La vision de saint Jérôme

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

G.-X. AUBAULT DE LA HAULTE-CHAMBRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Monseigneur A. de Boismenu, évêque de Gabala.

 

 

Il y avait déjà longtemps que saint Jérôme s’était retiré en la grotte d’un désert, non loin de Bethléem. Il était le personnage le plus en vue du monde chrétien et le docteur très écouté de la Sainte Église. L’esprit de Dieu planait sur lui, et il avait reçu le don d’intelligence pour pénétrer les Écritures. Il s’était dressé nombre de fois, jouteur inconfusible, en face des hérésies : il les avait terrassées et vaincues ; mais sa plus chère gloire était d’avoir défendu la perpétuelle virginité de Marie contre Helvidius, qui osa la nier. Il avait dirigé des saintes, et ses épîtres étaient lues comme autrefois les Épîtres des apôtres dans l’assemblée des fidèles. Ses livres avaient une incroyable vogue : les libraires d’Alexandrie, de Constantinople et de Rome ne trouvaient pas assez de copistes pour les reproduire. Enfin, sa renommée était universelle, et l’histoire nous apprend qu’en ce temps-là, des rives du Rhin aux bords de l’Euphrate, on s’abordait en disant : « Que fait Jérôme ? »

Or, voici ce que faisait le saint Docteur, l’an 380 de l’Incarnation du Seigneur, en la vigile de la Nativité. Il était à genoux dans sa grotte, et il passait en sainte veille cette nuit bienheureuse qui vit « pleuvoir le Juste comme une rosée ». Ses cheveux de neige retombaient en larges boucles sur ses épaules amaigries ; il avait joint ses longues mains décharnées qu’il appuyait sur la pierre froide, et, dans cette attitude humiliée, il rêvait au mystère !..... Près de lui, une lampe se consumait : on apercevait à la lueur tremblante de sa flamme, sur une table, des poinçons, des stylets, des phylactères, des rouleaux de parchemin de Pergame, des tablettes de cire, les livres bibliques et une émeraude que Pammachius avait jadis envoyée de Rome à son ami pour aider sa vue qui baissait. Il y avait aussi, en des corbeilles de jonc, des figues, des grenades, des petits pains, des gâteaux de miel, dons des filles spirituelles de Jérôme, et un flacon de vin du Liban, aimé des rois de Perse, que l’évêque de Jérusalem lui avait envoyé pour le fêter un peu : présents mystiques dont le grand Saint savait remercier, en des épîtres charmantes, où il exposait, d’après l’Écriture, le symbolisme de toutes ces choses. Les figues l’incitaient à parler de celles qui mûrissaient devant le temple de Dieu, et dont le Seigneur disait : « Elles sont bonnes, elles sont très bonnes : Quia bona, bona vade ! » Et il conseillait d’être comme elles. Il rappelait celles que vit saint Jehan en son Apocalypse, et qui tombaient, vertes encore, détachées, par la tempête. Il évoquait aussi le figuier stérile, maudit de Jésus, trois jours avant sa passion. Il écrivait : Ab arbore fici discite parabolam, et il dénonçait le jugement à venir. Les grenades, aux grains pressés, marquaient l’ordre dans l’amour ; les petits pains remémoraient le pain cuit sous la cendre, qu’un ange vint déposer près d’Élie pour le fortifier en son voyage vers l’Horeb ; les gâteaux de miel faisaient ressouvenir du rayon que Jésus mangea au Cénacle, et le vin du Liban rappelait cet autre vin, mêlé d’aromates, dont il est question au Cantique, lequel réjouit le cœur des saints et l’emplit de transports.

Et Jérôme veillait d’amour dans l’attente de l’heure sacrée !

Au dehors, dans les profondeurs du ciel, palpitaient les étoiles blanches ; une brise mélodieuse et fraîche, courait dans le désert en soulevant les sables ; dans la nuit bleue passaient comme des vols d’anges, et l’on croyait ouïr des frémissements échappés à des harpes lointaines. Le cri rauque des chacals traversait le silence nocturne : une fontaine murmurait entre des lauriers-roses où dormaient des colombes. Des gazelles passaient légères, s’arrêtant pour regarder de leurs yeux doux, pareils à ceux d’un enfant, le Saint qui ne les effrayait pas, puis repartaient rapides, se perdaient dans l’ombre et revenaient pour disparaître encore.

Mais Jérôme n’entendait rien ! Il était plongé en une contemplation profonde. Le regard de son âme scrutait la théologie du mystère et se perdait dans les profondeurs divines. Il voyait Dieu vivant sa vie de gloire et savourant dans les splendeurs de l’éternité les délices infinies de son essence. Il voyait le Verbe éternel, Fils du Père, abaisser les cieux et descendre sur terre pour nous manifester son amour dans un cœur d’homme. Il voyait l’Esprit-Saint, le Paraclet ombrageant Marie de sa vertu et opérant dans le tabernacle de son corps l’ineffable union de la nature humaine et de la nature divine. Et le vieux Saint clamait d’enthousiasme : « Celui qui est Esprit s’incarne !..... Le Créateur se fait créature !..... L’Incogitable se laisse penser !..... L’Invisible se montre !..... Le Très-Haut se penche !..... L’Ineffable prend un nom !..... L’Impalpable se laisse toucher !..... Le Fils de Dieu naît d’une Vierge..... » Et son cœur se fondait d’amour, et il redisait la parole chère à l’Apôtre : « Gratias Deo super Inenarrabili Dono Ejus ! Grâces à Dieu le Père pour son Inénarrable Don !..... »

Mais alors une pensée vint attrister son âme. « Que rendre ?..... » Et il se sentit envahir par la conviction réelle de son impuissance à s’acquitter jamais.....

