plus élevées.

Bézalel faisait tout son travail en rapport constant avec Moïse. Celui-ci lui décrivait la vision qu’il avait eue de chaque vase et instrument sacré tel qu’il lui était apparu sur le mont Sinaï ; et c’était d’après cette description que l’artiste travaillait. Et Moïse, lorsqu’il regardait ses jeunes yeux, les voyait remplis de cette lumière incandescente qui émanait du trône de Dieu. Effectivement, c’était comme si ces yeux avaient été fixés à travers l’espace sur quelque point caché du ciel et si, là, dans la lumière divine, il voyait chaque vase et chaque instrument comme Moïse les avait vus.

Il arriva enfin à la partie la plus noble et la plus sublime de tout le sanctuaire : l’arche qui devait contenir les tables du Décalogue rapportées du ciel par Moïse, le traité d’Alliance, les conditions de l’engagement entre Jéhovah et Israël.

Il creusa le corps de l’arche dans un seul bloc de bois et le garnit à l’intérieur et à l’extérieur de l’or le plus fin. Il déploya toute son imagination dans la fabrication du toit : car cette arche devait servir de trône et de siège de miséricorde à Dieu, lorsqu’il parlerait à Moïse. L’arche et son toit devaient être déposés dans le Saint des Saints. Et l’on ne devait y placer rien d’autre : rien que l’arche et, à l’intérieur, les deux tables de la Loi. C’est là qu’Aaron viendrait, une fois par an, au jour du Pardon, implorer l’indulgence divine pour les péchés d’Israël.

Le toit de l’arche fut fait d’or pur ; Bézalel y martela deux chérubins, deux grands oiseaux mystiques qui étendaient sur l’arche l’ombre de leurs ailes. Entre ces ailes, entre les visages des chérubins qui se regardaient face à face, devait résider le Chekkinah, la divine Présence de Jéhovah.

Mais cela était un détail extraordinaire : un peu de temps auparavant, Dieu avait donné à Moïse son commandement relatif aux images, et Bézalel à son tour avait reçu l’ordre rigoureux : « Tu ne feras pas la maison de Dieu à la manière des Égyptiens ou des autres idolâtres ! » Il ne fallait donc là aucune image d’homme ou de bête, ni rien qui ressemblât à un être vivant. Or, soudain, voilà que Moïse donnait l’ordre de façonner des statues de chérubins et de les placer entre le rideau qui masquait l’entrée du Saint des Saints.

Dans la structure et l’envergure des chérubins, dans les lignes de leurs ailes, Bézalel mit toute la tendresse, toute la douceur, toute la compassion et tout l’amour maternel d’un oiseau couvant ses petits. En même temps, il plaça dans la courbe sévère de ces ailes l’idée de crainte et de combativité que ces petits éveillent chez une mère quand ils disent : « Protège-nous dans l’ombre de tes ailes. » Les plumes, toutes douceur, et toutes caresses pour les petits, étaient comme des lames de couteau, des serres aiguisées contre tout ennemi ou envahisseur éventuel. Une tradition affirme que Bézalel donna aux chérubins le visage de deux jeunes garçons innocents qui devaient symboliser à jamais la réconciliation de Dieu avec Israël après le péché du Veau d’or.

Mais la tâche la plus difficile à laquelle Bézalel dut faire face fut la création du candélabre qui, d’après l’ordre donné à Moïse, devait porter la lumière éternelle du sanctuaire.

Bézalel fit sortir à coups de marteau le candélabre d’un seul bloc d’or pesant un talent [8]. Le pied rappelait un tronc d’arbre aux racines puissantes, et ses six bras, trois de chaque côté, ressemblaient aux branches d’un arbre. Entre ces branches, il plaça de petites boules en forme d’amandes, dont le bout était semblable à de tendres boutons, d’où sortait une goutte de rosée ; et chaque boule produisait une fleur. Et lorsque les sept branches du candélabre étaient allumées, les fleurs et les gouttes de rosée étaient illuminées, elles aussi.

De tous les vases sacrés du premier sanctuaire, c’est la forme du ménorah ou chandelier à sept branches qui a accompagné les Bnaï Israël au cours de leur millénaire pèlerinage. Le ménorah et les tables de la Loi sont restés jusqu’à ce jour leur symbole sacré.

Le ménorah introduit dans la maison juive le sabbat et les fêtes ; il écarte les traces de la semaine de travail du visage ridé de la mère et pose sur sa tête la couronne sabbatique. Et il resplendit aujourd’hui encore, à travers d’innombrables océans de larmes, depuis le jour où, pour la première fois, Aaron l’alluma dans le tabernacle.

Enfin, le grand moment arriva, celui de la consécration du sanctuaire. C’était le premier mois de la deuxième année après la délivrance. Pendant huit jours, le tabernacle avait été ouvert, et le nuage où résidait la Présence était descendu et avait recouvert le Saint des Saints, où les tables de la Loi reposaient dans l’arche d’or ; et la gloire de Dieu remplissait le sanctuaire.

Pendant toute une semaine, Aaron récapitula avec Moïse le rituel des sacrifices sur l’autel d’airain qui se trouvait à l’entrée du sanctuaire et celui de l’encens que l’on devait brûler sur l’autel d’or au milieu du sanctuaire devant le pain de Proposition et le ménorah. Pendant sept jours, Aaron et ses fils siégèrent dans le tabernacle, étudiant la façon de faire les sacrifices, et se purifiant eux-mêmes. Le huitième jour du premier mois de la seconde année après l’exode, Moïse rassembla tous les Anciens dans la cour du sanctuaire.

Il conduisit Aaron et ses fils et lava leurs mains et leurs pieds avec l’eau de l’aiguière d’airain qui se trouvait à l’entrée de la cour du sanctuaire. Puis il les vêtit des vêtements que Bézalel avait préparés sur son ordre, Il mit à Aaron la tunique et la ceinture, puis la robe et l’éphod, ainsi que la ceinture de l’éphod, à l’extrémité de laquelle pendaient des grenades en laine pourpre et des clochettes d’or... Les clochettes étaient là pour que le peuple entendît lorsque le grand prêtre entrait au Saint des Saints, où il était le seul à pouvoir pénétrer. Sur la poitrine d’Aaron, il plaça le pectoral qui, de même que l’éphod, était d’or et de laine bleue, pourpre et vermillon, ainsi que de lin filé avec quatre rangs de pierres précieuses : le premier rang étant fait de rubis, de topazes et d’escarboucles ; le second d’émeraudes, de saphirs et de diamants ; le troisième, de ligurites, d’agates et d’améthystes ; le quatrième, de béryl, d’onyx et de jaspe. Sur chaque pierre était gravé le nom d’une des tribus d’Israël. Alors Moïse posa sur la tête d’Aaron une coiffure surmontée de la couronne sacrée d’or pur, où était gravée cette devise : « Sainteté sous Dieu. »

Et il vêtit aussi les fils d’Aaron de tuniques de lin et de ceintures, conformément au rituel prescrit.

Alors Moïse dit à Aaron :

« Approche-toi maintenant de l’autel et fais le sacrifice d’expiation et le sacrifice d’offrande, et fais réparation pour toi-même et pour le peuple. »

Aaron s’approcha de l’autel d’airain et sacrifia les taureaux expiatoires, tandis que ses fils, derrière lui, recevaient le sang dans des bassins et les remettaient aux mains du grand prêtre. Et Aaron trempant le bout de ses doigts dans le sang en toucha les coins de l’autel.

Ensuite, ses fils lui amenèrent les autres sacrifices de ce jour, et Aaron accomplit le rite conformément aux instructions qu’il avait reçues de Moïse. Il mit une partie du sacrifice sur l’autel, tandis que ses fils transportaient le reste, hors du camp, ainsi que Moïse le leur avait enseigné.

Puis, Moïse et Aaron sortirent du sanctuaire et se dirigèrent vers le peuple resté au dehors, et Aaron leva ses mains au-dessus de la foule et la bénit, comme Dieu le lui avait enseigné par l’entremise de Moïse. Il bénit les enfants d’Israël pour la première fois avec cette formule qui est devenue celle de tous les peuples jusqu’à nos jours :

 

      Que le Seigneur vous bénisse et vous garde ;

      Que le Seigneur fasse luire sa face sur toi

      Et qu’il soit miséricordieux pour toi ;

      Que le Seigneur lève sa face sur toi et qu’il te donne la paix !

 

Et, tandis qu’Aaron prononçait les paroles de la bénédiction, un rayon de lumière tomba du ciel sur tout le peuple réuni autour du tabernacle.

Dans le sanctuaire une flamme apparut sur l’autel et consuma les parties du sacrifice qui y étaient déposées. Et le peuple, voyant la flamme qui descendait du ciel et illuminait l’autel, poussa un cri de joie, et tous se prosternèrent.

Lorsque Moïse et Aaron revinrent dans le tabernacle, ils constatèrent que l’intérieur était tout rempli d’une fumée sacrée et épaisse : les ustensiles de l’autel semblaient nager dans les nuages ; le ménorah clignotait des nombreuses lumières de ses bras étendus ; la manne du pain de Proposition brillait comme des pierres précieuses, et les montants de l’arche écartaient le rideau en deux courbes semblables aux seins d’une jeune femme. Les chérubins du toit du sanctuaire projetaient l’ombre de leurs ailes, et les astres brillaient à travers le toit.

Mais tout cela ne suffisait pas à Nadab et à Abihou, les deux fils aînés d’Aaron. Ils désiraient provoquer un nuage plus épais ; ils voulaient aider Jéhovah. Et ils firent ce que Moïse n’avait pas prescrit. Chacun d’eux prit un encensoir, y mit de l’encens et apporta devant Dieu un feu étranger. Et ils élevèrent leurs encensoirs fumants pour remplir le sanctuaire de fumée. Mais un feu sortit de l’autel et les dévora sur place : ils moururent devant Dieu, dans son sanctuaire.

Alors, Moïse dit à Aaron :

« Voilà ce que Jéhovah voulait dire par ces mots : « Je veux être honoré par ceux qui s’approchent de moi, et glorifié devant le peuple. »

Aaron ne sut que répondre.

Alors Moïse appela Michaël et Élizaphan, les fils d’Ouziel, oncle d’Aaron, et leur ordonna :

« Approchez-vous, et emportez vos frères de devant le sanctuaire, et portez-les hors du camp. »

Quant à Aaron et à ses deux plus jeunes fils, Éléazar et Ithamar, qui étaient restés dans le sanctuaire avec leur père, pour le service, il leur dit :

« Vous ne devez pas laisser pousser vos cheveux, ni déchirer vos vêtements ni porter le deuil de vos frères ; mais toute la maison d’Israël doit gémir à cause du feu que Dieu a envoyé contre eux. Et vous ne devez pas sortir du tabernacle, sinon vous mourrez. Car vous êtes les oints du Seigneur ! »

Et ils firent ce que Moïse leur avait commandé.

Et c’est ainsi que se termina la consécration du sanctuaire.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

 

PEU de temps après, Moïse dressa un compte exact de l’or, de l’argent, du cuivre, des pierres précieuses et des tissus de luxe que les Bnaï Israël avaient offerts, et des usages divers auxquels ils avaient servi. En effet, même par égard pour lui, la foule n’était pas capable de s’empêcher de manifester ses soupçons par des plaisanteries et des bons mots.

Lorsque Moïse eut terminé ce compte rendu, il se remit au problème de l’organisation.

Le fait que ni les Bnaï Lévy ni les Anciens n’avaient été capables d’empêcher par la persuasion ou même par la violence la fabrication du Veau d’or, l’avait convaincu une fois pour toutes de la nécessité d’établir une discipline nouvelle, une discipline militaire, tirant son autorité de Jéhovah. Ainsi qu’il le constatait maintenant, les Israélites pouvaient être contrôlés de la meilleure façon par les Anciens de leurs tribus respectives ; et ce fut à cet ancien système qu’il décida de revenir. À chaque tribu fut attribué un étendard ou une bannière portant leur devise particulière ; et il fixa pour chaque tribu sa place dans le camp autour du sanctuaire.

Les hommes de chaque tribu âgés de plus de trente ans formaient les « armées », composées de ceux qui étaient capables de faire la guerre, et le nom donné au chef de chaque tribu était celui de « prince ». L’armée entière des Bnaï Israël était divisée en quatre camps, avec trois tribus par camp. Chaque camp avait son drapeau, sous lequel il se reposait ; et, de plus, chaque tribu portait une bannière à part, avec son emblème à elle. Ces emblèmes étaient la représentation picturale des bénédictions individuelles données par Jacob sur son lit de mort aux ancêtres de ces tribus. Ils étaient brodés aux couleurs des douze pierres précieuses fixées sur le pectoral et l’éphod : une pierre pour chaque tribu.

Les princes des tribus marquèrent leur prise de possession de cette fonction en offrant des sacrifices à Jéhovah.

D’abord, ils fournirent six chariots fermés et douze bœufs pour le transport du tabernacle, lorsque celui-ci devrait être démonté pour le voyage. Moïse plaça ces chariots et les animaux sous la surveillance des Lévites.

En second lieu, les princes célébrèrent leur prise du pouvoir en offrant des sacrifices dans le sanctuaire. Chaque jour, pendant douze jours consécutifs, le prince d’une des tribus fit une donation au sanctuaire, et ce jour-là porta le nom de la tribu en question... Et chaque jour aussi, un Ancien fut oint comme prince en Israël.

Les Lévites qui, aux temps d’Égypte, avaient été les surveillants des Israélites, étaient maintenant entièrement consacrés au service du sanctuaire. De vingt-cinq à cinquante ans, chaque Lévite devait servir effectivement à l’intérieur et à l’extérieur du sanctuaire. À cinquante ans, il était dispensé de ses devoirs formels ; néanmoins, il restait au sanctuaire « pour aider ses frères à maintenir l’ordre ».

Les Lévites étaient considérés en quelque sorte comme les premiers-nés d’Israël. Et, comme tout être mâle ouvrant pour la première fois le ventre de sa mère appartenait à Dieu, Moïse, au nom de Dieu, déclara que les Lévites seraient les serviteurs du sanctuaire. Il les revêtit de tuniques blanches, leur fit couper les cheveux et la barbe, afin qu’on pût les reconnaître comme les esclaves du temple ; et Aaron les soumit à une cérémonie propitiatoire et les consacra au service du sanctuaire.

Mais ce service comprenait bien autre chose que le cérémonial du sanctuaire. Le prêtre était aussi un guérisseur. C’est à lui qu’on s’adressait dès que des maladies faisaient leur apparition dans le camp, surtout quand il s’agissait de maladies contagieuses, d’inflammations de la peau, d’abcès, d’écoulements, d’exutoires et, surtout, de lèpre. Il diagnostiquait la maladie suivant des symptômes bien déterminés, décidait si elle était curable ou non, contagieuse ou sans danger, et prescrivait en conséquence ce qu’il fallait faire. Les contagieux qui mettaient en danger la santé du camp étaient mis à part et isolés aussi longtemps que leur état le réclamait. Une fois déclaré guéri par le prêtre, le malade faisait une offrande de purification au temple et retournait au camp. Les Lévites aidaient également les prêtres dans le contrôle et le soin des malades.

Afin de se procurer les moyens nécessaires à l’entretien des prêtres et de toute la tribu consacrée au sanctuaire, Aaron et ses fils instituèrent un système considérable de cérémonies concernant les offrandes destinées aux, sacrifices. Pour toute infraction légère aux lois de la pureté, l’Israélite était forcé de faire un sacrifice, et, comme cela était en même temps une expiation et la confession d’un péché, public ou caché, intentionnel ou non, les formes et les conditions de ce sacrifice étaient différentes. Une partie du sacrifice était brûlée sur l’autel ; mais dans beaucoup de cas, c’était là la plus petite partie de l’offrande. Le reste, chair des bœufs, des moutons, des chèvres, huile, fleur de farine, devenait la propriété des prêtres et des Lévites. Plus tard, Moïse établit aussi une taxe régulière pour l’entretien des prêtres et des Lévites : le dixième de la récolte, le rachat en argent de chaque premier-né du sexe masculin et le sacrifice de tout animal premier-né.

Pour entourer d’une auréole religieuse l’offrande des sacrifices, les prêtres élaborèrent un rituel compliqué auquel devait être soumis scrupuleusement chaque sacrifice en particulier. Ils prescrivirent ce qui était dû de chaque bœuf, de chaque mouton ou de chaque chèvre ; quelles parties devaient être brûlées ; quelles parties devaient être bouillies et données aux prêtres. Ils établirent des règles rigoureuses prescrivant ceux qui avaient le droit de manger la viande des sacrifices et ceux qui n’en avaient pas le droit. Ce rituel fut publié de telle façon qu’il semblait provenir de Dieu.

Des cris de protestation contre les prêtres sortiront plus tard de la bouche des prophètes. Au nom de Dieu ils élevèrent la voix contre les sacrifices : « Dans quel but cette multitude de sacrifices en mon honneur ? dit le Seigneur. Je suis repu de ces holocaustes de béliers et de la graisse des animaux ; et je n’ai aucun plaisir à voir le sang des bœufs, des agneaux ou des chèvres. » Les générations ultérieures ont remplacé les sacrifices par la prière. Mais si Dieu n’avait pas besoin des sacrifices, les prêtres et les Lévites en avaient besoin, et c’était pour eux, et non pour Dieu, que les sacrifices avaient lieu. Car sans cela, ils n’auraient pas pu entretenir toute une tribu d’esclaves au service du sanctuaire.

 

Tandis qu’Aaron et ses fils élaboraient le rituel des sacrifices et le cérémonial du sanctuaire, Moïse établissait pour les Israélites un code de lois qui instituait les bases de la morale juive, formait le caractère du peuple juif pour l’avenir, et lui donnait la force et l’endurance nécessaires pour affronter les calamités sans nombre que l’histoire devait lui apporter.

Moïse se posa deux objectifs. Le premier consistait à créer une civilisation pour un peuple en formation, et pour le pays où il aurait à vivre. À cette époque-là, le pays était encore aux mains de la population indigène. Cette population était idolâtre, livrée aux iniquités de Sodome. En conséquence, Dieu devait la chasser des lieux qu’elle habitait pour y faire place au peuple destiné à la sainteté chargé de créer une civilisation servant de modèle à l’humanité tout entière. Dans ce but Dieu communiqua à Moïse des lois et des statuts, des commandements et des moyens à instituer quand les Bnaï Israël se seraient installés dans leur pays, et qui devaient les guider vers cet ordre de vie qu’il désirait établir par leur intermédiaire.

Pour le moment néanmoins, le matériel de ce plan divin consistait en esclaves récemment libérés chez qui subsistaient encore les traits qui sont les éternels stigmates de la servitude. Indépendamment de la canaille, de cette « foule mêlée » qui était venue de l’Égypte avec les Israélites, il y avait, même parmi ces derniers, bien des gens qui s’étaient assimilés aux plus vils et aux plus corrompus des Égyptiens. La tribu de Dan, par exemple, manifestait une forte tendance pour le culte des idoles. Même après le terrible renversement du Veau d’or, ses membres ne cessaient de soupirer après lui, et même de l’adorer en secret. Bien des femmes de cette tribu avaient des Égyptiens pour maris. Chez celles-là la vie familiale tendait à s’abaisser au niveau de la vie en Égypte ; elles étaient souillées de vices et de luxure qui les prédisposaient à succomber à des idolâtries diverses.

La conversion de ces éléments serviles en un peuple apte à accepter les commandements divins ne pouvait se faire que peu à peu. Moïse estima donc nécessaire de promulguer une série de règlements hygiéniques et sanitaires pour assurer la bonne santé dans le camp. Une discipline de fer accompagnait ces prescriptions : y contrevenir, c’était provoquer la colère du Seigneur. Maintenir cette discipline était la mission de la tribu de Lévy.

Il y avait des crimes et des délits, tels que le blasphème, pour lesquels c’étaient les Lévites eux-mêmes qui infligeaient la punition. Il y avait aussi des crimes qui étaient punis de mort par strangulation.

Un grand changement s’était fait en Moïse depuis l’incident du Veau d’or. Il s’était rendu compte que seule une rigoureuse discipline et des châtiments pouvaient conduire le peuple à la mission que Dieu lui avait assignée.

Il commença à promulguer au nom de Jéhovah des lois destinées à régler non seulement les rapports d’homme à homme, mais aussi les rapports de l’homme avec Dieu, l’attitude de l’homme envers lui-même, le maintien de la pureté et de la propreté personnelles, même eu égard à ce qui pouvait être mangé et à ce qui ne le pouvait pas – toujours dans le but d’en faire un « peuple saint ».

On ne voit pas clairement pourquoi Moïse défendit aux Israélites la chair de certains animaux, de certains poissons, de toutes sortes de reptiles. Il est possible qu’il ait été guidé par des principes hygiéniques. Il est possible que le climat brûlant ait exigé un certain régime diététique. Il est possible aussi que le désir violent de viande chez des hommes en bonne santé et que l’insipide manne ne pouvait pas rassasier ait inquiété Moïse, et qu’il ait craint de les voir s’attaquer aux grenouilles et à divers reptiles qui risquaient de les empoisonner.

Les prohibitions étaient décidées d’accord avec le Conseil. On ne saurait douter que Moïse et le Conseil aient connu les risques d’empoisonnement, les maladies de peau et autres maladies provenant de certains aliments sous ce climat. C’était un peuple d’ouvriers que Moïse avait emmené d’Égypte, habitués à manger les grenouilles et les reptiles qui foisonnaient dans le Nil, aussi bien que la chair des animaux paissant dans les riches pâturages du Delta ; ils se souvenaient du goût agréable, juteux, de la viande, ils rêvaient de sentir craquer sous leurs dents les os à moelle, de sucer l’exquise élasticité de quelque fruit de mer. Après leur long régime à la manne, ils étaient prêts à avaler n’importe quel reptile, n’importe quel être vivant leur tombant sous la main. Pour Moïse, la pureté physique du peuple était inséparable de sa mission morale, et il était décidé à maintenir à tout prix la santé des Bnaï Israël.

Mais toutes ces lois et réglementations relatives à la diète et à l’hygiène du corps avaient un but plus que temporaire quant au caractère du peuple, à son bien-être et à son état psychique. Le principe d’après lequel toute créature vivante appartient à Dieu, ce qui a pour conséquence qu’il est interdit de la tuer uniquement pour la manger, inculquait aux Juifs une attitude humanitaire à l’égard des créatures divines. De là découlèrent plus tard des lois concernant les rapports de l’homme avec les animaux. Ainsi il était interdit de museler le bœuf quand il foulait le blé ; les bêtes de somme participaient comme l’homme au repos du sabbat ; on n’avait pas le droit de boire ou de manger le matin, avant d’avoir donné à boire et à manger aux animaux.

Les lois diététiques exerçaient aussi une puissante influence sur le caractère des gens. En imposant certaines limites à leur appétit, elles disciplinaient leur vie. Quant aux lois de purification, elles étaient un rempart protégeant les Israélites contre la marée d’idolâtrie, de corruption et de relâchement qui les entourait.

 

Mais, comme ces règlements semblaient n’avoir qu’un objet temporaire, en vue du séjour dans le désert, Moïse promulgua aussi une série de lois qui devaient assurer l’ordre permanent d’Israël dans sa propre terre, des lois destinées à le cristalliser comme un « peuple saint ». Ces lois brillent par leur esprit d’éternelle signification, leur esprit de justice ordonnée, leurs formules profondément morales, qui leur ont permis de s’enraciner jusqu’à nos jours dans toutes les civilisations. Elles valent pour nous aujourd’hui comme elles ont valu pour toute civilisation animée de l’esprit que Dieu a manifesté par ses prophètes.

Moïse introduisit dans la vie des Israélites le principe de l’année sabbatique et de l’année jubilaire. Tous les sept ans, la terre se reposait, comme le faisaient le septième jour de la semaine les hommes et les bêtes. C’était là une innovation agricole difficile à imposer, et dont l’utilité n’a été comprise que plus tard. Quant au principe jubilaire, il rappelle que la terre appartient au Seigneur et que l’homme n’est autorisé à s’en servir que pendant une période précise et limitée.

Moïse mit les Israélites en garde contre l’imitation des coutumes, des lois et du comportement des Égyptiens et des Cananéens.

Ces peuples en effet s’adonnaient à l’inceste, aux rapports sexuels avec leurs parents les plus proches. Il n’y avait pas de loi en Égypte interdisant le mariage entre frère et sœur, ni, chez les Cananéens, entre mère et fils. Et ce n’était pas chose extraordinaire dans ces pays de voir le père violer sa fille ou un homme coucher avec un animal. De ces habitudes résultait la dégénération qui donnait naissance à des êtres infirmes et idiots et à toutes sortes de monstres.

Le dernier commandement qui, dans notre civilisation, est devenu la base de tous les rapports entre les hommes était ainsi conçu :

Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

Et pour montrer clairement que les mots « ton prochain » ne se rapportaient pas seulement au frère en Israël, il était prescrit expressément d’appliquer aux étrangers la même loi qu’à ceux qui étaient nés dans le pays. Car, immédiatement après l’invitation à honorer les cheveux blancs et à craindre Dieu, venaient les mots :

L’étranger qui vit parmi vous doit être parmi vous comme celui qui est né au milieu de vous, et vous devez l’aimer comme vous-même. Car vous avez été étrangers dans la terre d’Égypte.

Parmi les lois fondamentales de Moïse, il y en avait une qui aurait pu sembler avoir été émise pour des raisons d’hygiène, mais qui a eu l’effet le plus profond sur la famille juive : à savoir, l’interdiction, pour le mari, d’avoir des rapports avec sa femme au cours de la période menstruelle.

Pendant la purification qui durait quelques jours avant et quelques jours après les périodes, la loi interdisait au mari tout rapport intime avec sa femme sous peine de commettre une faute grave d’impureté. Il était sévèrement recommandé de respecter son état physique et mental, et de ne pas lui imposer sa volonté pendant sa crise psychique. L’intervalle fixé pour la purification restreignait les droits de l’homme à deux semaines par mois ; et, lorsque la femme sortait du nuage, nettoyée et purifiée par le respect de son mari pour sa féminité, elle rayonnait d’amour et de gratitude envers lui ; elle était comme une grappe remplie de vin. Et, debout devant lui, elle était pour lui comme parée d’une virginité nouvelle.

Cette loi ancienne, tendre et délicate, a infusé dans la vie juive une fraîcheur et une beauté étranges, semblables aux vents chargés du parfum des boutons nouveaux qui s’épanouissent aux jours de la Pentecôte. Grâce à cette purification constante, la famille juive a gardé la force de résister aux tribulations inhérentes à toute existence, et à celles qui ont frappé d’un poids tout particulier le peuple juif.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII

 

 

 

LE nuage bleu d’argent qui, pendant tous ces jours, avait plané sur le tabernacle disparut finalement. Ce fut le signal du départ.

Deux hérauts placés devant le sanctuaire se mirent à souffler dans les trompettes d’argent que Moïse avait fait faire pour obéir au Seigneur. Ce furent d’abord de longs appels détachés, pour rassembler les chefs et les Anciens des tribus. C’est à eux que Moïse donna ses instructions quant à l’ordre de marche. Puis les trompettes lancèrent une sonnerie puissante et ininterrompue qui résonna à travers tout le camp. Lorsque les « armées » furent rangées, une nouvelle sonnerie donna le signal de se mettre en route.

Quand les Israélites avaient quitté l’Égypte, ç’avait été comme un fleuve emporté et débordant qui rompait ses digues et se répandait dans les champs. Cette avancée de Gochène au Sinaï, le long des rives de la mer Rouge, s’était faite sans aucun système et sans discipline. Les tribus étaient mélangées ; elles n’emportaient avec elles, à ce moment-là de l’exode, rien de plus que l’arche contenant les ossements de Joseph, et les charges d’or, d’argent et d’étoffes précieuses qui avaient été « empruntées » aux Égyptiens ; à cela s’était ajouté le butin pris sur les cadavres des cavaliers égyptiens noyés dans la mer de Roseaux.

Combien différent fut le spectacle du départ, lorsque les tribus quittèrent le Sinaï en direction de la Terre promise !

Le mont Sinaï est comme une puissante mamelle, se dressant entre les deux bras de la mer Rouge, dont l’un se dirige vers l’Égypte, l’autre vers le Jourdain. La première marche, le long du bras de Suez, était la marche conduisant de l’esclavage à la liberté ; la seconde, le long du bras d’Etzion-Ghéber, la marche de la liberté vers la Terre promise.

Mais le Sinaï peut aussi être considéré comme autre chose qu’une mamelle entre deux bras. C’était un ventre qui a donné naissance à un peuple.

C’étaient des esclaves qui, de l’Égypte, s’étaient dirigés vers cette montagne ; de là, ce fut un peuple qui partit, en formation militaire, chaque tribu dominée par son étendard particulier.

Lorsque la première armée eut quitté le camp, les trompettes sonnèrent de nouveau, et les Bnaï Gherchone, de la tribu de Lévy, les voituriers du camp, se mirent en marche.

Sur les trois chariots donnés par les Anciens des tribus le sanctuaire tout entier était chargé par morceaux : les colonnes recouvertes d’or, les seuils et les nombreuses couvertures du toit. Un autre chariot transportait les jeunes petits-fils d’Aaron, peu nombreux, et dont on prenait grand soin, afin qu’ils grandissent sans défauts physiques qui les auraient rendus inaptes au service sacré. Voués à Jéhovah, ils étaient considérés comme faisant partie du sanctuaire, et étaient transportés avec lui dans un chariot traîné par des Lévites marchant pieds nus, en raison de la sainteté de leur tâche.

Le tabernacle était suivi par la triple armée de Ruben, de Siméon et de Gad, sous la direction de Siméon.

Puis venait le trésor le plus sacré pour les Israélites : l’arche contenant les dix commandements et le livre de l’Alliance – celle qui se trouvait dans le Saint des Saints et sous le toit de laquelle, entre les chérubins, résidait l’esprit de Jéhovah.

C’étaient Aaron et ses fils qui accomplissaient la haute cérémonie consistant à extraire l’arche du Saint des Saints. Alors que le sanctuaire n’était pas encore démembré, les prêtres y pénétraient et recouvraient l’arche d’une couverture d’un bleu pur. Puis, ils saisissaient les barres d’or servant à lever l’arche, les passaient à travers les anneaux et portaient l’arche à l’extérieur. Là, on la confiait à une famille choisie de la tribu de Lévy. Son chef, Éléazer, fils d’Aaron, homme d’une taille gigantesque, d’un magnifique visage, à la barbe noire tressée en boucles épaisses, aux grands yeux lumineux, marchait à sa tête. Il portait dans ses bras les jarres d’or contenant l’huile fine préparée suivant une recette spéciale qu’Aaron utilisait pour la lumière éternelle du ménorah. Distillé avec le plus grand soin de plantes aromatiques rares, qui fleurissaient seulement de-çà de-là dans le désert, ce précieux liquide était conservé avec une attention toute spéciale.

Tout de suite derrière l’arche venaient les vases sacrés du sanctuaire, tous recouverts d’étoffe bleue : le ménorah, la table de Proposition, les bassins, les jarres, les encensoirs, chacun sur les épaules d’un Lévite vêtu de blanc. La longue file des chariots s’achevait avec Moïse et Aaron et leurs fils qui, en leur qualité d’enfants de Lévy, marchaient avec leur tribu. Moïse conduisait un groupe composé des soixante-dix Anciens d’Israël qu’il avait élus, de Josué, son assistant, et des hérauts et trompettes et faiseurs de signaux qui transmettaient ses ordres à l’armée, ordonnaient les arrêts et les départs, et réunissaient les Anciens des tribus pour recevoir les commandements de Jéhovah.

C’est en chantant le chœur et le cri de bataille ci-après, entonné par les Lévites et repris par tous, que les Bnaï Israël abandonnèrent le mont Sinaï :

 

      Lève-Toi, Seigneur, et que Tes ennemis soient dispersés !

      Que Tes adversaires s’enfuient devant Toi !

 

L’ordre de marcher en formations militaires ne s’appliquait qu’à la jeunesse. Les vieillards, les femmes et les enfants, aussi bien que le bétail, les moutons et les ânes entourés des bagages et des tentes repliées, suivaient les jeunes ; ils étaient protégés par des hommes d’armes et des archers placés sous les ordres de centeniers et de « décenniers ». En dehors de ces chefs, il y avait les Lévites, dont le rôle était de faire connaître les lois aux Israélites et d’en exiger l’application, afin de maintenir dans la multitude la nouvelle discipline instaurée par Moïse.

L’armée en marche soulevait dans le désert un nuage gigantesque de poussière. Planant sur elle, comme porté par les ailes des anges, il semblait un abri placé au-dessus des Bnaï Israël. Pendant le jour, il ressemblait à une colonne de fumée leur montrant le chemin ; pendant la nuit, à une colonne de feu.

 

C’était le désert d’un nouveau genre que celui où Moïse conduisait maintenant les Israélites ; différents étaient aussi son but et ses projets. Quand il s’approchait du Sinaï, il avait hâte d’obéir à Dieu, et il savait où conduire les tribus. Entre la mer de Roseaux et le Sinaï, il ne comptait pas avec la possibilité d’une attaque ennemie. Sa route ne le menait pas à travers des régions peuplées, hostiles ou même neutres : les Amalécites avaient été un incident inattendu. Mais la seconde partie de la route vers la Terre promise, entre le Sinaï et le Jourdain, présentait de nombreux obstacles. Là, les armées d’Israël allaient être exposées à de fréquentes attaques.

Moïse désirait éviter toute rencontre avec les peuples dont Dieu lui avait promis les terres en éternel héritage. Il savait cependant que, bien que quelques-uns des peuples voisins fussent apparentés aux Bnaï Israël et qu’on eût dû pouvoir attendre d’eux de l’amitié et de la compréhension, la rumeur effrayante des miracles que Dieu avait opérés envers son peuple et de la promesse qu’il lui avait faite avait répandu l’alarme partout. Moïse s’attendait donc à une hostilité cachée aussi bien que manifeste. Et puis, il ne connaissait pas cette partie du désert... Il ne savait pas où se trouvaient les oasis ou les cours d’eau alimentant quelque végétation. Il demanda donc à son beau-frère, Hobab, qui connaissait bien ces régions, de lui servir de guide et lui promit une part des biens que Dieu réservait aux Bnaï Israël. Mais Hobab refusa, il préférait rester avec les siens, dans son pays.

On pourrait croire que le comportement de Moïse à l’égard de la famille de sa femme, son refus d’admettre ses propres fils aux hauts privilèges du sacerdoce ou aux autres sphères du commandement avaient provoqué chez les Midianites une certaine amertume. La réponse de Hobab le forçait d’user de ses propres moyens. Trois jours avant de partir du Sinaï, il envoya les porteurs de l’arche et du sanctuaire, accompagnés d’une garde militaire, chercher le prochain point de halte pour l’armée. Il leur indiqua un signe : lorsqu’ils verraient le nuage s’arrêter et se poser sur l’arche, ils sauraient que c’était là le lieu que Jéhovah avait choisi pour le prochain arrêt. Ils y dresseraient le tabernacle, et prépareraient tout pour accueillir les Bnaï Israël qui les suivraient à trois jours de marche.

Mais ces précautions apparurent inutiles : en dépit de tout ce qui était déjà arrivé, la nature humaine apparut de nouveau. À la deuxième ou à la troisième reprise de la marche à travers les sables lourds du désert, les murmures s’élevèrent de nouveau comme par le passé, et Moïse sentit que la révolte était dans l’air. On ne s’insurgeait pas seulement contre les fatigues et les inconvénients de la marche, mais contre tout le système de lois qu’il avait institué sur l’ordre de Dieu : lois de pureté de la famille, lois de continence sexuelle, lois d’hygiène diététique. Une fois de plus, ce fut la tribu de Dan et la foule des métis qui retombèrent dans les mauvaises coutumes apportées de l’Égypte.

Le désert où se trouvaient maintenant les Israélites était rude et rebutant à l’excès. À peine les tribus d’Israël avaient-elles quitté les pentes du Sinaï qu’elles s’étaient trouvées enveloppées dans des tourbillons de sable. À perte de vue, ce n’était qu’une mer de sable rouge, à travers laquelle passaient des vagues de poussière, pareilles aux écailles gigantesques d’un monstre préhistorique. Le soleil était à moitié éclipsé par un nuage de sable s’élevant sous les pieds ; ses rayons luttaient pour percer ce réseau poudreux. Le sable craquait sous les dents dans la manne. Quoi que ce fût qu’on prît à la bouche, on ne sentait que ce craquement entre les dents. On mangeait du sable ; on respirait du sable. Le sable se logeait dans les yeux et sur les lèvres.

 

De l’ouverture de sa tente, au pied de la colline sur laquelle le tabernacle était dressé, Moïse contemplait les demeures d’Israël projetant leur ombre de tous côtés sur les vagues de sable éblouissant. On eût dit que les armées du Seigneur étaient descendues et avaient couvert l’immensité du désert. Innombrables, elles dépendaient toutes du seul Dieu vivant, pour leur nourriture, pour leur boisson, pour leur vie elle-même.

Maintenant qu’ils étaient dans le désert de Paran, les Israélites ne manquaient plus d’eau. En cette époque de l’année, les ruisselets crevaient les hauteurs sableuses, s’écoulaient dans les canaux profonds et descendaient dans la vallée où séjournaient les enfants d’Israël.

De ses yeux de faucon, Moïse pouvait voir au loin les Bnaï Israël s’assemblant comme des fourmis autour des trous d’eau et des canaux. Isolés ou en groupes, ils rampaient à quatre pattes, reniflant, léchant le sable humide, plongeant leurs doigts dans toutes les ouvertures, écartant le sable. Moïse ne savait que trop bien ce après quoi ils soupiraient, ce qu’ils cherchaient : une feuille, un brin d’herbe, une pousse de cactus, une ronce. Même une sauterelle ou un sautereau était pour leur imagination une sorte de mirage ; et leurs yeux s’allumaient à la pensée d’une grenouille ou d’un lézard.

Les grands évènements du Sinaï avaient été inutiles. Tonnerres et éclairs étaient oubliés. La faim avait dévoré chez les Israélites tout sentiment de crainte ou de fierté, tout rapport humain avec la divinité et, pareille à une écorchure qui s’est envenimée, n’avait laissé qu’une aspiration, une seule : calmer leur faim au moyen d’une nourriture où ils pourraient enfoncer leurs dents comme des loups.

Sur la route d’Égypte au Sinaï, ils n’avaient pas encore été tourmentés par la faim. Pendant un certain temps la manne les avait alléchés par sa nouveauté et sa fraîcheur. De plus, ils y avaient ajouté les reptiles et les animaux aquatiques qu’ils trouvaient au bord de la mer des Roseaux. Et puis, ils espéraient qu’un nouvel ordre de choses commencerait pour eux au mont Sinaï et que Dieu, après leur avoir donné la Thora, les transporterait sur les ailes des aigles dans la Terre promise. Mais, maintenant, tandis qu’ils se traînaient vers ce pays, le désir d’une simple nourriture d’hommes dominait en eux les avantages spirituels et les espoirs matériels. Le désert qu’ils traversaient était entièrement démuni de végétaux et d’animaux. C’est en vain qu’ils cherchaient, qu’ils reniflaient, qu’ils fouillaient la terre, c’est en vain qu’ils rêvaient de trouver dans les crevasses au moins un ver, un petit serpent, un lézard : quelque chose qu’ils pourraient avaler en dépit de l’interdiction. Il n’y avait rien, rien que cette insipide manne, poisseuse, qui tombait avec la rosée, une substance qui fondait sur la langue sans laisser au palais le temps d’en saisir le goût ; les dents n’avaient rien à faire ; l’estomac restait vide ; les entrailles étaient froides et creuses ; les rouages du corps ne servaient plus de rien.

Avec ce régime trop léger de la manne qui ne servait qu’à les maintenir vivants, Moïse se rendait bien compte qu’il ne pourrait pas garder longtemps le contrôle des Bnaï Israël. Il avait emmené hors d’Égypte une race de travailleurs, d’hommes et non d’anges, d’hommes qui, de même que toutes les créatures vivantes, avaient besoin d’une nourriture terrestre. Moïse savait ce que sont les humains. Il savait qu’ils dépendaient de leurs besoins matériels. Mais il avait foi en Jéhovah ; il avait cru que celui-ci modifierait la nature de ce peuple qu’il avait fait sortir d’Égypte au moyen de tant de prodiges. N’avaient-ils pas été libérés précisément parce qu’ils étaient différents du reste de l’humanité ? N’étaient-ils pas l’objet d’une élection particulière ? N’étaient-ils pas par conséquent le peuple élu ?

Dieu leur avait donné la Thora – des lois qui n’étaient pas faites pour des anges, mais pour des hommes de chair et de sang. Il leur avait donné des statuts et des commandements qu’ils devaient appliquer lorsqu’ils seraient dans leur pays. C’étaient des lois faites pour une vie normale dans un pays tranquille, que Dieu avait promis à leurs ancêtres. Bientôt, ils atteindraient les frontières de ce pays et abandonneraient à tout jamais le désert. Ils s’installeraient dans le pays qui leur avait été assigné, celui que Dieu avait choisi pour les patriarches des temps passés. Il en chasserait les habitants idolâtres, et il placerait les enfants d’Israël dans l’héritage de leurs pères. Là ils vivraient suivant la Thora et suivant les commandements. Ils seraient le peuple élu, le peuple d’élection, lumière et rayonnement pour le reste du monde. Et voilà qu’ils étaient là, emportant avec eux le sanctuaire, où Dieu séjournait parmi eux. Quel autre peuple avait fait l’expérience d’une aussi inimaginable grandeur ? Pour quel autre peuple Dieu avait-il accompli de tels miracles et de telles merveilles ? Après tout cela, étaient-ils incapables de dominer leur désir de nourriture terrestre, ne pouvaient-ils pas refréner leur goût pour la viande et les légumes pendant encore un mois ou deux ? Ils étaient sur les frontières des Édomites. Depuis que Jéhovah était venu se fixer parmi eux, tout se passait comme s’il les avait transportés rapidement sur les nuages du ciel jusqu’aux limites de leur propre pays. Pourquoi se lamentaient-ils donc ? Pourquoi hurlaient-ils donc comme des loups ? Encore un peu de temps, et ils seraient dans la Terre promise, et tout serait bien pour eux.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

 

OR, tout devint pire et non meilleur. Les murmures du peuple grandirent jusqu’à ce que le bruit en montât jusqu’à la tente de Moïse. Il envoya Josué ben Noun à travers le camp et, quelque temps après, celui-ci revint en compagnie du chef de l’armée, Nakhchone ben Aminadab.

« C’est de nouveau la foule des métis, dit Josué hors d’haleine. Ils excitent le peuple, ils profitent de la faim dont souffrent les gens. Ils ne cessent de parler de la viande des animaux vivants et n’ont que mépris pour la manne.

– Ils ont contaminé tout le monde avec ce goût de la viande comme avec une lèpre, en évoquant sans cesse les marmites de viande qu’ils étaient habitués à manger en Égypte, ajouta Nakhchone. Et cette lèpre ne cesse de grandir. Elle a atteint même les soldats des tribus ; eux aussi se plaignent beaucoup. Ils réclament de la viande de bœuf faite pour les hommes, et non du lait fait pour les enfants. Je ne peux pas en venir à bout.

