Pied d’Airain et Main d’Argent

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Octave-Louis AUBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES barbares : Huns, Alains, Saxons, au cours des IVe et Ve siècles, ravagèrent la péninsule armoricaine. Les habitants, pour échapper aux massacres, se retirèrent à l’intérieur du pays, laissant les côtes à peu près désertes sur une profondeur qui atteignait parfois vingt et trente lieues. Partout, dans la partie abandonnée du territoire, la nature reprit le dessus et le sol se couvrit de végétations.

Tout au début du VIe siècle existait chez les Bretons insulaires un personnage issu de race royale, qui était très riche et possédait de nombreux serviteurs. Il s’appelait Iaun (Jean). En raison de la droiture de son caractère, on l’avait surnommé Reith, nom qui peut se traduire par la Loi ou par la Règle.

Ayant appris que la plus grande partie de la Cornouaille armoricaine était redevenue, à la suite des invasions, une terre délaissée et sauvage, que les chevaux, le bétail, le gibier y vivaient en liberté, Iaun Reith fréta une grande flotte, traversa la mer et vint s’installer dans ce pays nouveau pour les siens et pour lui, qu’il mit en culture.

La principauté, créée par Iaun Reith, passa successivement à son fils Daniel, puis aux deux fils de ce dernier, Méliau et Rivod. Autant Méliau était bon et aimé de son peuple, autant Rivod était ambitieux, cruel et redouté. Un jour, les deux frères eurent une discussion. Méliau soutenait l’équité, Rivod ne reculait pas devant l’injustice pour obtenir ce qu’il désirait. Comme Méliau lui présentait de justes remontrances, son frère s’emporta et, renouvelant l’acte de Caïn, le frappa brutalement jusqu’à ce que mort s’ensuivit.

Méliau laissait un héritier légitime, son fils, Mélar ou Méloir, âgé de sept ans.

Rivod, en raison de l’extrême jeunesse de Mélar, obtint de gérer ses biens. Mais ce pouvoir temporaire ne suffisait pas à son ambition. Il voulait le pouvoir définitif. Il projeta d’abord pour l’obtenir d’assassiner son neveu ; puis une idée peut-être plus atroce encore lui vint à l’esprit. Il fit couper la main droite et le pied gauche de l’enfant. Celui-ci, du fait de cette mutilation, ne pourrait tenir un glaive, ni monter à cheval et deviendrait incapable de régner.

L’assemblée nationale des barons de Cornouaille protesta contre cet acte abominable. Elle décida même de soustraire Mélar à Rivod et de le confier à l’abbé qui avait remplacé saint Corentin à la tête de son monastère. Elle n’osa cependant pas retirer le pouvoir au frère de Méliau.

Mélar, dès qu’il fut instruit, alla demeurer chez l’un des barons, nommé Kérialtan, que l’assemblée chargea de son éducation militaire et mondaine. Un événement absolument merveilleux s’était produit. Les barons, après sa cruelle mutilation, avaient fait adapter à Mélar un pied d’airain et une main d’argent. Or, peu à peu, ces membres artificiels s’étaient assouplis, avaient crû, si bien que le jeune prince s’en servait comme s’ils eussent été naturels.

L’incapacité physique n’existait donc plus et, Mélar, contrairement à ce qu’avait voulu son oncle, se trouvait en mesure de régner et de gouverner. Son amabilité et sa bonté, qui rappelaient celles de son père, lui valurent des partisans nombreux.

Rivod sentit tout le danger de cette nouvelle situation. Il regretta de n’avoir pas suivi sa première inspiration et fait assassiner Mélar. Convaincu qu’il n’était pas trop tard cependant, il appela Kérialtan. Après lui avoir servi un repas fastueux, arrosé des meilleurs vins, il lui proposa de tuer son pupille, moyennant quoi il le comblerait de tous les biens.

Kérialtan, honnête jusqu’alors, et qui même semblait aimer Mélar d’une affection vraiment paternelle, se laissa griser tout à la fois par les vins généreux et par les promesses de Rivod. Il accepta l’odieux marché, en posant cette condition :

– Quand j’aurai apporté la tête de Mélar, je monterai sur la plus haute montagne de Cornouaille et tout le pays que verront mes yeux sera mien.

– Il en sera selon ton désir, acquiesça Rivod.

En retournant chez lui, Kérialtan se rendit compte de l’abomination de sa conduite. Il confia à sa femme ce que lui avait proposé Rivod et laissa entendre qu’un tel crime rejaillirait certainement sur lui et sur les siens. Mais, au lieu d’être encouragé dans l’idée d’un refus, Kérialtan trouva au contraire, auprès de sa compagne, l’excitation au crime.

– Il faut, lui dit-elle, songer à l’avenir de nos enfants. Il n’est pas bon de désobéir aux princes. Va trouver Rivod. Dis-lui que tu acceptes définitivement ses propositions.