Et il se lamenta au souvenir des péchés de sa vie et des anciennes blessures de son âme ; les heures de sa jeunesse ardente lui revinrent en mémoire : il se rappela qu’il avait parcouru des sentiers glissants et qu’il y était tombé ! Il lui souvint de Chalcis et des heures douloureuses qu’il y connut, car alors, dans le mirage de la distance et du souvenir, Satan avait évoqué devant lui les jeunes Romaines couronnées de violettes, de verveines et de roses, dansant voluptueusement aux sons troublants des cithares et des lyres en agitant des branches de myrtes au-dessus de leur tête. La vision des corps ondulant sous les voiles diaphanes avait brûlé de désirs sa chair exténuée par les jeûnes et brunie (c’est lui qui nous l’assure) comme celle d’un Éthiopien par le feu des soleils. Il avait passé des jours et des nuits à pleurer, et sa douleur avait été jusqu’à pousser des cris. Il s’était frappé la poitrine avec une pierre aiguë pour chasser l’obsession. Il avait redouté même sa cellule comme complice de ses pensées, et, dans son dégoût de soi, il avait erré dans le désert, cherchant les vallées profondes, les cimes escarpées, les rochers arides et brûlants, afin de mater par la fatigue et la peine sa chair en révolte. Il n’oublia pas non plus que jadis il avait préféré Plaute aux prophètes et qu’il avait été flagellé par des anges pour avoir trop aimé Cicéron et Virgile ! Il se rappela encore qu’en la fougue de ses luttes il avait manqué souventes fois de modération et de charité, et que son épée n’avait pas été, comme celle de l’évêque d’Hippone, « trempée dans du miel ». À ces souvenirs, il se sentit devenir plus triste.

Et puis, il revit en esprit les grands serviteurs de Dieu et de l’Église qui avaient paru de son temps : Damase, le pontife immaculé, « l’oracle de la science sacrée, le Docteur vierge de l’Église vierge », dont il avait été secrétaire autrefois ; Ambroise, l’abeille de Milan, le théologien aux lèvres harmonieuses, dont les écrits s’insinuaient dans les âmes comme un parfum ; Augustin, le Docteur au cœur profond ; Hilaire de Poitiers, « le Rhône de l’éloquence latine », qui sut garder en l’exil où l’arianisme l’envoya une âme invincible ; Martin, le thaumaturge, qui ressuscitait les morts et dont on proclamait la sainteté sous tous les cieux ; Paulin de Nole, le disciple d’Ausone, qui, devenu moine, faisait l’admiration du monde..... Il songea aux vertus de ces nobles matrones Paula, Eustochium, Blesilla, filles des Scipions et des Gracques, qui avaient délaissé leurs palais de Rome pour abriter près de la crèche du Sauveur une vie admirable. Il songea mélancoliquement à d’autres encore dont les noms étaient inscrits aux diptyques de son cœur.

Et il dit à Dieu :

– Je vous parlerai, Seigneur, comme Job, dans l’amertume de mon âme. Je gémis à la pensée de n’être pas comme vos saints dont je viens de repasser la vie. Je me languis de n’avoir rien à vous donner en cette nuit sacrée, qui connut votre nativité selon la chair..... Ayez pitié de moi, vous qui venez prendre ma nature pour me racheter de votre sang précieux ! Seigneur, ayez pitié de moi qui ne puis vous offrir que des péchés !

Et le Saint, qui avait dévoué à Dieu toute sa vie, servi si noblement le Christ et son Église, s’abîma en son humilité. Il inclina son front sur ses mains flétries, et il pleura ! Ses larmes coulèrent dans sa barbe blanche, comme cette onction précieuse qui découla dans celle d’Aaron.....

Et voici qu’une clarté l’investit : des vapeurs de myrrhe et d’encens s’exhalèrent d’encensoirs invisibles et parfumèrent la grotte. Alors saint Jérôme entra dans un ravissement profond. Le seigneur Jésus lui apparut dans une gloire d’anges. Il enveloppa son docteur d’un long regard d’amour, et de ses lèvres divines, cette parole exquise tomba, qui fit passer en l’âme du saint des torrents de délices : « Donne-moi tes péchés que je te les pardonne ! »

Et une mélodie s’éleva, d’une suavité infinie : c’était la voix des anges qui chantaient comme au temps de César Auguste : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes qui sont l’objet de la bonne volonté du Seigneur !..... » Jérôme écouta, pâmé d’extase, la musique du paradis, puis Jésus le bénit et disparut avec ses anges pour aller sans doute réjouir et consoler d’autres saints.

Et ce rut le grand silence, le silence harmonieux de la solitude. On n’entendit plus que le cri lointain des chacals, la course des gazelles légères, la plainte du vent dans les nopals et le bruissement soyeux des palmiers qui balançaient leurs palmes dans la nuit !

 

 

 

G.-X. AUBAULT DE LA HAULTE-CHAMBRE.

 

Paru dans Le Mois littéraire et pittoresque en 1909.

 

 

 

 

 

 

 

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