– Et ils font cela en présence du sanctuaire ?

– Mais c’est le sanctuaire lui-même qui a réveillé leur appétit pour la viande. Les sacrifices qu’ils voient sur l’autel, l’aspect du sang, l’odeur de la graisse brûlée qui monte à leurs narines, ils n’arrêtent pas de parler des sacrifices que Dieu exige d’eux. Ils veulent des moutons, des bœufs comme en ont les prêtres... Mais, je le répète, ce ne sont pas les Israélites qui se révoltent, c’est la foule des métis : esclaves abyssiniens, fils de Kouch, originaires du Libéria, descendants de tribus asiatiques, et même Égyptiens qui nous ont suivis, étrangers qui ne sont pas nés de la semence d’Abraham. Il faut les chasser du camp. Il faut les séparer des enfants d’Israël et en faire des bûcherons et des porteurs d’eau.

– Jéhovah nous a commandé, non pas une fois mais à mainte reprise, de n’avoir qu’une seule loi pour nous et pour les étrangers et d’aimer ceux-ci parce que nous-mêmes avons été des étrangers en Égypte... Venez, dit Moïse en s’adressant à Josué. Allons les trouver. »

Lorsque Moïse arriva dans le camp personne ne fit attention à lui. En vain Josué et les autres criaient : « Moïse est parmi vous ! »

Personne ne regardait : on eût dit qu’il n’avait jamais été leur chef. Tous étaient occupés à autre chose.

Les Israélites étaient assis devant les rideaux qui fermaient leurs tentes ; ils avaient la tête baissée et parlaient avec nostalgie des mets qu’ils avaient l’habitude de, manger en Égypte. « Ah ! Que n’ai-je les peaux d’oignon que je jetais chaque jour aux poules ; que n’ai-je les os que je donnais aux chiens ; que n’ai-je les épluchures d’ail ?... »

Alors Moïse passa d’une tente à l’autre. Personne ne s’occupait de ses allées et venues ; si on le reconnaissait, on ne faisait pas attention à lui. Partout il trouvait les hommes et les femmes dans une sorte d’extase, tous incapables d’autre instinct et d’autre émotion que le seul désir de la viande.

Finalement, Moïse et Josué arrivèrent aux tentes des métis. Là ce fut un autre spectacle qui s’offrit à leurs yeux. Chez les Israélites, ce n’était que nostalgie exprimée en douloureuses plaintes. Là, c’était une orgie de gestes et de mimiques.

Debout au milieu de ce mélange de races et de peuples appartenant à tous les pays que les armées de Pharaon avaient envahis pour en ramener des esclaves, Moïse et Josué constataient que ni les miracles dont ils avaient eu leur part avec les Israélites ni les lois et les commandements que Jéhovah leur avait donnés ne les avaient en rien modifiés. Le joug de la Loi ne leur avait pas infusé une nouvelle âme ; il ne les avait pas purifiés de leur idolâtrie, il n’avait pas changé leur caractère. Dès qu’ils avaient senti la faim, les signes de l’écriture divine s’étaient effacés dans leur cœur. Le goût de la viande avait fait naître en eux le goût de l’idolâtrie, de la corruption et du vice.

Moïse retourna dans sa tente. Il laissa tomber le rideau de l’entrée, se prosterna à terre et se mit à pleurer dans ses mains :

« Ô Dieu de miséricorde, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, vois ma honte et mon humiliation. Quel péché ai-je donc commis pour que Tu mettes sur mes épaules le fardeau de cet immense peuple ? Je ne peux pas le conduire tout seul. Je ne puis pas l’entendre gémir, je ne peux pas supporter la peine de sa faim et de sa soif. »

Moïse s’imaginait que Dieu allait descendre sur lui dans une tempête, dans le tonnerre et les éclairs, et l’écraser contre terre pour avoir rejeté la mission qui lui avait été confiée. Il était prêt à être anéanti, car, en vérité, il ne pouvait plus supporter le fardeau, il ne pouvait plus continuer à voir les souffrances des enfants d’Israël sans être capable de leur venir en aide. Mais au lieu du tonnerre et de la destruction, un clair nuage descendit en lui, qui l’enveloppa mollement et chaudement ; et ce fut comme s’il était entouré par les ailes des chérubins placés sur l’arche. Et il entendit la voix de Jéhovah douce, aimable et tendre, pareille à la chanson d’une mère. Et, comme un père, Jéhovah le réconforta et le fortifia ; il parla à son cœur, avec une compassion et une compréhension paternelles :

« Sors, et rassemble soixante-dix Anciens d’Israël et conduis-les au lieu de réunion pour qu’ils y soient avec toi. Et je mettrai en eux un peu de l’esprit qui est en toi ; et ils devront partager avec toi ton fardeau, afin que tu ne sois plus seul à le porter. »

Lorsque Moïse sortit de l’extase où l’avait plongé la visite divine, il examina le message qu’il avait reçu et soupesa chacun des mots qu’il contenait. Car chaque mot était lourd de sens, et méconnaître son but eût été un acte comparable à un péché. Cette fois encore, il réfléchit longuement sur ce qu’il avait entendu, considérant le conseil de Dieu comme un ordre. Dieu avait dit : « Rassemble soixante-dix Anciens que tu considéreras comme des officiers. » Depuis que les Israélites étaient sortis de l’Égypte, ils n’avaient plus eu d’officiers ni de surveillants. Ils avaient eu des maîtres, des guides, des annonciateurs et des interprètes de la Loi de Jéhovah, mais pas de surveillants. Ils en avaient en Égypte, nommés par le Pharaon, lorsqu’ils étaient esclaves. Cela voulait-il dire que Dieu voulait soumettre les enfants d’Israël à une discipline pareille à celle des esclaves ? Devraient-ils être contraints au service du Seigneur par des surveillants comme ils l’avaient été au travail en Égypte ? Bien loin de là ! Les enfants d’Israël étaient les fils de la liberté. Ils avaient les dix commandements, les lois, les statuts qu’ils avaient acceptés librement, comme des hommes libres. Moïse ne pouvait pas admettre même un instant que Jéhovah voulût transformer les Israélites en esclaves.

Longuement, vainement, Moïse médita sur cette énigme, jusqu’à ce que Dieu l’illuminât par la vision du lointain avenir.

Moïse aperçut alors les enfants d’Israël dispersés à travers les nations du globe. Il les vit vivre une existence à part au milieu des Gentils, îles au milieu des mers les entourant. Il vit les longues et sanglantes routes que les Bnaï Israël auraient à suivre, dans les tortures et les humiliations. Il vit le long dévouement du peuple hébreu ; il entendit ses fils criant de leur dernier souffle, du sein des flammes de l’échafaud : « Écoute, Israël ! » Il vit des mains brutales s’appesantir sur eux, des mains qui fouillaient leurs bouches pour leur faire avaler de force de la viande de porc. Il les vit courbés sous le fouet et les verges, détournant leurs visages, serrant les dents, refusant d’avaler cette viande abominable. Il vit leurs corps se consumant dans les flammes, d’où sortaient des chants joyeux, et non des lamentations et des plaintes. Il constata le bonheur qui était leur récompense. Oh ! non, des esclaves fouettés et poussés de force ne servaient pas leurs maîtres de cette façon. C’étaient seulement les fils de la liberté qui en agissaient ainsi, des égaux parmi des égaux, des amis parmi des amis. Le joug des lois et des commandements ne pouvait être accepté que volontairement. Alors Moïse comprit que la servitude envers Dieu était une libération : l’esclave des commandements de Jéhovah est un homme libre, avec la volonté libre de servir Dieu de tout son cœur, de toute son âme, en dépit de la haine et de la cruauté d’un monde tout entier.

« Je Te remercie, mon Dieu, de m’avoir montré comment Tu veux libérer Tes créatures ! »

Moïse quitta sa tente et s’en alla à la recherche de Dathan et d’Abiram, les anciens surveillants des Hébreux en Égypte. Ils allaient maintenant servir sous Jéhovah en qualité de surveillants.

« Frères, dit Moïse en s’inclinant devant eux, je viens à vous avec une prière : il faut que vous m’aidiez à diriger les Israélites. Soyez les premiers parmi les Anciens que le Seigneur m’a ordonné de choisir entre les enfants d’Israël. L’esprit de Jéhovah doit reposer sur vous comme sur moi, et vous devez être avec moi pour accomplir la mission de Dieu dans notre peuple.

– Nous ? s’exclamèrent Dathan et Abiram stupéfaits.

– Vous aurez votre part de l’esprit divin qui est en moi.

– Nous qui étions les surveillants du Pharaon ! dirent-ils, encore tout surpris.

– N’ai-je pas vu, répondit Moïse, comment vous avez offert votre corps nu aux coups des fonctionnaires du Pharaon, parce que vous refusiez de forcer les enfants d’Israël à travailler outre mesure ? Ma chair n’a pas eu l’avantage d’être soumise au fouet pour le bien d’Israël. Jéhovah consent à ce que vous partagiez avec moi, comme moi avec vous. Et, de même que Dieu était avec vous alors que vous étiez les fonctionnaires du Pharaon, de même il sera avec vous quand vous serez ses surveillants. »

C’est ainsi que Dathan et Abiram entrèrent dans le corps des officiers surveillants d’Israël et que, de même qu’ils avaient servi le Pharaon, ils servirent Jéhovah.

 

Et Dieu leur donna de la viande. Au matin, les Bnaï Israël aperçurent l’ombre d’ailes tombant sur le sable du désert. Bientôt le soleil fut obscurci par la multitude d’oiseaux. C’étaient de nouveau des cailles comme celles qui étaient venues lorsqu’ils étaient près de la mer de Roseaux, sur le chemin du Sinaï. Voilà qu’elles venaient de nouveau à travers l’immensité du désert, des bords de la mer, et de nouveau elles étaient là palpitantes aux pieds des enfants d’Israël. Une joie tumultueuse s’empara de tout le camp. Hommes, femmes et enfants arrivaient en courant et se jetaient convulsivement, tout excités, sur ces oiseaux avec des mains et des bouches fébriles. Nombre d’entre eux n’attendaient même pas qu’ils fussent tout à fait morts et convenablement cuits. Ils leur tordaient le cou, leur arrachaient une touffe de plumes et enfonçaient des dents avides dans la chair crue. Leurs estomacs, déshabitués par le long régime de manne, n’étaient plus capables de digérer cette nourriture dure et résistante dont ils se gavaient. Ils satisfaisaient leur désir de viande, écrasaient avec leurs dents les os délicats, avalaient n’importe quoi sans pouvoir rassasier leur faim. Avant que les sucs nourrissants eussent atteint leur estomac, ils tombaient sur le sable en proie à des crampes. Ils rejetaient la chair non digérée. Plus d’un mourut, et ce lieu fut en conséquence dénommé Kibroth-Hattaavah, c’est-à-dire les « tombeaux du désir ».

Et maintenant Moïse, appuyé sur le nouvel organisme d’exécution qu’il avait créé sur le conseil de Dieu, entreprit de consolider rigoureusement ses lois et ses commandements. Les officiers surveillants, qui avaient obligé les enfants d’Israël à travailler pour le Pharaon, les obligèrent désormais à travailler pour Jéhovah. Dathan et Abiram, et Eldad et Médad, nommés par Jéhovah lui-même, devaient avoir autorité sur les Bnaï Israël, non par la vertu du fouet, mais par suite de leur haute situation et de l’esprit sacré qui était en eux. Moïse les éleva au rang de prophètes, afin qu’ils ne fussent pas aux yeux d’Israël des meneurs d’esclaves mais plutôt des voyants, comme lui-même. Et il leur donna le droit d’interpréter la Loi.

Armés par Dieu et dotés de puissance, les nouveaux surveillants se mirent à leur tâche avec la sévérité qu’ils avaient montrée sous le Pharaon.

Peu de temps après, ils amenèrent à Moïse un homme qu’on avait surpris ramassant du bois le jour du sabbat pour faire du feu et cuire des aliments. On avait souvent auparavant violé ou ignoré la Loi, mais personne n’avait autorité pour intervenir. Cette fois les Anciens ne savaient pas ce qu’ils devaient faire. Fallait-il exécuter la rigoureuse sentence que Moïse avait prononcée contre ceux qui violeraient le sabbat, ou bien suspendre ces lois jusqu’à ce que le peuple fût installé dans sa terre ? L’homme fut placé sous bonne garde et on en référa à Moïse. Celui-ci, assuré maintenant de ses nouveaux officiers, choisis suivant le conseil de Dieu, donna l’ordre d’emmener le coupable hors du camp et de le faire lapider par la collectivité tout entière. Il en fut fait ainsi. Hors du camp, l’homme fut lapidé, avec le concours de tous, afin que tous pussent voir, savoir et craindre.

La nouvelle discipline voulue par Moïse avait commencé.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV

 

 

 

MALGRÉ tout cela, Moïse restait solitaire. Il n’avait pas eu la possibilité de connaître sa famille, avant d’être arrivé à l’âge d’homme, alors qu’il avait déjà une existence, des habitudes et un entourage à part. La plus proche de lui était sa sœur Miriam, qu’il considérait comme sa mère ; et il est de fait qu’à certains points de vue elle avait remplacé sa mère, dont le rôle à son égard avait été si bref et si superficiel. Miriam avait été son ange gardien dès ses plus jeunes années, alors qu’il n’en avait pas conscience.

Moïse n’avait ni ambitions ni aspirations personnelles ; ses rêves et ses désirs se concentraient sur son peuple, sur sa libération, sur sa transformation en peuple élu de Dieu. Il n’arrivait pas à pardonner sincèrement à son frère Aaron l’affaire du Veau d’or et, en dépit de ses prières au Tout-Puissant, grâce auxquelles il avait obtenu le pardon des Bnaï Israël, il ne parvenait pas à oublier les manœuvres ambitieuses de son frère, manœuvres qui l’avaient amené à trahir Jéhovah et à mener son peuple au bord de l’abîme.

Il n’y avait non plus aucune intimité réelle avec sa famille midianite. Elle avait été un refuge pour lui aux jours de sa misère. Il y avait de la tendresse dans son cœur pour Séphorah et pour Jéthro, mais c’était plutôt de la reconnaissance que de l’amour : envers Jéthro, parce qu’il lui avait offert un asile dans sa maison, lui avait accordé sa protection, lui avait fait part de sa sagesse ; envers Séphorah, en raison de sa fidélité et de son dévouement, parce qu’elle avait consenti à l’accompagner en Égypte, s’exposant par là à être réduite à l’esclavage. Il se sentait étranger dans la maison de son beau-père, ce qu’il manifesta en donnant à son fils aîné le nom de « Gershom », c’est-à-dire : « J’étais ici un étranger. » Ce sentiment ne se modifia pas plus tard lorsque Séphorah et ses enfants l’accompagnèrent dans le désert.

Non seulement il négligeait sa famille, mais il n’éprouvait pas le besoin d’un foyer. Sa famille, c’était Israël ; son père et sa mère, il les trouvait en Dieu, en Jéhovah.

Jéthro et Hobab avaient supplié Séphorah de ne pas suivre son époux dans les dangers du désert. Elle n’avait pas voulu les écouter ; elle avait suivi Moïse une seconde fois, et Moïse lui avait dressé une tente parmi les enfants d’Israël, mais il avait habité dans une tente à part à l’entrée de la cour du sanctuaire où il vivait avec Josué, son assistant, qu’il ne perdait jamais de vue.

Moïse, à qui Dieu parlait face à face – souvent à l’improviste et sans avoir rien fait pour le prévenir – était toujours dans un état de tension et d’attente. Il se maintenait donc dans un état de sainteté et de pureté, et n’avait jamais de rapports avec les femmes. Il s’était dépouillé de tout désir humain, et son cœur ne soupirait qu’après la splendeur de la Présence. De temps à autre, il rendait visite à Séphorah dans sa tente et passait quelques instants avec les siens ; mais, depuis le Veau d’or, depuis que Dieu lui avait offert de faire de lui le père d’un grand peuple à la place d’Abraham, il s’était montré plus scrupuleux encore, pour éviter de donner à ses enfants la moindre place d’honneur. Il les tenait à distance, et bientôt ils disparurent dans la foule des Israélites.

Séphorah supportait tout cela avec amour ; elle ne prononçait pas un seul mot de plainte, et se comportait comme une colombe dans sa tristesse et son abandon.

 

Le lien le plus solide le rattachant au passé était sa mère étrangère, celle qui, ne l’ayant pas enfanté, l’avait trouvé et recueilli : la fille du Pharaon, à laquelle il avait donné le nom de Bathiya. Il se souvenait d’elle, avec une nostalgie profonde, d’elle qui l’avait protégé contre la jalousie des prêtres ; il se rappelait la façon dont elle était intervenue, à ses propres risques, quand la colère du Pharaon l’avait menacé.

Maintes fois, il se demandait ce qu’elle était devenue. Il ne l’avait plus revue depuis qu’il avait quitté la cour du Pharaon. Il n’avait pas tenu sa promesse de revenir la voir, lorsque Dieu l’avait envoyé libérer Israël : il ne voulait pas fournir un prétexte aux langues perfides et cyniques pour dire de son vivant, et plus tard, que ce n’était pas la puissance divine qui avait délivré les Israélites, mais que Moïse y était parvenu grâce à l’intervention de sa mère. Rempli de scrupule pour tout ce qui touchait la gloire de Dieu, il l’avait évitée, de même qu’il avait évité toute personne de la cour qui eût pu avoir de l’amitié pour lui. Il ne l’avait pas revue, n’avait pas eu de ses nouvelles depuis son premier départ d’Égypte.

Mais voilà qu’un jour, dans le camp des Bnaï Israël, il rencontra un visage qui lui était familier depuis le temps de son séjour à la cour du Pharaon.

Chaque fois que Moïse, le visage couvert d’un voile, traversait le camp, les enfants d’Israël se plaçaient sur le seuil de leurs tentes, s’inclinaient devant lui et le suivaient des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu dans le nuage épais qui recouvrait l’enceinte du sanctuaire. Un jour, alors qu’il passait dans l’espace réservé aux métis, un peu en dehors de la collectivité juive, voilà qu’une femme sortit d’une tente et, au lieu de s’incliner devant lui, en lui parlant, comme faisaient les autres, elle se prosterna à ses pieds comme devant un roi, enfouit sa tête dans le sable en murmurant :

« Mon seigneur ! Mon maître ! »

Moïse s’arrêta.

« C’est devant le Seigneur Dieu d’Israël, lorsque tu viens le prier dans son sanctuaire, et devant lui seul, qu’il convient de t’agenouiller ou de te prosterner ; mais non devant un être de chair et de sang. Lève-toi, et dis-moi ce que tu as à me dire. »

Quand la femme eut obéi, Moïse la regarda et la reconnut.

« N’es-tu pas Fiha, la servante de la princesse, ma mère ?

– Si, répondit la femme en inclinant sa tête fière.

– Que fais-tu là, parmi les armées d’Israël ?

– Je suis venue pour me soumettre au Dieu d’Israël. Ne m’as-tu pas dit que celui qui le désirait, quels que fussent sa tribu et son peuple, pouvait devenir un avec le Dieu d’Israël, parce qu’il est le père de tous les êtres vivants ?

– C’est bien ce que j’ai dit. Est-ce que ma mère sait que tu es ici, dans le désert, au milieu des tribus d’Israël ?

– C’est sur son ordre que j’ai suivi les Israélites dans le désert.

– Alors, ma mère, la fille du Pharaon, vit encore ?

– Non, elle ne vit plus. Ç’a été l’ordre qu’elle m’a donné avant d’aller se reposer dans l’ombre du Dieu de Paix, qui est le Dieu d’Israël.

– Dans l’ombre du Dieu de Paix, qui est le Dieu d’Israël, as-tu dit ? Et non dans l’ombre du dieu de la mort, Osiris, son époux, dans la pyramide de son père, Ramsès II ? demanda Moïse avec surprise.

– Non. Ce sont là les mots mêmes qu’elle a dits à son frère, le Pharaon Ménephtah, et aux prêtres du dieu Râ, lorsqu’ils s’inclinèrent vers elle au moment de la mort.

– Dis-moi tout ce que tu sais de ma mère ; ne me cache rien, car mon cœur aspire à entendre ce qui lui est arrivé.

– C’est pour cela qu’elle m’a envoyée à toi. Elle m’a ordonné de te dire qu’elle te suivait pour être avec ton Dieu.

– Pourquoi as-tu attendu jusqu’à maintenant pour me rapporter les paroles de ta maîtresse ?

– Qui suis-je pour m’approcher de la tente où mon seigneur habite, dans l’ombre de Dieu ? Je suis une impure étrangère.

– Ceux qui se soumettent au Dieu d’Israël ne sont plus des étrangers devant Lui ; tous ceux qui croient en Lui sont purs. » Et se tournant vers Josué, Moïse ajouta : « Conduis cette femme dans ma tente, afin qu’elle me dise tout ce qui concerne ma mère. »

Et Fiha, debout devant Moïse, dans sa tente, lui fit le récit des derniers jours de sa mère Bathiya :

« Ce fut peu de temps après le départ du Pharaon à votre poursuite, le long du rivage de la mer de Roseaux. Ses messagers avaient rapporté que vous erriez dans le désert. Cela fut interprété comme signifiant que le dieu Râ vous avait coupé la retraite sur les bords de la mer. Et les prêtres dirent que c était là la dernière bataille du dieu Aton, sa dernière révolte contre Râ. Ils croyaient en effet que le Dieu d’Israël était Aton, et que vous-même étiez la réincarnation d’Amenhotep, et que vous aviez pris le nom de Moïse de même qu’Amenhotep avait pris celui de Toutankhamon. C’est pourquoi ils entreprirent de vous poursuivre.

« Et, suivant le conseil des prêtres, l’armée partit en emportant un grand trésor. Leur projet était en effet de vaincre Aton non seulement par les armes, mais aussi par leur richesse, en apportant la preuve que le Pharaon Ménephtah était plus riche que Toutankhamon, et qu’il avait construit pour Râ des temples plus imposants et plus luxueux que ceux que Toutankhamon avait construits pour Aton.

« Mais le Pharaon Ménephtah ne conduisit ses cavaliers que jusqu’à la limite du désert, et s’en retourna seul. Les prêtres donnèrent à tous les fidèles l’ordre de se rassembler dans les temples et, par leurs prières et leurs sacrifices, d’aider Râ dans sa bataille contre Jéhovah-Aton. Ta mère également, celle que tu appelles Bathiya, reçut l’ordre du Pharaon et des prêtres de présider un office en l’honneur de sa déesse. Car la crainte du Dieu d’Israël s’était emparée des Égyptiens. Après la mort de leurs premiers-nés, ils avaient cru plus fermement que jamais que c’était Aton qui était revenu non seulement pour se venger de la destruction de ses temples et de la suppression de son nom des vivants, mais pour punir les Égyptiens d’avoir réduit les Hébreux de Gochène en esclavage. En conséquence, ils redoutaient l’issue de la bataille des bords de la mer. Plus que tous les autres temples, ceux de Râ étaient remplis d’adorateurs. Le Pharaon et ses ministres et une grande multitude de peuple, à genoux sur les rives du Nil et les bras tendus vers le ciel, chantaient des cantiques en l’honneur de Râ. Ils brûlaient de l’encens et offraient des holocaustes. Il en était de même dans le temple du dieu Thoth et dans tous les autres temples. Un seul temple, celui de la déesse Isis, resta fermé. Ta mère refusa de l’ouvrir ; elle refusa de présider un office en l’honneur de la déesse ; les menaces de son frère et des prêtres ne l’ébranlèrent pas. À la fin, le Pharaon et son premier ministre pénétrèrent de force dans ses appartements ; ils l’entraînèrent devant la déesse Nephtys, la purifièrent pour l’office, la revêtirent de ses vêtements sacerdotaux et mirent sur sa tête le casque à double corne d’Isis et forcèrent ses servantes à la conduire à la porte du temple fermée à clef.

« Au commencement, elle fit ce qu’on exigeait d’elle. Elle ôta la guirlande qui pendait contre la porte du temple et prononça la formule de la prêtresse se rendant à l’office : « Je viens à toi avec l’encens qui fume. Ma purification est sur mes mains. Je suis une prêtresse et la fille d’une prêtresse. J’ai été avec la déesse Nephtys. Elle m’a purifiée. Je viens à toi pour faire ce qui doit être fait et non ce qui ne doit pas être fait. »

« Et tous furent contents. Ils crurent que la princesse allait diriger l’office et prier pour la défaite de son fils. Ils restèrent donc là dans l’attente, et elle ouvrit la porte du temple en disant :

« J’ai le droit de franchir ce seuil. J’ai rejeté tout le mal qui était en moi. »

« Elle franchit le seuil, les prêtres et le peuple derrière elle. Elle prit l’encensoir des mains d’une prêtresse et s’approcha de la déesse Isis, voilée par le nuage d’encens. Puis elle s’arrêta sur les marches devant la déesse et tendit les mains vers tous les adorateurs prosternés le visage contre terre. Ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites commencèrent à brûler d’un feu ardent et elle se mit à parler d’une voix haute et claire.

« Au début on pensa qu’elle improvisait un hymne de louange à la déesse et énumérait les exploits d’Isis. Puis on s’aperçut qu’elle prophétisait :

« Le dieu Râ est devenu vieux et la salive coule de sa bouche. Et, de même que ma mère Isis, je veux prendre sa salive et en faire un poison que je lui ferai boire. Je veux allumer un feu en lui ; je veux le torturer de diverses façons, jusqu’à ce que je lui aie arraché son secret, le secret de son nom, avec lequel je l’attacherai. »

« Les princes attendaient, pensant qu’elle allait en venir à un hymne implorant la victoire pour Râ. Mais, soudain, sa voix se fit plus forte et plus claire :

« Car Râ n’est pas bon, pas plus qu’Aton, malgré ses nombreux rayons. Râ et Aton ne sont que des créatures du seul Dieu d’Israël, qui a créé toutes choses. Le soleil fait sa volonté et obéit à ses commandements ; ainsi fait tout oiseau qui vole et tout ver qui rampe. Le soleil se lève chaque matin et se couche chaque soir, parce que c’est la volonté de Jéhovah. Des esclaves l’ont compris, les seigneurs sont restés aveugles. » Et là sa voix s’éleva encore : « Venez, tombons à genoux devant le grand Dieu d’Israël, créateur du ciel et de la terre, père des pauvres et des riches, des petits et des grands, des esclaves et de leurs maîtres – le Dieu puissant qui vous a montré la force de sa main et la portée de son bras. » Alors, elle tomba à genoux et leva ses mains vers le ciel en criant : « Ô Dieu d’Israël, aie pitié de tes créatures, et emporte-les avec toi... »

« Elle n’en dit pas davantage, car les prêtres se précipitèrent sur elle, l’enveloppèrent dans une couverture noire et l’emportèrent à ses appartements où ils la déposèrent sur sa couche.

« Plus tard, son frère vint la trouver avec le grand prêtre Ménéko qui tenait à la main un breuvage. Puis vinrent les embaumeurs, les préparateurs de momies, avec un sarcophage et des corbeilles de linges de lin.

« Alors le Pharaon Ménephtah saisit la coupe des mains du prêtre et dit :

« Prends cela, ma sœur, et bois. L’heure est venue pour toi d’aller te reposer dans l’ombre de ton époux Osiris, seigneur de la mort.

– Non, ce n’est pas auprès du Seigneur de la mort que j’irai me reposer, mais près du Seigneur de la vie éternelle, à l’ombre des ailes du Dieu d’Israël, dans cette ombre où règne la paix éternelle. »

« Elle prit alors la coupe et regarda au-dessus d’elle jusqu’à ce qu’elle m’aperçût. Elle m’ordonna d’avancer et je me penchai, et elle murmura à mon oreille :

« Va-t’en dans le désert, où mon fils est en train de conduire la multitude d’Israël vers le mont Sinaï. Dirige ton esprit vers le Dieu d’Israël et dis à mon fils tout ce que tu as vu et entendu. »

« Et tandis que je me faufilais entre les nombreux embaumeurs qui emplissaient l’appartement de ta mère, j’entendis les chanteurs entonner l’hymne de la mort. »

Moïse se jeta à genoux, leva les mains au ciel et s’écria :

« Je Te remercie et je Te glorifie, ô Dieu de miséricorde, pour la bonté que Tu as témoignée à l’une de Tes créatures qui T’a toujours cherché dans son cœur. »

Puis il se tourna vers la négresse et dit :

« Dieu veuille te récompenser pour la faveur que tu m’as faite ainsi qu’à ma mère en m’apportant son message suprême. Et maintenant, tu es libre, tu peux retourner au pays où tu es née et d’où tu as été emmenée en esclavage. »

La grande femme noire fit une révérence et se mit à pleurer :

« Quelle faute ai-je commise envers mon Dieu, demanda-t-elle, pour que toi, mon seigneur, tu m’éloignes de ta présence et me chasses du camp d’Israël ?

– Es-tu venue vers le Dieu d’Israël, es-tu parmi les siens pour obéir à l’ordre de ta maîtresse ? Ou bien es-tu venue de ta propre volonté ?

– N’ai-je pas reconnu la justice de Dieu ? N’ai-je pas été le témoin de la main qui a puni le puissant et soutenu le faible et le déshérité ? Je n’ai pas de maison si ce n’est celle que le Dieu d’Israël m’a donnée parmi les siens, et je n’ai d’autre patrie que ma part du Dieu d’Israël, ainsi que tu l’as dit. Et, si je ne suis pas digne d’être une des filles d’Israël, en raison de mes origines, permets que je sois la servante de mon seigneur, comme j’ai été celle de sa mère, mais ne me chasse pas de ta présence, mon maître Moïse.

– Qui est-ce qui a osé dire chose pareille ? Qui est-ce qui a osé faire une distinction et une division dans le camp d’Israël ? demanda Moïse d’une voix semblable au rugissement du lion.

– Nombreux sont les Israélites qui parlent ainsi de nous autres, les étrangers. Ils le disent au nom des officiers surveillants, de ton frère Aaron et de ta sœur Miriam. Nous sommes des étrangers et jamais nous ne ferons partie d’Israël.

– Le Seigneur a dit qu’il ne doit y avoir qu’une loi pour l’étranger aussi bien que pour celui qui est né dans la maison. Ta foi au Dieu d’Israël a fait de toi une fille d’Israël, et ta foi en lui t’a rendue libre. Tu es assimilée aux filles de la tribu de Juda. Va au camp, ma fille, et réjouis-toi de ta part dans l’héritage d’Israël. Et, si quelqu’un t’offense, ou cherche à diminuer ta part de l’héritage de Dieu en raison de ta naissance, viens me trouver. La porte de ma tente sera toujours ouverte pour toi, de même que mes oreilles à tes paroles. Va, ma sœur, va en paix ! »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XV

 

 

 

LA plainte de Fiha concernant le sort pénible de la multitude des métis vint aux oreilles de Moïse par d’autres voies. La décision d’admettre les foules étrangères qui avaient accompagné dans leur exode les enfants d’Israël et de les reconnaître comme des sujets égaux de Jéhovah était une résolution si subversive qu’elle fit sursauter le peuple, aussi bien que ses dirigeants. Les Bnaï Israël étaient un peuple comme les autres ; ils avaient subi l’influence de leur entourage. En Égypte, ils avaient pris un peu de l’extérieur et des attitudes des Égyptiens. Là, il était interdit aux esclaves d’avoir un dieu ou une profession de foi. Seuls les Égyptiens avaient le privilège de servir Râ et d’entrer dans ses temples. Les esclaves et les étrangers devaient rester à une certaine distance de ces temples. L’haleine d’un esclave était une souillure. Il était au-dessous de la dignité d’un seigneur égyptien de porter la main sur un esclave, même pour le punir.

Des rivalités s’étaient déjà manifestées entre les tribus d’Israël avant l’exode, en raison de leur importance relative. Depuis longtemps, il existait une distinction entre les « vraies » femmes de Jacob et les « servantes » et, par suite, entre leur progéniture : les tribus ; et même entre les « vraies » tribus, il y avait des compétitions. La tribu de Ruben était en fait la descendante du premier-né, mais elle avait perdu sa position spirituelle au bénéfice des Lévites à qui elle ne l’avait jamais pardonné. Puis Juda avait, en fin de compte, conquis la priorité sur les deux autres, tandis que les enfants de Dan, parmi les tribus descendant des servantes, s’étaient presque dégradés au rang de la multitude métissée. Il y avait cependant un lien d’ordre général constitué par leur origine commune d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et qui unissait les uns aux autres les Bnaï Israël et leur donnait une importance et une supériorité sur les nouveaux venus.

La proclamation par Moïse, au nom de Jéhovah, d’une « seule loi pour les indigènes et pour les étrangers » et sa rigoureuse insistance pour son application, furent impuissantes à effacer le sentiment qu’avaient les Israélites de mériter un privilège. Ils considéraient cette loi comme une atteinte à leurs droits héréditaires. Il était incompréhensible et inacceptable à leurs yeux que des étrangers pussent avoir une portion de l’héritage du Dieu d’Israël exactement comme les enfants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Toutes les exhortations et les affirmations véhémentes de Moïse ne servirent de rien. À cet égard, ils regardaient Jéhovah comme les Égyptiens regardaient Râ : il était le Dieu des descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, avec qui il avait conclu une alliance ; les autres, nés d’autres ancêtres, même s’ils s’étaient convertis au Dieu d’Israël, même s’ils avaient accompagné les Israélites dans le désert et avaient accepté le joug de ses commandements, étaient des étrangers et ne pouvaient revendiquer une égalité des droits. Ils ne pouvaient prétendre à leur part de la Terre promise : ils y seraient bûcherons ou porteurs d’eau, c’est-à-dire une sorte d’esclaves ; et c’est bien ce à quoi certains Bnaï Israël voulaient les réduire même au désert. Or, cela n’était pas vrai des seuls chefs des tribus aristocratiques de Lévy et de Juda. La famille de Moïse elle-même, et nommément Aaron et Miriam, était du même avis.

Il était parfaitement vrai que ces foules nouvelles, étrangères aux lois et aux coutumes qu’Israël avait héritées de ses ancêtres, étaient plus portées que les autres à retomber dans l’idolâtrie et dans les habitudes égyptiennes. La sodomie et le culte des reptiles n’avaient pas été arrachés de leur cœur ; les officiers avaient d’énormes difficultés à empêcher les rapports sexuels entre les membres les plus proches de la même famille. Car les métis considéraient comme une atteinte à la famille l’interdiction pour une mère de s’accoupler avec son fils. Ils considéraient aussi comme normales les relations d’un homme avec un autre homme ou avec un animal. Ils ne pouvaient pas non plus renoncer à faire cuire les chevreaux dans le lait de leur mère, bien que Moïse s’efforçât de faire disparaître cette habitude pour des raisons humanitaires et religieuses, et qu’il eût répété plusieurs fois cette interdiction au nom de Jéhovah.

Pourtant il était évident que, jusqu’à un certain point, ils commençaient à s’assimiler. Les lois et les commandements faisaient appel aux instincts supérieurs qui résident en toute âme humaine. Les nouveaux venus se rendaient compte de l’indignité de ces usages, ils commençaient à comprendre la distinction entre le bien et le mal et, en conséquence, à admettre qu’ils participaient avec Dieu à l’ordre de la création.

Moïse s’occupait moins des cas de défection et de désobéissance, car il se sentait plus fort depuis l’institution des surveillants. Il s’attachait surtout au principe général de l’importance universelle du Dieu d’Israël, de son immanence en toutes les choses humaines, et il était déterminé à l’imposer en dépit de tous les obstacles. C’est ainsi qu’il assuma le rôle de protecteur des étrangers ou de la masse des métis contre son propre peuple et sa propre famille.

L’opposition aux nouveaux venus gagnait en force ; ils étaient, à tort ou à raison, les boucs émissaires pour les péchés et les fautes de tous les Israélites. En effet, c’était surtout à eux qu’on reprochait l’incident du Veau d’or, bien qu’il fût évident qu’une grande part de responsabilité en revenait à Aaron. Il en fut de même pour les cas de rébellion contre Moïse, lors des périodes de famine ou de soif. Après Kibroth-Hattaavah – les « tombeaux du désir » – et la terrible nostalgie pour les marmites de viande d’Égypte, le ressentiment contre la foule des métis gagna en intensité. Il est certain que c’étaient surtout les nouveaux venus qui avaient pris la tête de la révolte de la viande ; ils avaient été particulièrement impudents et mal embouchés, mais c’était une injustice que de rejeter tout le blâme sur eux, ainsi que les Israélites le firent après l’épidémie qui s’ensuivit.

Moïse entendit les protestations de ces derniers et réfléchit à ce qu’il fallait faire.

Les femmes avaient été les premières à découvrir la prière. Exclues de la participation aux offices, évincées même de la proximité du sanctuaire, elles trouvèrent une voie plus courte et plus directe vers ce qu’elles cherchaient. Lorsqu’elles sortaient à l’aube pour recueillir la manne qui fleurissait dans la rosée, elles contemplaient les colonnes dorées resplendissant aux premiers rayons du soleil – car Moïse faisait toujours dresser le sanctuaire sur une hauteur, d’où il dominait et embellissait tout le camp – elles tombaient à genoux devant toute cette splendeur, levaient les mains et envoyaient directement à Dieu leurs prières et leurs supplications, sans l’intermédiaire des prêtres. Moïse ne les en dissuadait pas. Au contraire, il avait fait savoir aux femmes par le truchement de Miriam – qui était en quelque sorte leur chef, comme lui était celui des hommes – que cette façon d’agir était bien vue de Dieu, et que ces effusions de leur cœur, aussi agréables à Lui que les sacrifices des prêtres dans le tabernacle, ne manqueraient pas d’être exaucées.

Les métisses suivirent cet exemple. Accoutumées à se prosterner devant le soleil levant en Égypte, elles se dirigeaient le matin vers la colline du sanctuaire, se jetaient à terre et poussaient des cris hystériques, comme elles étaient habituées à le faire depuis toujours. Par Miriam, Moïse leur fit défendre ces démonstrations sauvages et extatiques qui n’étaient qu’un reflet de leur ancienne idolâtrie. Il donna des instructions pour qu’on leur enseignât à prier à voix basse : le corps immobile, avec un simple murmure des lèvres.

Mais tout cela était contre les intentions de Miriam aussi bien que des prêtres qui ne voulaient pas que les femmes de la masse des métis vinssent prier dans le voisinage du sanctuaire, parce que ces étrangers étaient impurs. Après Kibroth-Hattaavah, Miriam, aidée par Aaron, trouva un moyen. Sans en rien dire à Moïse, elle envoya de bon matin des surveillants qui repoussèrent les métisses lorsqu’elles s’approchèrent de la colline du tabernacle :

« Allez-vous-en, leur criait-on. Vos corps sont impurs et ne peuvent pas approcher du sanctuaire ; vos lèvres sont impures et ne peuvent pas s’adresser au Dieu d’Israël ! »

Ce jour-là même, Josué vint trouver Moïse et lui dit que la femme kouchite qui lui avait rapporté les dernières paroles de sa mère était là, à quelque distance de sa tente. N’osant pas approcher, elle avait envoyé un messager pour demander audience à Moïse.

Moïse chargea aussitôt Josué de s’informer si elle était en état de pureté et, si elle s’y trouvait, de l’amener tout de suite.

Lorsque Fiha, le visage et le corps voilés, parut devant Moïse, elle se jeta à genoux et cria :

« Mon seigneur Moïse ! Ne m’as-tu pas dit que le Dieu d’Israël était le Dieu de toutes les créatures ? Pourquoi donc, dans ce cas, nous interdit-on de chanter les louanges de Dieu, comme peut le faire chaque oiseau et chaque feuille des arbres ?

– Qui est-ce qui vous a interdit d’adresser vos supplications au Dieu d’Israël ?

– Ta sœur Miriam a déclaré, au nom de Jéhovah, que nos corps sont impurs et ne peuvent s’approcher de la colline du tabernacle, que nos yeux sont impurs et ne peuvent pas voir la gloire de Dieu qui y réside, que nos lèvres sont indignes de lui offrir une prière.

– Ce ne sont pas là les paroles de Jéhovah, et Il ne m’en a pas donné l’ordre. J’ai dit seulement ceci : Lorsque vous vous présentez à Dieu, vous ne devez pas le faire comme autrefois devant vos idoles, d’une voix haute et inconvenante. Jéhovah n’est pas sourd comme le sont les idoles. Il voit vos cœurs, et connaît vos besoins avant que vous les exprimiez ; et Il entend le paisible murmure de vos lèvres avant que vous les ayez entrouvertes. Va, ma fille, je vais m’occuper de cette affaire.

– Mon seigneur Moïse, ne m’as-tu pas dit que ma foi en Jéhovah et mon obéissance à ses commandements m’avaient purifiée ?

– Autant que ma sœur, autant qu’aucune fille d’Israël.

– Alors, pourquoi nous chasse-t-on de la présence du Dieu qui a ouvert nos yeux à sa splendeur et à sa grandeur ? »

Moïse ne répondit point. Comme toujours, lorsqu’il constatait une injustice, il sentait la honte brûler sa chair. Il resta plongé dans ses méditations ; il implora Jéhovah de lui envoyer un rayon qui l’illuminât, qui lui montrât le chemin pour sortir de ce mauvais pas où l’avaient mis ses proches. Il se sentait coupable devant cette femme qui était venue à Jéhovah avec toute la simplicité de son cœur et, à travers elle, devant toutes les générations d’étrangers qui chercheraient Dieu. Que devait-il faire ? Comment pouvait-il annuler l’injustice commise envers tous les étrangers qui chercheraient Dieu ? Il était avide de faire un acte personnel pour réparer la faute commise contre cette femme...

Et alors, ce fut comme si Dieu subitement avait livré passage à la lumière.

« Es-tu fiancée ou libre ? » demanda-t-il soudain.

La femme fut incapable de répondre. Elle ne comprenait pas la question, et Moïse fut obligé de la répéter. Puis elle se mit à trembler de tout son corps. Et, d’une voix tremblante, elle répondit :

« Mon seigneur et maître, j’ai été emmenée tout enfant à la cour du Pharaon. Ma vie, dans la captivité, a été toute consacrée à ta mère. Je n’ai jamais connu d’homme. Ma vie dans la liberté, je l’ai consacrée au Dieu d’Israël.

– Lève-toi ! dit Moïse. Veux-tu te fiancer à moi, et devenir mon épouse ? »

Elle retomba à terre. Sa respiration sortait pesante et chaude à travers son voile.

« Moi ? La femme de Moïse ? répéta-t-elle avec terreur.

– Je ne peux te donner que mon nom. Ma place est ici, sous la tente du peuple, à la porte de Dieu. Je dois être toujours en état de préparation, à quelque moment que la voix de Dieu s’élève pour moi. Je dois donc vivre séparé des femmes. Mais mon nom peut être le tien, si tu es mariée à Moïse, en sainteté et en pureté, conformément à la Loi d’Israël. Es-tu d’accord pour qu’il en soit ainsi ?

– Ô mon seigneur et maître, permets-moi d’être la servante de mon maître, pour laver ses vêtements et préparer sa couche.