Kérialtan, accompagné de son fils Justan, qu’il emmenait comme témoin, se rendit à nouveau chez Rivod. Il y demeura pendant une semaine à discuter, point par point, les conditions de l’odieux contrat.

Pendant ce temps, la femme de Kérialtan était revenue à de meilleurs sentiments. À son tour, elle comprenait l’horreur du pacte sanguinaire que son mari et son fils allaient conclure. Prise d’un remords sincère et de pitié pour Mélar, qui était jeune, beau, affectueux, elle lui dit, sans spécifier lequel, qu’un danger le menaçait et elle l’emmena de l’autre côté des montagnes d’Arrhée, pour le mettre en sûreté chez l’un des plus puissants seigneurs du pays, le Comte de Beuzit, dont le château s’élevait à quelque distance des lieux où se trouve la ville actuelle de Lanmeur.

Quand Rivod apprit la fuite de Mélar et de la femme de Kérialtan, il montra une profonde colère et tomba dans une languissante tristesse. Il rappela son complice et lui dit qu’il se devait de remplir ses engagements. Kérialtan, qui avait entrevu une grosse fortune, ne voulait pas qu’elle lui échappât. Il se mit en quête de découvrir la retraite de Mélar. Ce ne fut pas chose très difficile, car sa femme désirait, malgré tout, revoir les siens. Elle mit cependant comme condition que les projets criminels de Rivod seraient abandonnés. Kérialtan en fit le serment et, le jour de son arrivée, il se montra plein d’attentions pour Mélar. Celui-ci, ignorant que ceux qu’il regardait et aimait à l’égal d’un père et d’un frère avaient l’âme perverse, manifesta une joie profonde de les revoir. Pour leur prouver son affection, il demanda, selon la coutume de l’époque, à passer sa nuit avec eux.

Mais la femme de Kérialtan doutait encore de la sincérité de son mari. De vagues craintes la hantaient. Elle s’opposa, pendant deux jours, à ce que Mélar partageât sa couche. Le troisième jour, Mélar montra tant d’insistance, Kérialtan protesta de sa droiture avec tant d’apparente sincérité, que la pauvre femme, non sans trembler, finit par céder.

Mélar s’allongea donc entre le père et le fils, et, plein de confiance en leur amour, il s’endormit tout heureux. La maison entière se trouva bientôt plongée dans le sommeil. Seuls Kérialtan et Justan restaient éveillés. Quand ils furent bien certains que personne ne les entendrait, ils quittèrent leur lit. Le père saisit une hache, le fils prit entre ses mains les bras de Mélar. La hache s’éleva et retomba. Le sans jaillit et la tête roula sur le sol « comme celle d’un agneau ».

Le crime accompli, Justan ramassa la tête ensanglantée et la plaça dans un sac, pour la porter à Rivod. Mais il n’était pas facile de quitter le château de Beuzit sans attirer l’attention de ses habitants. Justan, au lieu de sortir par la porte qui était gardée, essaya, en s’aidant des aspérités, de descendre le long de la muraille. La nuit était profonde. Il ne put trouver les repères sur lesquels il comptait. Dès qu’il eut commencé sa descente, il se sentit perdu. Il voulut remonter au faîte des remparts. Ses forces l’abandonnèrent et, d’une hauteur de plus de trente pieds, il roula au fond des douves, le corps broyé.

Kérialtan trouva, le lendemain matin, le cadavre de son fils. À côté, dans le sac, gisait la tête de Mélar. Maîtrisant la douleur qu’il éprouvait de la perte de Justan, Kérialtan prit le sac et se rendit en courant chez Rivod, aux pieds duquel il jeta l’affreux trophée.

– C’est bien, déclara le tyran. Tu vas recevoir le prix de notre marché. Rends-toi sur le mont Frugy 1, et, comme convenu, tout ce que tes yeux verront sera tien.

Kérialtan escalade la montagne. Il arrive bientôt au sommet. Il regarde autour de lui, mais il a l’impression, bien qu’il n’aperçoive aucune étoile, d’être en pleine nuit. Le soleil brillait cependant quand il partit de chez Rivod. Alors, il comprend ce, qui lui arrive. Il ne connaîtra plus désormais la douce lumière du jour. Ses yeux sont éteints. Il est aveugle. Sa rage du crime commis et qui ne sera pas payé devient telle que le sang lui monte à la tête et que son cœur s’arrête de battre. Il tombe foudroyé.

À quelques jours de là, Rivod expirait à son tour, au milieu des plus cruelles souffrances.

Le cadavre de Mélar fut transporté dans l’église de Lanmeur où, pour recevoir son tombeau, on édifia la très belle crypte à trois nefs qui s’y voit encore.

 

 

 

Octave-Louis AUBERT,

Légendes traditionnelles

de la Bretagne, 1949.

 

 

 

 

 



1 Le Mont Frugy est une haute colline qui domine Quimper.

 

 

 

 

 

 

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