La hache

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Berthold AUERBACH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis une époque éloignée, les paysans de la Forêt-Noire ont le droit et la coutume, lorsqu’ils passent à travers champs pour aller d’un village à l’autre, de porter une petite hache sur le bras gauche. Ce privilège n’appartient qu’aux hommes, c’est-à-dire aux hommes mariés ; les garçons ou célibataires ne l’ont point. Cet usage remonte, s’il faut en croire la tradition, au temps où tout le monde était armé.

Or, le premier dimanche de la Pentecôte, dans tous les villages du grand bailliage, on pouvait lire l’ordonnance suivante sur le tableau noir de la maison commune :

 

« Attendu qu’il est de notoriété que beaucoup de délits forestiers résultent du port illégal de la hache, faisons savoir par les présentes au public.

« À partir de ce jour, quiconque circulera dans les rues ou dans la forêt avec une hache, devra faire connaître d’une manière précise au gendarme, au garde-champêtre ou au garde-forestier dans quel but et pour quel motif il est porteur d’une hache. Dans le cas où il ne pourra donner à cet égard d’explication satisfaisante, il sera passible d’une amende de un reichsthaler pour la première fois, de trois reichsthalers à la première récidive, et pour toute contravention ultérieure, d’un emprisonnement de huit jours à quatre semaines.

« Le Grand-Bailli      

« RELLINGS. »        

 

Beaucoup de paysans se tenaient après les vêpres groupés devant la maison commune. Matthieu, qui comptait maintenant aussi parmi les hommes mariés, donna lecture à haute voix de l’ordonnance. Tous secouèrent la tête et se répandirent à voix basse en malédictions accompagnées de jurons ; mais l’ancien prévôt dit tout haut :

– Cela ne se serait pas passé autrefois ; c’est notre droit.

Alors on vit venir du haut du village, Buchmaier, la hache sur le bras. Tout le monde le regardait s’avancer d’un pas délibéré. C’était un homme aisé, robuste, dans la force de l’âge, pas grand mais trapu et corpulent. Sa chemise bouffante retombait un peu sur ses hanches, au-dessus de sa culotte de peau. Son gilet rouge ouvert laissait voir la large bande qui reliait ses bretelles attachées par des aiguillettes ; de loin, aux couleurs voyantes du tissu, on aurait cru une de ces ceintures où l’on passe des pistolets. Son tricorne était posé sur une tête démesurément petite ; ses traits, surtout la bouche et le menton, avaient une expression de tendresse féminine : ses yeux bleus, clairs, bien fendus, sous leurs sourcils bruns, accusaient la lucidité d’intelligence et la résolution virile.

Mathieu s’élança à la rencontre de Buchmaier, lui fit part de l’ordonnance, et dit :

– Cousin, vous n’êtes tous pas de vrais conseillers de la commune si vous laissez faire cela.

Buchmaier continua de s’approcher à pas comptés, sans se presser le moins du monde. Il marcha droit vers le tableau noir. Tous se reculèrent pour lui permettre de lire commodément. Il rejeta son chapeau un peu en arrière et il y eut autour de lui un silence plein d’attente. Lorsqu’il eut achevé sa lecture jusqu’au bout, il donna du plat de la main un coup sur le bord de son chapeau pour le renfoncer sur sa tête, ce qui dénotait quelque chose de hardi. Alors il prit tranquillement la hache qui était sur son bras gauche et la planta dans le tableau noir, au beau milieu de l’ordonnance.

Puis il se tourna vers les assistants et dit :

– Nous sommes des hommes libres et des conseillers de la commune ; sans délibération officielle, sans le consentement de tous les conseillers de la commune, on ne saurait rendre une pareille ordonnance. Je serais curieux de voir si les gratte-papier sont tout et si nous ne comptons plus pour rien. Quand l’affaire devrait aller jusqu’au roi, nous ne pouvons tolérer cela. Que tous ceux qui sont de mon avis retirent ma hache que voilà et la replantent dans le tableau.

Mathieu fut le premier à la saisir ; mais Buchmaier lui retint le bras et dit :

– Fais d’abord place aux anciens.

Cette parole eut son effet sur les timides et les hésitants, que la façon d’agir de Buchmaier avait surpris et qui ne savaient ce qu’ils avaient à faire. L’ancien prévôt porta le premier coup d’une main tremblante ; puis tous s’y mirent courageusement ; de tous ceux qui étaient là, pas un ne fit exception ; et ce fut surtout le nom du grand-bailli que l’on taillada en tout sens. Peu à peu tout le village accourut ; les nouveaux arrivants étaient tour à tour encouragés à se joindre à cette démonstration significative et chacun donnait son coup dans le tableau au milieu des rires et des cris de joie.