– Non pas une servante, mais l’épouse de Moïse ! Tu auras ta part de Moïse, exactement comme Séphorah. À cette condition que je t’ai dite, qu’il n’y ait que mon nom entre nous.

– Mon seigneur Moïse, je veux être ta femme à la condition que tu exiges de moi.

– Devant Dieu où nous sommes, que Dieu soit aujourd’hui notre témoin ! »

Alors Moïse s’approcha de Fiha, souleva son voile, et regarda son visage. Au bout d’un moment, il le recouvrit et se retourna vers Josué qui était resté tout le temps à l’entrée de la tente, et avait entendu tout ce que son maître disait.

« Tu es témoin en ce jour que moi, Moïse, fils d’Amram, j’ai sanctifié cette femme par le don de cet anneau, en pureté et sainteté, en présence de Dieu, conformément à la Loi d’Israël. » Et Moïse, ôtant son anneau, le mit au doigt de la femme.

Et Josué répondit :

« Je suis témoin de cela en ce jour. »

Moïse reprit, s’adressant toujours à Josué :

« Mets à part une tente pour cette femme et conduis-la, et veille à ce qu’elle ne manque ni de nourriture ni de vêtements. Et fais proclamer dans tout le camp que cette femme a été sanctifiée par moi conformément au mariage, tel qu’il est reconnu en Israël, en découvrant et en recouvrant son visage ; fais-le savoir dans tout Israël, afin qu’aucun homme ne pèche par elle. »

Et, lorsque cette femme se fut retirée de la tente de Moïse, celui-ci crut qu’en elle il avait uni à Dieu en mariage tous les peuples de toutes les générations qui le chercheraient ; car Jéhovah fit savoir à Moïse que son acte avait trouvé grâce devant Ses yeux.

 

Miriam, la sœur de Moïse et d’Aaron, était considérée comme la mère des tribus. Elle avait rang de prophétesse, aussi bien que ses frères ; on estimait que Dieu s’était révélé à elle, bien qu’elle n’eût aucun titre hiérarchique. C’était le peuple lui-même qui l’avait élevée à cette dignité. On se souvenait de tout ce qu’elle avait fait en Égypte, connaissant les besoins de tous et faisant tout son possible pour leur venir en aide. On savait aussi que Moïse et Aaron la tenaient en haute estime. On avait remarqué que Moïse se levait toujours lorsqu’elle s’approchait de lui, comme on le fait en présence de sa mère ; et les égards que Moïse avait pour elle devinrent plus profonds et plus grands, lorsque son époux eut été tué pour s’être opposé à l’adoration du Veau d’or.

Diverses légendes circulaient à son sujet. On croyait qu’elle était en rapports directs avec Dieu, comme l’était Moïse ; que certains miracles accomplis en faveur des Bnaï Israël l’avaient été grâce à elle et que c’était elle qui les avait demandés. Et puis, l’on disait que les sources qui avaient jailli pour les Israélites dans le désert avaient été envoyées par Dieu grâce à son intervention et non grâce à celle de Moïse. Une source portait effectivement le nom de « puits de Miriam », et l’on croyait que cette source suivrait les enfants d’Israël dans tous leurs voyages, tant que Miriam serait avec eux.

Sa réputation, l’estime qu’on avait pour elle étaient grandes surtout parmi les femmes, cela va de soi. Pour elles, elle était ce que Moïse était pour les hommes, leur chef, leur guide, leur instructeur. Elles étaient grandies à leurs propres yeux à cause d’elle ; en elle, elles voyaient leur part et leur importance aux yeux du dieu d’Israël.

Au désert comme en Égypte, Miriam savait toujours quels étaient les besoins des femmes d’Israël. Son énergie n’avait pas diminué avec les années ; l’âge n’avait aucune influence sur sa force. En fait, il semblait qu’avec le temps elle se fortifiait et se chargeait de puissances nouvelles. Sa haute taille ne s’était pas courbée. Son corps était mince, et même maigre ; sa peau ridée, brûlée par le soleil, coriace, était tendue sur son squelette ; ses yeux flambaient dans son visage comme des feux magiques, et elle se mouvait, pareille au vent, à travers les tentes des enfants d’Israël. Comme en Égypte, elle connaissait tout ce qui se passait dans chaque tente. À l’un elle apportait quelques gouttes d’huile distillée qu’elle avait obtenues des prêtres pour son enfant malade ; à l’autre – une veuve, un orphelin – des paroles de réconfort.

Les femmes lui confiaient tout ce qu’elles avaient sur le cœur. Elle savait quand une Kouchite avait tenté un Israélite et lui avait enseigné toutes les formes de la corruption, de sorte que le mari forçait sa femme à commettre les mêmes abominations. Elle savait quand une Moabite apportait une statue d’Astaroth à sa voisine, comme remède spécifique contre la stérilité. Il y avait des Hébreux qui se rassemblaient sous les tentes des métis, pour pratiquer secrètement l’idolâtrie, pour prendre part à des rites orgiaques, pour manger de la viande de chevreau cuit dans le lait de sa mère. Elle savait aussi quand on trouvait de petites images du Veau d’or, introduites en fraude dans le camp par les métis comme moyen secret de fertilité.

Ces cas individuels de retour à l’idolâtrie, Miriam les attribuait dans leur ensemble à la foule des métis ; elle ne partageait ni ne comprenait la manière de voir de Moïse estimant que, pour donner au Dieu d’Israël une importance universelle, il était nécessaire et expédient d’admettre ces défauts de la foule des métis. Pour lui cette multitude était un symbole de tous les Gentils, de tous les peuples qui, finalement, accepteraient le seul et unique Dieu vivant, le Dieu d’Israël.

Pareil à une tempête de sable s’élevant dans le désert et assombrissant le ciel fut le murmure de protestation, le nuage de méchanceté et de grossièreté qui surgit contre Moïse, lorsqu’on apprit qu’il avait pris pour épouse une femme de Kouch.

Et tout Israël vit Miriam et Aaron se rendre, à pas rapides et assurés, dans la direction du tabernacle et vers la tente de Moïse. Ils firent place à la prophétesse et inclinèrent la tête sur son passage.

« Il va entendre quelque chose ! » chuchotaient les gens.

En effet, de dures paroles furent échangées sous la tente de Moïse.

« Moïse, fils d’Amram, est-ce là l’exemple que tu donnes à ton peuple ? N’est-ce pas assez pour toi d’avoir pris pour femme une Midianite, il faut maintenant que tu prennes une femme de Kouch, et que tu la fasses entrer dans la tente de ton peuple !

– Jéhovah n’a jamais interdit aux Israélites de prendre pour épouses les filles de Kouch. Il n’a fait aucune distinction entre les peaux blanches et les peaux noires... Souvent, Il m’a dit qu’il ne devait y avoir qu’une seule loi pour les étrangers et pour ceux qui sont nés parmi nous, et que nous devions aimer les étrangers, parce que nous avons été nous-mêmes étrangers en Égypte.

– Ils sont une tentation et une pierre d’achoppement. Us soupirent après leurs idolâtries et cherchent à y amener Israël. Je viens des tentes d’Israël et je sais le mal qui vient des étrangers. Leurs femmes corrompent les maris des filles d’Israël et leur enseignent d’abominables choses. C’est d’eux que vient le péché du Veau d’or et le désir de la viande. Tout le mal vient d’eux. »

Et Aaron l’appuya :

« Je l’ai toujours dit : la masse des métis est responsable pour le Veau d’or et non les Bnaï Israël. Ils sont une pierre d’achoppement, une tentation, il faut les expulser, comme des lépreux.

– Je sais que bon nombre d’entre eux retombent dans l’idolâtrie. S’il y a des pécheurs parmi eux, ils doivent être punis, comme sont punis les pécheurs en Israël. Mais « un père ne doit pas être mis à mort pour les péchés de ses fils, ni les enfants pour les péchés de leurs pères. Que chacun porte le poids de ses péchés », voilà ce que m’a dit le Seigneur.

– Ce sont là des paroles sorties de tes lèvres, et non les paroles de Jéhovah, répondit Miriam durement. Écoute-moi : renvoie cette femme que tu as prise parmi les étrangers et promulgue une loi déclarant que personne en Israël ne doit se choisir une femme parmi les étrangers. Déclare devant tous que tu as commis une faute en faisant une chose interdite par Dieu.

– Oui, fais-le ! interjeta Aaron. Renvoie-la. »

Moïse garda le silence sous cette humiliation. Il retenait sa colère et, quand il fut parvenu à se dominer, il répondit d’une voix tranquille :

« Non, mon frère et ma sœur. Malgré tout le respect que j’ai pour vous, je ne puis faire ce que vous demandez. Ce serait un poché contre Dieu. Celui-ci ne m’a pas donné l’ordre d’interdire aux Israélites de prendre femme parmi la multitude étrangère ; Il ne m’a pas ordonné non plus d’exclure de notre collectivité l’étranger qui L’a reconnu et d’en faire de nouveau un esclave.

– Est-ce Jéhovah qui parle, ou bien toi, Moïse ? demanda Miriam en colère. Nous aussi, nous connaissons la volonté de Dieu !

– Nous aussi, nous connaissons la volonté de Dieu ! s’exclama Aaron. À nous aussi il parle, et nous savons ce qui est agréable à ses yeux.

– Le droit de proclamer la parole divine est nôtre, et non à toi seul. Et nous le ferons savoir au peuple », dit Miriam en fureur, en quittant la tente avec Aaron.

Moïse était assis en silence, comme pétrifié. Ces affreuses paroles résonnaient encore à ses oreilles. Son autorité avait été bravée par sa propre famille. Il ne refusait pas jalousement de partager son autorité avec son frère et sa sœur, car Dieu leur parlait aussi. Il aurait voulu que le peuple tout entier pût voir Dieu et entendre sa voix ! Mais la division présente de l’autorité lui apparaissait comme une menace pour l’unité du peuple et pour l’établissement des commandements de Dieu. Si Aaron et Miriam se mettaient maintenant à défier son autorité, à qui le peuple obéirait-il ? Qui croirait-il ?

Moïse avait à peine eu le temps de réfléchir à la tournure prise par les évènements, Aaron et Miriam avaient à peine disparu, pour aller en toute hâte proclamer dans le camp d’Israël l’égalité de leur droit avec Moïse, que tous trois entendirent la voix de Dieu dans leurs cœurs leur ordonnant de se présenter devant Lui dans la tente des assemblées, devant le tabernacle, où Moïse avait coutume de recevoir les visites divines.

Le secours de Dieu devait venir à Moïse immédiatement.

La nue aux reflets bleus descendit voiler le sanctuaire. Et les enfants d’Israël surent par là que Dieu apparaissait à Moïse, ainsi qu’à Aaron et à Miriam, qu’ils avaient vu gravir la pente. Leurs cœurs battirent et ils se mirent à genoux, par peur de Celui qui descendait avec ce nuage.

La voix de Dieu se fit entendre du milieu de la nue. Il ordonna à Aaron et à Miriam de rester à part, loin de Moïse. Et alors sa voix pleine de colère résonna, avec la fureur de l’ouragan, avec le craquement du tonnerre :

« Écoutez mes paroles ! S’il y a un prophète parmi vous, c’est moi, Dieu, qui me révèle à lui dans une vision et qui lui parle dans un rêve. Il n’en est pas de même avec mon serviteur Moïse. À lui est confiée toute ma maison. Comment n’avez-vous pas craint de parler contre lui ? »

Puis la nue s’éleva avec un éclat de tonnerre. Mais, quand la nue eut disparu, ils constatèrent que Miriam était couverte de lèpre.

Aaron, voyant cette lépreuse, sentit ses genoux brisés par la crainte. Il lui sembla que son propre corps était dévoré par le mal et qu’il allait être chassé du sacerdoce, exclu de la collectivité des enfants d’Israël. Il se prosterna aux pieds de Moïse.

« Oh ! ne nous accable pas pour le péché que nous avons commis envers toi. Qu’elle ne soit pas comme un enfant mort-né et dont la chair est encore toute blanche du sein de sa mère ! »

Et Moïse, en regardant sa sœur, fut rempli de terreur, lui aussi. Elle qui avait traité de lépreux les métis, était elle-même une lépreuse – elle, sa sœur – elle était couverte de meurtrissures saignantes, son cou, sa bouche, ses joues et même ses yeux. Il oublia ce qui s’était passé, les paroles qu’elle avait prononcées. C’était Miriam, sa sœur chérie, une des mères d’Israël, maintenant un paria, rejetée, exclue de la collectivité d’Israël. Il s’écroula en poussant un grand cri :

« Guéris-la, je T’en prie, guéris-la ! »

Mais, dans son cœur, il entendit la voix de Dieu :

« Si son propre père lui avait craché au visage, ne serait-elle pas déshonorée pendant sept jours ? »

Bientôt, le peuple entier, prosterné dans le sable, attendant les ordres de Jéhovah, vit une procession sortir de la tente : il vit un gardien tenant à distance une femme que, bien qu’elle fût voilée de la tête aux pieds, ils reconnurent pour être Miriam ; et ils entendirent une voix qui criait :

« N’approchez pas ! Impure ! Impure ! N’approchez pas ! »

Leurs cœurs cessèrent de battre en voyant Miriam, la mère d’Israël, la sœur de Moïse, conduite hors du camp, impure – une lépreuse !

« C’est parce qu’elle a offensé une créature de Dieu, murmura un des sages. La punition de la calomnie est la lèpre.

– C’est vrai. Elle a dit que les métis étaient tous des lépreux, et voici qu’elle-même est atteinte de cette maladie. »

Et le peuple ne sortit plus du camp, jusqu’à ce qu’elle eût été de nouveau reconnue pure.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVI

 

 

 

ON eût dit que Jéhovah transportait les Israélites dans la Terre promise sur les ailes des aigles. Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis qu’ils avaient quitté le mont Sinaï et, en dépit de tous les obstacles, voilà qu’ils étaient déjà au bord du désert de Paran, derrière lequel s’étendait celui de Zin. Or, Zin était déjà considéré comme une partie de la Terre promise. Entre ces deux déserts s’étendait l’oasis antique et sacrée de Kadech-Barnéa, célèbre par ses sources et ses verts pâturages. Déjà les Israélites occupaient ce territoire.

À leur droite s’étendait Édom, contrée depuis longtemps colonisée. Il est vrai que les Édomites habitaient surtout des cavernes. Leur pays était couvert de rochers et de falaises dans lesquels ils creusaient leurs villes et leurs temples ; mais ils occupaient le pays depuis longtemps et lui étaient farouchement attachés. Ils veillaient jalousement sur leurs frontières. Les falaises en étaient arides et ne pouvaient servir qu’à bâtir des villes fortes ; mais, après la saison des pluies, leurs vallées étaient riches en pâturages et toutes couvertes de troupeaux. Les eaux y avaient creusé de profonds canaux, depuis les sommets des collines jusqu’aux plaines toutes luxuriantes d’arbres et de verdure. Les Bnaï Israël, si longtemps privés de la vue des plantes, sentaient de loin la fraîcheur des campagnes d’Édom ; il leur semblait respirer l’odeur du pain et du pis des vaches, et les yeux leur sortaient de la tête. Là, pour de bonnes pièces d’argent, ils pourraient obtenir de l’eau, des épis grillés de blé, des jarres de miel et de bière, des gâteaux d’orge. Il y avait aussi de bonnes routes par lesquelles, à travers les plaines et les vallées fertiles de Moab, ils pourraient se rendre tout droit dans la Terre promise. Mais Jéhovah leur avait interdit d’envahir Édom. Et, de plus, les forteresses de ce pays étaient solides.

Le peuple et ses dirigeants étaient hautement surexcités par l’attente. Ils étaient enfin arrivés aux confins de leur territoire : la promesse faite par Jéhovah à leurs ancêtres était en train de s’accomplir. Mais comment se réaliserait-elle ? Aurait-ce lieu par un miracle, comme l’avait été l’exode ? Ou bien devraient-ils, comme tous les autres peuples, conquérir leur pays à la pointe de l’épée ?

Ils ne pouvaient le dire. Moïse savait une seule chose : ce n’était pas l’intention de Dieu de faire des Israélites un peuple d’anges vivant dans un ordre surnaturel complètement différent de celui du reste de ses créatures. Son intention était d’en faire un peuple élu, mis à part par sa conduite et son comportement : un ordre nouveau, mais de ce monde ; un exemple pour tous les peuples, mais pas un peuple au-delà des lois naturelles. De même que la Thora, sur laquelle étaient basés ses lois et ses commandements instituant un ordre nouveau, n’avait pas été donnée à des anges et n’était pas placée dans le ciel, de même les Israélites, collectivité de chair et de sang, devaient être supportés et devaient s’accomplir par les moyens naturels communs à tous les peuples. La volonté de Dieu était que le peuple juif fût son partenaire dans le processus de sa délivrance ; il devait acquérir ses droits par ses actes. Intervenir dans l’ordre naturel lorsque toute autre possibilité était exclue, comme ç’avait été le cas pour l’exode, pour le partage des eaux de la mer, pour l’approvisionnement en eau dans le désert, était une chose ; mais, quand il y avait d’autres possibilités, quand le peuple pouvait se tirer d’affaire par lui-même, c’était tout différent.

Moïse avait donc préparé très nettement les Hébreux à la conquête du pays par leurs propres efforts. À cet effet, il avait organisé des fonctions religieuses, civiles et militaires. La tribu de Lévy tout entière, avec les prêtres à sa tête, dirigeait le peuple conformément aux lois rituelles et aux commandements de la Thora, pour le service du sanctuaire ; les soixante-dix Anciens, les nouveaux officiers de surveillance, veillaient sur sa conduite morale : ils étaient les juges et les gardiens des lois et des commandements concernant les relations d’homme à homme ; les princes d’Israël, les officiers préposés à mille hommes, les Anciens des tribus instruisaient la jeunesse à la discipline militaire, les préparaient à la conquête de la Terre promise – avec l’aide de Jéhovah, sans doute, mais par leurs propres mains.

Moïse était désormais persuadé que les prodiges et les miracles dont les Bnaï Israël avaient été témoins pendant les deux dernières années leur auraient au moins donné l’assurance que Jéhovah était parmi eux et qu’il n’y avait ni puissance ni force capables de lui résister. Il sentait que ce peuple, armé des privilèges de l’élection divine et amené à une nouvelle discipline morale, était prêt pour la grande entreprise. Les préparatifs avaient été considérables. Le mont Sinaï n’était-il pas l’autel sur lequel Israël avait offert sa vie en sacrifice purificatoire à Jéhovah ? N’avait-il pas été le creuset dans lequel Dieu avait fait fondre l’âme de son peuple, afin qu’il sortît de l’esclavage pour arriver à la liberté, de l’impureté à la pureté ? Ils étaient esclaves lorsqu’ils étaient sortis de l’Égypte ; ils entreraient dans leur pays comme des princes.

Alors, arrivé aux confins du désert de Zin, à l’entrée de la Terre promise, Moïse commença les préparatifs pour le stade final de la bataille.

D’abord, sur l’ordre de Dieu, il envoya des éclaireurs pour observer le pays et ses habitants, pour reconnaître quels étaient les points stratégiques occupés, et par qui ils l’étaient. Ce territoire lui était inconnu. Moïse avait reçu sa formation militaire en Afrique, principalement près des sources du Nil, en Abyssinie. La terre et le climat étaient différents, aussi bien que les peuples, tribus à demi sauvages armées de façon primitive. Où il était maintenant il allait rencontrer, il le savait, des peuples exercés à la guerre et que même les Pharaons avaient appris à respecter. Quelques-uns, tels que les Philistins, étaient allés jusqu’à prendre l’offensive contre les Égyptiens. C’était l’accroissement de la puissance militaire des peuples de l’Asie qui, en partie, avait incité Ramsès II à construire sa nouvelle capitale, celle qui portait son nom. Moïse savait aussi que les habitants de la Terre promise, Cananéens, Philistins, Hittites, étaient doués d’une grande force physique. Ils n’avaient pas été corrompus ni gâtés par la fécondité de leur territoire, comme il en avait été pour les Égyptiens. Car leur terre était maigre et pauvre ; pour l’eau, ils dépendaient des pluies et du Jourdain qui irriguait leurs champs, très différents en cela des Égyptiens dont les ressources étaient inépuisables. Ils devaient arracher leur pain à la terre par un dur travail qui fortifiait leur corps. En conséquence, le terrain sur lequel auraient lieu les combats n’était pas du même genre que celui où Moïse avait autrefois combattu ; on n’y trouvait ni les espaces libres et sablonneux du désert ni les sombres marécages de l’Afrique, médiocrement peuplés de tribus à demi nomades. Il y avait de puissantes cités, dont quelques-unes étaient fortifiées, habitées par des nations qui défendraient leurs champs avec acharnement, leurs jardins, leur héritage. Quelques-uns de ces peuples habitaient sur des collines ; il lui faudrait donc combattre contre les peuples des collines du Liban et de l’Hermon, accoutumés aux neiges éternelles et aux hauteurs, alors que ni lui ni les Bnaï Israël n’avaient jamais senti sur leurs corps le contact du froid. Durcis par les vents, solidement installés sur les roches natales, ces montagnards se défendraient avec l’énergie du désespoir. Et pourtant, c’était là un des pays promis par Jéhovah à Abraham ; il n’y en avait pas d’autre pour les Israélites ; il était occupé maintenant par des étrangers venus d’au-delà des collines, des étrangers qui n’étaient pas issus de la semence d’Abraham. Ce n’était pas leur place ; il fallait qu’ils fussent conquis et chassés avant que les fils d’Israël pussent s’établir dans la Terre promise.

Il n’était même pas facile de s’en approcher. Le pays était encerclé de peuples dont certains descendaient d’Abraham et avaient reçu leurs territoires de Jéhovah lui-même. Il était strictement interdit à Moïse de les molester.

À sa droite se trouvait Édom, descendant d’Ésaü, qui depuis longtemps s’était transformé en un peuple sédentaire de paysans profondément enracinés dans leur sol. Moïse ne pouvait pas traverser leurs frontières sans leur permission. Il croyait naturellement que les Édomites, descendants d’Abraham, se réjouiraient d’apprendre que les descendants de Jacob étaient libres, eux aussi, et s’étaient affranchis du joug de l’Égypte. Édom était certainement disposé à les aider à s’emparer de leur héritage.

Plus loin, sur les bords de la mer Morte, habitait Moab, lui aussi de la race d’Abraham, par son neveu, Loth. Moab avait reçu en partage l’emplacement des villes de Sodome et de Gomorrhe que Dieu avait ravagées. Derrière Moab se trouvaient les Amorites qui, solidement installés dans les collines, tenaient la porte de Canaan et descendaient, affirmait-on, de géants. C’était un peuple belliqueux : il faudrait le réduire avant de pouvoir s’approcher du Jourdain. Du même côté du fleuve vivaient les Ammonites, issus de Loth comme les Moabites. Leur pays aussi était interdit à Moïse ; il ne pouvait le traverser qu’avec leur permission. Et, dans la simplicité de son cœur, Moïse croyait que ces parents des Israélites leur tendraient une main secourable.

Il y avait une route directe vers la Terre promise à travers la région des collines du désert de Zin, s’étendant de Kadech-Barnéa à Bersabée et Hébron. Le désert de Zin était un four ardent où erraient diverses tribus et races nomades qui formaient la matière première de peuples encore en formation, fractions d’Amalécites, bandes de Hittites, de Jébuséens, d’Amorites. Les Cananéens et les Philistins, qui s’étaient établis sur le littoral, pouvaient faire des sorties à partir de Gaza et d’autres villes, car ils revendiquaient pour eux-mêmes le désert de Zin et étaient constamment en guerre avec les tribus nomades.

Moïse espérait n’avoir pas à faire passer les siens à travers ce désert. Non qu’il eût peur des nomades non organisés, qui n’étaient pas de taille à se mesurer avec les Israélites. Mais il savait les Bnaï Israël las du désert, las d’avoir faim et d’avoir soif, et il ne souhaitait pas de les mettre une fois de plus à l’épreuve ; surtout après que, pendant leur séjour de repos à Kadech-Barnéa, ils eurent respiré l’odeur des champs cultivés et des jardins d’Édom, qui avaient fait naître en eux de nouvelles idées. Leurs cours débordaient d’espoir en songeant à la promesse divine. Ils avaient cessé de se plaindre ; ils acceptaient sans rien dire les privations dont à la moindre occasion ils rendaient Moïse responsable. La perspective seule de pouvoir s’installer bientôt chez eux suffisait à les rendre impatients d’avancer. Dès l’aube, ils se rassemblaient devant la tente de Moïse et réclamaient : « Envoie des gens examiner le pays, afin qu’ils trouvent les endroits à conquérir et ceux par lesquels il nous faudra passer.  »

Cet empressement des Israélites causait la plus grande satisfaction à Moïse. Il choisit douze hommes parmi les plus remarquables, un de chaque tribu, ceux qui lui étaient le plus proches et le plus dignes de confiance ; parmi eux se trouvait son ministre, le jeune Josué ben Noun, et Caleb ben Yéphounneh, un Ancien de la tribu de Juda, esprit audacieux et actif. Comme il n’avait pas l’intention d’envahir les terres des enfants d’Ésaü ni celles des enfants de Loth, il envoya ses hommes non par la route d’Édom ou d’Ammon, mais à travers le désert de Zin.

On avait compté quarante jours pour cette expédition, car Moïse voulait un rapport relatif au pays tout entier. Il invita ses gens à suivre les limites du pays du Liban et de l’Hermon, puis à se diriger à l’est vers la mer. En ce qui concernait les Cananéens et les Philistins du littoral, il savait que c’étaient des peuples courageux et énergiques. Ils s’en allaient sur leurs bateaux vers des pays lointains et y fondaient des villes et des colonies. Ils étaient devenus maîtres dans l’art égyptien de la fonte du cuivre, qu’ils trouvaient dans les mines de Chypre. Ils cultivaient leurs champs, abattaient leurs forêts et construisaient des bateaux. À l’instar des Égyptiens, ils avaient adopté le système des esclaves pour le travail dans les mines de cuivre ; et leurs esclaves provenaient des pays éloignés qu’ils avaient attaqués. Ils étaient également experts aux métiers de constructeurs et de tisserands, et élevaient de magnifiques temples à leur dieu Moloch, qu’ils honoraient par d’abominables rites, y compris le sacrifice d’enfants. Ils s’adonnaient de plus aux habitudes de sodomie les plus dépravées... Moïse savait tout cela. Ce qu’il lui fallait maintenant, c’était un rapport exact concernant le peuplement de leurs villes et la puissance de leurs armées. Il voulait aussi connaître exactement quelle était la fertilité du pays ; et il pria ses indicateurs de lui rapporter des échantillons exceptionnels de grenades, de grappes de raisin, de figues, de dattes, de blé, de légumes et d’autres produits.

Et les enfants d’Israël attendaient le retour des informateurs. D’un regard d’envie, ils contemplaient les champs cultivés des Édomites et soupiraient après le temps où ils pourraient travailler leurs propres champs, faire paître dans leurs propres pâturages, vivre dans leurs propres villes. Ce n’était pas qu’il y eût beaucoup à envier dans le pays des Édomites : on ne pouvait le comparer avec la terre grasse, limoneuse que le Nil déposait sur les champs de leur ancien séjour, Gochène. Là, à Édom, chaque parcelle de terrain devait être arrachée par un labeur incessant aux sables du désert. Bien maigres étaient les moissons battues par le vent qu’ils apercevaient dans les champs lorsque, traversant la frontière, ils se rendaient chez les Édomites, afin d’acheter une poignée d’épis de blé grillés ou une jarre d’eau. Car tout ce qu’ils demandaient aux Édomites, ils le payaient en argent, conformément à l’ordre donné par Moïse. Mais ils espéraient que leur terre à eux, la terre de la promesse, serait toute différente de celle d’Édom. Ils avaient d’ailleurs aussi l’assurance donnée par Moïse. Ne leur avait-il pas dit que c’était une terre produisant du lait et du miel ?

Enfin les trompettes sonnèrent, annonçant le retour de l’expédition. Des messagers étaient venus en avant pour prévenir de leur arrivée, et Moïse se tenait près de sa tente, à l’entrée du tabernacle, en compagnie d’Aaron et des Anciens. La place réservée aux assemblées devant le tabernacle fut bientôt bondée d’hommes, de femmes et d’enfants. Moïse et Aaron étaient au milieu.

L’expédition s’approcha et la foule se sépara. Les informateurs se suivaient en file bien ordonnée. Chacun d’eux portait un échantillon extraordinaire d’un produit du pays : grains, fruits et légumes. Deux d’entre eux tenaient sur leurs épaules une grappe géante de raisin. Chacun à son tour déposa son fardeau aux pieds d’Aaron et de Moïse, et la foule assemblée regardait stupéfaite. Les pères invitaient leurs fils à bien regarder : « Vois, ce sont les fruits qui poussent dans notre pays. » Et, au milieu de tous, les informateurs commencèrent leur rapport.

Le premier qui parla était le plus vieux de l’expédition, le représentant de la tribu de Ruben, homme lourd et flegmatique, au visage aplati, ressemblant assez à un gâteau de pâte non cuite. Il parlait lentement et sans façons, comme si la chose ne l’intéressait pas le moins du monde :

« Nous sommes allés, dit-il, au pays où tu nous as envoyés. C’est vrai : c’est un pays de lait et de miel, et voici ses fruits. Mais les gens qui y habitent sont puissants ; leurs villes sont de grandes forteresses. Et là nous avons vu les enfants des géants. Amalec habite au sud, dans le Négueb ; les Hittites, les Jébuséens, les Amorites dans la région des collines, et les Cananéens sur le littoral et près du Jourdain. »

L’assemblée avait cessé tout bruit et écoutait. Un grand silence, un terrible silence tomba sur elle. Tous les yeux étaient tournés vers Moïse. Et alors, on entendit un faible murmure, pareil au souffle initial d’une tempête.

Toute cette nuit-là, le tumulte remplit le camp. Personne ne dormit. Des cercles se formaient autour des éclaireurs et ceux-ci racontaient des histoires fantastiques concernant les géants qu’ils avaient vus dans la région des collines. La peur avait exagéré leur vision ; et maintenant cette peur les faisait exagérer encore davantage. « Ce ne sont pas des hommes, ce sont des montagnes. Quant à leurs armes, leurs villes fortifiées, les murailles qui les défendent..., elles sont évidemment comme les habitants, qui arrachent les rochers avec leurs dents et les jettent dans les profondeurs. »

Mais ces exagérations n’auraient pas suffi à déraciner la foi du peuple en ce Dieu qui l’avait fait sortir de l’Égypte et avait accompli pour lui des miracles dans le désert. Cependant, les éclaireurs commencèrent eux-mêmes à miner la croyance en la Terre promise. Et les Juifs se mirent à pleurer. De tous les coins du camp on entendait monter des lamentations.

De sa tente, Moïse entendit les pleurs de son peuple. Il les sentit passer en lui, pleins d’horreur et de crainte, amers de l’espérance déçue. Ce n’étaient plus les pleurs du passé, ce n’était plus la protestation d’hommes affamés de viande. Ç’avait été alors un hurlement sauvage, capricieux, d’enfants gâtés criant à tue-tête, comme des gamins mal élevés ; il n’était pas le même dans tout le peuple. Moïse avait pu distinguer, alors, entre ceux qui se laissaient aller et ceux qui se contenaient. Maintenant, c’était le peuple entier, depuis le plus bas jusqu’au plus haut, qui élevait la voix ; ce n’était pas la multitude métisse qui conduisait les plaintes ; c’étaient les Anciens qui se laissaient entraîner les premiers à la panique. C’était le hurlement d’un peuple qui se voyait trahi sans espoir et abandonné à l’anéantissement.

Moïse n’était pas un rêveur, mais un homme de réalités. Depuis le moment de son premier contact avec ses frères en Égypte, il avait compris qu’il avait affaire à un matériel humain difficile, avec des hommes et des femmes que la servitude avait dégradés. Cependant, il s’était imaginé qu’ils avaient gardé en soi quelques éléments de liberté, qu’ils n’avaient jamais abandonné la tradition de foi en cet Esprit qui avait conclu une alliance avec leurs ancêtres. Dans la longue randonnée d’Égypte, à Kadech-Barnéa également, les enfants d’Israël avaient eu assez de preuves du fait que Jéhovah n’était ni une illusion ni une désillusion, mais une réalité plus solide que leurs propres vies et leurs propres corps. La présence du sanctuaire au milieu d’eux aurait dû les exalter et leur inspirer de l’ardeur à suivre Jéhovah et à lui obéir aveuglément, jusqu’à la mort, ainsi que l’avait fait leur ancêtre Abraham.

Un moment, la colère assombrit l’âme de Moïse ; puis, la lumière intime brilla de nouveau clairement, et ses rayons se projetèrent sur le lointain avenir. Il aperçut une fois de plus ce qu’il avait aperçu sur le Sinaï, lorsque Dieu avait ouvert devant lui une fenêtre sur la durée des temps à venir. Israël était ce qu’il était en ce moment, l’Israël pleurant sous ses tentes, médiocre, pitoyable et plein d’aveuglement. L’Israël éternel voyait la lumière de Dieu, et c’était là l’œil avec lequel l’humanité le verrait.

Il irait donc les trouver, il s’expliquerait devant eux, il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour éveiller en eux l’esprit d’Abraham.

Ce furent eux qui vinrent à lui dès le matin. Ils s’assemblèrent devant sa tente, précédés des princes et des Anciens des tribus. Ce n’étaient pas des foules tumultueuses ; il n’y avait pas de rage en eux. Ils pleuraient d’une voix brisée, et tendaient leurs bras vers Moïse et Aaron.

« Que nous avez-vous fait ? Pourquoi nous avez-vous emmenés hors de l’Égypte, où nous avions un abri pour notre tête et du pain pour nous nourrir ? Pourquoi Jéhovah nous conduit-il dans un pays où nous devrons tomber sous l’épée, où nos femmes et nos enfants seront la proie des ennemis ? Ne vaut-il pas mieux retourner en Égypte ? »

Moïse se prosterna à terre devant la foule, ainsi qu’Aaron. Puis, il se mit à les implorer :

« Rappelez-vous ce que Jéhovah a fait pour vous. Pourquoi craignez-vous ? Le Seigneur marchera devant vous et combattra pour vous, comme il l’a fait en présence du Pharaon. N’avez-vous pas vu comment il vous a menés à travers le désert ? Comme un père porte ses enfants, jusqu’à ce que vous soyez arrivés à votre place. Pourquoi craignez-vous maintenant ? »

Et, lorsque Josué ben Noua et Caleb ben Yéphounneh virent Moïse couché dans la poussière devant le peuple et l’implorant d’avoir foi en Jéhovah, ils déchirèrent leurs vêtements en signe de deuil.

« Frères en Israël, s’écria le premier, nous avons vu le pays. C’est un bon pays. Si Dieu nous désire, il nous mènera dans ce pays où coulent le lait et le miel. Ne craignez pas les habitants. Ils sont à nous. Ils sont abandonnés. Dieu est avec nous ! »

Et Caleb éleva la voix à son tour :

« Qu’aurions-nous à redouter ? Si Moïse vous demandait de monter au ciel, n’iriez-vous pas ? Nous mettrions des échelles les unes au-dessus des autres et nous grimperions jusque là-haut, car Jéhovah est avec nous !

– Regardez les traîtres ! Traîtres ! Trompeurs ! À bas ! fut la réponse du peuple.

– Lapidez-les ! »

Les mains se levèrent. Elles tenaient des pierres. Mais, à peine levées, elles restèrent immobiles dans l’air, comme gelées.

« Regardez ! »

La foule avait aperçu la nue qui descendait, énorme, chargée de tempête, lançant mille feux en zigzags. Ses plis s’épaissirent, se firent d’instant en instant plus pesants et plus sombres. C’était comme si une montagne s’était appesantie sur la tête de la multitude, une montagne tourbillonnante qui menaçait de les emporter tous. Sous son poids, la foule se jeta à terre.

« Jéhovah ! Jéhovah ! »

Le visage enfoui dans le sol, ils sentaient au-dessus d’eux le vent de la tempête qui les tirait et les poussait. Le souffle de Dieu les desséchait et menaçait de les détruire. À chaque instant, ils attendaient qu’une langue de feu passât sur eux et les réduisît en cendres, comme l’avaient été les fils d’Aaron. La pression devenait intolérable, et la fureur déchaînée au-dessus d’eux s’accroissait. Pourtant, ils ne furent pas détruits. Lentement et pleins de crainte, ils levèrent les yeux et virent que les bras de Moïse étaient levés en prière : deux bras puissants, semblables à des colonnes retenant la nue effroyable de la colère de Dieu et les empêchant d’être anéantis par elle. L’aspect de Moïse, illuminé par la prière, était, entre Dieu et Israël, une barrière de foi et de supplication. Ils aperçurent la nue se retirant vers le sanctuaire, se dispersant loin d’eux. Et ils virent Moïse se relever et la suivre. Ils le virent, au milieu de ses vagues, entrer dans la tente de l’assemblée.

Ils restèrent prosternés sur le sable devant le sanctuaire ; le cœur battant, ils attendaient la sentence que Jéhovah allait prononcer par la bouche de Moïse.

À l’intérieur, parmi la fumée qui remplissait la tente, Moïse se prosterna devant la majesté terrifiante de Jéhovah.

« C’est moi qui suis coupable ! J’ai montré trop de hâte, j’ai été impatient, je n’ai pas su attendre jusqu’à ce qu’ils aient entièrement aboli l’esprit de servitude qui était en eux, jusqu’à ce qu’ils soient aptes à la liberté que Tu leur as apportée. C’est moi qui suis coupable, car je n’ai pas compris leur nature et je ne les ai pas guidés vers Ton esprit. Punis-moi, mais aie pitié des enfants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ! »

Une fois de plus, comme à l’époque du Veau d’or, Jéhovah offrit de créer un nouveau peuple élu formé des descendants de Moïse.

« Combien longtemps encore ce peuple me tournera-t-il en dérision ? Combien de temps encore refuseront-ils de croire en moi ? Je veux les détruire par la peste et les supprimer et faire de toi une nation plus grande et plus puissante qu’eux. »

Mais Moïse répondit :

« Seigneur, Tu ne peux pas détruire les enfants d’Israël. Tu ne peux pas mettre à leur place un autre peuple. C’est sous Ton nom qu’ils sont connus, et ils sont Ta gloire. Que diraient les Égyptiens en apprenant ce que Tu as fait de ce peuple après l’avoir emmené loin d’eux d’un bras puissant ? Que diraient les habitants de ce pays en apprenant que Tu as anéanti les Israélites comme un seul homme ? Ils diraient : « C’est parce que Jéhovah qui était au milieu d’eux n’a pas été capable de les conduire dans la terre qu’il avait juré de leur donner, qu’il les a massacrés dans le désert. » Tu t’es lié à Israël pour l’éternité. Montre donc Ta puissance en restant d’accord avec ce que Tu as dit : « Le Seigneur est lent à la colère, et grand dans Sa miséricorde ; Il pardonne l’iniquité et les fautes, mais Il ne veut à aucun prix épargner le coupable, et Il punit l’iniquité des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. » Je Te prie donc, en conséquence : punis cette génération, mais laisse vivre Israël. Car Israël est Ton héritage à jamais. Souviens-Toi des générations qui viendront, je T’en prie, et pardonne les péchés de ce peuple, conformément à la grandeur de Ton amour, comme Tu lui as pardonné depuis l’Égypte jusqu’à ce jour. »

Et Jéhovah écouta la prière de Moïse et répondit :

« J’ai pardonné, conformément à ma parole. »

Il ne se vengerait pas sur la seconde génération, ni sur la troisième, ni sur la quatrième. Seul, celui qui avait péché mourrait, et le fils ne serait pas abattu pour les péchés de son père.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVII

 

 

 

L’ENTRETIEN fut long, cette fois-là, entre Jéhovah et Moïse et pendant tout ce temps les Israélites n’osèrent pas bouger de devant le sanctuaire. Prosternés dans le sable, ils attendaient le message que Moïse allait leur apporter de la part de Jéhovah.

Moïse sortit enfin, et ils notèrent le changement qui s’était fait en lui ; un peu de l’obscurité du nuage où s’était cachée la tempête de Dieu était maintenant sur son visage. Il ne priait plus pour eux. Sa voix les terrifia quand il prononça la sentence :

« Ce n’est pas pour vous, que le Seigneur agira, mais pour vos petits-enfants, que vous avez crus devenus la proie de l’ennemi. Voici ce qu’il a dit : « Eux, je les conduirai dans la terre que vous avez dédaignée. Quant à vous, vos squelettes tomberont dans ce désert. Et vos enfants erreront dans ce désert pendant quarante ans, jusqu’à ce que vos squelettes soient anéantis. Et vous porterez le poids de vos iniquités un nombre d’années égal à celui des jours que vous avez passés à explorer ce pays, c’est-à-dire quarante ans. » Ainsi a parlé le Seigneur. »

Alors Moïse appela près de lui Josué fils de Noun, et Caleb fils de Yéphounneh et proclama :

« Voici ce que le Seigneur a commandé : « Demain vous ferez demi-tour et vous reconduirez ce peuple dans le désert, en suivant la route de la mer de Roseaux ! »

– Dans le désert ! »

Quand les gens se relevèrent de l’endroit où ils étaient couchés, ils laissèrent morts sur le sable dix des éclaireurs qui avaient répandu de faux bruits. Ils avaient été emportés par une maladie envoyée par Dieu. Et la terreur de Jéhovah envahit la foule.

Le lendemain matin, une partie des tribus se levèrent de bonne heure et, honteux et désolés, leurs membres se présentèrent devant Moïse et Aaron, en disant :

« Nous sommes prêts à partir et à livrer bataille aux ennemis. Nous irons dans la montagne et nous nous battrons avec les Cananéens et les Amalécites. Nous avons péché. Permets que nous effacions notre péché avec notre sang.

– Ne montez pas et ne transgressez pas de nouveau les ordres du Seigneur. Vous échouerez, car le Seigneur n’est pas avec vous. Vous tomberez sous l’épée. »

Mais ils ne voulurent pas écouter les paroles de Moïse, et ils allèrent dans la montagne. Cependant, ni Moïse ni l’arche de Dieu ne sortirent du camp. Et il arriva ce que Moïse avait prédit. Les Amalécites et les Cananéens vinrent et balayèrent l’armée des Israélites, ils les chassèrent et les poursuivirent jusqu’à Hormah.

Il ne resta donc plus aux enfants d’Israël qu’à accomplir l’ordre divin et à retourner dans l’épouvantable désert d’où ils venaient de sortir, à retourner à leurs épreuves et à leurs tourments. Le peuple était affligé, des groupes étaient assis à l’entrée des tentes et pleuraient. L’horreur provoquée par la sentence divine était imprimée sur leurs fronts : c’était une condamnation à mort qui avait été prononcée contre tous les adultes.

