L’oraison funèbre
par
Berthold AUERBACH
– C’était une excellente femme.
– Il n’y en a plus beaucoup comme elle.
– Elle était encore du vieux temps.
– On n’avait qu’à venir chez elle quand on voulait, on était sûr de trouver auprès d’elle aide et conseil.
– Et tout ce qu’elle a souffert ! Elle a enterré quatre enfants et son mari, et n’en est pas moins restée toujours bonne et gaie.
– Oui, c’est une grande perte pour Lenz. C’est maintenant seulement qu’il saura tout ce que sa mère était pour lui.
– Il devra se marier bientôt.
– Il choisira qui il voudra ; il n’a qu’à frapper à une porte pour qu’on la lui ouvre, car c’est un brave garçon et un garçon bien adroit.
– Et avec cela une belle fortune.
– Il héritera de son oncle Petrowitsch qui est riche.
– Comme le chœur a bien chanté. Cela vous va jusqu’à la moelle des os.
– Lenz a dû être bien touché ! Il a toujours chanté avec les autres. C’est un des meilleurs.
– Oui, quand on a prêché, il n’a pas pleuré ; mais dès que ses camarades ont entonné le chant, on l’a vu fondre en larmes et sangloter. On eut dit que cela lui brisait le cœur.
– C’est le premier enterrement auquel assiste Petrowitsch dans le village. C’eût été une honte s’il n’avait pas rendu les derniers honneurs à sa propre belle-sœur.
Ainsi causaient entre eux les paysans qui suivaient leur route, ceux-ci dans la vallée, ceux-là sur la côte. Tous étaient vêtus de couleurs sombres, car ils revenaient d’un enterrement. Là-bas, près de l’église, où il y a peu de maisons, avec l’auberge du Lion, large et grande au milieu, on avait enterré la veuve de l’horloger Lenz ; et tout le monde avait perdu quelque chose, maintenant que la brave femme avait été enlevée à la terre. Aussi tous étaient profondément émus ; le deuil se lisait encore sur tous les visages ; car de même qu’une nouvelle douleur réveille toutes les anciennes, de même tous ceux qui étaient là avaient, une fois la nouvelle sépulture fermée, cherché les tombes des leurs, et donné en silence une pensée de regret aux trépassés en priant tout bas...
Tantôt ici, tantôt là, une femme se sépare du gros du groupe qui remonte la vallée ; la femme montre avec son livre de cantiques sa maison, ses enfants qui regardent aux fenêtres étroites rangées sur une même ligne, ou bien descendent hardiment le chemin de la prairie pour courir au-devant de leur mère rentrant au logis. Et lorsque, rentré chez soi, on ôte ses habits du dimanche, on pousse un profond soupir à la pensée de cet enterrement et on songe combien l’on est heureux d’être encore tous ensemble en vie et de pouvoir s’aimer les uns les autres. Mais on a de la peine à se remettre tout de suite au travail. On a été trop bouleversé et il n’est pas facile de revenir à son train ordinaire.
Le fabricant de poids de Knuslingen (nous sommes en plein pays des horlogers) qui a suivi le groupe jusqu’à la prochaine bifurcation de la route, dit d’un ton sentencieux :
– C’est pourtant une chose bête que la mort ! Mme Lenz avait eu beau amasser tant de trésors de sagesse et d’expérience, on enfouit tout cela avec elle dans la terre, et il n’en reste plus rien ici-bas.
– Son fils a du moins hérité de sa bonté, objecta une jeune femme.
– La sagesse et l’expérience ne s’acquièrent que par soi-même, dit un vieux petit homme, qui regardait tout le monde d’un œil inquisiteur.
On l’appelait l’essayeur, mais son nom était Zacharie. Il avait fait de mauvaises affaires parce qu’il n’avait pas su rester dans le droit chemin de l’horlogerie et voulait toujours trouver du nouveau, employant son temps et son argent à des expériences et des essais. C’est pour cela qu’on l’avait surnommé l’essayeur.
– Le vieux temps était meilleur et mieux avisé que celui-ci, dit un vieux tourneur de cadrans de l’autre côté de la vallée, qui s’appelait David. Dans l’ancien temps on vous servait un bon repas mortuaire et l’on pouvait se réconforter des fatigues d’une longue course et des secousses du cœur – car ces secousses-là vous donnent faim et soif – et c’était alors que le maître d’école prononçait l’oraison funèbre. Il y avait bien quelquefois un peu de bisbille, mais personne ne s’en plaignait. Maintenant on a interdit cet usage ; et j’ai faim, je suis harassé au point de ne plus pouvoir bouger de place.