Le prévôt, averti de ce qui se passait, voulut faire venir des gendarmes de Horb ; mais le brave Sogès, qui lui servait de ministre et dont la sagesse était proverbiale, déconseilla cet appel à la force armée, qui ne devait servir de rien. Il était rusé et se disait à part soi :

– Bien, laissons-les se compromettre tous. Ça nous fera toute une moisson d’assignations et pour chaque assignation un batzen 1. Allez, frappez, tant que vous pourrez ; c’est dans votre chair que vous taillez, et c’est avec votre chair que je fais mes profits.

Et Sogès, la mine rayonnante, assis dans l’auberge de l’Aigle en face de sa chope de bière, calculait le bénéfice qu’il tirerait de l’émeute du village.

À part Sogès et le prévôt, il n’y eut en fin de compte personne qui ne participât au délit.

Le mardi, les conseillers, à l’instigation de l’ancien prévôt, se rendirent spontanément au bailliage pour y déclarer ce qu’ils avaient fait. Le grand-bailli tempêta et arpenta la salle en jurant. Ce n’était pas pour rien qu’il s’appelait Rellings 2. Il avait tout l’air d’un chat tondu, à qui l’on aurait mis des lunettes sur le nez et attaché des éperons aux pattes. Il parla de faire jeter sur-le-champ les coupables en prison. Mais Buchmaier alla résolument à lui et lui dit :

– Est-ce là tout ce que vous savez faire ? Nous emprisonner ? Nous verrons bien. Nous sommes venus ici pour protester. Nous avouons ouvertement ce que nous avons fait, et il ne saurait être question de prison préventive. Je ne suis pas un vagabond ; vous savez où je demeure ; je suis Buchmaier ; voilà Baeck, voilà Jean le forgeron, et Basche, le fils de Michel. On nous trouvera quand on le voudra sur nos propres terres. On ne peut nous emprisonner sans jugement, et même dans ce cas, nous aurions toujours un recours à Reutlingen ou à Stuttgart.

Le grand bailli revint à la charge et assigna les hommes à comparaître le lendemain à neuf heures. Cet ajournement avait du moins cela de bon que Sogès y perdait ses batzen si bien comptés d’avance. C’est ainsi que grands et petits se trompent souvent réciproquement dans leurs calculs.

Le lendemain le village avait un aspect vraiment militaire, lorsqu’on vit défiler plus de cent paysans, la hache sur le bras. De temps en temps ils s’arrêtaient devant une maison pour rappeler un retardataire qui, afin d’aller plus vite, achevait de mettre son paletot dans la rue. Mais les quolibets et les rires s’interrompaient chaque fois que l’on regardait Buchmaier, qui fronçait sévèrement les sourcils. On ne but pas une goutte avant de se rendre au bailliage. « Les affaires avant les rasades », était le mot d’ordre des paysans.

Le grand bailli regardait par sa fenêtre, en robe de chambre, une longue pipe à la bouche. Lorsqu’il vit s’avancer cette troupe armée, il se hâta de fermer la fenêtre et fit un bond vers la sonnette ; mais comme il avait toujours des éperons aux bottes, il s’accrocha aux rideaux, s’y embarrassa et roula de son long sur le parquet. La longue pipe gisait à côté de lui comme une arme. Cependant il se releva presque aussitôt, sonna son huissier, le dépêcha en toute diligence chez le commandant du poste, c’est-à-dire chez le brigadier de la gendarmerie, avec ordre de lui envoyer immédiatement tous ses hommes, fusils chargés. Malheureusement il n’y avait plus que quatre gendarmes dans la localité. Il leur ordonna de se poster dans la chambre de l’huissier et de se tenir prêts au premier appel. Ensuite il recommanda de ne laisser pénétrer les paysans dans la salle d’audience qu’un à un et de fermer chaque fois la porte derrière celui qui serait entré.

Le premier qu’on appela fut Buchmaier. Il s’avança, et retenant la porte de la main :

– Bonjour, monsieur le grand-bailli ! dit-il.

En même temps, il se retourna vers ceux qui étaient dehors :

– Entrez, vous autres, ajouta-t-il ; notre cause est commune ; je n’ai pas à parler ici pour moi seul.

Avant que le grand-bailli eût eu le temps de se reconnaître, la salle était remplie de paysans. Tous portaient la hache sur le bras gauche.

Buchmaier se dirigea vers le greffier et, étendant la main :

– Écrivez, dit-il, mot pour mot ce que je vais dire ; il faut qu’au gouvernement du district on le sache aussi.