Mais Dieu accorda à Moïse la lumière de sa justice ; et Moïse se dit en lui-même qu’Il ne les contraindrait pas à abandonner Kadech-Barnéa, qu’Il ne les forcerait pas à lever le camp. D’ailleurs, le nuage sur le sanctuaire ne se levait pas pour donner le signal du départ. Et, bien que Dieu eût commandé de retourner le lendemain dans le désert, Moïse interpréta les mots « le lendemain » comme voulant dire « après un certain temps ». De plus, lui-même avait besoin de réfléchir, afin d’établir le plan de la nouvelle randonnée. Il était trop évident pour lui désormais que la génération de l’exode était perdue. Elle périrait au désert : c’était ce que Dieu avait décidé. En fin de compte, Moïse voyait dans quelle erreur il était tombé. Il s’était laissé aller à croire que les Israélites pourraient passer directement de la servitude à l’esprit de liberté sans le stage nomadique intermédiaire, qu’ils pourraient se transformer d’un jour à l’autre en guerriers et en conquérants. Ce n’était pas le cas. Comme tous les autres peuples, les Israélites devraient se développer lentement. Il faudrait d’abord qu’ils soient comme leurs ancêtres bergers et gardiens de troupeaux, qu’ils mènent leurs bêtes, qu’ils creusent des puits dans le désert. Et qu’ils se battent pour ces puits et pour leurs pâturages.

Bien des années passeraient : quarante, avait dit le Seigneur. La vieille génération, celle qui était venue d’Égypte, mourrait ; la seconde génération serait prête à conquérir le pays, ainsi que Dieu l’avait affirmé. Quant à lui, quel serait son sort ? N’était-il pas l’un de ceux qui étaient venus de l’Égypte ? N’appartenait-il pas lui-même à la première génération ?

Cette pensée le fit trembler. Il ne pouvait pas confier les Israélites à d’autres mains. Il devait les voir dans la Terre promise. Dieu aurait pitié de lui et le laisserait vivre assez longtemps pour achever son œuvre. Peut-être même se laisserait-il fléchir et raccourcirait-il ce délai de quarante ans, pour faire mûrir plus vite les Bnaï Israël, les préparer plus rapidement à la conquête. Lui ne cesserait pas de prier. Il avait déjà constaté un esprit nouveau dans la jeunesse, une tendance plus forte à s’occuper de leurs troupeaux. Les tribus de Dan et de Ruben étaient les premières à cet égard. Leurs membres apprenaient à faire plus attention qu’à eux-mêmes aux bêtes dont ils avaient la charge ; ils souffraient davantage de la soif de leur bétail que de la leur propre. Jéhovah développait en eux les vertus de leurs ancêtres ; il faisait renaître en eux l’esprit pastoral.

Il pouvait s’efforcer de retenir les Israélites aux confins de la Terre promise ; il ne les forcerait pas à retourner dans cet horrible désert. Quand le vent leur apporterait l’odeur des champs cultivés de Moab, les Bnaï Israël apprendraient à conquérir pour eux-mêmes des pâturages et deviendraient semblables aux peuplades nomades errant aux alentours d’Édom. Il essaierait de créer des liens d’amitié avec les peuples apparentés, les Bnaï Ésaü et les Bnaï Loth, avec Moab et Ammon qui habitaient aux bords du pays ; et, si Dieu le voulait, ils chasseraient les envahisseurs étrangers, les Amalécites et les Cananéens. Ainsi ils pénétreraient, avec les tribus errant entre Etzion-Ghéber et Kadech-Barnéa, jusqu’aux frontières de la Terre promise. Peut-être Dieu aurait-il pitié de Son peuple et lui permettrait-Il de marcher à la conquête, avant que se fussent écoulées les quarante années de sa punition.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVIII

 

 

 

MOÏSE n’était pas le seul à observer le trouble et les désespoirs des Israélites, et ce moment semblait tout à fait propice pour provoquer la révolte projetée depuis longtemps contre le gouvernement de Moïse et d’Aaron.

Korah n’avait jamais renoncé à ses visées sur le poste de grand prêtre qui, de par le droit d’aînesse, appartenait à la tribu de Lévy dont il était le doyen et le chef. Depuis l’affaire du Veau d’or, il était convaincu que son heure devait venir.

« Comment, disait-il à ses partisans, comment Aaron peut-il intervenir en faveur d’Israël, alors que c’est lui-même qui a fabriqué le Veau d’or et qui a persuadé les gens de l’adorer ? »

De même, Dathan et Abiram, de la tribu de Ruben, et avec eux Onn fils de Péleth, de la même tribu, avaient des comptes à régler avec Moïse. Leurs griefs étaient en partie personnels, car ils se sentaient lésés en tant qu’individus ; mais, plus profondément encore, ils ressentaient le dédain dont leur tribu était l’objet.

Cependant, Korah était bien trop rusé pour prendre la tête d’une révolte dirigée contre Jéhovah. Ses attaques portaient contre Moïse et, justement, au nom de Dieu. C’est pourquoi, pendant longtemps, il joua, comme les autres, le rôle de loyal défenseur et, comme eux, attendit le moment opportun. Ce moment était arrivé, grâce au retour des éclaireurs et à la catastrophe qui suivit. Moïse et Aaron avaient pitoyablement échoué dans leur rôle de chefs : c’était sur eux que retombait la responsabilité de l’ajournement de la promesse divine. L’esprit de Jéhovah avait abandonné Moïse ; quant à Aaron, il restait à jamais entaché du péché du Veau d’or.

« Il fut un temps, disait Korah aux Bnaï Lévy, où nous devions défendre Israël contre un maître étranger et contre des chefs d’esclaves étrangers. Aujourd’hui, nous devons le défendre contre un maître de chez nous, contre des chefs d’esclaves de notre sang.

– À qui penses-tu, Korah ?

– À qui pourrais-je penser sinon à Moïse ? Considérez ce qu’il fait de nous. C’est nous que Jéhovah a choisis, en qualité de premiers-nés, c’est à nous qu’appartiennent les dîmes et les rançons des premiers-nés, car Jéhovah ne nous a pas donné d’autre héritage en Israël. Et puis, voilà ce Moïse qui vient nous prendre ce qui est à nous, pour en faire cadeau à sa famille – en récompense sans doute pour le culte du Veau d’or. »

Korah se promenait parmi les gens. Il se glissait dans leurs tentes. Il allait les trouver quand ils étaient avec leurs petits troupeaux. Quand il voyait une maman portant son nouveau-né dans les bras, il lui demandait :

« As-tu déjà payé la rançon à Aaron avec ton dernier vêtement, ou avec la dernière pièce d’argent que tu cachais pour un cas de nécessité ? En Égypte, c’était le Pharaon qui nous prenait nos enfants ; ici, Moïse et Aaron nous prennent tout ce que nous possédons, comme rançon pour nos premiers-nés.

– N’est-ce pas l’ordre de Jéhovah ? Dieu n’a-t-il pas dit à Moïse que c’était là le gagne-pain des prêtres et des Lévites ?

– Des prêtres et des Lévites ? Tu veux dire de Moïse et d’Aaron. Car il n’y a qu’une seule famille de prêtres. Crois-tu vraiment que Dieu t’a commandé de prendre le seul chevreau qu’il t’avait donné pour être le point de départ d’un troupeau et de le rendre comme paiement pour ton enfant ? Non. Jéhovah est bon, et il connaît nos besoins. Il te permettrait de garder ton chevreau et de créer un troupeau avec. Il ne demande pas ton dernier agneau en sacrifice. Et, bien certainement, il ne réclame pas la dîme de ton travail pour les prêtres. C’est une invention de Moïse afin d’enrichir sa famille. C’est comme si nous étions encore en Égypte. Là, les surveillants nous disaient que ceci ou cela était voulu par le Pharaon. Or, le Pharaon ne voulait pas nous écraser par des travaux impossibles, et ce n’est pas non plus la volonté de Dieu de nous dépouiller de nos derniers biens. Ici comme là-bas, c’est la volonté du chef des surveillants. Tu te souviens bien de moi, quand nous étions en Égypte, tu sais qui je suis. Là, je te protégeais contre les surveillants du Pharaon – ici, je te protège contre les oppresseurs qui parlent au nom de Jéhovah. »

 

Moïse ne cessait de lutter contre les ténèbres qui avaient envahi son esprit depuis que Dieu avait prononcé sa sentence contre Israël ; il s’efforçait constamment de maintenir vivante en lui, en cette nuit de souffrance et de désespoir, l’étincelle d’espoir. Soudain, Josué entra pour lui annoncer que les princes de la collectivité, les hommes les plus éminents, avec Korah, Dathan et Abiram à leur tête, étaient à l’entrée de la tente et demandaient à lui parler.

Lorsque Moïse sortit, il aperçut non seulement Korah, Dathan, Abiram, Onn ben Péleth, non seulement les princes, mais aussi une assemblée composée de ses propres conseillers et d’une grande multitude de peuple. Les Bnaï Lévy se tenaient derrière les chefs, mais leur attitude montrait que tous formaient une masse compacte.

Comme toujours, ce fut Korah qui prit la parole. Sa tête rasée était pâle, son visage était glabre, sans sourcils, ses yeux gris étaient enfoncés dans leurs orbites. Portant la verge, emblème de sa charge, il ressemblait à un prêtre égyptien. Il commença ainsi :

« Nous sommes venus vers toi, fils d’Amram, pour entendre quels sont tes plans et tes intentions. Où veux-tu conduire ce peuple terrifié et bouleversé ? Nous sommes ses chefs et ses interprètes, et nous demandons à savoir ce que tu as l’intention de faire, maintenant que Dieu nous a fermé la route vers la Terre promise. »

Moïse le considéra longuement d’un œil sombre avant de lui répondre. Il était navré du nouveau désastre que cette visite lui annonçait, et sa réponse fut calme et nette :

« Ce n’est pas moi qui conduis le peuple, fils d’Izhar, c’est Jéhovah : où ses colonnes nous conduiront, là nous suivrons. Et qui sommes-nous pour indiquer à Jéhovah où il doit nous conduire ?

– Jéhovah, nous le suivrons certainement, mais nous ne voulons suivre ni toi ni ton frère Aaron. Jéhovah n’est pas avec les fils d’Amram. Vous avez péché gravement contre Lui.

– C’est Jéhovah qui jugera, et non un être de chair et de sang. Quant à vous, fils de Lévy, n’est-ce pas assez que le peuple se soit rebellé contre Jéhovah et ait reçu sa punition ? Voulez-vous, par de nouvelles révoltes, réduire Dieu une fois de plus à la colère..., vous, les chefs de la collectivité, et vous, les enfants de Lévy, que Dieu a mis à part entre les enfants d’Israël ?

– Ce n’est pas nous qui nous révoltons contre Jéhovah, et ce n’est pas pour les péchés du peuple que nous sommes punis. Le châtiment de Dieu est sur vous, à cause des péchés d’Aaron. Du prêtre du Veau idolâtre, tu as fait le prêtre de Jéhovah. Comment peut-il prendre sur lui nos péchés devant le Seigneur ? C’est à cause du péché du Veau d’or, et non pour les fautes des éclaireurs innocents, que Dieu nous a interdit l’entrée de la Terre promise. Enlève à ton frère le caractère sacerdotal et Dieu modifiera une fois de plus son attitude à notre égard.

– Pourquoi, fit une voix, n’a-t-il pas mis à mort son frère ? Il a fait mourir trois mille citoyens innocents ; mais n’est-ce pas Aaron lui-même qui a fabriqué le Veau d’or ?

– Aaron ! Il l’a récompensé ! Et aux fils d’Aaron il a octroyé les dîmes du blé et des fruits, le premier-né des troupeaux et le premier-né des enfants d’Israël. Est-ce que Dieu a commandé aussi de récompenser ton frère pour son péché ? »

Mais Korah leva sa verge pour commander par ce geste le silence à la foule surexcitée, et de sa voix froide habituelle s’adressa à Moïse :

« Tout en Israël est saint, et Jéhovah est parmi nous. Pourquoi donc te places-tu au-dessus du peuple ? Tu as fait de toi-même un roi qui nous gouverne, et tu ne prends conseil de personne ; tu as fait de ton frère le grand prêtre. Tu as divisé l’héritage entre les tiens. N’as-tu pas dit un jour que nous étions un royaume de prêtres et que chacun pouvait offrir ses sacrifices à Jéhovah ? Pourquoi donc as-tu fait d’Aaron le grand prêtre et de ses fils des prêtres, et obligé le peuple à leur payer de lourds tributs ? »

Lorsque Moïse entendit tout cela, il tomba à terre et se mit à supplier :

« Fils de Lévy, vous les élus de la collectivité, songez à la faute que vous commettez en vous révoltant ainsi. Je n’ai rien fait de ma propre initiative, je n’ai agi que sur les ordres de Dieu. C’est lui qui m’a commandé de consacrer Aaron et ses fils pour le sacerdoce – Aaron seul et les fils nés de lui. Retournez à vos tentes. Demain matin, Dieu vous dira qui Il a nommé, et qui Il a consacré. Laissez cela maintenant : demain matin, que Korah et ses fidèles prennent quatre encensoirs, qu’ils allument du feu et offrent de l’encens à Dieu, et celui que Dieu choisira sera consacré. Et finissons-en maintenant, enfants de Lévy ! »

Et Moïse rentra dans sa tente et laissa Korah et les siens dehors. Mais ceux-ci ne se dispersèrent pas. Au contraire, ils se levèrent et, s’adressant à toute l’assemblée, prononcèrent des paroles amères contre Moïse et Aaron.

Moïse tenait beaucoup à étouffer les flammes avant qu’elles pussent gagner plus loin. Cette révolte venant si tôt après l’incident des éclaireurs le terrifiait, car maintenant il n’en fallait pas beaucoup pour que Dieu abandonne complètement les Israélites. Il devait donc chercher à transformer cette révolte en une échauffourée interne dans les rangs de la tribu de Lévy, en la séparant des autres tribus. Il avait vu, parmi les partisans de Korah, Dathan et Abiram qu’il estimait plus honorables que le premier, plus sincèrement affligés des souffrances du peuple. Ils étaient, de plus, au nombre des Anciens les plus respectés, et il avait besoin d’eux pour remporter la victoire sur le peuple. Alors, comme toujours, oubliant les suggestions de l’amour-propre, il leur envoya des messagers : Josué ben Noun, Caleb ben Yéphounneh et d’autres, avec qui il était le plus intime, pour les prier de venir à sa tente afin qu’il pût prendre conseil d’eux. Car il avait confiance en eux ; ils n’agissaient pas comme Korah, par malveillance et envie, mais parce qu’ils ne savaient pas exactement comment étaient les choses.

Les envoyés transmirent les paroles de Moïse à Dathan et à Abiram, et ce dernier répondit à voix haute, afin que tous pussent l’entendre :

« Nous n’irons pas à la tente de Moïse. N’est-ce pas assez qu’il nous ait frustrés d’un pays où coulent le lait et le miel pour nous faire périr dans le désert et ne pas nous donner notre héritage de champs et de vignobles ? »

Ces paroles de Dathan et d’Abiram touchèrent Moïse plus profondément que tous les murmures et toutes les injures de Korah et de son clan. Car ces paroles-là étaient les paroles du peuple. De plus, il y avait en elles beaucoup de vrai. Il était facile de répondre aux reproches de Korah : ce qu’il avait fait, l’avait été sur l’ordre de Dieu. Mais les paroles de Dathan et d’Abiram étaient une accusation portée contre son action de chef. Il n’avait pas été capable d’exécuter les ordres divins et d’accomplir la mission de Dieu. Le peuple ne désirait pas savoir pourquoi ; il jugeait seulement les résultats et ne reconnaissait que le chef qui avait réussi.

Il avait conduit les enfants d’Israël aux portes de leur pays, comme la sage-femme conduit une accouchée au lieu de l’accouchement. Mais il n’y avait pas eu d’accouchement. Il y avait eu du tonnerre et des éclairs, mais pas de pluie.

Et s’il ne pouvait pas conduire les Israélites dans la Terre promise, alors non seulement sa promesse était fausse, mais aux yeux du peuple étaient également fausses toutes les autres choses qu’il avait dites, qu’il avait dites au nom de Dieu. La Thora qu’il leur avait enseignée était fausse : c’était une invention de son esprit. L’ombre du doute ne tombait pas sur lui seul, mais sur Jéhovah et sur le Sinaï.

Le lendemain matin, Korah et ses amis vinrent au sanctuaire ; ils apportaient avec eux deux cent cinquante encensoirs. Ils y mirent du feu et y ajoutèrent de l’encens et se placèrent à l’entrée du sanctuaire. Et le peuple était assemblé pour voir de quel côté serait Jéhovah. Moïse et Aaron se tenaient aussi devant le sanctuaire.

Moïse pensait que du feu sortirait de l’autel pour les détruire comme cela était arrivé aux fils d’Aaron, Nadab et Abihou. Mais aucune flamme ne sortit du sanctuaire ; aucune flamme ne descendit du ciel ; et le peuple vit Korah et ses fidèles brûler de l’encens dans leurs quatre encensoirs ainsi qu’Aaron avait coutume de le faire, et rien ne leur arriva.

Et tandis que Moïse et Aaron restaient là stupéfaits et effrayés en présence du peuple, la splendeur de Jéhovah apparut, et l’on entendit sa voix s’adressant à Moïse et à Aaron :

« Séparez-vous de toute cette assemblée, et ne restez pas avec eux, parce que je vais les exterminer. »

Moïse comprit que toute la foule assemblée pour être témoin du signe que donnerait Jéhovah était en danger d’être anéantie en même temps que Korah et ses partisans. Il se prosterna donc devant le Seigneur en criant :

« Ô Dieu, Dieu qui êtes celui des esprits de toute chair, faut-il qu’un seul pèche et que vous soyez courroucé contre toute la foule ? »

Alors Dieu parla à Moïse et lui donna ses instructions. Mais ni Korah ni les hommes de son clan n’entendirent l’avertissement et les instructions donnés par Dieu à l’oreille de Moïse. Ils retournèrent à leurs tentes en triomphe, car ils avaient brûlé de l’encens devant Jéhovah, et rien ne leur était arrivé. Le signe que Moïse avait demandé pour le peuple ne lui avait pas été accordé.

Comme Korah était Lévite, sa tente était placée près des tentes de Dathan et d’Abiram. Ils se tenaient donc tous les trois à l’entrée de leurs tentes, et leurs suivants les entouraient et écoutaient l’explication de ce qui était arrivé : Jéhovah avait accepté l’offrande de Korah et de ses fidèles, il était donc évident qu’Il n’avait puni le peuple que parce que Moïse avait pris sur lui d’élever son frère au rang de grand prêtre. Et, tandis que ces trois hommes continuaient à parler de la sorte, Moïse et Aaron s’approchèrent accompagnés de tous les Anciens d’Israël qu’ils avaient pu réunir. Et Moïse s’arrêta devant Korah, Dathan et Abiram et s’écria :

« Retirez-vous, je vous en prie, des tentes de ces méchants, et ne touchez à rien de ce qui leur appartient, sinon vous serez détruits avec tous leurs péchés. »

La foule réunie autour des trois hommes eut peur en entendant cet avertissement et s’écarta de leurs tentes. Mais Dathan et Abiram prirent leurs femmes et leurs enfants et se groupèrent devant la tente de Korah, en même temps que leurs amis, pour montrer qu’ils étaient avec lui et n’étaient pas effrayés par les paroles de Moïse.

Alors, Moïse s’écria : « Maintenant vous allez connaître que le Seigneur m’a envoyé faire tout cela, et que je n’ai rien fait de moi-même. Si ces hommes meurent de la mort de tous les hommes, ce sera que Dieu ne m’a pas envoyé. Mais, si la terre s’ouvre pour les engloutir, avec tout ce qui leur appartient, vous connaîtrez qu’ils ont outragé le Seigneur. »

Et, dès que Moïse eut fini de parler, la terre s’entrouvrit et engloutit tous ceux qui avaient pris parti pour Korah avec leurs demeures et leurs biens ; et ils disparurent dans le gouffre, et la terre les recouvrit. Et tous les Israélites s’enfuirent en criant « Pourvu que la terre ne nous engloutisse pas ! »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIX

 

 

 

LA mort des principaux blasphémateurs ne mit pas fin à cet incident. Le poison qu’ils avaient répandu continua à faire son œuvre après que la terre eut englouti Korah, Dathan et Abiram. Ce n’était pas assez que chacun des partisans de celui qui avait osé pénétrer dans le sanctuaire avec un encensoir allumé ou qui s’était mis à ses côtés eût été englouti par la terre, et que les autres blasphémateurs, ceux qui n’avaient pas pénétré dans le sanctuaire et ne s’étaient pas réunis à Korah, eussent été dévorés séparément par le feu, conformément à la sentence réservée à quiconque s’élève contre le Très Saint. Au nombre des fidèles de Korah se trouvaient quelques-uns des chefs de tribu les plus distingués. Certains des Lévites qui étaient avec lui étaient porteurs des vases du sanctuaire, du même rang qu’Aaron et que les prêtres. Parmi les partisans de Dathan et d’Abiram se trouvaient des surveillants dont les Israélites avaient gardé le souvenir depuis l’Égypte. Alors, le peuple se mit à murmurer contre Moïse et Aaron, en disant que ce n’était pas Dieu qui avait anéanti « les hommes de Dieu », mais Moïse et Aaron par des procédés magiques, parce qu’ils étaient les amis du peuple et ses protecteurs.

Dans la crise de désespoir où se trouvaient les Bnaï Israël, ils étaient prêts à toute sorte de sottises.

« Qu’avaient fait Korah, Dathan et Abiram, demandaient-ils, eux et les autres chefs de l’époque égyptienne, pour que leur fin dût être telle ? Est-ce parce qu’ils ont pris notre parti et ont demandé compte de nos vies à Moïse ? On nous avait promis une terre où couleraient le lait et le miel et, en fin de compte, nous devons périr dans le désert comme des bêtes.

– Il est sûr que Dathan et Abiram avaient raison, Moïse et Aaron nous ont trompés ; ils nous ont jeté du sable aux yeux.

– Et nos fils ? Nos enfants au moins entreront dans ce pays. Nous périrons, mais nos enfants vivront pour nous.

– Mais, moi aussi, je veux vivre, insistait un autre. Je veux ma part et mon héritage, conformément à la promesse. Je veux voir de l’herbe ; je veux manger du pain humain, et de la verdure et de la viande ; je veux boire le jus des grenades et du raisin ; je veux me reposer à l’ombre d’un palmier, comme j’avais l’habitude de le faire en Égypte ; je veux battre mon propre blé, comme je le faisais en Égypte, et manger le fruit de mes arbres, la chair de mes troupeaux ; je veux porter des habits faits de la laine de mes brebis. C’est à moi que la promesse a été faite, et non à mes enfants.

– À nos enfants ! Et qui sait si cette promesse sera tenue ? Qu’est-ce qui nous prouve qu’ils y entreront eux, dans la Terre promise ? Pour la moindre petite faute envers Jéhovah, pour avoir demandé de l’eau quand ils auront soif, ou un morceau de pain quand ils auront faim, Dieu se mettra en colère contre eux, et ils périront dans le désert.

– Alors, malheur à nous ! Malheur à nos enfants ! Ceux qui nous protégeaient ont été anéantis. Qui prendra notre parti désormais ?

– De Moïse nous n’aurons jamais rien d’autre que ce que nous avons eu dans le passé : des lois et des commandements.

– Et de son frère Aaron ? Qu’est-ce qu’il a fait pour nous, celui-là ? S’il est réellement le grand prêtre, pourquoi ne nous obtient-il pas notre pardon ?

– Pourquoi restons-nous là, sans rien dire ? Est-ce que nous allons nous laisser conduire comme des moutons à l’abattoir ? Choisissons un capitaine, et retournons en Égypte, et que le Pharaon nous reprenne comme esclaves ! »

Moïse se rendait bien compte de ce qui se passait dans le peuple, de ces murmures et de ces plaintes. Il voyait aussi les visages défaits, les yeux désespérés, les épaules courbées, le violent ressentiment non seulement contre lui, mais contre le sanctuaire. Les cours étaient vides ; le peuple ne venait plus y prier. L’immense organisation que Moïse avait mise sur pied était en danger de s’effondrer. Il semblait que les derniers vestiges d’autorité fussent en train de se désagréger et que les tribus devinssent un troupeau sans pasteur.

Moïse était poursuivi par une indicible crainte, celle de voir se réaliser maintenant ce que Dieu avait eu l’intention de faire après le Veau d’or et après le retour des éclaireurs ; ce qu’il avait réussi alors à empêcher. Il se pouvait que vînt un éclat de la fureur divine qu’il ne pourrait ni arrêter ni adoucir. Dieu rejetterait les enfants d’Israël et chercherait ailleurs un peuple d’élection.

Le sombre esprit de rébellion s’accentuait sans cesse chez les Israélites. De petits groupes surexcités erraient à travers le camp, se joignaient à d’autres, se transformaient en foules furieuses, tels des nuages qui s’assemblent dans un ciel de tempête, jusqu’à ce qu’un jour le camp tout entier fût balayé par la révolte et qu’une multitude se mît en marche dans la direction du sanctuaire : visages sombres, poings fermés, corps contractés, ils étaient prêts à toute éventualité. Ce n’étaient plus des murmures ni des lamentations qui se faisaient entendre, mais des cris furieux et des menaces contre Moïse et Aaron :

« C’est vous ! C’est vous qui avez mis à mort les hommes de Dieu ! »

En ce même moment, on entendit, venant de la cour antérieure du sanctuaire, un vacarme inhumain de milliers de voix, un vacarme heurté, grinçant, comme si des cohortes d’anges, de chérubins et de séraphins invisibles, armés d’épées invisibles étaient descendues du ciel et se dirigeaient contre les tribus rebelles. Moïse comprit tout de suite : c’était l’ultime menace de la colère de Dieu.

En cet instant désespéré, alors que les Bnaï Israël se trouvaient entre la vie et la mort, une inspiration se fit jour dans le cœur de Moïse, comme si Jéhovah, même dans cette extrémité de sa colère, avait encore laissé ouvertes les portes de sa miséricorde. Et il commanda à Aaron :

« Prends ton brûle-parfums et mets-y le feu de l’autel, et porte-le rapidement au milieu de la foule, et verses-y de l’encens, et que ce soit un sacrifice expiatoire pour eux, car la colère de Dieu est descendue sur eux. »

Aaron pâlit. La terreur dansait dans ses yeux, et il vacillait comme s’il avait peine à rester debout. Il balbutia :

« Mes deux fils ont été consumés par le feu, Korah et ses partisans ont été anéantis pour s’être servis de façon inconvenante du feu de l’autel. Veux-tu que je partage leur sort ? Si j’approche de l’autel avec cette intention, je serai certainement mis à mort, car Jéhovah est jaloux de son feu.

– Montre que c’est toi qui as reçu la dignité de grand prêtre, puisque tu es prêt à prendre sur toi le péché de ton peuple, et à périr pour lui devant Dieu. »

Les genoux tremblants, Aaron s’approcha de l’autel, mit du feu dans le brûle-parfums et se dirigea vers la foule.

Déjà la mort y faisait son œuvre. Des tas de mourants s’entassaient les uns sur les autres, hurlant et se tordant dans les dernières convulsions. Les invisibles vengeurs les fauchaient comme le moissonneur fait pour le grain, et les corps gisaient les uns sur les autres comme des gerbes d’épis mûrs.

D’une main tremblante, Aaron jeta de l’encens dans le brûle-parfums et une mince fumée bleue s’éleva. Il se dirigea vers la foule, s’arrêtant entre les morts et les vivants, et élevant son encensoir au-dessus des têtes de ceux qui vivaient. Et la fumée s’étendait sur eux, pareille à un voile fin.

Et les anges, les chérubins et les séraphins invisibles s’éloignèrent avec leurs épées invisibles, et la maladie s’arrêta.

Alors, le peuple tout entier vit qu’Aaron avait été désigné par Jéhovah pour racheter leurs péchés devant Lui.

Pour imposer silence une fois pour toutes aux murmures des Israélites et donner la preuve suprême qu’Aaron seul, et nul autre, avait choisi entre tous les enfants de Lévy pour occuper le poste de grand prêtre, Dieu commanda à Moïse de donner l’ordre d’apporter dans le sanctuaire les verges des tribus. Chaque tribu possédait une verge, emblème de sa fonction, symbole de son autorité ; et ces verges étaient toutes confiées aux princes de ces tribus. La verge des Bnaï Lévy était entre les mains d’Aaron en sa qualité de prince de la tribu, et non à Moïse. Et Dieu commanda à Moïse de prendre la verge d’Aaron et de la placer avec les onze autres – chacune portant le nom de son prince inscrit sur elle – dans la tente de l’assemblée dans le sanctuaire. Et Dieu dit à Moïse : « Et il arrivera que l’homme choisi par moi verra sa verge fleurir. »

Moïse fit ce qui lui était commandé. Il plaça les douze verges dans la tente de l’assemblée. Et, le lendemain matin, quand il entra dans la tente, la verge d’Aaron, de la maison de Lévy, avait fleuri et portait des amandes mûres.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XX

 

 

 

MAIS Moïse n’avait pas encore répondu à la question cruciale : celle du départ. Où allait-il conduire les Bnaï Israël ? On ne pouvait songer à retourner dans le désert. Ç’avait été assez affreux auparavant : maintenant s’ajouterait aux autres motifs d’épouvante la certitude de devoir y mourir. Moïse commença à se dire qu’après l’acceptation de l’expiation des péchés d’Israël par Aaron, au cours de la dernière rébellion, l’heure était venue d’apaiser par des prières et des supplications l’affreux décret de mort frappant la vieille génération... Son cœur se brisait chaque fois qu’il contemplait les Israélites ; ils marchaient tête baissée, enveloppés de tristesse. Jusque-là, parmi toutes leurs tribulations, ils avaient eu un but et un projet : ils se dirigeaient vers leur pays. La faim de nourriture fraîche, solide, la soif, toutes les incommodités, les serpents, les scorpions, la maladie, étaient à moitié supportables, parce qu’il y avait un terme à leurs souffrances. Et puis, Jéhovah n’était-Il pas avec eux, au milieu d’eux ? Mais, maintenant, quelles étaient leurs perspectives ? Pour eux-mêmes, rien que la mort ; et pour leurs enfants, la liberté. Bien rares étaient ceux qui pouvaient accepter cette nécessité de passer toutes les années qui leur restaient à vivre dans les privations et les souffrances par amour pour leurs enfants. Ils avaient été de simples travailleurs pour le Pharaon, accoutumés à recevoir du pain en récompense de leur travail ; le pain était devenu le sens de leur vie : le pain, et le fait seul de l’existence.

Moïse s’attarda aussi longtemps qu’il put à Kadech-Barnéa. C’était un bon lieu de repos pour une multitude aussi importante. Pourtant, il avait reçu l’ordre de reconduire au désert les Bnaï Israël, en passant par la mer Rouge. La partie la plus voisine de cette mer était le bras allant jusqu’à Etzion-Ghéber, près des frontières des déserts de Midian et de Paran. Là, en plus du manque d’eau auquel on était habitué, il eut à faire face à de nouveaux obstacles. Les Amorites s’étaient emparés du désert de Paran. Il pouvait donc s’attendre à une attaque de la part des Cananéens, qui devaient savoir bientôt que les Bnaï Israël erraient sans but dans le désert et ne pouvaient pas approcher de la Terre promise. Une attaque de ce genre serait certainement une invite pour d’autres – pour les Amalécites, par exemple. Mais il était nécessaire à ce moment-là d’éviter à tout prix une rencontre. Dans l’état d’amertume et de désespoir où ils se trouvaient, les Israélites ne pourraient pas résister à un ennemi. Non. Tout simplement Moïse ne reconduirait pas les enfants d’Israël dans le désert. Il ne leur ferait pas faire marche arrière. Il verrait s’il lui était possible de les conduire à travers les territoires d’Édom et de Moab. Il demanderait à ces peuples, puisqu’ils étaient apparentés, de les autoriser à traverser. Il paierait pour tout ce dont les Israélites auraient besoin, pour chaque morceau de pain, pour chaque gorgée d’eau ; et ils suivraient la voie royale jusqu’à leur arrivée à la frontière de leur pays.

Mais qu’adviendrait-il de l’ordre donné par Jéhovah : « Demain, tu conduiras les Bnaï Israël dans le désert, par la route de la mer Rouge ? » Comment oserait-il provoquer la colère de Dieu en transgressant un ordre aussi strict ?

Moïse résolut de prendre tout seul la responsabilité de cette transgression. Les Bnaï Israël seraient innocents s’il leur ordonnait de passer à travers le territoire d’Édom. La punition divine retomberait sur lui et non sur eux. Et qu’était-il, lui, pour être épargné ? S’il ne pouvait assumer la responsabilité du péché de tout son peuple et l’expier de sa propre vie, il n’était pas digne d’être le chef des Israélites.

Et Moïse fit ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là et ne referait plus jamais. Sous sa propre responsabilité, et sans interroger Jéhovah, il envoya des messagers au roi d’Édom pour lui dire :

« Voici ce que dit ton frère Israël : « Tu sais tous les ennuis qui nous ont assaillis, comment nos pères sont allés en Égypte, et comment les Égyptiens se sont mal conduits envers nos pères et envers nous. Maintenant nous voilà à Kadech, ville située à votre frontière. Permets-nous de passer, je t’en prie, à travers ton pays. Nous ne voulons pas traverser tes champs ou tes vignobles, ni boire l’eau de tes puits. Nous voulons suivre la voie royale ; nous ne tournerons ni à droite ni à gauche, avant d’être sortis de tes frontières. »

Et Édom répondit :

« Vous ne passerez pas par mon pays, sinon je me porterai en armes contre vous. »

Édom marcha donc contre Israël, avec une grande armée et avec une grande violence. Et les Israélites reculèrent devant lui.

Jéhovah ne dit rien à Moïse en ce qui regardait sa désobéissance et ne fit rien contre lui. C’était comme s’il avait pitié de sa simplicité, qui lui avait fait croire qu’Édom lui tendrait une main secourable.

Moïse vit alors qu’il ne lui restait rien d’autre à faire qu’à obéir à l’ordre divin et à retourner dans le désert par la route de la mer Rouge, de façon à encercler le pays d’Édom. Et le cœur de Moïse en fut écrasé.

Vers cette époque, alors que, dans la tristesse de son âme, il se préparait à obéir à l’ordre de Dieu, un mot lui fut porté de la part de sa sœur, lui annonçant qu’elle était sur le point de mourir.

 

Il la trouva déjà dans l’ombre de la mort ; mais ses yeux vifs, et qui jetaient de noirs éclairs, tenaient encore l’ennemi à distance. Quand on lui dit que Moïse venait, elle fit un suprême effort et s’assit sur son lit ; elle tendit ses mains squelettiques vers son frère, elle caressa ses doigts, et l’éclat perçant de ses yeux pénétra jusqu’en lui. Elle se mit à parler, non pas d’elle-même, non pas de son départ vers ses ancêtres avant d’avoir vu la Terre promise, mais de Moïse :

« Pourquoi tes mains tremblent-elles, ô mon frère ? Pourquoi ton visage s’est-il si assombri ? Si ton cœur est ébranlé, les fondements d’Israël vont s’écrouler. Si ta main est faible, les murailles s’effondreront sur la tête d’Israël. Es-tu triste en raison du décret que Dieu a pris contre nous ?

– N’est-ce pas assez, ma sœur, que je doive conduire notre peuple dans le désert sans voir la Terre promise ?... N’est-ce pas assez de fermer mes yeux dans la nuit éternelle ? Obéir à Dieu pour conduire mon peuple loin des frontières du pays dans l’ombre de la mort, c’est plus que je ne puis supporter.

– Ne vois-tu pas toute l’ardeur des jeunes corps ? Ne les vois-tu pas surgir comme des eaux qui s’échappent de leur lit et repoussent toutes les digues et inondent les champs ? N’entends-tu pas le cri des voix joyeuses dont l’écho monte jusqu’à nous depuis les générations à venir, pour retentir par-dessus nos tombeaux ? Ne crois-tu pas, mon frère, aux promesses de Jéhovah ? Israël peut tomber comme un chevreau, et ressusciter comme un lion. Éclaire de cette vision l’ombre de la mort qui repose sur la génération de l’exode et considère la vie éternelle d’Israël qui brille, pareille à un soleil, à travers la nuit de la mort.

– Je crois en Jéhovah. Je crois que la semence d’Abraham est éternelle. C’est en moi seul que je ne crois pas, ma sœur. Je suis un berger qui a laissé ses troupeaux s’égarer et tomber dans les crevasses des rochers.

– Mon frère ! Fils d’Amram, fils de deux mères, les étoiles veillent sur toi et Dieu lui-même a fixé ton destin, dès le jour de ta naissance. Écoute-moi, fils de Yokhébed, fils de Bathiya ! Ta mère Yokhébed t’a placé dans une arche sur les eaux du Nil. J’ai aidé à te porter jusqu’au bord. Ton visage brillait comme le soleil dans cette petite barque que ta mère avait préparée pour être ton tombeau. Moi, j’étais debout sur la rive et je surveillais le jeu des vagues qui te soulevaient et t’emportaient vers le point où t’attendaient les crocodiles. Chaque vague poussant l’autre te poussait vers la mort. Déjà la tendre odeur de ta chair emplissait les naseaux des monstres, leurs têtes se dressaient l’une derrière l’autre dans l’attente de ton corps. Mon cœur ne battait plus, mes mains étaient de plomb, mes yeux ne pouvaient plus se séparer de toi, qui t’enfuyais sur l’eau vers les gueules ouvertes des destructeurs. Et voilà qu’une vague arriva, te fit faire demi-tour, te souleva sur elle-même et, avec un soin pieux, t’emporta loin de la destruction, loin des dents voraces qui t’attendaient, vers la rive opposée où la fille du Pharaon se baignait dans l’eau claire et tranquille. Et voilà que la main de la pitié et de l’amour, du dévouement maternel s’étendit vers toi. Je ne pus voir que la main, cette main de secours et de lumière allongée vers toi, la main de Jéhovah, tendue au-dessus d’Israël. Pourquoi crains-tu, mon frère ? Devant qui trembles-tu, puisque Jéhovah est avec toi ? Ton berceau flotte sur des eaux sûres ; la main de Jéhovah dirige tes pas. » Et Miriam inclina sa tête entre les mains de Moïse.

« Tu m’as réconforté, ô ma mère en Israël. »

Tels furent les derniers mots que Miriam entendit de son frère Moïse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

 

TRENTE-HUIT ans s’écoulèrent, trente-huit ans de châtiment divin. Une génération entière disparut. Les ossements des morts blanchirent sous le brûlant soleil, puis s’émiettèrent dans les sables du désert. Toute la région du Négueb était comme ensemencée de débris humains. Depuis Etzion-Ghéber, sur les bords de la mer Rouge, jusqu’aux collines d’Édom, les vents transportaient en vagues les restes blanchis. Qui donc aurait pu prévoir cela, que ces esclaves égyptiens méprisés, condamnés, rejetés, abandonnés de Dieu, livrés aux hyènes, croîtraient et se multiplieraient comme un torrent, couvriraient la surface du désert de troupeaux de chèvres et de brebis, de chameaux et d’ânes ?

Pendant toutes ces années, Moïse séjourna à Kadech-Barnéa. Il n’avait nulle hâte d’emmener une multitude désespérée juste après qu’elle eut entendu la sentence de mort prononcée contre elle et de consigner une fois de plus au désert hurlant une collectivité démoralisée par la rébellion. Il ne fit pas bouger son peuple ni à reculons vers l’Égypte ni en avant vers le désert à l’arrière de Kadech-Barnéa où il aurait pu devenir une de ces peuplades nomades qui errent sans interruption à travers le Négueb. Il resta dans la plaine basse, où dans les canaux de pierre l’on pouvait trouver un peu d’eau entre deux saisons. Il s’assigna à lui-même la tâche de réorganiser les officiers de surveillance, guides et dirigeants des tribus, et chercha d’autres chefs pour remplacer ceux qui avaient été anéantis lors de la révolte de Korah. Il attendait également que la nouvelle génération eût grandi, celle des tout petits nés en Égypte et ceux qui étaient venus au monde pendant les premières années des voyages à travers le désert – génération qui n’avait pas gardé le souvenir des marmites de viande de l’Égypte.

Pendant dix-neuf ans, les Israélites restèrent à Kadech-Barnéa. Puis, Moïse les conduisit vers la mer Rouge, à Etzion-Ghéber et, année après année, il vit s’amoindrir et disparaître la vieille génération. Deux vérités le réconfortèrent et le soutinrent pendant cette période.

La première était la promesse faite à Abraham. Dieu lui avait promis de multiplier sa postérité comme les sables du rivage et comme les étoiles dans le ciel. Cette promesse, Moïse le savait, ne devait pas s’appliquer à chacune des différentes générations ; c’était une promesse d’ordre général faite aux descendants d’Abraham à travers les temps. En conséquence, il l’interprétait comme suit : il y aurait des périodes pendant lesquelles le nombre des enfants d’Israël diminuerait, serait presque insignifiant, banal, méprisé, comme le sable du rivage ; il y en aurait d’autres où ils seraient exaltés comme les étoiles dans le ciel. Et pourtant l’étoile êta t dans chaque grain de sable ; le grain de sable et l’étoile ne faisaient qu’un. La génération des sables devait disparaître au plus tôt afin de faire place à la génération des étoiles.

La seconde vérité sur laquelle s’appuyait Moïse était le traité d’alliance ; car, en concluant cette alliance, Dieu avait choisi les Bnaï Israël pour son peuple d’élection. Par conséquent, peu importait l’énormité des péchés d’Israël, peu importait le nombre de fois que serait provoquée la colère de Jéhovah, qu’Il serait tenté de détruire ce peuple, d’effacer toute trace et tout souvenir de lui sur la terre, il y avait le traité d’alliance, qui ne pouvait être ni annulé ni éludé. Par suite, les Israélites devraient supporter toujours le joug de leur élection. À coups de fouet, ils seraient contraints de rester dans l’esclavage de Dieu, comme le bœuf est contraint de rester sous le joug. Israël n’avait pas le libre choix, comme c’était le cas pour d’autres peuples. Lors du traité d’alliance conclu avec Abraham, il avait été vendu et livré au service de Jéhovah, réduit à être le peuple élu pour l’éternité.

Avec une clarté grandissante, Moïse voyait combien vraie et juste avait été la sentence prononcée par Dieu contre la génération de l’exode. Il n’y avait pas d’issue : la génération des sables devait être transformée et devenir la génération des étoiles ; la génération de la servitude devait périr afin que la génération de la liberté pût vivre et devenir le peuple choisi par les desseins de Dieu. En cela, comme en toutes les choses que Dieu faisait ou commandait, il y avait une vérité éternelle ; là, comme partout ailleurs, il poursuivait comme objectif suprême cette perfection qui avait toujours été le but de la création. La génération de l’esclavage était devenue celle de la libération ; cette génération, la dernière qui eût connu la servitude, avait été jugée digne de la rédemption. C’était la génération pour laquelle la mer Rouge s’était ouverte, la génération du Sinaï. Elle avait projeté dans l’éternité ce cri : « Nous voulons faire et obéir », cri qui traverserait toutes les générations. Aveuglément, pareille à un troupeau de bœufs muets, cette génération avait suivi ses bergers dans le désert. Elle avait enduré le long martyre de la solitude ; et, en dépit de toutes ses fautes et de toutes ses défections, c’est elle et non une autre génération qui avait été choisie pour entreprendre le grand voyage vers l’élection. Leurs ossements, il est vrai, pouvaient blanchir les immensités sableuses du désert, de même que ceux de leurs ânes et de leurs chameaux, mais leurs actions vivraient et, avec la fraîcheur de la rosée, elles porteraient la foi et la confiance aux générations à venir.