– Moi aussi ! et moi aussi ! dirent plusieurs voix de divers côtés.
David aux cadrans poursuivit :
– Quelle besogne entreprendre en rentrant ? La journée est finie. On la sacrifie volontiers à ceux qui vous ont été chers. Mais autrefois cela allait mieux ; on ne rentrait qu’à la nuit, et on n’avait plus besoin de réfléchir...
– Dites plutôt qu’on n’avait plus la force de réfléchir, interrompit d’une voix forte le jeune horloger Faller. Un banquet mortuaire, la vieille Mme Lenz n’y aurait certes pas donné son consentement. Chaque chose en son temps, gaieté et tristesse, chaque chose à son heure, c’était là sa devise. J’ai travaillé cinq ans et neuf mois chez le vieux Lenz. J’ai fait mon apprentissage avec le jeune Lenz et je suis devenu compagnon avec lui.
– Dans ce cas, tu pourrais remplacer le maître d’école et prononcer l’oraison funèbre, dit David aux cadrans avec humeur en grommelant.
– Oui, je pourrais le faire, dit le jeune homme, sans faire attention aux murmures de David ; je pourrais prononcer l’oraison funèbre, et il convient lorsqu’on vient de déposer un si brave cœur en terre, de ne pas parler d’autres choses et de faire taire toutes les autres préoccupations. Le vieux maître était un homme. Si tous les autres hommes étaient comme lui, on n’aurait pas besoin de juges, ni de soldats, ni de prisons, ni de casernes en ce monde. Notre vieux maître était sévère ; il n’y avait pas un de ses apprentis qui eût quitté la lime pour le tour avant de savoir limer comme il faut un octogone qui eût l’air d’avoir été fait au tour, et il nous a fallu apprendre à faire de petites horloges, car un ouvrier qui s’entend à fabriquer les petits objets s’entend aussi à fabriquer les grands. Il n’est pas sorti de sa maison un seul rouage, une seule sonnerie auxquels il manquât la plus petite chose. Je veux, disait-il, pour moi et pour notre localité, que notre bonne renommée se maintienne. Je ne vous raconterai qu’un seul fait qui vous fera voir quelle influence il avait sur nous autres, jeunes gens. Le jeune Lenz et moi, en devenant compagnons, nous nous étions mis à fumer. Le vieux dit : « Bien ! si vous voulez fumer, je ne puis pas vous en empêcher, et je ne veux pas que vous le fassiez en cachette ; moi j’ai malheureusement la même mauvaise habitude et je ne puis pas me passer de fumer ; eh bien, écoutez ce que je vous dis : si vous fumez, je m’en déshabituerai, quoique ce soit bien pénible pour moi ; mais il n’est pas possible que nous fumions tous ici dans l’atelier. » Naturellement, nous avons renoncé au tabac, car nous aurions mieux aimé nous casser les dents sur une pierre que de faire ce chagrin au maître.... Et la maîtresse, elle est en ce moment devant Dieu, et Dieu le lui dira à elle-même : « Tu as été une brave et honnête femme, comme il y en a peu sur la terre. Sans doute tu as eu aussi ton défaut, tu as un peu gâté ton fils et tu ne l’as pas laissé aller à l’étranger, ce qui aurait été un bien pour lui, car il se serait un peu dégourdi. Mais les milliers de bonnes œuvres, que nul ne connaît que moi, et la loi que tu te faisais de ne jamais supporter qu’on dise du mal de personne, de toujours mettre les choses du bon côté et même d’avoir pris fait et cause pour Petrowitsch... Tout cela je ne l’ai pas oublié. Approche donc, tu auras ta récompense. » Et savez-vous ce qu’elle dira quand Dieu voudra lui accorder quelque bienfait ? « Donnez-le à mon fils, dira-t-elle, et s’il en reste, eh bien, il y a un tel et une telle qui sont dans le besoin, aidez-les, la vue de leur bonheur me rendra heureuse. » Vous ne sauriez croire combien peu elle mangeait ; le maître l’en raillait souvent : mais il n’y a rien de plus vrai et je peux dire qu’elle se rassasiait rien qu’à voir l’appétit des autres. Et cette bonté d’âme de la mère, le fils l’a tout comme elle. En voilà un cœur ! Pour lui j’irais volontiers à la mort !
Telle fut l’oraison funèbre prononcée par l’horloger Falier, et sa voix de basse pendant qu’il parlait avait souvent des tremblements, tant il était ému.
Berthold AUERBACH,
Récits villageois de la forêt noire.
Recueilli dans Les grand écrivains de toutes les littératures,
1re série, tome quatrième, Librairie Blériot, s. d.