Il passa alors deux fois sa main droite dans le col de sa chemise, appuya son poing sur la table verte et commença :

– Tous mes respects, Monsieur le grand-bailli. Le roi vous a envoyé ici et nous vous devons obéissance, comme le veut la loi. Le roi est bon et juste ; il ne saurait vouloir assurément que l’on mène les paysans comme le bétail ou qu’on leur donne la férule comme aux enfants. Les petits maîtres, du haut en bas de l’échelle, s’amusent à jouer au faiseur d’ordonnances ; ils en arriveront bientôt à décréter comment une poule doit caqueter quand elle va faire son œuf. Eh bien, moi, je vais une fois pour toutes soulever le couvercle du pot, c’est-à-dire mettre les points sur les i et vous verser du vin pur, en d’autres termes, vous dire la pure vérité. Je sais bien que cela ne servira pas à grand-chose ; mais il faut que cela soit dit, il faut que je crache à la fin ce qui depuis longtemps m’étrangle. On se passe du conseil de la commune ; on prétend tout décider dans les bureaux. Un misérable avorton de gratte-papier berne toute une maison communale pleine de paysans et avant qu’on ait pu s’en apercevoir, les écrivassiers deviennent prévôts l’un après l’autre, et tout est pour le mieux dans le monde de la paperasserie. La vérité est la vérité. Il faut de l’ordre, mais il s’agit de voir d’abord si tout n’irait pas mieux sans les scribes ; et puis, nous ne sommes pas tout à fait idiots, nous ne sommes pas tombés sur la tête, et si nous ne nous exprimons pas en style officiel, nous savons nous tirer d’affaire. Il faut des gens instruits pour avoir la surveillance sur tout ; mais c’est aux citoyens à se gouverner d’abord eux-mêmes.

– Au fait, au fait, interrompit le grand-bailli.

– J’y suis, au fait. Avec toute votre écrivasserie, vous ne savez plus quoi ordonner, et vous en êtes arrivés à tout défendre, à tout prévenir, à tout empêcher, oui, empêcher, je suis presque tenté de le dire. Vous finirez par mettre un agent de la police en faction au pied de chaque arbre pour l’empêcher de se quereller avec le vent et de trop boire s’il vient à pleuvoir. Si vous ne cessez cette manie des ordonnances, nous ferions tout aussi bien de monter sur nos bêtes et de quitter le village. Vous voulez nous prendre tout ; oui, tout. Eh bien, il y a une chose que nous ne nous laisserons pas enlever.

Il brandit sa hache au-dessus de sa tête et continua en grinçant des dents.

– Quand je devrais avec cette hache briser les portes pour arriver jusqu’au roi, elle ne quittera point mes mains. Depuis les temps les plus reculés, ç’a été notre droit de porter la hache, et si on veut nous la prendre, il faut que ce soit par une résolution de l’assemblée du bailliage ou de la Diète ; et là nous aurons aussi notre mot à dire. Mais pourquoi nous la prendrait-on ? Pour empêcher les délits forestiers ? N’avez-vous pas, pour les prévenir, des gardes-forestiers, des peines et des lois qui s’appliquent aux nobles comme aux mendiants ? Combien de dents faut-il à un pauvre paysan pour manger des pommes de terre ? Arrachez-lui donc les autres pour qu’il n’ait pas la tentation de voler de la viande. Pourquoi laissez-vous courir les chiens qui ont des crocs ? Quand un enfant a huit ou neuf ans, il a son couteau dans sa poche ; s’il se coupe le doigt, c’est sa faute, et s’il fait du mal aux autres, on lui donne sur les doigts. Qui vous dit donc que nous sommes pires que de petits enfants et que vous êtes nos maîtres d’école et nos tuteurs ? Vous autres, messieurs, vous agissez tout juste comme si c’était grâce à vous que je ne saute pas par la fenêtre. Dans les affaires importantes de la vie, chacun doit veiller sur soi, chaque commune doit avoir soin d’elle-même, et ce soin, ce n’est pas à vous qu’il incombe, mes maîtres. Que dis-je, maîtres ? Vous êtes nos serviteurs et c’est nous qui sommes les maîtres. Vous vous figurez toujours que nous ne sommes là que pour vous et pour que vous ayez quelque chose à nous commander ; nous vous payons pour qu’il y ait de l’ordre dans le pays et non pour nous laisser ennuyer ; vous êtes les serviteurs de l’État, et l’État, c’est nous, les citoyens. Si nous ne pouvons obtenir justice, nous n’irons plus au ruisseau, mais à la grande source, et je mettrais ma tête sur le billot et je me la laisserais abattre par le bourreau avec cette hache que voici, plutôt que de me la laisser prendre contre mon gré par un employé. Voilà, j’ai dit.