Et Moïse vit ce que sa sœur Miriam avait évoqué devant lui : le petit berceau dans lequel sa mère l’avait confié aux flots du Nil. Il se vit lui-même tout petit, couché dans ce lit flottant. Les vagues le soulevaient, se le passaient l’une à l’autre comme de main en main, dirigeant son berceau vers l’horreur destructrice, vers le bassin où, déjà, les crocodiles ouvraient leurs gueules hideuses. Mais, soudain, poussée par un mystérieux dessein, une vague nouvelle et irrégulière arrachait son arche à la succession régulière des vagues, et le transportait vers le côté, vers le bassin où la fille du Pharaon tendait la main vers lui.

La génération de la Mort dans le Désert était la grande vague à laquelle avait été confiée la mission de sauver l’arche : c’était à elle que Dieu avait assigné la tâche de changer la direction du peuple élu, de le mener loin de la destruction, vers la perfection et le salut.

 

Lentement et pesamment les rangs se frayaient leur chemin à travers le sable épais. Ils avaient fait un immense détour pour éviter le territoire d’Édom qu’il leur était interdit de traverser. C’étaient pour la plupart les troupeaux de bovins et de moutons qui formaient la conclusion du défilé, poussés par leurs bergers, surveillés par les hommes d’armes. La poussière qui montait sous les pieds des hommes et les pattes des bêtes restait suspendue au-dessus d’eux comme un épais nuage, cachant l’arrière des troupes. Une pénombre constante régnait sous ce rideau et demeurait dans l’air plusieurs heures après le passage de la multitude, qui laissait derrière elle des squelettes nus entassés sur les pentes. Mais tandis que certains étaient déjà engloutis dans l’océan de sable toujours en mouvement, d’autres luttaient pour continuer leur route, sortant la tête et même tout le corps du sol où ils s’enlisaient. Comme des hommes en train de se noyer et qui remontent convulsivement à la surface pour attraper une gorgée d’air avant de disparaître à tout jamais, ces hommes, dans leur mortelle agonie, faisaient d’ultimes efforts pour remuer leurs membres, pour recommencer à marcher. Mais les vagues de sable les fouettaient impitoyablement, et leurs faibles corps retombaient et étaient engloutis. Il y en avait qui acceptaient la mort volontiers, qui s’abandonnaient au sol du désert avec une confiance d’enfants, posant leur tête sur le sable comme si ç’avait été une poitrine, et fermant les yeux. D’autres mugissaient de leurs bouches pleines de sable, lançant des plaintes gutturales et des protestations contre leur destinée, avant de se résigner à cette mort sauvage dans le vent du désert. Tous ne mouraient pas seuls, abandonnés. Parfois, un frère ou une sœur restait assis près d’un de ces épuisés, attendant jusqu’à ce que le dernier souffle de vie se fût manifesté. Là, un fils soutenait la tête de son père mourant, le réconfortait, portait à ses lèvres hésitantes une cruche d’eau.

« À quoi bon, mon fils ? Garde cette eau pour tes enfants. À quoi bon la gaspiller pour étancher la soif d’un mourant ? »

« Laisse-moi, laisse, suis les autres avant de les perdre », suppliait un autre, en s’adressant au proche qui ne voulait pas l’abandonner dans le sauvage désert.

Et puis, il y en avait qui se révoltaient furieusement contre le destin.

« Voilà mon héritage, celui que Moïse m’a promis, mon champ et mon vignoble : un tombeau dans le désert.

– Moïse ne t’a pas promis de vivre éternellement. Même si tu avais reçu ton héritage, tu devrais mourir, car tu es vieux. » Ainsi lui répondait son voisin, un condamné, lui aussi, que ses enfants avaient abandonné là, avec une cruche d’eau, pour attendre la mort. « Quant à moi j’ai supplié mon fils aîné de me laisser ici. Je ne veux pas être un fardeau pour lui. Car, dans tous les cas, nous autres, ceux de la vieille génération, nous devons mourir dans le désert, l’un plus tôt, l’autre plus tard. Alors, pourquoi nous torturer à poursuivre cette longue route ? » Et un sourire plein de bonté illuminait le visage tout ridé de celui qui parlait.

« Mais pourquoi avons-nous vécu ? je te le demande. Qu’a été notre vie ?

– Comment ? Tu penses toujours aux marmites de viande ? Mais réfléchis donc que, dans tous les cas, il y a longtemps que tu n’en profiterais plus. Car, en Égypte, il y a longtemps que tu serais mort de ton rigoureux travail. Pourquoi tu as vécu ? Afin que ton fils soit libre. Ce n’est pas à toi, mais à tes fils qu’a été accordé le privilège d’entrer dans la Terre promise et de recevoir la part d’héritage qui a été préparée pour toi. »

Et, tandis que ces vieillards discouraient ainsi, une voix s’éleva soudain près d’eux qui d’un ton chantant disait :

« Je le vois !... Je le vois !... »

Les vieillards tournèrent la tête vers celui qui prononçait ces paroles.

Cet homme était complètement enlisé dans le sable. Il y avait longtemps qu’il ne faisait plus aucun mouvement, et ils le croyaient mort. Mais voilà qu’il avait levé la tête ; le sable s’écoulait de ses yeux, de sa bouche, de sa longue barbe blanche ; il leva un bras osseux, le tendit en tremblant, tandis que ses lèvres blêmes continuaient à crier :

« Je le vois !... Je le vois !...

– Qui donc vois-tu ?

– Lui... Moïse ! » criait le mourant, en continuant à désigner quelque chose.

Tous ceux qui gisaient là, et n’avaient pas encore été domptés par la mort, rassemblèrent leurs forces pour tourner la tête, ouvrir les yeux et regarder. Et ils aperçurent Moïse, figure puissante vêtue de blanc et, près de lui, Josué, fils de Noun.

De tous côtés, les squelettes vivants se mirent à ramper vers la colonne de lumière. Ils écartèrent le sable, s’avancèrent sur leurs coudes osseux, se dirigèrent vers Moïse avec les forces suprêmes de l’agonie ; ils dressèrent vers lui leurs faces pâles et blêmes, et l’invoquèrent en une ultime supplication :

« Moïse, notre maître...

– Moïse est venu voir les Morts de la solitude.

– Moïse, es-tu venu voir les Morts de la solitude ?

– Non. Vous ne devez pas vous nommer la génération des Morts de la solitude ! Je suis venu voir la génération de l’exode, celle qui a quitté l’esclavage pour acquérir la liberté. Jusqu’à la fin des temps on racontera vos hauts faits. Vous êtes la génération que Jéhovah a aimée, et c’est vous qu’il a choisis pour être son peuple à lui. Il est bon d’être avec toi, Israël ; et je souhaite que ma portion d’héritage soit avec toi. Retournez en paix avec vos pères. Vos enfants viendront après vous. Vous serez dans vos enfants, et vos enfants seront en vous, jusqu’à la dernière génération, jusqu’à la fin du monde.

– Moïse, notre maître est venu nous réconforter. Moïse... » Et, de-çà de-là, une tête retomba paisiblement sur le sable.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

 

ENFIN, une fois de plus, les Israélites revinrent à Kadech-Barnéa, qu’ils avaient abandonné tant d’années auparavant avant de partir pour leur séjour d’exil dans le désert. Car, bientôt la fin de leur exil allait venir. La vieille génération condamnée à mort n’était plus ; elle était morte avec le feu de l’espérance dans les yeux ; elle avait disparu en une éblouissante lumière dans les tombeaux de sable. Maintenant, Moïse conduisait une génération nouvelle hors de cet impitoyable désert, une génération qui avait été durcie dans la chaleur du creuset. C’étaient d’autres hommes ; leurs membres étaient comme d’acier fondu, leurs corps avaient été modelés par la tempête, leurs visages étaient bruns comme du bronze poli ; leurs boucles épaisses et leurs barbes avaient été peignées par les durs peignes du vent du désert. C’était une nouvelle génération que Moïse conduisait maintenant dans ce lieu antique, familier, aimable, Kadech-Barnéa, sur la route vers la Terre promise.

Mais c’était un nouveau Kadech-Barnéa que celui où ils revenaient. Les Anciens se souvenaient, les jeunes avaient entendu raconter que ce lieu avait joui depuis toujours du bienfait de sources nombreuses. Sur la route d’Etzion-Ghéber, les Israélites étanchaient leur soif par avance aux eaux jaillissantes qu’ils allaient trouver là-bas. Kadech-Barnéa était en effet célèbre parmi toutes les tribus nomades comme un lieu de bénédiction. Les Bnaï Israël avaient des prétentions sur ce pays en raison du séjour prolongé qu’ils avaient fait et, bien qu’ils eussent été absents pendant longtemps, Moïse n’avait jamais cessé d’être en rapport avec ce pays. Il y avait maintenu pendant des années une petite garnison permanente, pour se protéger contre Édom et Moab, et pour décourager d’autres tribus nomades. Pendant ce temps, le peuple lui-même était resté dans cette partie du Négueb qui s’étendait de Kadech-Barnéa à Etzion-Ghéber, afin que la jeune génération grandît robuste dans le désert. Mais, quand les Bnaï Israël revinrent à ce Kadech-Barnéa après lequel ils avaient tellement soupiré, ils trouvèrent un lieu de désolation. Il s’était produit pour cet endroit ce qui se produit souvent pour les oasis du désert. Les sources s’étaient enfoncées dans le sous-sol pour aller ressortir loin de là. Les sables mouvants s’étaient appesantis sur lui, comme les vagues de la mer en se mouvant inondent les îlots. Les verts pâturages avaient été recouverts, les racines des palmiers s’étaient desséchées, les puits avaient été comblés : tout était marqué du sceau de la mort.

En vain les Israélites cherchèrent, ainsi que des biches altérées, un canal, une fente, un cours d’eau. Leur imagination leur suggérait le bruit et le bouillonnement des eaux ; mais la terre était couverte d’un manteau de pierres friables, sur lesquelles s’étendait le suaire sableux de la mort. Les anciens canaux étaient des lignes de pierres sèches, des cadavres de sources ensevelis dans le sable du désert.

Les sources ont été comparées à la femme : sa grâce est très profonde, et c’est de son sein que naît la vie ; il en est de même pour la source qui est profonde et du sein de laquelle vient l’eau vive. La source stagnante produit les « eaux mortes ». Les Bnaï Israël se rappelaient le temps où ils buvaient aux sources qui maintenant n’étaient plus que des tombes. Ils se souvenaient de Miriam, la sœur de Moïse et d’Aaron, et ils attribuaient à sa mort leur tarissement ; car, aussi longtemps qu’elle avait vécu parmi eux, les sources avaient été d’une grande abondance ; maintenant qu’elle était morte, elles aussi étaient mortes. Et les Israélites n’espéraient pas les voir renaître, de sorte que ce fut une grande lamentation. Car la soif étreignait la gorge des hommes et des bêtes et desséchait la vie des tout petits enfants.

De même que l’avaient fait leurs parents avant eux, ils rendirent Moïse et Aaron responsables de leurs épreuves dans le désert. Une fois de plus, les murmures s’élevèrent contre Moïse. Des foules s’assemblèrent devant le sanctuaire que Moïse avait fait ériger à Kadech-Barnéa et assaillirent sa tente. On serrait les poings et on levait la voix en criant :

« Pourquoi avez-vous amené dans ce désert le peuple de Dieu ? Est-ce afin de nous faire périr, nous et nos troupeaux ? »

Et, une fois de plus, on entendit la terrible formule de la « Mort du désert ».

« Pourquoi nous as-tu fait sortir de l’Égypte et conduits dans ce lieu désolé où pas une plante ne pousse, où ne croît ni figuier, ni vigne, ni grenadier, et où il n’y a pas d’eau pour boire ? »

Moïse les écoutait et frémissait. Son corps de géant tremblait comme un roseau, sa longue barbe blanche se soulevait et s’abaissait avec sa respiration, ses bras se raidissaient, ses yeux s’assombrissaient. Qu’est-ce qu’il entendait ? Qu’est-ce qu’il voyait ? Est-ce que les morts du désert étaient sortis de leurs tombeaux et se tenaient devant sa tente, poings fermés, des pierres dans les mains, le visage méchant et les yeux lançant des flammes ?

Eux aussi alors, eux qui ne pouvaient pas se souvenir de l’Égypte et n’avaient pas mangé le pain honteux de l’esclavage ; et même ceux qui, pour la plupart, étaient nés dans le désert ; eux que le soleil avait brûlés et durcis, que les vents avaient façonnés ; eux, les enfants de la liberté, soupiraient aussi après le pain de la servitude ? S’il en était ainsi, qu’avait signifié le long martyre de ce voyage à travers le désert ? À quoi bon tout cela si, à la fin, ce n’était pas le soleil de la libération qui brillait pour eux et si, au contraire, ils restaient dans l’ombre de l’esclavage ? Eh oui, le sang des esclaves coulait en eux, la malédiction de leurs pères était comme une corde autour de leur cou, les entraînant vers l’abîme d’où Dieu les avait fait sortir. Moïse se demandait s’il serait capable d’accomplir avec ce peuple, dont les yeux étaient sans cesse tournés vers l’Égypte, les merveilles que Dieu réclamait de lui, et de vaincre des peuples plus forts et plus puissants ?

Le cœur lourd, les yeux affaiblis par le doute, la foi diminuée, Moïse se présenta à Jéhovah afin de prier pour un peuple en qui il n’avait plus une confiance absolue. Il prit avec lui pour l’aider son frère Aaron, et tous deux se prosternèrent devant la tente de l’assemblée.

Moïse ne trouvait pas de paroles. Pour la première fois, il était terrifié à la pensée que si Jéhovah venait détruire les enfants d’Israël, dans la tempête et la fureur, lui n’aurait pas la force de retenir son bras, de l’incliner à la miséricorde comme il l’avait fait autrefois. Car sa force consistait non seulement dans sa foi en Dieu, mais aussi dans sa foi en Israël. Lorsque sa foi en Israël devenait faible et vague, sa situation privilégiée devant Jéhovah s’amoindrissait. Et Moïse gisait, le cœur tremblant, le visage sur le seuil de la tente de l’assemblée, et ses lèvres restaient closes. Pourtant, Dieu lui apparut bien vite ; non pas enveloppé d’un nuage sombre de colère, ainsi qu’il l’attendait, mais dans le rayonnement de sa grâce. Et il lui parla, non dans la tempête de la vengeance, mais dans la douceur de sa compassion :

« Prends ta verge, et rassemble ton peuple, toi et ton frère Aaron ; et parle au rocher en leur présence, en lui ordonnant de vous envoyer ses eaux. Et tu retireras de l’eau de ce rocher afin que le peuple et ses troupeaux puissent boire. »

Et Moïse et Aaron se placèrent devant une roche puissante. Autour d’eux, les Israélites étaient rassemblés, hommes, femmes et enfants, pour entendre et voir les miracles que Dieu allait accomplir pour eux. Ils étaient là, le cœur et les visages en suspens, attendant le prodige. De son bras puissant Moïse éleva la verge qui avait séparé la mer, la verge des miracles, celle que l’on gardait dans le sanctuaire, comme un monument de la grâce et de l’amour que Dieu avait témoignés à Israël.

Moïse, qui avait toujours été très scrupuleux pour accomplir dans tous leurs détails les ordres de Jéhovah, était, en ce moment de doute à l’égard d’Israël, hésitant et confus. La colère avait placé un voile entre son âme et le désir de Dieu. Pour la première fois, il exécuta l’ordre divin au sein de ténèbres intérieures et dans l’incertitude de son âme.

Il leva donc sa verge et, au lieu de parler au rocher, il le frappa.

Ce n’était rien qu’un des nombreux rochers qui émergeaient du plateau pierreux dominant Kadech-Barnéa : il avait été ébranlé par la tempête et poli par les vents ; au sommet, comme tombée sur ses épaules, reposait une tête en forme de cône. Et cette tête sembla alors prendre une apparence humaine ; elle eut soudain un visage : le visage d’un vieillard resté là, dans ce désert, depuis les jours de la création, attendant le moment où il serait appelé à exécuter l’ordre que Jéhovah avait préparé pour lui depuis l’heure de la Genèse : l’ordre de changer la nature de ce rocher, afin que de son cœur de pierre des sources d’eau pussent jaillir. Moïse était là, debout devant lui, tenant dans sa main la verge que Dieu lui avait confiée ; mais il n’accomplit pas l’ordre divin ainsi qu’il lui avait été donné : il frappa le rocher de cette verge.

Le visage du vieillard de pierre ouvrit ses yeux, des trous profonds, sombres, gigantesques, et regarda Moïse : un Moïse de pierre face à face avec un Moïse de chair et de sang. Et, des yeux du rocher, des larmes se mirent à couler et à descendre le long des rides de son visage de pierre.

Les hommes assemblés restaient là, le cœur battant, les yeux craintifs, le regard fixe. Pour eux ces larmes n’étaient que des gouttes d’eau qui n’étaient appréciées qu’en tant que moyen d’étancher leur soif.

Moïse, lui aussi, ne voyait que des gouttes d’eau et les appréciait de la même façon que la foule. Il perdit toute patience et, pour la seconde fois, il frappa le rocher.

Alors, le vieillard ouvrit son cœur de pierre et les sources jaillirent avec violence – ces sources que Dieu avait préparées aux jours de la création pour étancher la soif des enfants d’Israël.

L’air résonnait encore des cris de joie mêlés à la musique de l’eau ruisselante ; le cantique de louange au Seigneur montait encore dans l’air, et ses échos étaient transportés à travers les vastes espaces du désert. Mais, dans le cœur de Moïse retentissait une voix menaçante, la voix de Jéhovah. Elle était chargée non plus, comme un peu plus tôt, de grâce et de douceur, mais lourde de colère.

« Pourquoi as-tu couvert de honte ma créature ? »

Et Moïse, incapable de répondre, gisait prosterné sur la terre. « Je t’ai donné l’ordre de parler au rocher, et non de le frapper. »

Moïse retrouva la parole. Profondément conscient de sa faute, il murmura :

« J’ai péché contre Toi, Père de toutes les miséricordes.

– Et c’est pourquoi tu ne conduiras pas ce peuple dans le pays que j’ai préparé pour lui. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

 

LE vaste nuage mouvant était d’abord impénétrable à la vue ; et seuls les bruits qui en sortaient révélaient ce qu’il contenait : le bruit mystérieux et varié de multitudes d’eaux. C’était un peuple en marche, le roulement de pas sans nombre, un tohu-bohu et un tumulte infinis. Puis, au fur et à mesure qu’il approchait, le nuage se partageait en deux et l’on apercevait les hommes s’avançant couverts de poussière. Un bruit confus de trompettes et de trompes les dominait continuellement ; mais la marche de cette multitude n’était pas désordonnée : elle était disciplinée et solide, c’était un défilé de masses à travers les collines poussiéreuses de Moab.

D’abord venaient les chefs de l’armée des combattants une figure hautaine d’homme dans la splendeur de sa maturité, assis sur un chameau. Une masse de cheveux noirs striés de gris retombait en lourdes boucles sur ses épaules larges ; ses épais sourcils saupoudrés de sable se dressaient farouches ; sa barbe était épaisse et large. Qui donc aurait pu reconnaître en ce corps puissant, brûlé par le soleil, raidi sur ce chameau, avec ces traits sévères, cet amas de cheveux flottant sur sa nuque puissante, le jeune homme charmant, Josué fils de Noun, qui restait assis comme une ombre dans un coin de la tente de Moïse ?

Derrière lui, monté comme lui, s’avançait le chef de la première subdivision des armées, Caleph ben Yéphounneh. Lui aussi grisonnait, mais lui aussi était éclatant de force et de courage. Il marchait sous l’étendard de l’armée de Juda.

Les deux chefs des armées étaient dans leur pleine maturité, mais ceux qu’ils conduisaient, ceux qui s’avançaient derrière, eux semblables à des flots d’eaux fraîches jaillissant de la terre, étaient dans le premier rayonnement de leur jeunesse qui irradiait tout ce qui les entourait de la force de leurs corps en fleur. Il n’y avait pas un seul visage âgé parmi eux, pas une ombre grise. Leurs boucles et leurs barbes épaisses étaient d’un noir brillant sous la poussière qui les recouvrait. Leurs poitrines larges et nues avaient été brunies par le brûlant soleil, du désert, durcies par les terribles tempêtes de sable ; leurs dents resplendissaient de blancheur, et leurs pieds nus, dont la peau et les muscles avaient acquis la résistance de l’acier, réduisaient en poussière les cailloux de lave sur lesquels ils marchaient. Ils avançaient, en rangs de corps à demi nus, portant des épées suspendues sur leurs cuisses, chaque rangée sous l’étendard de sa tribu. Aussi bien ordonnés que les soldats marchaient les Lévites, porteurs du sanctuaire : de jeunes hommes conduisaient les bœufs qui tiraient les chars où étaient entassées les parois et les couvertures du sanctuaire ; de jeunes mains tenaient avec l’assurance de la force les vases du sanctuaire ; de jeunes épaules supportaient le poids des instruments du culte.

Derrière le sanctuaire démonté venaient les chars occupés par les fils des prêtres – espoirs du sacerdoce – tous nés dans le désert. Ils étaient suivis, à leur tour, par les derniers carrés de soldats, les gardiens du sanctuaire et des vases du culte, du Saint des Saints et du livre de l’Alliance : les dix commandements restaient dans l’arche, enveloppée elle-même dans des tissus de pourpre et des enveloppes de peaux de bélier.

Après les défenseurs armés des tribus venait l’immense multitude elle-même, s’étendant mille après mille et couvrant, pareille à un essaim de sauterelles, les collines du pays de Sodome la Moabite. Aussi loin que la vue pouvait parvenir on voyait se mouvoir cette immense forêt de corps, de masses sombres de cheveux, de sacs lourdement chargés, de tentes repliées sur le dos d’ânes et de chameaux sans nombre – un flux qui déferlait sur les hauteurs des frontières de Moab. Et, là, de même que parmi les soldats, il n’y avait aucune personne âgée, mais rien que des jeunes gens, aux corps frais, vifs et vigoureux. Les hommes étaient aussi chargés que les ânes et les chameaux sur lesquels ils marchaient ou qu’ils conduisaient. Les femmes également, aux larges poitrines, portaient leurs tout petits : une bénédiction débordante d’enfants, grappes puissantes de raisins humains. Innombrables étaient les troupeaux que menaient les jeunes bergers, entre les tribus l’une après l’autre espacées.

Des nomades appartenant aux clans moabites contemplaient avec stupéfaction ces hordes en marche, et se réfugiaient dans les cavernes isolées des collines.

 

Après que Moïse eut fait jaillir l’eau du rocher, les Israélites avaient quitté Kadech-Barnéa. Moïse ne voulait pas y rester davantage, bien qu’il connût suffisamment les difficultés et les obstacles qu’il rencontrerait à Édom et à Moab, pays qu’il ne pouvait éviter quand il se rapprocherait du Jourdain. Il avait finalement rompu avec Édom ; il s’était contenté de marcher le long de la frontière qui suivait le corridor arabe. Mais il était arrivé à conclure un accord avec Moab.

La marche à travers ce corridor était difficile et pleine d’obstacles. Aux épreuves causées par la faim et la soif s’ajoutaient des escarmouches avec des tribus d’origine cananéenne, des nomades du Négueb, qui essayaient d’arrêter l’avance des Bnaï Israël. Mais, pareils à une vague irrésistible, ceux-ci fonçaient en avant, balayant tout ce qui essayait de se mettre à la traverse. Affamés et altérés, tourmentés par les serpents et les scorpions, par des insectes qui suçaient férocement leur sang, ils marchaient obstinément, surmontaient toutes les difficultés Finalement, ils atteignirent les eaux de Zared, dans la vallée qui sépare Édom de Moab.

Zared formait la ligne de partage entre ces deux peuples ; elle était donc considérée comme un no man’s land, un territoire que personne ne revendiquait. Il y avait lutte continuelle entre Édom et Moab pour les sources de Zared. Moïse profita de cette circonstance et occupa la vallée, afin que les Israélites pussent se reposer et se remettre des fatigues de leur voyage à travers le désert du corridor arabe. Car, il s’était mis en tête que, puisque les sources de Zared n’appartenaient ni à Édom ni à Moab, il pouvait en prendre possession sans transgresser l’ordre de Dieu lui commandant de respecter les frontières de ces deux peuples et de ne pas les franchir sans leur permission.

Une fois là, il négocia longuement et patiemment avec Moab pour obtenir cette permission. Balak ben Séphor menaça d’attaquer à main armée les Bnaï Israël et de les chasser de Zared. Mais Moïse réussit dans ses négociations avec un certain nombre de tribus frontalières de Moab et d’Édom, et reçut l’autorisation de traverser leur territoire.

Les tribus d’Israël avancèrent donc, en suivant la route des montagnes de Moab, avec tous leurs troupeaux, leur sanctuaire et leurs biens. Dévorés par la soif, malades du désir de trouver un coin vert pour s’y reposer, ils regardaient vers les vallées, vers les champs frais, tentants, fleuris. Qu’il serait aisé de faire un détour, de descendre, pareils à un raz de marée qui brise une digue ! Mais on le leur avait interdit au nom de Jéhovah. Bien qu’ils fussent tous nés dans le désert, leurs yeux avaient la nostalgie des vertes prairies de la Terre promise, dont ils avaient tant entendu parler, et des pâturages destinés à leurs troupeaux de bovins et de moutons. Leur gorge et leur palais se contractaient en songeant au suc des grappes, à la grosseur des grenades, à la douceur du miel, à la délectable fraîcheur du lait qui coulait librement, leur avait-on dit, dans la Terre promise. Si, au moins, ils avaient eu assez d’eau pour apaiser leur soif dévorante, pour calmer les souffrances de leurs enfants, pour guérir leurs bêtes qui dépérissaient !

Au centre, se trouvaient les chefs de la collectivité, avec Moïse au milieu d’eux. À côté de lui, sur un chameau richement caparaçonné de tapis et d’une selle de pourpre, s’avançait le nouveau grand prêtre Eléazar. Il était couvert d’un manteau et d’un long voile blanc qui retombait du sommet de sa tête sur ses épaules. Seule, sa longue barbe noire et grise sortait du voile qui l’enveloppait. Son visage était caché comme son corps dans les plis blancs. Autour de lui se trouvaient ses enfants et ses petits-enfants. Son frère cadet, Ithamar, était l’un des surveillants des porteurs du sanctuaire. Tous les membres de la famille d’Aaron étaient vêtus de blanc ; ils suivaient le grand prêtre sur des chameaux, ou bien à pied, ou bien étaient occupés à le servir. Les princes des tribus accompagnaient Moïse et Eléazar, et chaque tribu avait un représentant dans le groupe qui entourait Moïse. Avec lui également marchaient ses conseillers les plus intimes, pris parmi les soixante-dix Anciens ; il y avait aussi un certain nombre de porteurs de messages et d’émissaires, d’éclaireurs et de patrouilleurs qui maintenaient constamment le contact entre Moïse et toutes les sections de la multitude en marche.

Tous les personnages importants qui entouraient Moïse étaient à dos de chameau. Quant à lui-même, bien que représentant le plus important des Bnaï Israël, il n’était pas traité autrement qu’un simple Israélite. Pourtant, lorsque, la tête couverte d’un voile blanc comme celui du grand prêtre, il cheminait au milieu d’eux, il semblait les dominer tous. En effet, plus il vieillissait et plus sa présence se faisait puissante, plus fortes ses mains, plus durs ses muscles. Ce n’était pas un homme qui s’avançait, mais un géant tombé du ciel. Tout en lui était puissant, sa stature, ses membres, sa présence ; tout en lui était taillé plus durement, en lignes plus hardies et plus droites. Son nez aquilin, les vastes orbites de ses yeux qui ne cessaient de donner des ordres, la lumière céleste, les traits bien modelés, tout exprimait la domination. Et, cependant, une mélancolie profondément émouvante couvrait comme une ombre vague la splendeur de ce visage : les rides de son front puissant, les plis profonds qui entouraient ses yeux, les lignes qui cernaient sa bouche tremblaient d’une humaine faiblesse. Une souffrance, un souci humains les remplissaient, adoucissant leurs lignes de granit, et transformaient une réserve plus qu’humaine en une humilité extrêmement humaine, car Moïse en tant qu’homme était très doux, plus que tous les hommes vivant à la surface de la terre.

Dans cette figure majestueuse, comme taillée dans le roc, il y avait un cœur rempli de la souffrance et des soucis de son peuple. Il savait que son temps tirait à sa fin, qu’il allait devoir partager le sort de la génération de l’exode. C’était Jéhovah lui-même qui l’avait dit. Et, lorsqu’il avait conduit son frère Aaron sur la montagne, lorsqu’il l’avait dépouillé de sa robe sacerdotale pour en revêtir Eléazar, lorsqu’il avait abandonné son frère nu, dans la caverne où un ange l’attendait, il lui avait dit : « Va, mon frère Aaron, dans le royaume de la paix où cet ange du Seigneur va te conduire. Je vais t’y suivre sur-le-champ, dès que j’aurai terminé la journée de travail dont Jéhovah m’a chargé. »

Il était obsédé maintenant par la nécessité de faire vite. D’après ce que Dieu lui avait révélé de son destin, son heure devait être proche. « Plus vite ! se disait-il. Ne nous arrêtons pas dans le désert de Moab. Il faut que les Israélites atteignent sans délai les sources de l’Arnon, entre les frontières de Moab et des Amorites, cette éternelle pomme de discorde. Comme elles étaient en dehors du territoire moabite, Israël pouvait s’en emparer, car les Amorites n’avaient aucun droit sur elles. Les sources de l’Arnon donnaient de l’eau en abondance : quel rafraîchissement ce serait pour les pèlerins desséchés et épuisés, qui n’avaient plus connu le goût de l’eau fraîche depuis qu’ils avaient quitté Zared ! Mais les Israélites seraient-ils capables d’en prendre possession ? Ou bien Sihone, le roi des Amorites, les attendrait-il avec son armée dès qu’ils auraient abandonné Moab, de même que Moab les avait attendus lorsqu’ils avaient quitté le désert d’Édom ? Ne pourrait-il pas se faire que les enfants d’Israël, au lieu d’eau, ne trouvent que des épées ? »

Tandis que Moïse marchait, plongé dans ces réflexions, voilà qu’un messager arriva, venant de la tribu de Gad. En raison de ses troupeaux considérables, cette tribu était à l’arrière des armées d’Israël, à une distance de plusieurs heures du centre. Il annonçait que les hommes de Gad, incapables de supporter plus longtemps les souffrances de leurs troupeaux, avaient pénétré avec leurs moutons sur le territoire de Moab ; ils étaient descendus dans une vallée et en avaient pris possession ainsi que de ses sources. Les habitants étaient sortis en armes pour se battre, car ils réclamaient le paiement de l’eau en têtes de bétail conformément à l’accord conclu par Moïse avec Balak, et les enfants de Gad avaient refusé de faire honneur à cet engagement.

Moïse était assis à l’entrée de sa tente, sous le ciel étoilé, entouré des Anciens et de ses conseillers. Les rapports qui affluaient lui faisaient le cœur gros : « Depuis qu’ils ont mis le pied sur les hauteurs de Moab, les enfants d’Israël ont les yeux fixés sur l’occident, pleins de nostalgie et désireux de jeter un regard sur la Terre promise. » Ainsi parlait un héraut venu d’un avant-poste de l’armée. « Mais qu’est-ce qui se déroule devant leurs yeux ? Rien que des montagnes désolées, des solitudes pierreuses s’entassant l’une sur l’autre, la mer Salée brillant comme un œil enfoncé dans la vallée ; mais pas un seul arbre, pas une feuille de verdure. Les sommets chauves des collines s’étendent aussi loin que leur vue. On leur a dit que les eaux du grand lac étaient salées et amères, et ne pouvaient être goûtées ni par les humains ni par les animaux. Et puis, ne savons-nous pas que le sol que nous foulons maintenant est celui de Sodome, cette ville que Dieu a détruite par le feu à cause des péchés de ses habitants ? Les Bnaï Israël craignent que la terre qui leur a été promise ne soit rien que désert et rochers, et ils sont profondément déçus. Envoie, ô Moïse, une députation de Lévites aux Bnaï Israël pour les éclairer, afin qu’ils sachent que c’est à cause des péchés de Sodome que ce pays a été détruit par le feu et le soufre, afin que le cœur des Bnaï Israël soit réconforté. »

Sur quoi Moïse commanda à l’un de ses prêtres, un des surveillants des Lévites, d’envoyer un groupe d’entre eux vers le peuple. Rapidement, les Lévites s’avancèrent vers l’armée, déclarant et expliquant à tous où ils se trouvaient et pourquoi Dieu leur avait donné ce pays en héritage. De plus, ils leur parlèrent d’Abraham et leur indiquèrent dans le lointain le point nommé Bersabée où Abraham avait vécu. Il y avait creusé un puits, et les serviteurs du roi des Philistins le lui avaient enlevé par la force. Ensuite, Abraham avait conclu un accord avec Abimélec, roi des Philistins, et lui avait racheté ce puits pour sept moutons. Les Lévites racontèrent encore aux Israélites, afin de leur redonner du courage, mainte autre histoire relative au patriarche Abraham. Ils leur dirent que les limites de leur terre étaient précisément là, à Bersabée, et que le Jourdain, auquel ils allaient bientôt parvenir, se jetait dans la mer Salée qu’ils apercevaient. Bientôt, bientôt, ils allaient traverser ce fleuve et occuper le territoire situé sur l’autre rive, leur portion d’héritage à tout jamais.

Mais les Bnaï Israël ne voulaient pas être réconfortés. Ils disaient avec amertume que leur part d’héritage était aussi désolée que celle que Dieu avait donnée aux autres descendants d’Abraham – les Bnaï Ésaü et les Bnaï Loth. Ils auraient préféré ne pas l’avoir. Ils étaient las et malades du désert. Leurs ancêtres n’étaient pas des habitants du désert, pas plus qu’eux-mêmes ne l’étaient. Leurs ancêtres avaient habité dans des champs fertiles des bords du Nil, où ils ne dépendaient pas de la pluie du ciel, où la terre elle-même leur fournissait l’eau et la fertilité de la rosée.

Çà et là on entendait pleurer.

« Nos cœurs sont desséchés et brûlés par le désert, de même que nos gorges le sont par la soif. Moïse nous a fait partir d’un pays de lait et de miel et nous conduit dans un pays qui produit des ronces et des orties. » Telles furent les paroles que les messagers rapportèrent des autres parties du camp.

Moïse écoutait, songeur, les rapports des surveillants des Lévites. Oui, il savait maintenant que le peuple épuisé par le désert avait perdu la foi dans la Terre promise ; pourtant Dieu avait promis, et Dieu était fidèle à ses promesses. Et, bien que lui-même n’eût jamais vu la terre où il menait les Bnaï Israël, il ordonna aux Lévites de retourner au peuple et de lui dire :

« Voici ce que dit Jéhovah : « Je forcerai les ronces et les orties à donner pour vous du miel et du lait. Et si vous voulez écouter mes commandements et leur obéir, la terre que vous foulez aux pieds maintenant, la région de Sodome, sera changée pour vous en un jardin d’Éden. » Dites-leur encore ; « Aucun fils d’Ésaü n’est fils d’Israël aux yeux de Dieu ni aucun fils de Loth. Israël est son fils, celui qu’il a pris pour soi, son peuple qu’il a choisi entre tous les autres peuples. Et bientôt, bientôt, un jour ou deux encore, et vous verrez comme sur la paume de vos mains la terre qui doit être la vôtre. »

Pourtant, les rapports qui lui étaient faits n’étaient pas tous aussi attristants. Les nouvelles que Josué lui adressait des soldats au combat remplissaient son cour de joie et d’espoir, comme le miel remplit une grenade mûre.

« Israël est semblable à un lion dévorant qui contemple furieusement sa proie ; son œil est perçant et sa griffe puissante. Pareil à un jeune cerf, il aiguise ses cornes pour la bataille prochaine et porte son fardeau comme un âne docile. »

Cette nuit-là, Moïse, à genoux dans sa tente, invoqua à grands cris Jéhovah. Puis, s’étant étendu sur le sol, la face contre terre, un profond sommeil s’empara de lui et, dans son sommeil, il se vit lui-même en songe, comme berger du troupeau de Jéthro. Il errait avec ses brebis dans le désert du Sinaï, sur les sommets de cuivre et à travers les plaines argileuses. Le sol était pierreux et dur, et les brebis souffraient de la soif et étaient lasses de grimper éternellement. Soudain, il vit de l’eau jaillissant fortement d’une crevasse et descendant avec un grand bruit. En un instant, les canaux qui étaient vides se remplirent d’une eau fraîche et vive se déversant comme un torrent aux pieds de son troupeau.

Et il entendit la voix de Jéhovah :

« Assemble le peuple et je vais lui donner de l’eau ! »

 

Dès le point du jour, alors que l’étoile du matin avait à peine commencé de darder ses puissants rayons à travers le ciel, les armées d’Israël étaient déjà réunies en rangs, attendant le signal de commencer leur marche quotidienne. Soudain, une rumeur se fit entendre à l’avant-garde de la tribu dirigeante, celle de Juda. D’un œil étonné et incrédule, les Bnaï Juda, au tout premier rang, regardèrent devant eux. La veille, dans la même direction, ils n’avaient vu qu’un sol de lave brûlée et des hauteurs escarpées ; sans bornes, le désert s’allongeait devant eux. Et voilà que la terre s’était ouverte. C’était comme si un mirage s’était soudain déployé, phénomène dont ils n’étaient pas ignorants ; pourtant, ce qu’ils voyaient était trop précis pour être un mirage. À leurs pieds la pente était abrupte, comme si la moitié de la colline avait glissé ; et, en bas, au pied de la colline, s’étendait un monde nouveau qui se manifestait à leurs yeux pour la première fois. De gras pâturages verts s’étendaient au loin de tous côtés. Sous le lumineux ciel bleu, où des nuages bordés d’argent planaient en se jouant, des bosquets de cyprès ondoyaient sous le vent, ombrageant de petites villes et des villages : petites huttes blanches pointant à travers les branches. Et, partout, des carrés de légumes, des sillons de blé, des moutons, broutant l’herbe des pâturages. Au pied même de la colline, de l’eau jaillissait – eau bouillonnant hors d’une source et s’épandant, se rassemblant, avançant avec un bruit chantant, remplissant les canaux et les fentes, se précipitant en avant et se renouvelant sans cesse. Il leur semblait contempler les fontaines de vie se jouant sous leurs yeux.

Les Israélites, dont le plus grand nombre étaient nés dans le désert, n’avaient jamais vu chose pareille ; même ceux qui étaient nés en Égypte ne se souvenaient plus de l’abondance des eaux du Nil, dont leurs pères avaient coutume de leur parler avec une si douloureuse nostalgie. Dans le désert sauvage, leurs yeux avaient connu aussi peu que leurs gorges la bénédiction de l’eau courante. Leurs corps rôtis par le soleil et le sable, leurs os desséchés par la chaleur, n’avaient jamais entendu jusque-là la chanson de l’eau, ni respiré l’odeur de terre qu’exhalent les eaux jaillissantes ; ils n’avaient pas connu jusque-là le réconfort profond qu’elle apporte à l’âme, l’espoir dont elle emplit le cœur de l’homme. Car cela n’était pas l’eau du miracle, cette eau que Moïse faisait sortir pour eux du rocher. Cette eau-là les avait remplis non de réconfort, mais plutôt de la terrifiante pensée que bientôt, bientôt, elle allait cesser de couler. Cette eau-ci venait de la terre, elle était constante et durable ; c’était l’eau que Dieu avait confiée à la terre, l’eau qui jusqu’à cette heure leur avait été refusée.

La bénédiction de cette rumeur arrivait jusqu’aux premiers rangs et la parole de bénédiction fut transmise à travers toute la foule : de l’eau de la terre, de l’eau jaillissant d’une source, de l’eau coulant et remplissant les canaux ; et coulant toujours, et ne s’arrêtant jamais : de l’eau chantant dans sa propre fraîcheur.

Ces mots, en volant en arrière à travers les rangs, remplissaient les cœurs d’un éclair du ciel. Tous se sentaient soulevés ; c’était comme si des ailes leur étaient venues.

Et Moïse parla :

« Voilà la source à propos de laquelle Dieu m’a dit : « Rassemble le peuple, et je vais lui donner de l’eau. » C’est la source que votre père Abraham a creusée, la source que nos ancêtres, les princes, ont creusée. »

Alors, avec une liberté tumultueuse qui ne connaissait plus aucun ordre, les Israélites rompirent les rangs. Les mères portaient leurs enfants, les hommes poussaient devant eux leurs troupeaux desséchés... En un instant, hommes et bêtes descendirent comme un torrent le long de la colline, et se regroupèrent le long des canaux et des flaques d’eau.

Avec les eaux de cette source les hommes d’Israël s’imprégnèrent d’un esprit nouveau, d’un esprit d’où coulaient des puissances renouvelées d’endurance et d’espoir. Et ils se disaient les uns aux autres :

« Sûrement, c’est l’esprit de nos ancêtres qui est entré en nous avec les eaux de la source qu’ils ont creusée pour nous. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

 

LÀ pourtant Moïse ne donna pas l’ordre d’édifier le sanctuaire et, bien entendu, les tentes ne se déployèrent pas. Au contraire, il décida d’avancer immédiatement dans le pays des Amorites.

Et, quand les princes du peuple tournèrent vers lui des visages surpris, il leur dit :

« Il faut nous hâter sans arrêt, car, avant d’atteindre Jéricho, de l’autre côté du Jourdain, nous devrons traverser encore les territoires d’un grand nombre de peuples. »

Puis, lorsque les princes de la tribu de Ruben s’enhardirent jusqu’à objecter que les sources de la vallée de l’Arnon donnaient de l’eau en abondance pour les troupeaux, Moïse répondit :

« Jéhovah possède bien des pays riches en sources profondes d’eaux abondantes, et la terre appartient à Jéhovah et non à l’homme qui est mortel. Or, Jéhovah a préparé pour chaque peuple son héritage, et nous ne devons pas nous permettre de prendre ce qui ne nous est pas destiné.

– Mais, rétorqua le prince de la tribu de Ruben, les Amorites ne sont pas de la race d’Abraham ; la terre qu’ils habitent, ils l’ont enlevée aux Moabites par la force : c’est le butin gagné à la pointe de l’épée. Pourquoi ne la prendrions-nous pas de la même façon ?

– Il est vrai, dit Moïse, que même les Bnaï Ésaü et les Bnaï Loth ont arraché par la force des armes leurs terres à des peuples qui y habitaient avant eux. Mais Jéhovah a consacré leur droit de propriété, et nous ne devons pas nous permettre de porter la main sur eux. Car j’ai l’ordre de ne pas attaquer les Ammonites qui sont les enfants de Loth.

– Mais les Amorites ne sont pas les fils de Loth. Ce ne sont pas des Ammonites. Ce sont des envahisseurs et des intrus. Dieu ne leur a pas donné ici leur part d’héritage : ce sont des étrangers.

– C’est ce que nous verrons, répondit Moïse. Pour le moment, nous devons obéir à Dieu et ne prendre que ce qu’il a promis à nos ancêtres : la terre au-delà du Jourdain jusqu’à la Grande Mer. »

Puis Moïse assembla les messagers des tribus et les envoya au nom d’Israël à Sihone, roi de Hechbone, pour lui dire ceci :

« Laisse-nous passer à travers ton territoire. Nous ne suivrons que la grand-route, et ne nous détournerons ni à droite ni à gauche. Nous t’achèterons avec de l’argent la nourriture et l’eau. Laisse-nous passer à pied jusqu’à ce que nous traversions le Jourdain, pour nous rendre dans le pays que Jéhovah nous a donné. »

Toute l’amertume que la vue des eaux de l’Arnon avait apaisée, toute la tristesse du désert qui s’était évanouie près de la source jaillissante revinrent alors. Le peuple avait pensé qu’à l’approche de ses frontières tout lui appartiendrait. Et voilà de nouveau qu’ils étaient des étrangers et des errants. La malédiction du désert les poursuivait jusqu’au seuil même de leur pays – peut-être même plus loin !

Mais cela ne leur servit de rien. Moïse réitéra l’ordre de se remettre en marche.

Ils allaient sans courage, soupirant constamment après les sources qu’ils avaient laissées derrière eux. Un nombre considérable de Bnaï Israël, la plupart appartenant aux tribus de Ruben et de Gad, restèrent sur les bords de l’Arnon.

L’avant-garde de l’armée était encore au pays de Moab, et personne n’avait encore mis le pied dans un champ ou dans un village amorite lorsque les éclaireurs vinrent en toute hâte faire à Josué le rapport suivant : « Sihone, le roi des Amorites, a rassemblé son peuple et s’avance en armes pour livrer bataille aux Israélites. Il est déjà tout près d’ici. »

Josué lui-même repartit en arrière avec les messagers pour rendre compte à Moïse. Celui-ci écouta, et son visage s’éclaira :

« Dieu a certainement endurci le cœur de Sihone, afin que lui et son peuple soient livrés entre nos mains. Ils seront à nous aujourd’hui même. Il faut que Sihone et son peuple soient anéantis avant que les autres tribus, Yaazer et Og, roi de Bachane, aient le temps de réunir leurs armées et de venir en aide à Sihone. Que les meilleurs de nos guerriers, trois mille de chaque tribu, soient mobilisés et armés. Ne détruisez pas les villes et les villages comme vous avez fait pour les tribus cananéennes qui vous avaient attaqués. Épargnez-les, car nous devons nous en emparer. »

Les trompes et les trompettes d’argent résonnèrent. Phinéas fils d’Eléazar, le jeune prêtre, s’avança. Et, comme un taurillon, animé par la faim et l’orgueil, Israël se précipita de droite et de gauche contre les Amorites ; et la terreur de Jéhovah qui s’était abattue sur eux fit le reste.

Au bout de quelques jours les guerriers victorieux revinrent au camp. Un immense nuage de poussière les accompagnait, soulevé par les innombrables troupeaux qu’ils poussaient devant eux. Ils pénétrèrent dans le camp en chantant un hymne de triomphe.

Et Moïse dit : « Hechbone n’est pas anéanti : il n’y a que Sihone et les Amorites qui aient péri. Allez, prenez la terre des Amorites et occupez-la. Jéhovah vous l’a donnée comme votre héritage éternel. »

Ce fut chose facile pour les Israélites que de s’emparer des villes et des villages amorites, car Hechbone et les colonies voisines avaient été évacuées.

Moïse confirma en partie la tribu de Ruben et en partie celle de Gad dans la possession d’Arnon et de Hechbone ainsi que des villages d’alentour. Avec le reste de la foule d’Israël, il continua sa marche vers le Jourdain. Il fut forcé de faire un détour et de suivre la ligne extérieure des montagnes siliceuses qui se dressent, telles de gigantesques murailles, à partir du rivage de la mer Morte. Il ne pouvait pas non plus descendre dans la vallée occupée par les Ammonites. C’est pourquoi les Israélites marchèrent comme sur une étroite corniche en s’avançant avec précaution.

Mais, même cette route difficile et tortueuse à travers les hauteurs était semée d’obstacles. Parmi les crevasses et les pics, cachée à la vue, vivait une tribu fameuse aux alentours pour ses qualités guerrières. Ses fortifications étaient taillées dans le roc, et même si les membres ne s’y étaient pas opposés, il eût été difficile de les approcher. C’étaient eux qui « gardaient la porte » de la terre de Canaan, barrant la route du désert au Jourdain. Les hommes étaient énormes, et d’une force considérable ; et toutes sortes de légendes circulaient au sujet de leur chef, le roi Og, de Bachane. On disait, par exemple, qu’il était le dernier des géants tombés du ciel, et que son lit avait neuf aunes de long et quatre aunes de large.

Lorsque Moïse eut appris qu’il avait abandonné ses forteresses et venait rencontrer les Israélites à Édreï, il tomba à genoux et leva les bras vers le ciel.

Et il entendit la voix de Jéhovah qui lui disait :

« N’aie pas peur de lui ! Car je viens de le livrer ce jour même, lui et son peuple, entre tes mains, afin que tu en agisses avec lui comme tu l’as fait avec Sihone, roi des Amorites... »

Et Moïse se retourna vers Josué et lui dit :

« Tu pars aujourd’hui contre un ennemi puissant, celui qui garde l’entrée de Canaan contre tout ce qui vient du désert. C’est là le peuple qui a découragé les éclaireurs que j’avais envoyés au pays de Canaan, afin qu’ils nous fassent un rapport faux et effrayé. Mais tu ne dois pas le craindre, et ton courage ne doit pas être ébranlé, car Jéhovah l’a livré dans nos mains. »

On eût dit que les Israélites étaient destinés à apprendre toutes les façons de faire la guerre : celle des hauteurs comme celle des vallées. Même aux portes de leur pays, Jéhovah les mettait à l’épreuve. Il plaçait des obstacles sur leur chemin, des ennemis sur les hauteurs et des ennemis dans la plaine, afin qu’Israël pût s’affirmer entièrement dans le feu de la bataille. Maintenant, les jeunes défenseurs grimpaient et rampaient sur les roches siliceuses, tenant leurs épées entre les dents : corps bruns s’accrochant aux pierres noires. De leurs mains robustes, ils saisissaient les rocs en saillie et se hissaient de plus en plus haut. Pareils à des cerfs, ils bondissaient d’un point d’appui à l’autre, au-dessus de profonds abîmes. Ils se jetaient en bas avec un cri sauvage qui résonnait jusqu’aux sommets : « Jéhovah avec nous ! » et ils se précipitaient dans les rangs des Bachanes.

En quelques jours, les villes et les forteresses des Bachanes furent prises et nettoyées pour devenir la propriété des Bnaï Israël ; et les guerriers revinrent, les uns à dos de chameau, les autres à dos d’âne, en chassant devant eux de grands troupeaux de moutons et de bœufs.

 

Cette victoire des Israélites sur les armées d’Og, le roi de Bachane, répandit la terreur parmi les petits royaumes et les tribus qui occupaient les autres accès au Jourdain, et les cœurs furent amollis par la crainte. Ils commencèrent alors à voir qu’un Esprit puissant combattait avec les Israélites, et ils se ressouvinrent de ce que leurs prêtres eux-mêmes leur avaient enseigné, à savoir que leurs ancêtres et ceux des Israélites étaient les mêmes. Ils s’en ressouvinrent et se mirent à trembler. Alors, la route du Jourdain fut ouverte aux Bnaï Israël près de Jéricho, ainsi que tout le territoire à l’est du Jourdain, dans la direction du nord vers les collines de Giléad et plus loin, car il n’y avait pas de peuple qui osât s’opposer à ceux qui avaient vaincu les géants.

Le pays de Bachane avait été depuis toujours la barrière s’opposant aux tribus nomades du désert qui soupiraient nostalgiquement après les pâturages qui longent le Jourdain... Même le Pharaon, conquérant de l’Asie, avait hésité à attaquer les forteresses d’Og. Et voilà qu’un peuple obscur était venu de la solitude, un peuple dont on avait dit vaguement que son Dieu, Jéhovah, l’avait livré en proie au désert ; il était venu et avait fait sauter la, barrière gardée par les géants. Qui donc pourrait lui résister ?

 

Malgré cela, Moïse prenait des précautions pour ne pas être attaqué par derrière par les gens de Moab et d’Ammon. Il fortifia les positions de Ruben et de Gad au pays des Amorites, depuis l’Arnon et ses sources jusqu’à Bachane et, plus loin encore, jusqu’aux hauteurs de Giléad. Et, la route étant ouverte devant lui, il donna l’ordre aux Lévites d’édifier le sanctuaire. Ce n’était plus maintenant la désolation du désert ; c’était un pays cultivé et, en même temps, leur pays ; et un grand bourdonnement s’éleva, pareil à celui d’une ruche géante, parmi les Bnaï Israël rassemblés dans la fertile vallée de Chittim. Les Lévites trouvèrent pour le tabernacle un tertre vert ; ils le nettoyèrent des roseaux, des ronces et des orties ; ils mesurèrent les cours, sous la direction d’Ittamar, le jeune frère du grand prêtre, et préparèrent la place où Moïse rassemblerait le peuple.

Les seuils d’argent du sanctuaire et ses colonnes couvertes d’or étaient déjà usés par les années passées dans le désert ; ils ne s’ajustaient plus aussi bien qu’au jour où ils étaient sortis des mains du maître artisan Bézalel. Les draperies et les rideaux de pourpre étaient en quelque sorte décolorés par le long usage au sein des tempêtes de sable. Mais l’or et l’argent brillaient toujours d’un éclat contrasté ; et la dévotion d’une tribu entière avait été consacrée à l’entretien du sanctuaire. Après tant d’années, c’était toujours un monument glorieux au sommet de la colline – pareil à un étendard antique enrichi des souvenirs de nombreuses batailles.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

 

UNE petite caravane se frayait son chemin à travers les verts pâturages de la vallée où, sur sa rivière, se blottissait la ville de Péthor : une étrange procession, comme on en voyait rarement dans ces parages.

C’était un spectacle exotique qui se déployait ainsi dans la prestigieuse lumière du soleil, parmi les champs et les vignobles de la fertile vallée de Moab. Un piqueur ou héraut, dont les longues jambes nues se balançaient presque jusqu’à terre des deux côtés de son âne, précédait le cortège. Son corps était couvert d’un tas de chiffons bigarrés, et il agitait dans l’air un grand bâton tout en criant d’une voix aiguë et chantonnante :

« Faites place, rangez-vous, laissez passer Balaam, grand entre tous les voyants. Il arrive de Péthor, avec les soldats du roi, il s’en va trouver Balak, le puissant roi de Moab l »

Juste derrière le héraut s’avançaient les messagers de Moab et de Midian, chargés des présents que les souverains de ces pays avaient envoyés à l’illustre voyant : des cruches d’eau provenant de sources secrètes remontant aux jours lointains de la ville de Sodome – une eau dont les vertus faisaient renaître la virilité et éloignaient la malédiction des femmes stériles ; des racines de plantes mystérieuses aux pouvoirs magiques irremplaçables ; des tablettes de pierre et d’argile portant des inscriptions mystiques qui dévoilaient le futur ; des manteaux et des mitres brodés de dessins efficaces ; des boucles de cheveux et des mèches coupées sur la tête d’antiques sorcières.

Derrière eux venaient les deux fils de Balaam, magiciens renommés depuis les jours des Pharaons. : Yanès et Yambrès.

D’une taille colossale, avec de longues barbes grises en pointe, la tête couverte de grands heaumes coniques, le corps drapé dans des manteaux blancs rayés de bleu, ou des perles et des paillettes étincelaient, ils portaient à la main les emblèmes magiques de leur illustre père, le voyant Balaam.

L’un de ces emblèmes était la verge magique, énorme racine d’olivier d’où sortait une masse enchevêtrée de radicelles ressemblant à des nœuds de serpents. L’autre était sa tiare qui se dressait sur un heaume élevé muni de deux cornes, entre lesquelles – comme sur le heaume d’Isis – la lune était retenue par une inscription en une langue inconnue.

Enfin, à distance, comme pour se maintenir dans une solitude songeuse, venait Balaam lui-même, assis sur une ânesse dont le visage était presque humain.

Balaam n’avait pas vieilli depuis les jours où il cherchait à corrompre les enfants d’Israël au pied du Sinaï. Il vivait hors du temps ; il était éternel. Il était venu au monde vieux, avec un pied bot et un œil borgne. Il était né dans la maison de Laban, l’Araméen ; il était fils du frère de Laban, de même que Jacob était le fils d’une sœur de Laban. Il avait connu Jacob à l’époque où le fils d’Isaac, envoyé chez Laban par sa mère Rébecca, s’était arrêté près du puits et y avait rencontré Rachel venue y puiser de l’eau pour les brebis de son père. C’était sur le conseil de Balaam que Laban avait substitué Léa à Rachel pendant la nuit de noces, forçant ainsi Jacob à servir encore sept ans. C’était l’espoir et le rêve de Balaam de conquérir Rachel pour lui-même. En effet, doué dès ses plus jeunes années du don de déchiffrer les brouillards de l’avenir, Balaam savait que Rachel était placée sous le signe de la grâce, et Léa sous celui de la justice. C’était son désir de voir les enfants de Jacob soumis à la verge de la justice, et ses enfants à lui illuminés de la lumière de la grâce. Mais Rachel détestait Balaam et aimait Jacob et, en persuadant Laban de substituer Léa à Rachel pendant la nuit de noces, Balaam perdit même Léa qui lui était destinée, car il fut exclu de la grâce aussi bien que de la justice de Dieu. Il s’adonna donc au grand démon de l’impureté et, tournant le dos à Dieu, se voua à toutes les sortes d’idolâtrie. Il devint prophète chez les peuples païens et fut depuis lors l’ennemi et l’accusateur de Jacob et de ses enfants. Jacob avait essayé de regagner son amitié et lui avait donné comme présent et comme appât une ânesse. C’était celle sur laquelle Balaam montait toujours. Seule âme pieuse dans l’entourage de Balaam, elle pouvait prévoir l’avenir même avant lui : c’est pourquoi Balaam la haïssait et ne cessait de la tourmenter. Ayant grandi dans la maison de Jacob, obéissante et craignant Dieu, cette bête endurait son destin en toute humilité, supportait avec amour les coups que Balaam faisait pleuvoir sur elle et souffrait en silence.

Tout en marchant, Balaam grommelait à part soi : « Jéhovah est un grand dieu, un dieu puissant, un dieu suprême. Ah ! si, au moins, il n’était pas si jaloux des autres dieux ! Pourquoi ça T’ennuie-t-Il qu’il y ait d’autres dieux, ô Jéhovah ? Le firmament est assez grand pour tous. Prends Râ comme surveillant du soleil, Achdod comme gardien de la fertilité des fruits, Baal comme celui de l’abondance, tandis que, Toi, Tu seras leur Roi à tous. Ils seront Tes hérauts et Tes messagers, et obéiront tous à Ta volonté. Jéhovah ! Jéhovah ! pourquoi faut-il que Tu Te brouilles avec tout un monde de dieux, et que Tu fasses de la vie de l’homme un fardeau, avec toutes ces lois et tous ces commandements ? Laisse tout ça, et Tu verras comme toutes les nations Te reconnaîtront et Te serviront. Pas seulement la race d’esclaves que Tu as ramenée d’Égypte. Elle T’en a donné du plaisir ! Je Te le dis, Jéhovah, si Tu avais fait pour les enfants d’Ésaü les miracles que Tu as accomplis pour ceux de Jacob, ils T’auraient été plus fidèles. Et puis, après tout, nous descendons tous du même père, Ton ami Abraham ! Ô Jéhovah, prends-moi pour Ton apôtre à la place de ce Moïse qui ne sait pas parler ! Je sais maudire mieux que lui ; je puis bénir mieux que lui. Tous les magiciens d’Égypte viennent à moi pour s’instruire, et mon nom est connu au loin parmi les peuples et les nations. Si Tu ne me prends pas, et. si Tu me préfères Moïse, fais attention : le grand Balak, qui n’est pas lui-même un débutant en magie, car il a reçu à la fois les privilèges d’Abraham et ceux des dieux et ceux d’Astaroth elle-même, en sa qualité de descendant de la sœur cadette de Loth, le grand Balak a été forcé de m’appeler à son aide. Il sait quel est le pouvoir de mes conjurations, quelle force est dans ma langue. Ah ! Jéhovah, si Tu consentais à me prendre à la place de Moïse ! Tu verrais ce que je serais capable de faire pour Toi ! »

Soudain, il poussa un cri de douleur :

« Oh ! ma jambe ! Ma pauvre jambe estropiée ! Oh ! ma jambe ! Elle me l’a littéralement écrasée contre le mur. »

Et voilà que l’ânesse l’avait engagé entre deux murs de pierre, si bien qu’il ne pouvait plus tourner ni à droite ni à gauche. Soudain, elle s’assit sur son arrière-train, comme décidée à ne plus bouger de là.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? hurla Balaam. Pourquoi te couches-tu ? Est-ce que tu ne veux vraiment pas me porter chez Balak, afin que je puisse maudire les enfants de Jacob ? Dans ce cas-là, je vais te montrer qui est le maître, si c’est toi ou moi ! »

Alors, Balaam brisa une branche piquante qui pendait au-dessus de lui et, les lèvres écumant de rage, se mit à la fouetter sans pitié.

Mais, tournant la tête, l’ânesse contemplait Balaam de ses yeux humains. Ses lèvres tremblaient, épaisses, grises, coriaces, et des mots s’en échappaient, des mots humains, non pas le braiement d’un âne, mais un langage humain, tel que le parlait Balaam :

« Qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu me battes ainsi ? » demanda-t-elle à son maître.

Celui-ci ne fut pas le moins du monde surpris d’entendre des paroles humaines sur les lèvres de son ânesse. Il avait lui-même, plus d’une fois, transformé des hommes en bêtes, des bêtes en hommes. De plus cet animal n’était pas un animal ordinaire, puisqu’il venait de la maison de Jacob. Il y avait longtemps que Balaam savait que son ânesse comprenait tout ce qu’on lui disait ; cela ne le surprenait pas de constater qu’elle pouvait aussi parler :

« Ce que tu as fait ? lui demanda-t-il en colère. Trois fois tu t’es moquée de moi. Tu as donné à entendre qu’une bête venue de la maison de Jacob était plus près que moi de l’Esprit Saint ; qu’elle pouvait voir des choses que je ne puis pas voir. Si j’avais une épée à la main, je te tuerais.

– Mais, ne suis-je pas ton ânesse ? répliqua l’animal, dont les yeux étaient humbles et soumis, de cette humilité et de cette soumission qu’elle avait apprises dans la maison de Jacob. Ne suis-je pas ton ânesse, sur laquelle tu as voyagé toute ta vie jusqu’à ce jour ? Ai-je jamais fait pareille chose avec toi ?

– Je dois dire que non. Jusqu’à présent tu t’es comportée convenablement. Mais qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? »

Alors, soudain, Balaam découvrit quelque chose, et ce fut par son œil aveugle qu’il l’aperçut d’abord. Là, dans ce passage étroit, entre les deux murs de pierre qui se touchaient presque, un ange était debout, un ange aux ailes géantes, l’épée tirée, et barrant le chemin.

« Ah ! c’est toi ! Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! Je ne le savais pas, dit-il d’une voix effrayée et suppliante, en se prosternant jusqu’à terre.

– Pourquoi as-tu battu ton ânesse ? dit l’ange sévèrement. Je suis venu t’arrêter, car ton voyage est contre moi. Ton ânesse m’a vu, et m’a évité par trois fois. Si elle ne s’était pas éloignée de moi, je t’aurais certainement abattu, et je l’aurais laissée vivante.

– J’ai péché. J’ai péché, mon cher seigneur ; j’ignorais que tu fusses sur ma route. Et maintenant, si le voyage que je fais ne te plaît pas, je vais m’en retourner tout de suite, supplia Balaam en s’inclinant de nouveau.

– Non. Va avec ces gens. Mais ne dis que les paroles que je dirai pour toi.

– Assurément, mon seigneur. Assurément. Comment pourrais-je faire autrement ? »

L’ange disparut. Balaam remonta sur son ânesse, en lui faisant de mauvaise grâce une caresse.

La réception que Balak avait préparée pour Balaam fut loin d’être aussi riche et aussi imposante que celui-ci l’attendait. Après les salutations de pure forme au cours desquelles chacun rappela la longue liste de ses ancêtres, l’importance de son nom et les preuves déjà données de son magique pouvoir, après les révérences et les hommages appropriés qu’accompagnaient des exclamations de joie et de déférence, la conversation commença et chacun y révéla la profondeur de l’aversion et du mépris qu’ils avaient l’un pour l’autre.

« Ne t’ai-je pas envoyé chercher ? Pourquoi n’es-tu pas venu ? Ne suis-je pas capable de te recevoir comme il convient et de te rendre honneur ? demanda Balak.

– Mais, voyons ! Ne suis-je pas venu ? Il faut cependant que tu saches une chose : je ne puis dire que les mots que Dieu mettra dans ma bouche, répondit Balaam, en tournant son œil borgne vers Balak.

– Bien sûr, répondit ce dernier. Qui donc est contre Dieu ? Jéhovah est aussi le Dieu de nos ancêtres, n’est-ce pas ? Est-ce que le père de nos tribus, Loth, ne l’adorait pas de même qu’Abraham ! Et n’offrait-il pas l’hospitalité à tous ceux qui passaient, aussi bien qu’Abraham ?

– Oh ! certes. Mais n’oublie pas tes ancêtres, Balak. Il y a des choses que Jéhovah n’aime pas, entre autres, que des filles enivrent leur père, afin de procréer par lui.

– Mes droits et mes privilèges sont doubles. En moi sont unis le père et sa fille. Je suis l’agneau cuit dans le lait de sa mère, un mélange du père et de sa fille.

– Et c’est pour tout cela que tu crains les Bnaï Israël et que tu as envoyé chercher Balaam, en disant : « Viens et maudis « Israël ! » Mais je n’ai vu aucun péché en Israël. Il ne t’a pas pris ta terre, mais celle qu’occupaient tes ennemis. Tu as refusé de les laisser passer à travers ton territoire et les as menacés de ton épée. Pour le passage à travers tes montagnes, tes tribus ont exigé d’eux leur sang et leur vie. Ils ont respecté tes frontières, et ne les ont pas traversées, obéissant ainsi à l’ordre de Jéhovah. Qu’est-ce que tu as contre eux ?

– Es-tu venu ici pour les maudire ou pour les bénir ?

– Désires-tu que je les maudisse, que je les écrase sous le poids de mes anathèmes ? Montre-moi leur faiblesse. Montre-moi quelque chose en eux à quoi je puisse appliquer mes imprécations. Quel mal t’ont-ils fait, fils de Loth, afin que je puisse en exiger une réparation ?

– Ils sont arrivés ici comme la sauterelle du désert. Ils se sont installés dans toute la vallée depuis les sources de l’Arnon jusqu’aux rives du Jourdain. Demain, ils se déverseront dans nos vallées, ils graviront nos montagnes, pareils à un feu poussé par le vent. Ils tueront nos jeunes hommes comme des moutons et nos filles deviendront leur proie de même que notre bétail. Et tu me demandes ce qu’ils m’ont fait. Je suis faible devant eux. N’est-ce pas une raison suffisante pour les craindre ? Leurs corps renvoient les flèches comme s’ils étaient de bronze ; le tranchant de l’épée s’émousse en les touchant. Jéhovah les a enveloppés dans un nuage. Quel homme peut lutter contre eux ? Arrache-leur leurs privilèges, mets-les à nu aux yeux de leur dieu. Appelle les dieux à ton aide ; utilise la force magique de ta parole, car tu as la puissance, ô voyant.

– Montre-moi la place d’où je puis attaquer leur point faible, ô Balak... Va sur cette colline et dresses-y un autel à Baal. Peut-être Dieu viendra-t-il ouvrir ma bouche qu’il a fermée en même temps qu’il ouvrait celle de mon ânesse. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

 

ILS se tenaient sur la colline qui domine les sources de la vallée de l’Arnon, près du vieil autel abandonné de Baal. Il y avait là une statue de ce dieu, le dieu des possessions, qui envoyait la pluie quand on lui obéissait et le tonnerre quand on contrevenait à ses ordres, qui rendait fécond le ventre des femmes et des bêtes ou, à son gré, les condamnait à la stérilité. Balaam et Balak étaient là, ainsi que les seigneurs de Moab et de Midian ; ceux-ci avec leurs heaumes de cuivre en forme conique, en robes multicolores, des chaînes d’or autour du cou, des plaques de bronze sur leurs épaules et, dans leurs mains, leurs bâtons rituels. Ils, étaient là, rassemblés autour des sept autels nouveaux que Balak avait fait élever en toute hâte sur l’ordre de Balaam.

Quant à celui-ci, portant la tiare du grand prêtre, revêtu d’un manteau brodé, il gardait les mains au-dessus de sa tête et élevait la voix vers le ciel :

« C’est à Toi, Jéhovah, que nous avons élevé ces sept autels, et sur chacun d’eux fume Ton sacrifice. Donne-nous Ton signe. » Mais aucun signe ne descendait du ciel.

« Reste près de ton holocauste, Balak ; je vais gravir encore plus haut. Peut-être Jéhovah me rencontrera-t-Il plus haut : s’il en est ainsi, je reviendrai te dire ce qu’il m’aura fait voir. »

Balaam fit demi-tour dans sa robe sacerdotale et s’achemina vers le sommet. Lorsqu’il eut mis une certaine distance entre lui et les seigneurs de Moab, il se prosterna à terre, leva au ciel ses mains tremblantes et s’écria :

« Jéhovah ! Jéhovah ! moi, le prophète des Gentils, comme Moïse est le prophète d’Israël, me voici prosterné devant Toi. Tu ne peux pas élever un peuple unique et en faire Ton élu. Tu es un Dieu de justice. Tous les peuples sont Tes enfants. Tous les Gentils sont avec Israël. Ils ont leurs mérites et leurs droits, aussi bien qu’Israël. Viens, révèle-Toi à moi et donne-moi Ta parole pour les nations de l’univers. »

Un souffle passa sur Balaam, et un changement se produisit dans son corps. C’était comme s’il avait grandi, comme s’il sortait de son âge, ainsi qu’une tortue sortant de sa carapace. Son visage gris de cendre perdit le masque poussiéreux et amer que lui avaient donné les générations écoulées, et prit celui de la Jeunesse. Ses rides disparurent, et sa chair fut illuminée. Même la taie blanche qui couvrait son œil s’évanouit, et ce fut comme si cet œil voyait : un œil vivant avec une vue meilleure et plus de vie que l’autre. La malédiction fut levée de son dos et de ses épaules inégales ; elles furent redressées, repoussées en arrière, rendues pareilles. Et Balaam se tint debout dans le soleil, voyant choisi par le Seigneur.

Et la voix dans son cœur lui dit :

« Retourne vers Balak, et dis-lui les paroles que je vais mettre dans ta bouche. »

Lorsque Balaam revint près de Balak et des seigneurs de Moab et de Midian qui l’attendaient en tremblant près des sept autels, ils ne le reconnurent pas : un vieillard aveugle les avait quittés, un puissant voyant leur revenait, et ils furent saisis de crainte en contemplant la splendeur qui reposait en lui. Sa face était pâle et l’Esprit parlait par sa bouche :

 

      D’Aram, Balak m’a emmené,

      Des frontières de l’est, le roi de Moab.

      « Viens, maudis pour moi Jacob,

      Et brave pour moi Israël.

      – Comment pourrais-je maudire

      Ceux que Dieu n’a pas maudits ?

      Comment pourrais-je braver

      Ceux que Dieu n’a pas bravés ?

      Du haut de ce roc je le vois

      Et du haut de ces collines je le contemple ;

      Vois, c’est un peuple qui vit seul

      Et ne doit pas être compté parmi les autres nations.

      Qui pourrait compter la poussière de Jacob

      Et calculer la semence d’Israël ?

      Fais que je meure de la mort du juste

      Et que ma fin soit pareille à la sienne ! »

 

Balak et les seigneurs de Moab et de Midian pâlirent de frayeur et de colère.

« Balaam ! Balaam, que fais-tu ? Nous t’avons fait venir ici pour maudire nos ennemis, et voilà que tu les bénis ! »

Lentement, Balaam s’approchait. Son extase avait fait place à la honte. Et il dit :

« Que puis-je faire ? Ce que l’Esprit de Dieu a mis sur mes lèvres, j’ai dû le dire. »

Balak contemplait le paysage. Au-dessous de lui était le camp des enfants d’Israël, s’étendant de l’Arnon aux rives du Jourdain. De la colline sur laquelle il se tenait il ne pouvait voir qu’une partie des troupeaux que les Bnaï Ruben menaient se baigner dans les sources ; la majeure partie des troupeaux et du peuple, ainsi que le sanctuaire au milieu d’eux, lui étaient cachés. Et il dit à Balaam :

« Viens avec moi, je t’en prie, en un autre lieu, d’où tu verras davantage de ce peuple, mais seulement encore une partie de lui ; et, de là, maudis-le pour moi ! »

Et Balak ainsi que les seigneurs de Moab et de Midian conduisirent Balaam sur les pentes du Pisgah, près des champs de Zophim. Là, ils édifièrent en hâte sept autels de pierre et y offrirent les sacrifices convenables.

Alors Balak dit à Balaam :

« Je vois une ombre qui est tombée sur les tentes d’Israël. Pénètre par la puissance de ta magie les points cachés de l’avenir d’Israël, découvre ses destins, rappelle ses fautes passées et ses péchés futurs, et jette-les ainsi que des serpents au milieu des Bnaï Israël et de leurs privilèges. Laisse ces serpents dévorer les racines qui joignent les enfants d’Israël à leurs ancêtres. Lance-les de toute ta force contre Moïse. Et Jéhovah se repentira de ce qu’il a fait, et il rejettera effectivement les Israélites ainsi qu’il a eu souvent l’intention de le faire. »

La mention que Balak faisait de Moïse provoqua chez Balaam un nouvel accès de haine. Il gravit la cime du Pisgah et tourna son œil aveugle vers la vallée. Mais un brouillard monta entre son œil et le camp – et Balaam fut incapable de parler.

En vain s’efforça-t-il de percer le brouillard, afin de pouvoir déceler les faiblesses de l’ennemi. Et, lorsque, enfin, il réussit à évoquer l’Esprit de Jéhovah, il fut soudain prisonnier, et tout ce qu’il put exprimer en présence de Balak et des seigneurs fut ce que Jéhovah avait mis dans sa bouche :

 

      Lève-toi, Balak, et écoute,

      Prête-moi ton oreille, ô fils de Séphor.

      Dieu n’est pas un homme qui doive mentir,

      Ni un fils de l’homme qui doive se repentir.

      Ce qu’il a dit, il le fera.

      Regarde, j’ai été rempli de bénédictions

      Et je ne peux pas me retenir de bénir.

      Je n’ai pas vu d’iniquité dans Jacob,

      Ni de perversité dans Israël.

      Le Seigneur est avec lui,

      La grâce du roi brille sur lui.

      Dieu l’a emmené de l’Égypte,

      Il est pour lui comme la corne de l’unicorne.

      Il n’existe pas de charme contre Jacob,

      Ni de prophétie contre Israël.

      De Jacob et d’Israël il est dit :

      Quel travail Dieu a fait là !

      Ce peuple doit se lever comme une lionne

      Il bondira comme un lionceau.

      Il ne s’étendra pas avant d’avoir dévoré sa proie,

      Et bu le sang de celui qu’il a égorgé !

 

Et Balak hurla sa colère :

« Pourquoi le bénis-tu ? Il ne faut ni le bénir ni le maudire.

– Que puis-je faire, si la main de Dieu est devant ma bouche ? Ne t’ai-je pas dit que je ne pouvais dire que ce que Dieu m’ordonnait de dire ?

– Viens. Je veux te conduire encore en un autre lieu, au sommet du Péor. Mon esprit me dit qu’Israël sera tenté et succombera au Baal Péor. »

Balak mena donc Balaam au sommet du mont Péor. De là, on pouvait voir non seulement l’emplacement du sanctuaire et le Jourdain, mais aussi la route de la vallée au désert.

Balaam aperçut Moïse dans ses vêtements blancs : un géant entouré des princes des tribus. Mais il vit autre chose aussi, car Dieu lui permit de pénétrer dans le mystère des privilèges d’Israël. Il regarda par-dessus le désert et vit la longue route qu’Israël avait suivie depuis le Sinaï. Il vit cette montagne resplendissant dans le lointain. Et il eut l’impression d’y voir Moïse tenant en l’air les tables des dix commandements, flamme noire inscrite sur une flamme blanche. Pourtant, ce ne fut pas le bruit d’une foule ivre s’ébattant autour du Veau d’or qu’il entendit monter de la vallée, mais seulement le cri : « Nous voulons le faire et obéir », répété par les échos et apporté par le vent. Il vit les « Morts du désert ». Et, au même instant, au-dessus de la vision de son esprit, se dressa la figure du patriarche Abraham, plus grand que les enfants des hommes.

Non, il n’était plus envieux de Moïse. C’était une autre faim qui le consumait : le désir d’être l’un d’eux, l’un de ces morts du désert, l’un de ces ressuscités qui se promenaient invisibles au milieu du camp des vivants.

Et soudain, l’Esprit se révéla à Balaam qui, pour un instant, fut purifié de toutes ses impuretés ; les actes d’idolâtrie qu’il avait commis pendant d’innombrables années furent lavés, son œil aveugle fut assaini, si bien qu’il put pénétrer les mystères les plus secrets d’Israël. En un instant, Balaam vit quel prix les hommes paient pour être rachetés, et la raison pour laquelle ils le paient. Il vit les mérites qu’Israël avait accumulés dans le passé et le destin qui l’attendait.

Il se plaça en face de Balak et des seigneurs de Moab et, de la voix impérieuse d’un prophète, il parla des générations à venir. À cet instant-là Balaam était vraiment un prophète, un prophète d’Israël chargé d’une mission pour toutes les nations :

 

      Ainsi parle Balaam fils de Béor,

      Ainsi parle l’homme dont l’œil est ouvert,

      Ainsi parle celui qui a entendu la parole de Dieu,

      Qui voit la vision de la Toute-Puissance,

      Qui tombe en extase, mais a les yeux ouverts :

      Oh ! que tes tentes sont belles, ô Jacob,

      Que tes tabernacles sont beaux, ô Israël !

      Ils sont vastes comme des palmiers,

      Pareils aux jardins près du fleuve,

      Pareils aux oliviers que Dieu a plantés,

      Pareils aux cèdres près des eaux !

 

Alors, Balak dans sa rage battit des mains et cria :

« Je t’ai appelé pour maudire mes ennemis et tu les as bénis trois fois. Je t’aurais rendu des honneurs sans fin, mais Dieu lui-même t’a privé de ces honneurs. »

La transformation de Balaam et l’apparition qu’il avait eue n’avaient pas duré plus d’un instant. La marée d’impureté, l’esprit d’idolâtrie et de magie refluèrent sur lui et il y eut une lutte passagère entre deux forces. De l’écume parut sur ses lèvres, son corps fut agité de convulsions. Il luttait pour se débarrasser de la pression divine qui lui avait fait prononcer des paroles qu’il n’aurait jamais dites de lui-même ; finalement, revenu à lui, il dit à Balak d’une voix plaintive :

« N’ai-je pas dit à tes messagers que même si Balak me donnait une maison remplie d’or et d’argent, je ne pouvais pas dire autre chose que ce que Dieu me commande ? Je dois voir ce qu’il me force à voir, entendre les voix qu’il fait parler, et répéter les mots qu’il met dans ma bouche. »

Soudain, il cessa de parler, comme pétrifié. Puis, sa voix s’éleva de nouveau, mais ce fut un chuchotement plutôt que des paroles :

« Je vois ! Je vois !

– Que vois-tu ? crièrent Balak et les seigneurs terrifiés.

– Je vois !... Je vois !... » Et le chuchotement se changea en un chant.

« Dis-nous ce que tu vois.

 

      – Je le vois, lui, mais pas comme maintenant,

      Je l’aperçois, mais non de près.

      Une étoile naît de Jacob

      Et un sceptre naîtra d’Israël.

 

– Faites-le taire ! Je ne veux pas l’entendre. Faites-le taire et remmenez-le chez lui ! » hurla Balak aux deux fils de Balaam.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

 

LORSQUE Balaam sortit de l’extase où l’Esprit de Dieu l’avait retenu prisonnier, il retomba sous le charme de l’impureté et de la sorcellerie. Il se retrouva sur son ânesse, en route vers sa demeure. La bête trottait joyeusement, comme si elle était prête à rouvrir à tout instant ses mâchoires pour parler le langage des hommes et pour chanter à la place de son maître les louanges de Dieu qui ne l’avait pas laissé succomber à la tentation de Balak. Balaam, il est vrai, sentait tout autrement. Il ne cessait de murmurer : « Même si Balak me donnait une maison remplie d’or et d’argent... », mais son cœur n’était pas dans ses paroles. Il regarda autour de soi. Il était sur le chemin de sa maison, assis sur son ânesse – et il était tout seul. Balak l’avait renvoyé sans personne pour l’accompagner. Ses deux fils, les porteurs des grands vases magiques, étaient partis aussi.

Il se mit à hurler comme un animal blessé :

« Une fois de plus tu l’as emporté sur moi, Jacob. Une fois de plus, tu m’as trompé. Tu as agi avec moi comme avec ton frère, tu m’as volé mon droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Tu m’as mis un frein dans la bouche, tu m’as contraint à transférer sur toi les bénédictions que je réservais à tes ennemis, à Moab, à Midian et à Amalec, et tu m’as forcé à maudire mes amis. Il n’y a pas d’héritage pour moi en Israël, et tu m’as dérobé ma part dans l’au-delà. »

Et, tandis qu’il pleurait et se lamentait, il ressentit un coup violent dans son œil aveugle, et un frisson parcourut tout son corps. Quelque chose avait traversé sa mémoire comme un dard. Il se souvint qu’à un certain moment, alors qu’il regardait d’en haut le camp, il avait aperçu une ombre posée sur Israël, une ombre épaisse et lourde, une ombre chargée de cendres et de soufre. Et, tout aussitôt, il s’écria :

« Je vois maintenant. Je comprends ! Je n’ai pas vu de péché en Israël. En conséquence, mes pouvoirs m’étaient enlevés. Il faut que Jacob pèche ! Il le faut ! »

Il tira sur les rênes afin de faire faire demi-tour à sa monture et de reprendre la route de Moab. Mais l’ânesse ne voulut pas obéir. Elle tourna seulement la tête en le fixant de ses grands yeux.

Balaam fit un signe magique, et l’animal fit lentement demi-tour, ainsi que son maître le lui avait commandé.

Dans la ville de Moab, dans la vaste demeure du roi, Balaam trouva Balak tenant conseil contre Israël avec les seigneurs de Moab et de Midian. Une horde de magiciens était assemblée, ayant à sa tête les deux fils de Balaam. Parés de tous les insignes de leur dignité, ils s’appliquaient à conjurer des esprits et à prononcer des formules propres à écraser Israël.

Lorsque ces gens aperçurent Balaam debout devant eux, toujours armé de son ancienne puissance, bien que dépouillé de tous ses instruments de magie, ils se levèrent et firent un pas vers lui. Et Balaam s’avança au milieu des seigneurs de Moab et de Midian et se mit à parler :

 

      Voici ce que dit Balaam fils de Béor,

      Voici ce qu’il dit de son œil ouvert.

      Mon œil s’est ouvert et j’ai vu ;

      La fin d’Israël est sa destruction.

      Le nuage chargé de foudre et d’orage et de colère

      Est suspendu sur sa tête.

      Jéhovah, armé de feu et de soufre,

      Avance maintenant pour détruire ce peuple,

      Le peuple qu’il a fait sortir de l’Égypte !

 

Les seigneurs de Moab et de Midian furent précipités dans l’extase ; avec des gestes violents de louange et d’admiration, ils criaient à Balaam :

« Comment cela ? »

Et Balaam répondit :

 

       Israël doit pécher, Israël péchera !

 

– Comment cela ? Qui le persuadera de commettre cette faute ? » demanda Balak.

Et Balaam répondit :

 

      Toi, ô fils de Séphor !

      Car le péché se tenait à ton berceau,

      Tu l’as sucé avec le lait de ta mère,

      Toi qui es né d’un père et de sa fille.

 

– Que dois-je faire ? Que dois-je dire ? demanda Balak.

– Tu es le gardien des péchés ? Les sources de Sodome sont en ta possession. Viens m’y conduire.

– Dans l’ouverture de la première source est couché l’antique serpent, la mère du péché. Personne ne peut en approcher sans lui rendre hommage, ou sans s’incliner devant lui.

– Conduis-moi à lui. »

Et Balak, accompagné des seigneurs, conduisit Balaam jusqu’aux sources de Sodome.

Les puits et les sources d’où coulaient les péchés de Sodome étaient dans une grotte à laquelle menait un sentier passant à travers de sombres ruines accumulées parmi des collines de lave. Les seigneurs de Moab et de Midian portaient des torches afin d’éclairer la route, et Balaam, revêtu de nouveau de son manteau et de sa tiare, suivait le roi. Dans une main, il tenait sa verge. Quand ils approchèrent de la caverne, ils furent salués par une horrible puanteur. De son œil aveugle, Balaam vit un serpent gigantesque. Emmitouflé dans des linges comme une momie, sa tête seule sortait, et il était étendu sur le seuil. Devant lui se trouvait un autel de pierre sur lequel brûlait du soufre qui exhalait des tourbillons de fumée et une abominable puanteur.

« Voilà l’antique serpent, la mère du péché, devant qui tout homme doit s’incliner avant de parvenir aux sources du péché », dit Balak.

Balaam s’agenouilla devant l’autel, et enfouit son visage dans les cendres de lave. Puis il éleva la voix pour prier :

 

      Ô mère de tous les êtres vivants !

      Tu es le principe de la création !

      Tu vis dans le cœur de l’homme dès sa jeunesse.

      Ouvre devant moi les sources du péché,

      Afin que je puisse amener un peuple à pécher,

      Un peuple qui voudrait détruire le péché !

 

Alors Balak conduisit Balaam dans les chambres intérieures de la grotte, et ils y entrèrent enveloppés de fumée. Ils arrivèrent à une ouverture dans la terre d’où la vapeur s’échappait comme d’une source bouillante.

« Mène-moi à la source de la débauche », s’écria Balaam en détournant son œil aveugle.

Au fond de la source de la débauche, Balaam, de son œil aveugle, aperçut toutes les formes de la corruption, naturelles et contre-nature, tout ce que l’imagination de l’homme peut inventer, la débauche des homosexuels, la sodomie, l’inceste, l’onanisme...

« Quiconque boit de cette source, son sang est transformé en sperme dévorant ; il est rempli de désirs qu’il ne pourra jamais satisfaire.