Un silence religieux régnait dans la salle. Les assistants s’interrogeaient du regard, clignant de l’œil et semblant dire :

– En voilà un qui a son compte réglé ; qu’il l’avale chaud ou froid.

Mais Basche dit tout bas à Baeck, le boulanger :

– Voilà le cas de rappeler le proverbe : À bon chat bon rat. Il lui a rivé son clou.

– Le fait est qu’il n’a pas la langue dans sa poche, repartit Baeck.

Le grand-bailli ne laissa pas se prolonger l’impression produite par ce discours. Roulant un petit bout de papier entre ses doigts, il commença d’un ton calme par faire sentir la gravité du délit commis, n’épargnant point les traits acérés à Buchmaier ; mais celui-ci se contentait de secouer légèrement la tête, comme pour chasser les mouches. À la fin, le grand-baillis parla de gens à chicane, de fauteurs de troubles, de gros paysans infatués d’eux-mêmes, qui ont par hasard vidé une chope de bière avec un avocat, et ont entendu une cloche sans savoir d’où vient le son. Après cette digression générale, il revint à la question en litige ; il nomma quelques-uns des assistants par leur nom, les désigna avec éloge comme des citoyens paisibles, raisonnables, incapable d’un pareil acte. Il exprima la ferme conviction que ceux-là s’étaient laissé entraîner par Buchmaier ; il les conjura, en leur rappelant l’obéissance qu’ils devaient au roi et à la loi, et en faisant appel à leur amour pour leurs femmes et leurs enfants, de ne pas assumer la responsabilité d’une faute si grave, de reconnaître ouvertement et librement qu’ils avaient cédé à de mauvais conseils ; à cette condition ils en seraient quittes pour une peine légère.

Pour la seconde fois, il y eut un grand silence. Quelques-uns échangeaient des regards furtifs, puis baissaient les yeux à terre avec inquiétude. Mais Buchmaier lui, restait la tête haute, le visage fier, regardant hardiment tout le monde en face. Sa poitrine se soulevait, et il retenait son haleine, attendant. Mathieu avait déjà ouvert la bouche pour parler, quand Jean, le forgeron la lui ferma : l’ancien prévôt, qui seul de tous les assistants était resté assis sur sa chaise, venait de se lever, et d’un pas lourd, soulevant à peine les pieds, il s’avançait vers la table verte. D’abord, d’une voix haletante, reprenant haleine à chaque instant, puis tout à coup sans s’interrompre :

– Grand merci ! dit-il, pour les paroles que vous venez de nous adresser à moi et aux autres, monsieur le grand-bailli ; mais à tout ce qu’a dit Buchmaier, je souscris sans réserve. S’il fallait encore une preuve que les maîtres nous considèrent comme de petits enfants qui n’ont pas encore l’âge de raison, vous l’auriez donnée, monsieur le grand-bailli. J’ai soixante-quinze ans et j’ai été vingt ans prévôt. Non, nous ne sommes pas des enfants et nous ne nous amusons pas à nous laisser entraîner à des farces de gamins. Je garde ma hache jusqu’au jour où l’on me fera cadeau de six planches. S’il y en a ici qui veulent se laisser traiter en enfants, qu’ils le disent. Moi, je suis un homme, qui sait ce qu’il fait. S’il y a une peine à subir, j’en suis.

– Et moi aussi, s’exclamèrent les paysans d’une voix unanime.

Mathieu criait plus haut que tous les autres.

Le visage de Buchmaier était comme inondé de lumière. De la main droite, il saisit de nouveau sa hache et la serra vivement entre son cœur.

Les formalités d’usage accomplies, le procès-verbal signé, Buchmaier s’en fit délivrer copie, et les paysans quittèrent sans bruit la salle du grand bailliage. D’autres communes protestèrent contre l’ordonnance. L’affaire vint devant le gouvernement du cercle. Ceux qui avaient revendiqué leurs droits d’une façon si peu civile avec leurs haches mêmes, furent punis d’une amende assez forte. Il est vrai que quelque temps après le grand-bailli Rellings fut déplacé. Quant à l’ordonnance, elle ne fut plus jamais renouvelée.

Après comme avant cet évènement, les hommes portèrent la hache sur le bras gauche.

 

 

 

Berthold AUERBACH,

Récits villageois de la Forêt Noire, 1843.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Nouvelle Bibliothèque populaire,

dirigée par Henri Gautier.

 

 

 



1  Le batzen est une ancienne monnaie de cuivre frappée à Berne et portant pour arme un ours. Elle valait de 13 à 14 centimes de notre monnaie actuelle.

2  Dans la Forêt-Noire, on donne le nom de Rellings aux matous.

 

 

 

 

 

 

 

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