– Ce sont là les eaux ardentes que je cherche. Venez ici, seigneurs de Moab, et vous, les chefs de Midian, tenez-vous autour de moi, et je vous dirai ce qu’il faut faire pour amener Israël à pécher, ainsi que je l’ai appris en offrant le sacrifice sur l’autel de l’antique serpent, mère du péché. »

Lorsque les seigneurs de Moab et de Midian se furent rangés autour de la source de la débauche, Balaam commença à chanter d’une voix étouffée :

 

      Ainsi parle Balaam fils de Béor,

      Celui dont l’œil est ouvert :

      Réunissez vos files,

      Celles qui sont jeunes, celles qui sont appétissantes,

      Des princesses pour leurs princes,

      Des filles de votre peuple pour leur peuple.

      Israël est jeune comme un bouvillon bondissant,

      Comme l’âne non harnaché et qui brait après l’ânesse.

      Encore incirconcis, il est encore privé

      Des vertus d’Abraham.

      Mettez vos filles dans des tentes, faites-les y asseoir ;

      Dans des tentes de débauche ? Jamais !

      Dans des tentes de vivres et de tissus,

      Des tentes avec les marchandises les plus choisies.

      Israël est riche

      Du butin des Amorites,

      Des dépouilles des villes et de Bachane ;

      Il désire les tissus de Bethchanne,

      Les pièces de cuir et le cuivre,

      Les sandales pour protéger ses pieds contre les pierres,

      De bons morceaux à manger, des boissons rares :

      Insatiables sont les désirs d’Israël.

      Mais gardez-vous, vous dis-je, de l’enivrer avec du vin,

      Sinon, il y trouvera une excuse,

      Sinon, il dira après coup

      Qu’il ne distinguait plus sa droite de sa gauche

      Comme fit Loth, le père de votre peuple,

      Dans cette inoubliable nuit.

      L’eau seule de cette source,

      Cette eau qui change le sang de l’homme en sperme brûlant,

      Les eaux seules de cette source

      Doivent lui être données à boire.

      Et mettez bien vos filles en garde

      Qu’elles se souviennent et n’oublient pas :

      Ni pour argent ni pour or elles ne doivent se vendre,

      Ni pour argent ni pour or elles ne doivent se coucher :

      Il faut amener Israël à plier les genoux

      Devant Baal de Péor.

      C’est une poignée d’encens que le fils d’Israël

      Doit jeter sur l’autel de Baal-Péor.

      Rappelez-vous : ce n’est pas seulement la débauche

      Que je désire d’Israël

      Car Dieu lui pardonnera la débauche :

      Il faut qu’Israël s’incline devant Baal-Péor.

      Et maintenant, mes frères, taisez-vous ;

      Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait ;

      Je n’ai fait qu’obéir à la parole de Dieu,

      Et je suis retourné à ma place.

      

– Balaam fils de Béor, tu mérites que Balak remplisse pour toi, pour ton conseil, une maison d’argent et d’or », s’écrièrent les seigneurs de Moab et de Midian. Et Balaam répondit :

 

      Je n’ai pas fait cela pour une récompense,

      Car nous sommes tous unis dans cette affaire.

      Mais si cela est agréable à vos yeux

      Les portes de ma maison sont toujours ouvertes.

 

Une fois sorti de la grotte, Balaam s’enveloppa de son manteau rayé de bleu et, avec l’aide de ses deux fils, remonta sur son ânesse. « Pourquoi lèves-tu ton pieux visage vers moi ? demanda-t-il. Pourquoi me regardes-tu de tes yeux de saint ? » Et tout en cheminant, il se répondait à lui-même :

 

      Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait

      Contre Jéhovah, le grand Dieu.

      Mais j’ai accompli ma mission

      Et je retourne à ma place.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

 

AU pied de la pente au long de laquelle s’étendait la ville de Moab, dans la vallée d’Arnon, voici que soudain s’éleva un joyeux marché de tentes et de boutiques colorées. Sur les tables et les tréteaux une variété infinie de marchandises attirait l’œil de son éclat éblouissant. Il y avait là des selles de laine bigarrée, des bâts et des tapis cramoisis et violets, des manteaux et des voiles, des robes et des couvertures, des tuniques et des chemises de lin, des pièces d’étoffe à rayures bleues et pourpres – tout un arc-en-ciel immense, irisé ; et parmi ces étoffes et ces vêtements brillaient des pierres artificielles serties dans des gourmettes, des anneaux pour le nez et des bracelets.

Du centre de ce bazar, le vent apportait des senteurs savoureuses de viande de mouton fortement épicée de clous de girofle, de cannelle, de laurier et de genièvre, si bien que les narines du passant se distendaient et que la salive lui venait à la bouche.

Et voilà que s’en vinrent du camp des Israélites deux jeunes hommes qui se dirigeaient vers le petit mont Péor. Ils allaient d’une part faire une promenade dans la splendeur de cette journée, de l’autre, ils espéraient découvrir les traces d’un cerf ou d’un lièvre ayant quitté les bois ombreux de la colline pour aller chercher les sources de l’Arnon ; d’autre part, ils cherchaient la tanière d’une hyène qui, la nuit, venait effrayer les troupeaux. Ils étaient de bonne humeur, comme il convenait à leur jeunesse. Chacun d’eux portait à sa ceinture une dague dans un fourreau de cuir orné de joyaux artificiels ; leurs oreilles étaient parées d’anneaux où brillaient des pierres bleues : c’était du butin pris aux Amorites. Les bracelets qui ornaient leurs bras étaient également des dépouilles de guerre, et les chaînes aux grands maillons d’argent pur, façonné au marteau, qu’ils portaient au cou avaient été enlevées sur le corps de géants de Bachane alors qu’ils avaient pris d’assaut les collines. Leur épaisse chevelure noire retombait en avant sur leurs épaules, et deux grosses nattes, dans lesquelles étaient tressées des paillettes d’or et d’argent et qui dépassaient leurs courtes barbes rondes, sautillaient sur leur poitrine. Leurs corps étaient nus à l’exception des ceintures qui couvraient uniquement leur sexe ; leur ventre pareil à du bronze resplendissant et leurs cuisses puissantes comme de granit façonné et poli étaient exposés au soleil.

Tout en marchant, ils conversaient ensemble. Et quel pouvait bien être le sujet de la conversation de deux jeunes guerriers à peine revenus de batailles victorieuses, sinon de leurs hauts faits et des filles qu’ils avaient faites captives, et que Moïse leur avait interdit de garder ? C’est d’elles qu’ils parlaient et du dernier potin du camp.

« Voilà plus de quatre semaines que nous avons battu les Amorites et le roi de Bachane ; mais Moïse persiste à ne pas nous mener de l’autre côté du Jourdain pour y reconquérir nos villes. Ruben, Gad et la moitié de la tribu de Manassé ont reçu leur part d’héritage ; ils sont en train de rebâtir les villes dévastées et de s’y installer avec leurs femmes et leurs enfants. Mais nous, Moïse nous retient dans le désert. Pourquoi ne nous fait-il pas passer sur l’autre rive du Jourdain ?

– On dit qu’il veut nous faire circoncire, avant de nous conduire dans la Terre promise.

– Eh bien, moi, je te dis qu’il ne veut pas nous faire profiter de l’alliance conclue avec Abraham avant que nous ayons pris Jéricho. Il a peur que l’ennemi, si nous sommes circoncis auparavant, ne l’apprenne et ne nous attaque tandis que nous serons faibles et incapables de nous défendre. Mais il y a une autre raison. Moïse sait qu’il doit mourir de ce côté-ci du Jourdain. Et, avant de mourir, il veut nous laisser son testament qui n’est pas autre chose qu’un vaste assortiment de lois, de statuts et de commandements. Et jusqu’à ce que la liste soit complète, on nous gardera ici, de ce côté-ci du fleuve.

– Écoute maintenant ce que je veux te dire. Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre comme les autres peuples, comme Moab et Édom ? Ne sont-ils pas aussi de la semence d’Abraham ? Pourquoi ne pouvons-nous pas nous marier avec des filles de Moab ou des filles d’Édom ? Est-ce que tu te rappelles cette belle petite Amorite que j’ai ramenée de la guerre à la maison ? Elle-même ne désirait pas quitter ma tente. J’ai donc persuadé ma femme de la garder avec nous. Mais ça n’a servi de rien. Regarde Moïse – lui a eu la permission de prendre femme chez les Midianites ; à nous, c’est défendu. »

Mais soudain voilà que l’odeur puissante de la chair de mouton rôtie arriva à leurs narines, si bien qu’ils firent simultanément volte-face ; et, de l’endroit où ils se trouvaient, ils perçurent derrière un monticule les boutiques et les tentes du bazar et les marchandises multicolores qui y étaient exposées. Sans dire un mot, ils se dirigèrent en toute hâte vers ce joyeux panorama.

Lorsqu’ils furent tout près de la première boutique, l’odeur de la viande rôtie devint extrêmement provocante ; mais, avant même qu’ils eussent atteint cette boutique, une vieille femme aux cheveux gris, maternelle, avec un grand anneau de nez dansant devant son visage voilé, s’en vint à leur rencontre.

« La paix soit avec vous ! dit-elle d’une voix aimable et douce. La paix soit avec vous, enfants de Jacob, petits-fils d’Abraham ! Nos yeux aspiraient à vous voir depuis que nous avons appris que le Dieu de nos pères vous avait délivrés de l’esclavage. Maintenant que vous voilà dans notre pays, vous êtes les plus aimés des hôtes. Car nous sommes proches parents, vous et nous. Nous avons eu le même ancêtre, Térah, et nous n’avons qu’une seule et même famille, celle d’Abraham. Choisissez donc ce qui vous plaît le mieux parmi toutes les choses que vous voyez, et soyez assez aimables pour l’accepter de nous comme cadeau. »

Les jeunes hommes restaient là embarrassés et surpris à la fois par la chaleur de cet accueil. Pas le moindre soupçon ne traversa leur esprit. Ce n’était pas une jeune femme qui s’adressait à eux, la voix était maternelle, de même que les yeux qui les contemplaient à travers le voile.

« Vos vêtements se sont usés pendant votre long voyage dans le désert. Vous ne manquez sûrement pas de bijoux et d’objets de parure, mais vous n’avez rien pour couvrir votre corps. Prenez ces manteaux, tissés à Bethchanne du lin le plus fin et bordés de la pourpre la plus pure, et couvrez-en votre nudité de princes. C’est le cadeau d’une tante à ses neveux », dit la femme, et, sans attendre leur consentement, elle jeta deux manteaux sur les épaules des jeunes gens.

« Venez, enfants d’une tribu de frères, venez rompre le pain avec nous, et goûter aux meilleurs mets que nous sommes capables de préparer. D’ailleurs, nous avons des articles meilleurs que ceux-ci, des marchandises plus rares, dans la boutique. Approchez, chers parents, nous vous attendions. Yaldah ! Charfiah ! venez voir les visiteurs que nous avons. Nos frères de sang, qui ont anéanti nos ennemis, les Amorites, qui ont vengé notre déshonneur. Accueillez-les en chantant et en jouant de vos instruments, comme ils le méritent. »

La vieille femme d’un geste maternel repoussa le rideau et invita les deux jeunes guerriers à pénétrer à l’intérieur.

Yaldah n’était vraiment qu’une enfant, une fille de dix à douze ans, nue comme Ève au paradis, avec deux petits seins pareils à deux colombes dont la rondeur modeste jaillissait de son jeune corps, sur lequel elle ne portait qu’une étroite ceinture cachant à peine son sexe. Elle était assise sur un tapis, une harpe sur les genoux, et jouait devant une image de Baal ; et, tout en jouant, elle chantait un cantique d’une voix souple et harmonieuse.

Charfiah, en comparaison, était un feu ardent. Sa peau était hâlée, ses seins et son ventre épanouis, ses cheveux pareils à une vague de flammes d’or. Elle était étendue sur une couche de peaux blanchies de mouton et de chèvre. Devant elle se dressait une statue d’Astaroth, les jambes écartées, avec un ventre énorme d’où s’érigeait un nombril pareil à un membre viril ; dans ses mains elle tenait une colombe qu’elle pressait contre sa poitrine. Sur une table, à côté d’elle, se trouvait un brasero où fumait de l’encens, et près du brasero un tas de bonnes choses – des gâteaux, des œufs, des légumes, des jarres pleines de lait, de vin, de bière et d’eau. Sur un fourneau à trois pieds, rempli de charbons embrasés, était suspendu un pot de terre où un chevreau cuisait dans le lait de sa mère, piqué de clous de girofle et d’autres condiments.

Les deux jeunes hommes se tenaient là, bouche bée, ébahis. Ils se donnaient l’un à l’autre des coups dans les côtes, ils riaient pour masquer leur embarras, tout en montrant leurs fortes dents blanches.

« Entrez, mes bons amis. Vous êtes les bienvenus, nos parents. Nous vous avons préparé à manger et à boire – ce qu’il y a de meilleur », et les deux jeunes filles se levèrent et conduisirent les jeunes hommes vers leur couche.

Bientôt tout embarras eut disparu ; les jeunes soldats étaient assis sur les couches, ils mangeaient et buvaient. Charfiah jouait déjà avec les lourdes boucles rituelles de l’un d’entre eux. Ah ! s’il voulait permettre qu’on les coupe ; elle en ferait un beau collier pour elle, orné de pierres et de paillettes d’or – qu’elle ne porterait, bien entendu, que les jours de fête.

Non, il ne pouvait pas lui donner ses boucles rituelles. C’était le symbole de son peuple. Comment pourrait-il réapparaître au camp sans cela ? N’y avait-il rien d’autre avec quoi il pourrait acheter la clé ouvrant la porte de son jardin ? Peut-être ce bracelet qu’il avait pris sur un guerrier tué par lui lors de la prise de la forteresse de Bachane ? Il était d’argent pur façonné au marteau et serti de pierres de lune, qui brillaient comme des étoiles dans la nuit.

Non. Ni l’or, ni l’argent, ni les pierres précieuses ne pouvaient ouvrir la porte de son jardin ; tout ce qu’il fallait c’était un petit acte de respect devant la déesse Astaroth, et une pincée d’encens sur le brasero qui fumait devant elle. La fumée s’épaissirait, son parfum ferait plaisir à la déesse, et Charfiah sentirait son sang s’échauffer.

Mais comment pourrait-il faire pareille chose ? Moïse, au nom de Jéhovah, avait strictement interdit d’adorer d’autres dieux.

Mais la petite Yaldah réussit à gagner les deux rudes hommes au culte de l’idole. Elle était depuis son enfance consacrée à la déesse. C’était sa mère qui l’avait ainsi consacrée, raconta-t-elle de sa voix semblable à celle d’un oiseau. Elle était vierge : son ventre était fermé par sept sceaux, et personne ne pourrait les briser avant d’avoir fait un sacrifice à Baal, et payé le prix à ce dieu.

Et quel était son prix ?

Se prosterner jusqu’à terre devant lui, jeter une pincée d’encens sur son autel, et manger en sa présence un plat de viande de chevreau cuit dans le lait de sa mère. Là était le brasero avec les charbons ; là était le chevreau cuisant dans le lait de sa mère. Mais d’abord il fallait qu’il se mît tout nu devant Baal et découvrît sa virilité devant lui, car les premiers rapports qu’elle aurait avec un homme devaient être sanctifiés par Baal-Péor.

Comment pourrait-il faire de telles choses ? Jéhovah l’avait très sévèrement défendu.

Mais ce n’était rien de se mettre tout nu devant le dieu. Cela ne durerait qu’un instant, et sa virilité serait bénie pour toute la vie.

Ce n’étaient pas les eaux de Sodome qui mettaient le feu dans les sens des jeunes guerriers, ainsi que Balaam l’avait prédit. C’était produit tout simplement par la bière d’orge qu’ils buvaient et par les crèmes aromatisées d’encens que Yaldah et Charfiah leur appliquaient sur la poitrine et sur les parties. Le jardin secret scellé de sept sceaux s’ouvrit. Les deux Israélites, centeniers de la tribu de Siméon, se mirent debout tout nus à côté des filles de Moab, se présentèrent d’eux-mêmes devant la statue de Baal, s’agenouillèrent devant elle, brûlèrent de l’encens en son honneur et baisèrent le nombril enduit de miel d’Astaroth.

Ce soir-là, tard, sous la protection de la nuit, les deux hommes de Siméon se glissèrent dans le camp et dans leur tente. Leurs corps étaient enveloppés de manteaux en lin de Betchanne ; et, sous ces manteaux, ils portaient, suspendus à leur cou, de petites horreurs, des images de Baal tenant au poing des faisceaux d’éclairs ; ils croyaient que de ces images dériverait une virilité sans fin.

Le lendemain, commença vers le village de tentes une course en débandade. C’étaient les petites gens et les chefs et les centeniers et même ceux qui commandaient à mille Israélites. Au début, ils s’en allaient en cachette et rentraient en cachette, dans l’espoir de ne pas être remarqués. Mais on ne tarda pas à décamper ouvertement. De plus, les corrupteurs rendirent les visites. On ne tarda pas à voir dans le camp des hommes et des femmes d’étrange apparence : des hommes dont les yeux étaient cerclés de bleu, dont les lèvres étaient maquillées de rouge ; des femmes en costume d’homme, la poitrine couverte de ceintures et une épée au côté. Les femmes des Israélites changèrent, elles aussi, d’attitude. On vit soudain s’épanouir des tissus et des voiles écarlates, des seins nus, des chevelures éparpillées de façon provocante. Les hommes exhibaient sur leur poitrine des images de Baal. On entendait sortir des tentes le bruit de chants et d’instruments de musique, et l’odeur de divers encens se répandait à travers le camp.

 

Moïse s’était retiré dans sa demeure. Depuis que Jéhovah lui avait révélé que, pour avoir frappé le rocher au lieu de lui ordonner de faire jaillir l’eau, ainsi que Dieu le lui avait commandé, il partagerait le sort des « Morts du Désert », il ne s’occupait plus que des lois d’Israël. Il revoyait et révisait le vaste ensemble de commandements et d’ordonnances, d’ordres et de prohibitions qu’il avait donnés à Israël au nom de Jéhovah, pendant les quarante ans de leur voyage. Cela devait être son testament, un testament personnel où il introduirait le souvenir de ses luttes, de ses idées, de ses tentations et de ses tribulations. Il désirait laisser aux enfants d’Israël un avertissement éternel, un code et un guide pour tous les âges à venir. Il travaillait donc à classer de façon systématique les lois, et à exprimer ses vues, ses avertissements, ses exhortations, aussi bien que le récit des évènements passés.

On vint le troubler soudain au milieu de ces préoccupations par le compte rendu de ces abominations.

Alors Moïse se leva cette nuit même : à ses côtés étaient Josué, son ministre, et le jeune Phinéas, petit-fils de son frère, prêtre de l’armée, un de ceux qui étaient nés dans le désert. Il s’arrêta devant sa tente, à l’entrée de la place de l’assemblée, et plongea ses regards dans la nuit. Il aperçut les lumières qui brillaient au pied de la colline où se dressait la statue de Baal-Péor. Les Israélites y étaient, avec les filles de Moab et de Midian, dont ils avaient fait des prostituées, et avec elles ils offraient des sacrifices à Baal. Il percevait au loin leur vacarme, les vociférations humaines, pareilles aux cris et aux glapissements qu’il avait jadis entendus quand la génération du désert dansait autour du Veau d’or. Était-ce donc la même histoire qui se renouvelait au seuil de la Terre promise, après quarante ans de désert ?

Il lui fallait écarter la colère de Jéhovah avant qu’elle éclatât comme un feu dévorant.

« Va ! Réunis les Anciens d’Israël et leurs juges. »

La même nuit, il publia un décret adressé, au nom de Jéhovah, aux Anciens et aux juges d’Israël :

« Réunissez non le peuple, mais les chefs et les Anciens qui ont donné l’exemple, et que cette sentence soit exécutée sans délai. Prenez tous ceux qui se sont prosternés devant les dieux de Moab et ont adoré Baal-Péor et pendez-les dans la lumière du soleil, devant Dieu. Et que ce soit un avertissement pour les Bnaï Israël, afin qu’ils n’aillent pas vers les filles de Moab et de Midian que leurs pères ont envoyées afin de débaucher Israël et pour le détourner des sentiers de Jéhovah. »

Le lendemain matin, le soleil se leva sur une rangée de gibets dressés devant la tente de l’assemblée, où se balançaient les cadavres des centeniers qui avaient obéi à Baal et qui maintenant étaient un avertissement pour Israël.

Parmi ces cadavres se trouvaient ceux des deux centeniers de la tribu de Siméon, Yonadab et Osnath, portant encore sur leur poitrine les images de Baal que leur avaient données les filles de Moab, Yaldah et Charfiah.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

 

MAIS cela ne mit pas un terme à l’affaire de la tentation. Zimri ben Zoula était un des princes de la tribu de Siméon. Il était en même temps chef de mille soldats de l’armée de sa tribu. Les deux chefs exécutés, Yonadab et Osnath, avaient servi sous ses ordres, ainsi que beaucoup d’autres soldats de la féconde tribu de Siméon qui avaient été comme eux condamnés au gibet. Comme prince de sa tribu, Zimri se sentait particulièrement responsable. Il y avait longtemps qu’il était exaspéré contre Moïse. En sa qualité de prince, il avait espéré devenir le commandant en chef de son armée. Or, sur le conseil de Josué, Moïse l’avait relevé de ses charges militaires et avait nommé à sa place un prince de la famille de Zérah.

Zimri était aimé de ses soldats. C’était un courageux combattant qui s’était remarquablement distingué dans les combats contre les Amorites et les Bachanites. Les jeunes de la tribu de Siméon le considéraient comme un héros. Et, de plus, ils trouvaient sympathiques ses habitudes licencieuses. Il permettait aux hommes placés sous ses ordres mainte chose interdite et qu’aucun autre chef de mille n’aurait autorisée ; il faisait semblant de ne pas entendre lorsqu’on lui rapportait que ses soldats avaient violenté les filles de l’ennemi ; il considérait que ce n’était pas à lui de veiller à l’application de l’interdiction de prendre pour épouses les femmes étrangères ; et il distribuait généreusement le butin. Et il avait été l’un des premiers chefs de nobles familles à aller rendre visite aux filles de Moab.

Mais lui, ce n’était pas un traquenard quelconque qui lui avait été préparé. Ce qui l’attendait, lui, c’était la tente luxueuse de la princesse Kozbi, fille de Zour, prince de la famille royale de Midian. Ce chef des Midianites avait, comme bien d’autres pères midianites, offert sa fille comme appât et traquenard pour éloigner de Jéhovah les Israélites en les entraînant à la débauche. C’était lui-même qui avait orné sa tente dans la vallée, l’avait parée de tapisseries et de divans luxueux, avec un lit de peaux précieuses et des rideaux pourpres et violets. De plus, Kozbi avait à son service tout un cortège de serviteurs et d’amuseurs : joueurs de flûte, danseurs, coiffeuses, masseurs et parfumeurs. Elle gardait en outre auprès d’elle un prêtre eunuque chargé de diriger les offices devant la statue de pierre de Baal qui formait le centre de la vaste tente.

Tel était l’appât préparé pour cette prise importante. La princesse elle-même était séduisante de corps, et de traits, et son charme était rendu plus grand encore par ses façons luxurieuses et l’atmosphère de noblesse qui lui venait de son nom. Au début, on avait espéré pouvoir se servir d’elle d’une façon ou d’une autre pour séduire Josué ben Noun en personne ou, à son défaut, le jeune et orgueilleux Phinéas, prêtre au nom égyptien, dont on disait que ses prières inspiraient à Jéhovah lui-même des sentiments guerriers, parce que les discours qu’il adressait aux soldats avant la bataille les excitaient au plus grand courage. Si Kozbi avait pu séduire un personnage aussi important et, par suite, détruire l’esprit combatif des Israélites, ç’aurait été une grande victoire. Mais aucun des Israélites les plus distingués ne fut amené dans sa tente, ni Josué ben Noua ni le grand prêtre des armées dont tant de récits vantaient la virile beauté et le courage. Et Kozbi avait dû se contenter de Zimri.

Elle était dans la plénitude de sa féminité et son corps était tel que les hommes de Midian le trouvaient particulièrement séduisant : bien en chair, à moitié assise, à moitié couchée sur un lit richement décoré, elle tenait à la main, suivant la mode égyptienne, une fleur de lotus que de temps à autre elle portait à ses narines. Une lourde perruque rouge d’or en cheveux artificiels était posée sur sa tête comme une sorte de bonnet aplati. Ses yeux étaient profondément enfoncés dans leurs orbites peintes en bleu ; sa gorge était couverte d’un collier d’or d’où pendait un gland, le seul objet qui recouvrît sa nudité. Alors, tout en jouant avec la fleur de lotus, elle conversait avec le prince d’Israël richement vêtu, assis près d’elle dans une robe à rayures bleues et rouges.

« Vous pouvez me considérer, prince, comme un émissaire de paix de mon peuple à nos frères, les Bnaï Israël. Nos pères nous ont envoyées dans le camp d’Israël pour y porter le salut et la bénédiction à nos parents revenus dans leur pays. Je suis une princesse, et c’est pourquoi mon message s’adresse à un prince. J’avais pensé que je serais reçue par les plus hauts personnages d’Israël : c’est ce que je croyais et ce que croyaient aussi mes sœurs, les Moabites. Nous espérions une joyeuse réception, une bienvenue solennelle, la réponse à nos compliments et à nos bons vœux d’amour. Or, qu’avons-nous trouvé ? On a fermé devant nous les portes du camp, et les courageux jeunes Israélites qui sont venus à nous dans la bonté de leur cœur ont été punis de mort. Dites-moi, prince, quelle sorte de peuple est le vôtre, quelle sorte de prêtres, quelle sorte de coutumes ?

– Ces coutumes, princesse, sont la conséquence de notre trop long séjour dans le désert. Elles nous ont été imposées par une petite clique de prêtres, à la tête de laquelle est Moïse, qui désire nous maintenir isolés et séparés de nos bons voisins. Le peuple lui-même serait heureux de vivre en paix avec vous, car il sait que nous sommes de la même famille ; et tu as certainement remarqué, princesse, l’empressement des jeunes soldats qui sont venus dans vos tentes en dépit de la défense expresse de Moïse. Sois assurée, princesse, que tu n’aurais qu’à paraître avec moi sur mon char dans le camp des Israélites pour que tout le monde vienne en foule te saluer, comme il convient à ton rang, aussi bien qu’à ta mission de messagère des compliments des Midianites. »

D’un geste qu’il s’efforça de rendre élégant, Zimri déposa aux pieds de la princesse sa ceinture, sertie de pierres précieuses, et deux soutien-gorge, trophées de guerre enlevés par lui à la favorite du roi des Midianites.

« Avec toi, prince, dans le camp d’Israël ? Ne crains-tu pas que Moïse n’en agisse avec toi comme il l’a fait avec les autres officiers ? Et ma propre vie ne serait-elle pas en danger ?

– Moïse, me traiter comme il a traité les autres officiers ? répéta Zimri avec hauteur. Je ne suis pas inférieur à Moïse de la largeur du doigt. Je suis un prince d’Israël, le plus ancien de la plus noble famille de la tribu de Siméon. Notre famille compte ses guerriers par centaines. Et ici, dans les tentes des filles de Moab, il y a aussi des centaines des plus courageux jeunes soldats d’Israël et, parmi eux, des chefs et des hommes célèbres ; et tous sont d’accord avec moi pour penser que nous devons vivre en union amicale avec nos voisins. En ce moment, ils craignent de retourner au camp en raison de ce que Moïse a fait aux autres. Mais, attends que je les aie réunis en troupe, et qu’ils forment avec leurs épées et leurs arcs une garde autour de toi, princesse, et que nous pénétrions dans le camp d’Israël. Alors, nous verrons bien qui osera s’opposer à nous.

– Voilà l’homme que j’attendais ! » s’écria la princesse, et, se blottissant contre Zimri, elle le remercia de ses caresses les plus chaudes et les plus raffinées. Mais, lorsque le prince, enflammé par les attouchements pervers et luxurieux, la pressa de lui accorder une plus complète récompense, elle s’écarta de lui avec pudeur, le menaçant du doigt et clignant de l’œil :

« Pas ici, prince... Dans ta propre tente, comme il convient pour un guerrier qui revient de la bataille avec la femme qu’il a emmenée captive. »

 

Maintenant le prince Zimri se tenait au centre de la foule de renégats, soldats et capitaines d’Israël, qui étaient allés trouver les filles de Moab et n’osaient pas retourner au camp de peur d’avoir le sort de leurs compagnons. Zimri leur parla habilement, en évitant de faire allusion à Baal.

« Qu’avons-nous fait que Moïse lui-même n’ait pas fait ? Pourquoi lui a-t-il été permis de prendre femme chez les Midianites, alors que cela nous est interdit ? En quoi Osnath et Yonadab avaient-ils mérité la mort ? Nos amis sont venus nous saluer, nos voisins ; nos parents, que Jéhovah lui-même nous a commandé de respecter. Nous sommes étrangers en ce pays. Nous ne pouvons pas éternellement écarter de nous nos voisins par la crainte de nos épées. Allons, frères, suivez-moi au camp d’Israël. Qu’avons-nous à craindre ? Nous avons des lances dans nos mains. Vous êtes des hommes de valeur, vous avez vaincu les Amorites et Og, le roi de Bachane. Venez, montrons à Moïse et aux prêtres que nous sommes des Israélites libres. »

Ils marchèrent donc vers le camp, toute une caravane de chameaux et d’ânes accompagnés d’un grand nombre de soldats – soldats d’Israël, de Moab et de Midian. En tête, immédiatement après les hérauts, Zimri s’avançait sur un chameau de grande taille orné d’une selle riche et multicolore. Derrière lui, marchaient quatre Éthiopiens, portant sur leurs épaules le palanquin avec un présent spécial destiné à corrompre Israël et à l’amener à la débauche et à l’idolâtrie. Ce palanquin était ouvert, et la princesse Kozbi s’y trouvait à demi assise et à demi couchée, de façon à mettre en valeur sa beauté et sa séduction : sa lourde perruque recouvrait sa tête ; ses grands yeux brillaient dans leurs orbites fraîchement peintes ; ses lèvres étaient recouvertes de vermillon, et les deux globes de ses seins resplendissaient à travers les pectoraux. Innombrables étaient les ornements d’or suspendus à ses oreilles, à ses boucles, à son collier, à ses pectoraux, à ses bracelets, à ses cuissards, à sa ceinture. Toutes ces pendeloques étaient reliées par de petites chaînes et des agrafes, de sorte que la princesse avait l’air d’être enfermée dans un réseau d’or que le vaillant Zimri traînait après soi. Dans une main, la princesse tenait une colombe pressée contre sa poitrine, symbole d’Astaroth dont la princesse était la personnification. Mais si la princesse était presque cachée sous ses bijoux, son cortège avait pris le parti de se passer de tout vêtement. Une troupe de danseuses nues, à l’exception d’un petit morceau de batiste qui couvrait leur sexe et des clochettes suspendues à leurs pieds, entouraient le palanquin, et dansaient au rythme des flûtes et des cymbales. Puis venait un défilé de femmes de tout âge, matrones en vêtements lourds, jeunes filles et fillettes aux corps sveltes et aux membres délicats, ainsi que des monstres et des estropiés, afin que tous les caprices naturels ou contre nature pussent trouver à se satisfaire.

Alors, entouré d’une garde armée, Zimri introduisit dans le camp la princesse Kozbi.

Moïse et son conseil étaient sortis de leur tente, et une grande foule de Bnaï Israël s’étaient réunis. Et Zimri, du haut de son chameau, éleva la voix et cria :

« Hommes d’Israël ! Nos frères, les peuples de Moab et de Midian, nous ont envoyé leurs filles, non en ennemis, mais en amis, pour se réjouir avec nous dans la paix au moment où nous arrivons dans notre pays. »

Puis, s’adressant à Moïse, il ajouta :

« Ne défends pas au peuple ce qui t’a été permis à toi-même. »

Puis se tournant de nouveau vers le peuple, il dit :

« Hommes d’Israël, nous ne pouvons pas faire affront aux filles de nos amis. Montrez-leur que vous êtes des hommes libres. Montrons à nos amis que tous nous désirons la paix et qu’il n’y a pas de mauvais desseins parmi nous. Venez vous amuser avec les filles de nos amis. Nous voulons voir qui oserait nous l’interdire. »

Et Zimri et la princesse se dirigèrent vers la tente du prince, suivis d’un grand nombre de gens.

À ce moment-là, le grand Moïse tout décontenancé fut saisi de faiblesse et d’indécision. Que devait-il répondre ? Devait-il prier pour que la terre s’ouvrît et engloutît cette foule, comme elle avait englouti Korah et ses partisans ? Ici, au seuil de la Terre promise ? Un fils d’Israël, un prince et un Ancien, un membre d’une famille noble avait osé faire entrer dans le camp une Midianite, en présence de tout le peuple, devant le sanctuaire et sous les yeux de Jéhovah, et pas un mot n’avait été prononcé, pas une voix ne s’était élevée pour protester ! Ne conviendrait-il pas que Dieu envoyât une épidémie pour détruire ce peuple qu’il avait amené par tant de miracles jusqu’aux portes de son pays ?

Et ce fut en effet ce qui advint. Une épidémie les frappa, et Moïse n’eut pas le courage d’implorer Jéhovah, de l’arrêter. Ses lèvres étaient muettes. Il restait assis à l’écart, sans parole, comme pétrifié ; son long visage était blanc comme la pierre, et pareils à une pierre dans leur immobilité étaient aussi ses cheveux et sa barbe. Mais ceux qui, pleins de terreur, le surveillaient, aperçurent soudain deux grosses larmes coulant de ses yeux et roulant le long de ses rides profondes.

Phinéas, le jeune prêtre, était là, appuyé contre les montants de la porte de Moïse et regardait celui-ci. Ses mains tremblaient, il les croisait et les décroisait. Au premier moment, lorsqu’il avait vu apparaître l’insolent Zimri sur son chameau, il avait eu envie de prendre une lance et de percer de part en part ce renégat. Mais, par un violent effort, il avait réussi à se maîtriser, sachant qu’il était interdit à un prêtre de se souiller du sang d’un homme, ou même de toucher un cadavre, ou de prendre part à un combat. Le moindre défaut corporel rendait un prêtre inapte au service divin. Le prêtre était toujours en garde contre tout accident de ce genre. Et lui, Phinéas, était l’un des peu nombreux fils d’Aaron – l’un des quelques descendants du premier grand prêtre. Mais maintenant, en voyant les larmes couler sans arrêt sur le visage de Moïse, il sut ce qu’il convenait de faire. Ce n’était pas le feu sacré qu’il fallait porter au milieu du peuple, mais le feu de l’impureté, le seul qui lui convînt. Et c’était à lui de le faire. Qu’importait après cela s’il n’était plus apte au sacerdoce ? Périssent cent comme lui, pourvu qu’Israël soit sauvé !

Il bondit soudain de la place où il était, s’enfuit vers le camp et se dirigea vers la tente de Zimri. Il jeta à terre en lui arrachant sa lance la sentinelle qui essayait de l’arrêter. Telle une furie, il se précipita parmi ceux qui s’étaient réunis pour se divertir avec les filles de Moab. Une furie, un ange de colère, un ange tenant une lance enflammée qui renversa à droite et à gauche les fêtards ivres, les balayant avec tant de force qu’ils tombèrent morts à ses pieds. Il enfonça la porte de la chambre intérieure de Zimri et disparut.

Un peu plus tard, l’ange de fureur réapparut, un ange au visage blême enfoui dans une jeune barbe noire. Dans ses mains puissantes il tenait une lance sur laquelle étaient empalés les corps des pécheurs en Israël, Zimri et sa prostituée, Kozbi : tous deux transpercés de part en part. Et Phinéas transporta cet emblème d’impureté à travers tout le camp, et jeta les cadavres sanglants aux pieds du peuple.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

 

IL y avait dans l’affaire Zimri des éléments gros de conséquences et menaçants qui avaient influé sur l’attitude de Moïse, sur la faiblesse momentanée à laquelle cela l’avait entraîné. Cela lui avait dévoilé, avec une effrayante soudaineté, l’abîme qui s’ouvrait devant les Israélites. Tant qu’ils avaient séjourné et erré dans le désert, ils n’avaient eu aucun contact avec d’autres peuples. Maintenant, ils étaient en rapports directs avec Édom, Ammon, Moab, Midian et d’autres. Ils pouvaient observer les manières et les coutumes de leurs voisins et être attirés par leur manière de vivre, libre, insouciante : une vie que n’opprimaient ni les commandements ni les prohibitions interdisant l’obéissance aux plaisirs naturels, s’opposant au penchant naturel à la corruption. Les enfants d’Israël de la nouvelle génération, nés et élevés dans le désert, étaient des enfants de la nature, semblables à une source qui jaillit dans la plaine et ne saurait être contenue par des digues et des canaux. On pouvait aussi le comparer à un sol vierge, que la charrue n’a pas encore touché, et qui est prêt à accueillir n’importe quelle semence. L’incident Zimri avait révélé à Moïse les effrayants dangers qui attendaient maintenant les enfants d’Israël – maintenant, et plus encore dans l’avenir, quand il ne serait plus avec eux.

Ce n’était pas qu’il ne crût en personne d’autre que lui-même et s’estimât seul capable de maintenir la discipline dans son peuple : il avait une confiance parfaite en Josué ben Noun, et il sentait que Dieu confirmerait comme chef l’homme qu’il avait si longtemps dressé. Ce qu’il ressentait, par contre, c’était une accointance spéciale avec Jéhovah pour tout ce qui touchait Israël ; personne d’autre n’était capable comme lui d’apaiser les colères de Jéhovah contre Israël ; à nul autre Esprit des Ancêtres il n’accorderait autant qu’à Moïse. Et puis, ce n’était pas que Jéhovah tînt compte des personnes ; mais il connaissait son cœur, il savait qu’il était disposé à donner sa vie à tout instant pour les Israélites, à prendre la charge de leurs péchés, à s’interposer entre eux et le fouet prêt à tomber. Il y avait autre chose encore : deux tâches lui avaient été confiées par Dieu et il fallait qu’il les accomplît. La première consistait à libérer les Bnaï Israël de la terrible fournaise égyptienne : il l’avait fait. La seconde avait pour but de conduire les Israélites dans la Terre promise, et il ne mourrait pas, il n’abandonnerait pas son peuple avant d’avoir également rempli cette mission.

L’affaire Zimri ajoutait des motifs de plus à sa crainte de quitter les Hébreux. Une nouvelle menace s’était levée contre le destin particulier d’Israël, contre sa qualité de peuple élu. Et, bien qu’il l’aimât tendrement et aspirât de toute son âme à le voir installé dans son pays, heureux sous le soleil que Jéhovah déversait sur lui, son existence n’avait de sens pour lui qu’en tant que peuple choisi, peuple à part, consacré pour ce choix. Un Israël sans cette divine destinée, à lui assignée par le traité d’alliance conclu entre Jéhovah et Abraham, était pour Moïse – si tant est qu’il pût le concevoir – sans contenu et sans signification.

Et, bien que Moïse fût très vieux, si l’on tenait compte des années, ses sentiments étaient ceux de la santé et de la jeunesse. Sa chevelure faisait penser à la neige ; mais quand on contemplait ce géant, on avait la sensation qu’il lui suffirait de secouer énergiquement la tête pour qu’on vît se révéler une tête de jeune homme. Ses yeux ne s’étaient pas assombris ; ses dents étaient comparables à une rangée de perles géantes ; ses mouvements étaient souples et doux. Il savait qu’il avait en soi l’énergie physique et morale nécessaire pour accomplir sa mission.

Mais pas un seul moment il ne chassait de sa mémoire le souvenir de la sentence prononcée contre lui. Il ne savait pas quand elle serait exécutée ; il se permettait seulement d’espérer que Jéhovah se laisserait fléchir, qu’il lui pardonnerait son péché comme il avait pardonné ceux des enfants d’Israël, et qu’il lui permettait de vivre assez longtemps pour accomplir sa mission jusqu’au bout.

Entre-temps, il appliquait toute son énergie à guérir les blessures que l’affaire Zimri avait causées, à rétablir dans le camp une situation normale et à faire les préparatifs pour le passage du Jourdain et la conquête de Canaan.

Mais la première chose à faire était de punir ceux qui étaient responsables de cette catastrophe et, là, il se trouva dans la nécessité de prononcer un jugement sévère. Lorsqu’il avait demandé à Dieu ce qu’il devait faire à l’égard du peuple qui avait formé cet abominable complot en vue de corrompre Israël, la réponse avait été : « Anéantis les Midianites. » Il trouvait difficile à l’extrême d’envoyer une expédition punitive contre ce peuple. N’y avait-il pas vécu de longues années ? Jéthro ne l’avait-il pas caché contre le Pharaon ? Sa propre femme, Séphorah, morte depuis longtemps, n’était-elle pas elle-même une Midianite ? Il connaissait les qualités comme les défauts de ce peuple. Il avait apprécié à sa juste valeur son beau-père Jéthro, non seulement en raison de l’hospitalité et de la protection qu’il lui avait accordées, mais en raison des sages conseils qu’il avait reçus de lui. Pourtant, que ce fût difficile ou non, Moïse n’était pas homme à hésiter, pour des motifs personnels, devant l’exécution d’un ordre qu’il savait aussi juste qu’il était sévère. Et, après un dur combat intérieur, il triompha de sa répugnance.

Il attendit pourtant un certain temps, jusqu’à ce qu’il eût rétabli le calme, car, bien qu’un grand nombre d’Israélites fussent pleins de colère contre les Midianites, il y en avait beaucoup aussi qui murmuraient contre Phinéas parce qu’il avait tué leur parent.

Sur l’ordre de Jéhovah, Moïse fit d’abord faire un recensement préliminaire au passage du Jourdain ; il rétablit l’hégémonie des Anciens des tribus et institua une gradation stricte entre les tribus et les familles suivant leur nombre et leur importance, en vue de la répartition du territoire qu’ils allaient conquérir. Pendant les quarante ans de leur séjour dans le désert, bien des coutumes et traditions des tribus avaient disparu, et il y avait eu certaines fusions entre les tribus et les familles. Le plan de Moïse était de rétablir l’ancien ordre de choses avant de passer le fleuve. L’affaire Zimri avait, de plus, fait voir la nécessité de réviser la liste des chefs et de remplacer certains d’entre eux par des hommes nouveaux, responsables et dignes de confiance. C’était par eux seulement que les tribus et les familles pouvaient être ramenées à la discipline et que l’ordre pouvait être maintenu et contrôlé dans l’ensemble du peuple.

Lorsque le recensement fut terminé et que les nouveaux chefs eurent été choisis, Moïse reçut l’ordre suivant :

« Exécute la vengeance prescrite aux Israélites sur les Midianites puis tu seras réuni à tes ancêtres. »

Et, puisque Dieu lui disait que cette vengeance sur les Midianites devait être le dernier acte de sa vie, Moïse s’empressa d’obéir.

Pour cette expédition, il choisit mille guerriers de chaque tribu et envoya avec eux Phinéas, le fils d’Eléazar, avec des vases sacrés et des trompettes pour leur insuffler l’esprit combatif. Et l’armée des Israélites partit en guerre contre les Midianites et mit à mort tous les hommes, y compris les princes. On s’empara également de Balaam qui était venu chez les princes de Midian, afin de leur réclamer sa récompense pour le conseil subtil qu’il leur avait donné et qui avait causé la mort de vingt-quatre mille Israélites.

Après avoir exécuté cette vengeance sur les Midianites, l’expédition revint, rapportant avec elle une immense quantité de butin, de vases, de vêtements, d’objets de parure, d’or, d’argent, de brebis, de bétail, sans compter les femmes et les enfants.

 

Moïse était le fils de son temps. Mais, sans vouloir le disculper ou le justifier, il faut dire quelque chose de cette guerre d’anéantissement contre Midian, à la lumière de l’attitude morale qui caractérisait Moïse.

La foi qu’il avait en Jéhovah était aveugle, inaccessible au doute ou à la discussion. S’il acceptait les lois de Dieu ce n’était pas qu’à la lumière de l’intelligence et de l’évaluation humaines il les considérât comme justes, mais, tout simplement, parce que c’étaient les lois de Dieu, du créateur du ciel et de la terre, du créateur des lois naturelles : c’était là la seule raison pour laquelle elles étaient justes.

D’une main forte et d’un bras puissant, Jéhovah avait conduit son peuple hors de l’Égypte ; d’une main forte et d’un bras puissant, il avait obligé ce peuple, par la faim et la mort, à la discipline de ses commandements ; d’un bras fort et d’une main puissante, il écarterait toute pierre d’achoppement rencontrée sur sa route.

Les femmes de Midian étaient une pierre d’achoppement de ce genre. Leurs pères et leurs maris les avaient livrées à la débauche et les avaient envoyées dans le camp des Bnaï Israël pour corrompre ceux-ci et les amener à l’adoration de Baal-Péor. Elles avaient apporté dans le camp le désordre et la ruine. Jéhovah avait ordonné à Moïse de tirer vengeance des Midianites et de les exterminer, parce que, lui avait-il dit, « par leurs artifices, ils vous ont leurrés dans l’affaire de Péor ». Pourquoi donc aurait-il eu pour eux plus de compassion et d’égards que pour les enfants d’Israël ? Ils étaient un danger et une menace : il fallait donc les supprimer.

Sortant du camp avec le grand prêtre Eléazar pour accueillir les guerriers à leur retour, Moïse vit la horde de femmes qui faisaient partie du butin. Ce n’étaient pas des vieilles, mais des femmes dans toute la plénitude de leur féminité, et parmi les jeunes, il y en avait beaucoup dont les lèvres étaient peintes en écarlate, les yeux cerclés de bleu, et qui s’étaient couvertes d’ornements en vue de leur captivité. C’était la défaite blottie au sein de la victoire, le mal qui avait causé le désastre et la guerre, survivant à l’une et à l’autre, pour la ruine des Bnaï Israël.

« Comment ! Vous avez laissé la vie aux femmes ? s’écria Moïse. N’est-ce pas elles qui, sous la conduite de Balaam, ont amené les Israélites à pécher devant Baal-Péor, et ont causé le fléau qui a dévasté le camp ? »

Et Moïse donna l’ordre qui correspondait à l’esprit des coutumes de guerre de ce temps-là.

 

L’expédition punitive contre les Midianites fut la seule agression entreprise par Moïse. Dans toutes les autres guerres, il avait été sur la défensive. Pour symboliser le fait que tuer, même au combat, et toucher des cadavres étaient des péchés, il décréta un acte de purification pour les soldats. « Restez sept jours hors du camp ; quiconque a tué, quiconque a touché un homme tué, devra se purifier le troisième et le septième jour ; les captifs doivent aussi être purifiés ; et tout vêtement, tout ce qui est fait de peau, tout ouvrage de poils de chèvre et tout ce qui est fait de laine devra être purifié. »

Moïse profita aussi de cette occasion pour établir un système de répartition du butin rapporté par les armées victorieuses. Les vases, vêtements et objets de parure, les moutons et le bétail, et les jeunes femmes qui avaient été épargnées – celles qui n’avaient pas encore connu d’homme – furent divisés en deux parts : l’une fut distribuée entre tous les soldats qui avaient combattu contre Midian, l’autre revint à la collectivité. Chaque tribu à son tour devait en rendre une partie aux Lévites, tandis que le tabernacle recevait sa part des guerriers, « comme tribu payé au Seigneur ». Mais sur une suggestion du grand prêtre, les chefs de mille hommes et les centeniers firent une offrande « volontaire » de remerciement parce qu’il ne manquait pas un seul des hommes qu’ils avaient emmenés en guerre. « Nous avons apporté une offrande au Seigneur, de tout ce que chaque homme a reçu en fait de bijoux, d’anneaux de bras, de bracelets, de bagues de signature, de pendants d’oreilles et de ceintures, en guise d’expiation pour nos âmes. » Cette répartition du butin servit de modèle pour les guerres ultérieures. Le don d’or et d’argent et d’ornements de prix était considéré comme volontaire – c’était un ex-voto. Cela devint une coutume et une loi et, plus tard, toute tentative de s’y soustraire fut sévèrement punie.

Moïse établit aussi un plan de répartition des terres à conquérir par les Bnaï Israël. Il mit de côté pour les Lévites certaines villes ; il en choisit certaines autres pour servir de refuge à ceux qui auraient tué quelqu’un sans le vouloir et auraient pris la fuite devant le parent ou le vengeur du mort. Il précisa, au nom de Jéhovah, les limites de la Terre promise et, par l’intermédiaire de Josué, intima aux hommes des tribus de Ruben et de Gad et de la moitié de la tribu de Manassé, de laisser leurs femmes, leurs enfants et leurs troupeaux sur la rive orientale du Jourdain, qu’ils avaient conquise sur les Amorites, et de passer le Jourdain avec les autres tribus afin de les aider à conquérir leur territoire ; ce fut seulement après cela qu’ils eurent le droit de s’établir dans la partie qui leur était attribuée.

Pendant qu’on procédait à répartir la terre entre les familles d’Israël, répartition qui fut effectuée par Josué, Moïse publia, au nom de Jéhovah, une règle et un jugement d’une profonde importance pour l’état de la femme à cette époque. Cinq jeunes filles, appartenant à un membre noble de la tribu de Manassé, se présentèrent devant Moïse, le grand prêtre Eléazar et les princes de la collectivité, pour leur exposer une revendication :

« Notre père est mort dans le désert. Il n’appartenait pas au groupe de Korah qui s’est révolté contre le Seigneur, mais il est mort à cause de ses propres péchés. Or, il n’avait pas de fils. Pourquoi le nom de notre père devrait-il disparaître de notre famille, parce qu’il n’a pas eu de fils ? Donnez-nous une propriété parmi les frères de notre père. »

C’était une chose si inouïe que les filles d’un homme prétendissent avoir, au même titre que ses fils, une part de l’héritage de Dieu, que ceux qui étaient en compagnie de Moïse auraient voulu les renvoyer. Mais Moïse leur répondit qu’il porterait la question devant Dieu. Plus tard, il prononça au nom de Jéhovah la décision suivante :

« La réclamation des filles de Zélophéhad est fondée ; elles devront donc recevoir une part d’héritage parmi les frères de leur père, et l’héritage de leur père devra leur être attribué. » Et Moïse déclara au nom de Jéhovah : « Parlez ainsi aux enfants d’Israël : « Si un homme meurt sans laisser de fils, vous devrez remettre son héritage à sa fille. »

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

 

AU-DESSUS du camp des enfants d’Israël, les nuages passaient régulièrement – nuages rouge foncé et bleu clair – pareils à des navires chargés de trésors célestes destinés aux enfants de la terre. C’était l’époque des dernières pluies. Les Israélites n’avaient jamais été témoins des pluies torrentielles apportant la bénédiction de Dieu, et ils se réjouissaient et s’émerveillaient à cette vue ; et, tout en fructifiant les semences déposées dans la terre, ces pluies fructifiaient l’esprit de ces hommes et faisaient jaillir de leurs cœurs la foi et la confiance. Ils sortaient dans les eaux descendantes, ils se laissaient tremper jusqu’aux os, puis ils s’asseyaient dans leurs tentes que l’eau transperçait, joyeusement serrés les uns contre les autres.

C’était l’heure où le calme régnait, l’heure du crépuscule où la fumée s’élevait en volutes au-dessus du sanctuaire, où Eléazar et ses prêtres offraient le sacrifice. Le matin et le soir, quand les Bnaï Israël voyaient la fumée monter de la cour du tabernacle, ils s’agenouillaient aux portes de leurs tentes et tendaient leurs mains pour la prière. C’est là ce que les hommes faisaient à ce moment, sur la terre humide devant leurs tentes.

À l’intérieur du sanctuaire, Eléazar veillait sur la lumière du ménorah ; de l’aiguière d’or travaillée avec art, il versait l’huile raffinée qui avait été extraite des plantes les plus pures et les plus rares. Dans la cour, ses fils se tenaient revêtus de leurs vêtements sacerdotaux devant l’autel d’or. Ils jetaient de l’encens sur le feu de l’autel ; ils transportaient les encensoirs et faisaient monter dans l’air hors de la cour et vers les tentes des Bnaï Israël, pour les purifier, les volutes de fumée.

À l’intérieur du sanctuaire, dans le domaine secret des chérubins, régnait un silence profond qui semblait provenir de l’ombre radieuse entourant le Saint des Saints. La lumière du ménorah, estompée par la fumée montant des encensoirs, luisait doucement à travers les rideaux de tissu. Là, dans un repli de ces rideaux, Moïse, le visage contre terre, était étendu dans son manteau blanc. Il avait été convoqué par Jéhovah au point le plus secret du sanctuaire – car, lorsqu’une révélation importante était imminente, c’était le Saint des Saints qui était choisi pour cela.

Prostré sur le seuil, Moïse écoutait la voix de Jéhovah sortant du nuage d’encens qui survolait l’arche, où les deux chérubins tournaient l’un vers l’autre à travers la pénombre leurs jeunes visages d’enfants.

« Gravis la montagne d’Abarim et regarde la terre que j’ai donnée aux enfants d’Israël. Et, lorsque tu l’auras vue, tu seras réuni à ton peuple, de même que ton frère Aaron l’a été. »

Et Moïse enfouit son visage dans ses mains, afin que la lumière de gloire ne parvînt pas jusqu’à lui à travers ses doigts, et il dit :

« Que Jéhovah, le Dieu des esprits qui régissent toute chair, place un homme à la tête de notre collectivité, afin qu’il puisse sortir devant elle, et puisse entrer devant elle, et puisse la conduire au dehors, et puisse la ramener au dedans ; afin que ce peuple de Dieu ne soit pas comme une brebis sans berger.

– Prends Josué fils de Noun, homme en qui réside l’esprit, et impose-lui les mains ; et présente-le au prêtre Eléazar et à toute la collectivité, et donne-lui ton testament en leur présence. Et tu feras passer ta gloire sur lui, afin que toute la communauté des enfants d’Israël prête l’oreille. »

Mais Moïse ne bougeait pas de la place. Le visage enfoui dans ses mains, il éclata en une supplication passionnée :

« Ô Père de tous les êtres créés, fais-moi connaître l’esprit de celui qui doit me succéder. Sera-t-il un juge équitable pour tes enfants ? Sentira-t-il en lui-même leurs besoins et leurs nécessités ? L’esprit de chacun et l’esprit de tous seront-ils en lui, afin qu’il puisse être pour eux un juge équitable et leur guide sûr ?

– Ce n’est pas seulement celui qui te succédera que tu vas contempler, mais les esprits de tous ceux qui viendront après toi, les juges et les prophètes qui viendront après toi jusqu’au jour de la résurrection des morts. Ouvre les yeux, et regarde. »

Et Moïse ouvrit les yeux et regarda.

Il aperçut, émergeant du nuage entre les chérubins, des visages sans nombre, des visages non de chair mais d’esprit. Et il s’écria, d’une voix pleine de chagrin :

« Te décevront-ils tous à la fin, comme je t’ai déçu ? »

Et la voix lui répondit d’entre les chérubins :

« Un homme tel que tu le désires pour successeur, un homme dont l’esprit embrasse l’esprit de tous les enfants d’Israël, et qui soit capable de parler à chacun d’eux conformément à leur intelligence, et pour tous – un homme pareil ne surgira pas avant la fin des jours. Celui-là seul sera possédé de cet esprit qui embrassera les esprits de tous les hommes.

– Qui est-il ? demanda Moïse.

– Le Messie », répondit Dieu.

 

Et Moïse conduisit Josué dans sa propre tente, dans la pièce intérieure qui lui servait de retraite lorsqu’il méditait sur Dieu ; et là, il lui révéla l’ordre qu’il avait reçu. Et l’épouvante emplit le cœur de Josué. En entendant cette terrible décision, il maîtrisa sa frayeur et tout d’abord parla à Moïse comme pour prendre son conseil sur des évènements qu’il ne pouvait pas contrôler, mais qu’il fallait peser et mesurer, et auxquels il fallait faire face avec calme et réflexion.

« Moïse, mon maître, qui suis-je pour dire la moindre chose au sujet des secrets que Jéhovah t’a confiés ? Ton nom est lié à notre délivrance, depuis le jour de l’exode jusqu’à nos jours. Les signes et les miracles que Dieu nous a accordés par ton entremise ont répandu la terreur de ton nom parmi tous les peuples... Non, Moïse, mon maître, tu ne peux pas nous quitter maintenant. Tu dois redoubler de prières, tu dois éveiller la compassion de Jéhovah afin qu’il te laisse parmi nous jusqu’à ce que tu aies conquis le pays au-delà du Jourdain. »

Un éclat mélancolique brillait dans les yeux de Moïse tandis qu’il réfléchissait aux paroles de Josué. Puis, avec un sourire triste, il prit la main de son interlocuteur et lui dit :

« Josué ben Noun, tu sais aussi bien que moi que sans la volonté et sans le secours de Jéhovah nous ne serions jamais arrivés si loin. Nous aurions péri lorsque la première menace de guerre a été dirigée contre nous par Amalec. Ce n’est pas l’ennemi du dehors qui cause tes alarmes ; quelque chose d’autre pèse sur ton cour. Dis-moi ce que c’est. »

Josué s’agenouilla devant Moïse et leva les mains vers lui :

« Mon maître et mon seigneur, ô Moïse, tu connais mieux que moi les enfants d’Israël. Tu les aimes aussi plus que moi. Toi seul t’es dressé pareil à une muraille de fer entre leurs fautes et la colère de Jéhovah. Sans toi, je ne suis rien. C’est toi qui es tout. Ne m’abandonne pas, ô mon maître. » Et des larmes coulaient le long des joues de Josué.

« Lève-toi, mon fils ! Il ne convient pas que le chef d’Israël s’agenouille devant un homme de chair et de sang ! » Et Moïse souleva la tête de Josué. « Assieds-toi ici, près de moi. Ne te diminue pas toi-même. Reprends courage et entends mes paroles. Toutes les nations qui existent, quelles qu’elles soient, ont été créées par Jéhovah, et nous sommes l’une d’elles. Mais c’est en nous seuls que Jéhovah a mis la promesse d’un accord, et c’est pourquoi il nous a choisis pour être son messager parmi les autres nations – depuis le début de la création jusqu’à la fin des jours. Rien n’a échappé à sa vue et à sa préparation. Il sait tout, il prévoit tout ce qui doit arriver. Il a déterminé notre route. Il a fixé les étapes de notre marche en avant. Il m’a choisi pour être le chef d’Israël, et son intercesseur lorsqu’il aurait péché et failli. Ce n’est pas pour mon mérite qu’il a fait ce choix, mais en raison de sa grâce et de sa pitié. Écoute, Josué, ce n’est pas pour l’amour d’Israël, ce n’est pas pour ses mérites et ses vertus que Dieu veut lui soumettre les nations de Canaan et détruire les peuples qui adorent les idoles. C’est pour assurer la route qu’il a assignée à tous les peuples depuis le commencement du monde, comme but et comme dessein de sa création. Aie bon courage, par conséquent, et que ton cœur soit fort, car tu es le messager de Jéhovah, comme je le suis moi-même. »

Josué répondit alors d’une voix suppliante :

« Mais pourquoi moi ? Moi, le plus indigne en Israël ? Je suis un chef de combattants, non un conducteur de peuple. Si je connais quelque chose à l’art de la guerre, je ne sais rien de l’art de gouverner. Je suis un guerrier, non un juge. Il y en a parmi nous en grand nombre de plus sages et de plus instruits.

– Cette question : « Pourquoi m’as-tu choisi ? » je l’ai posée aussi à Jéhovah lorsqu’il m’est apparu dans le Buisson ardent. « Pourquoi moi ? » lui criai-je. Mais Jéhovah, comme un aigle puissant, cherche de ses yeux perçants celui qu’il veut chercher ; et lorsqu’il l’a trouvé il se jette sur lui comme un aigle sur sa proie et l’emporte dans ses serres. C’est ainsi qu’il a fait pour moi, et c’est ainsi qu’il fait pour toi, et c’est ainsi qu’il fera pour tous ceux qu’il désignera pour accomplir sa mission, jusqu’à la consommation des jours. Et nous devons être obéissants, que nous le désirions ou non, parce qu’il n’y a pas pour nous d’autre issue. »

Josué laissa sa tête retomber sur sa poitrine et réfléchit longuement. Soudain, il se leva et une fois de plus s’agenouilla devant Moïse en l’implorant :

« Mon seigneur et mon maître, dis-moi, transmets-moi la vertu et le secret : Comment as-tu surmonté tous ces obstacles ? Comment as-tu écarté toutes les pierres d’achoppement qui étaient placées sur ta route ? Comment as-tu pu sauver Israël de tous les dangers qui l’ont menacé jusqu’à ce jour ? Comment as-tu pu apaiser la colère de Jéhovah et amener les Hébreux à marcher suivant ses voies ?

– La vertu secrète, grâce à laquelle j’ai surmonté tous les obstacles et échappé à tous les dangers était... l’amour : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme et de toutes tes forces, et Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ces deux amours ont été mon bouclier et mon arc ; et je veux te les donner en héritage. Viens. Prions Jéhovah pour que ces deux amours ne fassent qu’un dans ton cœur. »

Les Bnaï Israël, qui avaient si souvent murmuré contre Moïse et dit des choses amères à son sujet derrière son dos, devinrent effectivement pareils à un troupeau qui a perdu son pasteur, lorsqu’ils apprirent que Moïse allait leur être enlevé et que Josué allait prendre sa place. Ils s’assemblaient en groupes et se demandaient calmement les uns aux autres : « Moïse va nous être enlevé. Que va-t-il advenir de nous maintenant ? » Leurs visages s’allongeaient, leurs têtes s’affaissaient sur leur poitrine, et l’inquiétude perçait dans leurs regards. « Malheur ! Malheur à nous ! Qui donc va nous conduire au-delà du Jourdain ? Qui va livrer bataille pour nous ? »

Moïse comprit combien le peuple était effrayé et désorienté. Il forma donc le projet de faire de l’intronisation de Josué une grande et impressionnante cérémonie, qui réconforterait les cœurs et remplirait le peuple de confiance envers son nouveau chef.

Au jour de cette cérémonie, il rassembla toute la collectivité à l’entrée du sanctuaire où était placé son siège de juge, couvert de pourpre et d’or, tout prêt pour que Josué y fût élevé. Un second trône d’une égale importance était occupé par le grand prêtre qui portait à cette occasion ses ornements sacerdotaux, auxquels s’ajoutaient l’éphod et les pectoraux. Les fils du grand prêtre et les jeunes descendants de sa dynastie, les fleurs du corps sacerdotal, étaient rangés derrière ce second trône. Sur d’autres trônes, de moindre dignité, étaient assis les soixante-dix Anciens, les douze princes des tribus et les centeniers.

Alors, Moïse lui-même, à la tête d’un cortège composé d’Anciens, de capitaines de mille hommes et du prince de la tribu de Benjamin, se rendit en procession solennelle à la tente de Josué pour l’amener à la cérémonie où il devait prendre place sur le siège de juge de Moïse.

Moïse entra dans sa tente où il trouva Josué prosterné la face contre terre et plongé dans la prière. Il l’appela :

« Josué ben Noun, le temps de te mettre au service d’Israël est venu. Lève-toi pour aller accomplir ta mission. »

Alors, se relevant le visage couvert de larmes, Josué voulut se jeter aux pieds de son maître, mais Moïse l’en empêcha, en disant :

« À partir de maintenant, c’est moi qui te dois le respect. » Et il se prosterna en ajoutant : « Tu es mon maître, Josué. » Puis il prit à l’un des hérauts qui l’accompagnaient un bassin plein d’eau et se mit en demeure de laver les mains de son successeur ; mais, alors, ce fut celui-ci qui s’y refusa en disant :

« Moïse, mon maître, comment pourrais-je me laisser servir par toi ?

– C’est ton devoir de te laisser servir par moi, comme je t’ai laissé me servir, répondit Moïse. Ne te rebelle pas contre le commandement divin. »

Et Josué laissa Moïse le servir.

Alors celui-ci lui lava le visage et les mains ; puis il prit un manteau blanc porté par un autre héraut et l’étendit sur les épaules de Josué ; il ôta le voile blanc qui recouvrait sa tête et le posa sur celle de Josué.

Et, lorsque celui-ci apparut sur le seuil de sa tente sous le voile de Moïse, les Anciens, les chefs de mille hommes et le prince de la tribu de Benjamin pâlirent et firent un mouvement comme pour reculer et se cacher. Mais, d’un regard, Moïse les contraignit à rester à leur place et donna l’ordre aux trompettes de sonner, pour annoncer l’approche du nouveau chef et maître d’Israël.

Lorsque le peuple vit Josué dans les vêtements de Moïse, et Moïse lui-même, nu et sans voile, qui le suivait comme un écolier suit son maître, plus d’un détourna les yeux, et quelques-uns se prosternèrent pour ne pas voir.

Mais Moïse prit Josué par la main et le conduisit vers le trône placé à côté de celui du grand prêtre ; il l’y fit monter et alla lui-même s’asseoir au milieu des Anciens ; puis se tournant vers le peuple il parla en ces termes :

« Écoutez, enfants d’Israël, la parole de Dieu. Aujourd’hui même j’ai cent vingt ans. Je ne puis plus aller et venir pour vous servir. De plus, Dieu m’a dit : « Tu ne franchiras pas le Jourdain ». C’est Jéhovah votre Dieu qui le franchira devant vous. Il détruira ces peuples devant vous, et vous recevrez leur héritage. Josué vous conduira, ainsi que Dieu l’a dit... Soyez forts et de cœurs solides, et ne craignez pas les habitants de ces pays, car c’est Jéhovah votre Dieu qui marche devant vous, et il ne vous abandonnera ni ne vous délaissera. »

Alors, il se rapprocha de Josué et le fit se lever et descendre vers la foule. Et il lui dit en présence de tous :

« Sois fort et de cœur solide, car c’est toi qui entreras avec ce peuple dans la terre que Dieu a promise à leurs ancêtres, et c’est toi qui les mettras en possession de leur héritage. »

Et Josué s’agenouilla ; et Moïse lui imposa les mains sur la tête en criant :

« L’esprit que Dieu avait mis en moi, je le dépose en toi. Sois fort, et que ta puissance s’accroisse ! »

Puis Moïse se mit à genoux à côté de Josué ; il leva les bras au ciel et pria :

« Je vous remercie, ô mon Dieu, Dieu de nos pères, de m’avoir accordé de voir le chef d’Israël avant que vous me fermiez les yeux. Et je vous supplie de fortifier ses mains et d’être avec lui comme vous avez été avec moi jusqu’à ce jour. »

Et se relevant il cria au peuple :

« Voyez votre chef, Josué ! C’est à lui que vous devez obéir ! »

Mais un lourd silence régnait dans la foule. Aucun bruit ne se fit entendre, aucune voix ne retentit à l’exception de celle de Josué qui disait en pleurant :

« Mon seigneur, mon maître, mon père ! »

Alors Moïse conduisit Josué devant le grand prêtre et, de là, au siège de juge ; et, lorsque Josué y eut pris place, Moïse s’éloigna et se retira dans sa tente.

Quatre hérauts, un pour chacune des armées, firent sonner leurs trompettes et crièrent :

« Israël ! Israël ! Moïse arrive au seuil de la tente de Josué et déclare : « Quiconque entendra la parole de Dieu, qu’il vienne à Josué, car c’est lui qui est l’Ancien et le chef d’Israël, conformément au commandement de Jéhovah. »

Mais nul ne bougea de sa place. Personne ne se présenta au jugement de Josué, et il n’y eut de tous côtés que des larmes silencieuses.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII

 

 

 

MOÏSE était mûr pour la mort, comme un fruit sur le point de tomber de l’arbre lorsque sa saison est venue. Pourtant, il s’insurgeait contre le destin, telle une mère qui voit venir le trépas au moment où elle a son enfant à son sein : elle oppose sa volonté à celle de Dieu et de l’ange exterminateur ; elle ne veut pas se soumettre tant que l’enfant ne lui aura pas été enlevé. Ainsi en était-il pour Moïse. Israël était son nourrisson, non encore sevré, et l’enfant ne voulait pas se tourner vers le nouveau père nourricier que Dieu lui avait préparé. En vain, les hérauts parcouraient-ils le camp chaque matin avec ce message de Moïse : « Quiconque veut entendre la parole de Dieu, qu’il aille à Josué, car il est l’Ancien et le chef du peuple, conformément au commandement de Jéhovah. » Le peuple n’allait pas à Josué ; et les chefs, les Anciens d’Israël, les représentants des tribus et les juges ne le faisaient pas davantage. Orphelins et abandonnés, ils rôdaient autour de la tente de Moïse.

Pendant ce temps, Moïse était assis tout seul, écrivant son testament. Il se hâtait maintenant, sachant que, tant que lui-même vivrait, Israël ne pourrait pas franchir le Jourdain, et que du temps, un temps précieux, était perdu. Cependant la tâche dans laquelle il était engagé était importante, elle aussi : elle lui avait été imposée par Jéhovah : la publication d’une grande mise en garde et admonition adressée à Israël pour toutes les générations à venir.

Et, tandis qu’il rédigeait un nouveau texte de la Loi, il eut à subir une atroce expérience : Dieu déploya devant lui non seulement la longue route du martyre d’Israël mais aussi les interminables vicissitudes de son esprit, ses alternances d’exaltation et de dégradation, ses aspirations douloureuses vers le sublime, vers la maison de Dieu, ses chutes ignobles dans les abîmes. Ce que Balaam avait vainement cherché, le point vulnérable dans l’âme d’Israël, la blessure où verser le poison de sa malédiction, ce qui avait été refusé au faux prophète fut révélé à Moïse dans toute sa plénitude. Moïse vit le long, le long exil et la dispersion à travers lesquels son peuple laisserait à chaque pas la trace de son sang. Et d’une plume trempée dans l’amour terrifié d’une mère, dans la malédiction et la bénédiction, dans la terreur et la volonté de prévenir, il écrivit :

 

Et voici ce qui se produira, si vous n’écoutez pas la voix de Jéhovah, votre Dieu, si vous n’exécutez pas ses lois et ses commandements, que je vous donne en ce jour, toutes ces malédictions retomberont sur vous et vous écraseront...

L’Éternel vous fera disparaître devant vos ennemis ; il marchera une fois contre eux, et il fuira sept fois devant eux... Vous chercherez votre route en plein midi, comme l’aveugle la cherche dans l’obscurité, et vos démarches ne seront point prospères, et vous serez seulement opprimés et dépouillés partout, et personne ne sera là pour vous sauver... Vos fils et vos filles seront livrés à d’autres peuples, et vos yeux les chercheront en vain nostalgiquement pendant tout le jour, et nulle puissance ne sera entre vos mains...

Vous perdrez la raison pour tout ce que verront vos yeux... Vous deviendrez un objet de surprise, une chose proverbiale, et un motif de dérision parmi tous les peuples chez qui le Seigneur vous conduira.

Parce que vous n’aurez pas servi le Seigneur votre Dieu dans l’allégresse et la joie de votre cœur, en raison de l’abondance des biens, en conséquence vous servirez les ennemis que le Seigneur enverra contre vous, dans la faim, dans la soif, et dans la nudité, et dans le manque de tout ; et ils placeront sur votre nuque un joug de fer...

Et le Seigneur vous dispersera à travers tous les peuples, d’un bout du monde à l’autre, et vous y servirez d’autres dieux que vous n’aurez pas connus, et que vos pères n’ont pas connus, des dieux de bois et de pierre. Et, parmi ces nations, vous ne trouverez pas le répit et il n’y aura pas de repos pour la plante de vos pieds...

 

« Pourquoi nous as-Tu chargés de la malédiction d’être Tes élus ? cria Moïse à Dieu. D’autres peuples aussi pèchent et ne font pas Ta volonté. Pourquoi as-Tu choisi les enfants de Ton ami pour payer la pleine mesure ?

– C’est vous, c’est vous seuls que j’ai choisis entre tous les peuples pour être un peuple saint devant moi. Et c’est parce que j’aimais vos pères que j’ai choisi leurs fils pour être mon peuple, choisi parmi tous les autres peuples. »

Mais Moïse restait agenouillé à sa place et ne se retirait pas :

« Donne-moi un signe et un présage, dit-il d’une voix suppliante, pour me prouver que Tu ne détruiras jamais Israël. »

Et la voix de Dieu lui répondit dans son cœur : « Ce signe et ce présage, je te les ai donnés la première fois que je t’ai apparu.

– Ô Dieu de miséricorde, puissant Jéhovah, ouvre mon cœur, afin que je puisse Te comprendre.

– Ne t’ai-je pas apparu dans un Buisson ardent ? Et ce buisson brûlait, brûlait toujours, mais sans se consumer. Tel sera le destin d’Israël.

– Israël devra-t-il donc brûler toujours sur l’autel, pour être une éternelle offrande ? s’écria Moïse plein de terreur. Dieu de miséricorde, laisse-moi déchirer Ton décret. Laisse-moi rester près d’eux pour mettre en garde les Hébreux. Je les connais, je connais leur cœur, et je sais comment leur parler.

– J’ai nommé des prophètes, de génération en génération. Ils les exhortent et les réprimanderont. Et certains d’entre eux seront fouettés pour leurs paroles. Leurs corps seront trempés dans l’angoisse de leur sang et de leurs souffrances. Ils s’enfuiront devant le peuple et leurs os seront dispersés sur les routes. Ton sort est meilleur. Ton corps n’a pas reçu de coups de fouet, ni ta tête de coups de pierre... Ton temps est accompli. Pourquoi retiens-tu Israël et ne le laisses-tu pas entrer dans la Terre promise ? Josué ne peut pas prendre le commandement tant que tu vis.

– Ô Dieu d’Israël, dis-moi ce que je dois faire.

– Tes jours s’enfuient. Appelle Josué, et dis-lui de se placer près de toi dans la chambre la plus intime de ta tente, et je vais vous donner mon message. »

Toute la nuit, Moïse resta enfermé avec Josué dans la chambre intérieure de sa tente où il lui confia les secrets de la Thora non révélée ; puis il présenta Josué à ses amis, les anges, et leur demanda avec instance de l’assister comme ils l’avaient assisté lui-même. Et, lorsque se leva l’étoile du matin, il conduisit Josué hors de sa tente. Il lui lava les mains, et le vêtit de blanc, et le purifia, puis le reconduisit dans la chambre la plus secrète de sa tente. Et là, Dieu leur apparut dans une colonne de fumée. Et il parla à Josué, et il parla à Moïse, mais à chacun d’eux séparément.

Et Dieu réconforta Moïse et lui fit la promesse qu’il avait retenue jusqu’à ce moment-là, car il lui dit :

« Vois, tu vas aller te reposer avec tes ancêtres ; et ce peuple se lèvera contre moi ; il retournera aux idoles et aux faux dieux du pays où je le conduis ; et il violera le traité d’alliance que j’ai conclu avec lui. Et ma colère se déchaînera contre lui ; et je me détournerai de lui et je lui cacherai mon visage ; et il sera livré à la destruction ; et de nombreuses souffrances s’abattront sur lui et il se repentira et dira : « Sûrement, c’est parce que Dieu n’est pas au milieu de nous que le malheur est descendu sur nous. » Et mon visage lui sera caché pendant les jours du malheur parce qu’il aura suivi les faux dieux. Et maintenant écris l’hymne que je t’ai commandé et enseigne-le aux enfants d’Israël ; et place cet hymne sur les lèvres d’Israël, afin qu’il soit un éternel témoignage entre nous. »

Et à Josué Dieu dit :

« Sois fort et de cœur courageux, car c’est toi qui feras entrer les enfants d’Israël dans la terre que je leur ai promise par serment, et je serai avec toi. »

 

Il ne restait plus à Moïse qu’à terminer le livre testamentaire qu’il avait rédigé pour toutes les générations futures d’Israël. Et quand il eut achevé ce testament ou cet hymne, ainsi que Dieu l’avait nommé, il le remit aux Lévites, qui étaient chargés de porter l’arche et les tables des commandements, et il leur ordonna de le placer à côté de l’arche, auprès de l’alliance, où il devait rester comme un avertissement et une admonition pour Israël pendant toutes les générations. Et il ordonna aux Lévites :

« Réunissez autour de moi tous les Anciens des tribus et leurs officiers et je veux leur dire ces paroles et appeler le ciel et la terre comme témoins contre eux. »

Et, lorsque le peuple se fut assemblé devant le sanctuaire, Moïse répéta pour les Bnaï Israël les dix commandements et ajouta :

« Voyez. J’ai placé devant vous la vie et le bien, la mort et le mal, et le commandement d’aimer Jéhovah, votre Dieu, et de marcher dans ses voies, afin que vous puissiez vivre, et vous multiplier, et être bénis par Dieu.

« Soyez juste envers l’orphelin et la veuve, et aimez l’étranger, et donnez-lui du pain et un vêtement. Aimez l’étranger, parce que vous-mêmes avez été étrangers dans la terre d’Égypte. Et vous devez aimer votre voisin comme vous-mêmes, et être miséricordieux pour lui, car votre Dieu est un Dieu de miséricorde et de pardon. C’est pourquoi il vous a donné des lois qui sont justes et pleines de miséricorde. »

Alors Moïse psalmodia devant eux cet hymne, son testament :

 

      Prêtez l’oreille, ô cieux, et je parlerai,

      Et que la terre écoute les paroles de ma bouche !

      Que mes leçons tombent comme la pluie !

      Que mon discours tombe comme la rosée goutte à goutte !

 

      Car je veux proclamer le nom de Jéhovah ;

      Reconnaissez la gloire de notre Dieu !

      C’est le Roc, et son œuvre est parfaite,

      Car toutes ses voies sont la justice.

 

Alors, Moïse les exhorta à se souvenir de ce qu’ils étaient, et de ce que Dieu avait fait pour eux :

 

      Car la portion du Seigneur est son peuple,

      Jacob est sa part d’héritage.

      Il l’a trouvé dans un pays désert,

      Dans la solitude d’un désert effrayant.

      Il a eu pitié de lui, il a pris soin de lui,

      Il l’a gardé comme la prunelle de son œil,

      Comme un aigle qui éveille sa couvée

      Et plane au-dessus de ses petits,

      Déploie ses ailes au-dessus d’eux, les prend

      Et les emporte sur ses ailes.

 

      Et il a fait sucer à Israël le miel du rocher

      Et l’huile qui sort du rocher de silex.

 

Et, après les avoir frappés de terreur en leur révélant ce qu’il adviendrait d’eux lorsqu’ils abandonneraient Jéhovah, il les emporta vers les hauteurs infinies, en les réconfortant par la promesse que Dieu lui avait faite :

 

      Car le Seigneur jugera son peuple

      Et se repentira, à cause de ses fidèles,

      En voyant que leur force est épuisée

      Et qu’ils sont abandonnés et déconcertés ;

Et que les peuples s’interrogent et disent : « Où sont leurs dieux ?

      Où est le roc en qui ils avaient confiance ?

      Car il venge le sang de ses serviteurs... »

 

Et, après avoir béni chacune des tribus, en les appelant par leur nom, il se tourna vers Israël tout entier en un cri triomphant d’espoir et de réconfort :

 

      Tu es heureux, ô Israël ! Qui est semblable à toi ?

      Un peuple sauvé par le Seigneur,

      Le bouclier qui te protège,

      Et l’épée qui fait ta grandeur.

      Tes ennemis se dissiperont devant toi,

      Et tu fouleras aux pieds leurs lieux les plus sacrés.

 

Alors Moïse leva les mains vers le ciel et invoqua son peuple et dit :

 

      Écoute, ô Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est unique.

 

Et ces mots furent les paroles d’adieu de Moïse aux enfants d’Israël.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

 

DANS une immobilité de pierre, tout le peuple d’Israël suivit des yeux Moïse tandis qu’il se dirigeait vers le mont Pisgah, dont les pentes étaient visibles de toutes les parties du camp. Pas un membre ne se mouvait, pas une larme n’était visible, pas un mot ne fut prononcé ; pas un bruit ne troubla le silence, si ce n’est la respiration oppressée de la vaste assemblée.

Ce fut dans la pleine splendeur d’une magnifique lumière que Moïse quitta les Bnaï Israël. Le peuple put donc voir de ses yeux que Moïse n’avait pas été emporté pour être emmené ailleurs : il ne se rendait pas dans un autre pays. Il ne se refusait pas à obéir à Dieu, mais conformément à son ordre, il gravissait la pente afin d’aller mourir sur les cimes. Il s’en allait tout seul, personnage solitaire et que nul n’accompagnait.

Il n’y eut pas de pleurs, pas même un murmure ; les pâles visages étaient comme glacés et fixés sur cette blanche figure qui, appuyée sur son immense bâton, s’avançait d’un pas tranquille et mesuré dans la direction de la montagne. Pas une marque de faiblesse ou de plainte. Son corps se dessinait dans toute sa force et sa majesté sous la robe qui le cachait : c’était un géant royal dans un vêtement d’une resplendissante blancheur. Les rayons du splendide soleil de midi transformaient ses cheveux en une brillante couronne, et les boucles retombant sur sa nuque et sur ses épaules étaient semblables à une cascade d’eaux vives. Une seule fois il se retourna, pour jeter un dernier regard sur ceux qu’il quittait. Puis, il reprit son voyage. Tout ce qu’il avait reçu l’ordre de faire, il l’avait fait ; tout ce qu’il avait reçu l’ordre de dire, il l’avait dit. Maintenant, il s’en allait tout seul, vers Dieu. Dieu qui l’avait appelé.

Longtemps, longtemps, le peuple resta assemblé, le suivant des yeux. Plus tard encore, tous restèrent en groupes, autour des chefs, ou à la porte de leurs tentes, les pères et les mères avec leurs enfants sur les bras, suivant le reflet de la blanche figure qui diminuait en s’éloignant. Ce fut la dernière chose qu’ils virent de Moïse.

Ce qui se passa sur la montagne entre Dieu et Moïse demeure un secret entre eux. Mais l’amour d’Israël, l’accompagnant en son dernier voyage, lui a fait croire qu’il avait pénétré ce secret et révélé les détails de leur rencontre sur la montagne mystérieuse.

 

 

Sholem ASCH, Moïse, 1954.

 

Traduit de l’américain par Eugène Bestaux.

 

 

 

 

 

 

MOÏSE, l’un des noms qui jalonnent et dominent toute l’Histoire humaine, et dont l’empreinte reste visible sur tout ce qui constitue notre civilisation. Figure en qui toutes les forces de notre pensée se trouvent préfigurées. Et qui – des roseaux du Nil, où la princesse Bathiya le sauva de la gueule béante des crocodiles, jusqu’à ce mont Nébo, où s’acheva dans l’exil son étonnante carrière de conducteur de peuples – a connu toutes les inquiétudes, tous les remords, toutes les affres, toutes les humiliations passées et futures de son peuple.

Voilà celui que le plus grand poète épique juif contemporain, Sholem Asch, a représenté dans ce livre. Après avoir, avec une sensibilité merveilleuse, tracé dans MARIE, MÈRE DE JÉSUS, le portrait de la Vierge, de Jésus, de saint Joseph, Sholem Asch trouve, pour peindre la terrible, inquiétante et séduisante figure du libérateur d’Israël, des accents où nous reconnaissons l’écho de la voix sublime des Prophètes de Jéhovah.

Homme prédestiné, Moïse, en qui s’unissent et se confondent les hérédités, et les influences les plus diverses : celle de l’Afghan Abraham et de Jokhébed, sa mère selon la chair, et celle de sa mère adoptive, la princesse et prêtresse égyptienne, nous apparaît sous la plume de Sholem Asch, transformant en un peuple dont l’influence n’a fait que grandir, la horde inculte et gémissante d’esclaves toujours en révolte et toujours prêts à se courber sous les jougs les plus divers, qu’il allait su arracher à la puissance pharaonique.

Poète de la douceur et de la douleur dans MARIE, MÈRE DE JÉSUS, Sholem Asch, dans MOÏSE, se manifeste à nous comme le poète de la force et de la grandeur. Son livre, toujours plein de respect et de foi, allie à une connaissance parfaite des livres mosaïques une science accomplie des exégètes anciens et modernes de la Bible, de la vie, des traditions, des superstitions de l’Égypte, des peuplades à demi sauvages du désert, des prêtres, des enchanteurs et des mages. Ce n’est pas cependant un simple résumé, ni une sèche traduction des livres saints ou des légendes populaires. Avec une sensibilité et une dévotion dignes de celles des écrivains sacrés qui ont formé son esprit, Sholem Asch a comblé les vides des poèmes merveilleux qui s’appellent l’Exode et le Pentateuque.

Enfin, derrière le personnage principal du récit, nous apparaît son peuple, ce peuple si petit par le nombre et qui, pourtant, a traversé les âges, isolé, vaincu, dominateur. Sholem Asch nous le fait voir, tel qu’il fut, tel qu’il est, et son livre, ne serait-ce que pour cela, mérite d’être lu, médité, repris par tous ceux, croyants ou incroyants, amis ou ennemis des Juifs, que préoccupent ou à tout le moins intéressent les problèmes toujours essentiels des religions, des races, des civilisations disparues ou naissantes et surtout de celles qui nous ont fait ce que nous sommes.

 

Eugène Bestaux.

 

 

 

 

 

 



[1] Le mot « ben » (Bnaï, au pluriel) signifie : fils de. (N. du T.).

[2] Images (ou statues) représentant à l’origine des dieux lares, ou protecteurs de la maison ; plus tard, idoles servant pour des opérations magiques et pour obtenir des oracles. (N. d. T.)

[3] Deux litres et quart environ. (N. d. T.)

[4] Les douze pains déposés chaque semaine au nom des douze tribus d’Israël, dans le Saint des Saints, et que les prêtres seuls avaient le droit de toucher. (N. d. T.)

[5] Sorte de chasuble ou de dalmatique de lin brodée d’or et retenue sur les épaules par deux pierres précieuses enchâssées dans l’or, et que le grand prêtre devait porter dans toutes les cérémonies. (N. d. T.)

[6] La coudée hébraïque ou égyptienne était d’environ 0 m. 52. (N. d. T.)

[7] 14 grammes environ. (N. d. T.)

[8] Près de 26 kilos. (N. d. T.)

 

 

 

 

 

 

 

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