Un sermon

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Berthold AUERBACH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous sommes au village. Tout est silencieux dans la rue, les maisons sont fermées ; çà et là on voit une fenêtre ouverte par où personne ne regarde. Les hirondelles volent rez-terre et n’ont à se garer de personne. Sur l’auge de la pompe, près de la maison commune, sont perchées d’autres hirondelles qui boivent, se regardent d’un air avisé et gringottent entre elles en tenant conseil comme si le village n’appartenait qu’à elles. Des hochequeues, personnages importants, accourent en trottinant et s’en vont en frétillant de la queue, comme s’ils voulaient donner à entendre qu’ils savent déjà tout et bien mieux encore. Seule une bande de poules s’est assemblée autour des hirondelles et écoute avec curiosité leurs discours. Elles comprennent qu’il s’agit de se balancer librement dans les airs, de franchir les mers et de gagner des pays lointains. Souvent elles soulèvent et étendent leurs ailes, puis les laissent retomber en levant tristement la tête, comme si elles savaient une fois de plus qu’elles sont irrévocablement attachées au sol et doivent chercher chez l’homme la protection d’autrui. Il y a surtout une poule d’un noir de jais, avec une crête rouge, qui agite fréquemment ses pennes. Une couveuse remonte à pas lents le village, se carrant fièrement au milieu de ses fils et de ses filles, qu’elle tient assemblés autour d’elle par des avis réitérés et qu’elle abecque de ses trouvailles. Elle a bien autre chose à faire qu’à songer à se balancer librement dans les airs et à rêver des pays lointains.

Un silence extraordinaire pèse sur tout le village. Les hommes ont quitté leurs habitations éparpillées et se sont rendus dans la demeure de Celui qui les unit tous entre eux. Les regards qui d’ordinaire cherchent, en s’égarant de côté et d’autre, l’intérêt personnel, s’élèvent maintenant tous de concert vers l’Invisible qui voit tout et à qui tout appartient. Voilà l’église : elle se dresse sur la montagne où l’on voyait jadis une forteresse dont les murs sont maintenant couverts de vignes en fleurs. L’église était jadis la citadelle contre toutes les adversités de la vie. Elle est encore aujourd’hui et restera dans l’avenir l’abri de l’humanité. Le dernier son de l’orgue vient de se perdre dans l’air.

Entrons dans l’église. Le prêtre monte en chaire. Les assistants toussent, se redressent sur leurs chaises, les déplacent, les remuent, car personne ne veut troubler le prédicateur qui parle au nom de l’Esprit suprême, lorsqu’il aura donné cours à son éloquence.

Le prêtre n’est pas un vieillard ; il est dans toute la maturité de l’âge. Calme, recueilli, se voilant la face, il dit à voix basse la prière, puis il lève la tête avec un geste de bonheur et dit le texte : « Ce ne sont pas ceux qui sont en santé qui ont besoin de médecin, mais les malades. (Saint Luc, v, 31.) »

Il montre d’abord que la santé de l’âme est la vraie vie, attendu qu’elle ne fait qu’un avec la vertu et la droiture, tandis que le péché et la maladie défigurent la vie. De même que dans la maladie les forces naturelles de l’homme prennent une voie fausse, de même dans le péché. Car le péché c’est l’égarement. Il insiste aussi tout particulièrement sur cette dernière remarque et prêche la douceur à l’égard du pécheur pour arriver à sa guérison. Il montre comment le péché trouve facilement un recoin où il se blottit dans les replis du cœur humain, et, sous l’apparence de la passion ou de l’illusion captieuse, écarte tout le monde de la voie du bien. Car il n’y a pas un seul homme qui ne fasse que le bien et soit exempt de péché. Il montre combien il est fortifiant de nous représenter l’image consolante de l’homme vraiment pur, sans péché et sans défaut, image qui s’offre à nous pour effacer toute faute, en même temps qu’elle nous instruit à l’imiter. Il montre qu’en conséquence celui qui se sent à certains égards pur de péché a pour obligation, dans cette pureté partielle, de devenir le rédempteur de son prochain qui est tombé dans le péché. Il doit prendre sur lui la responsabilité de cette faute d’autrui et chercher à en obtenir le pardon.

« Vous tous, dit-il alors, vous tous qui allez et venez en liberté, qui pouvez vous asseoir à votre table et sortir librement pour vous promener sous le ciel libre de Dieu, songez un seul instant au pauvre prisonnier sur le visage duquel, depuis des années, ne s’est pas reposé un seul regard d’amour. Il est là, et son œil se fixe sur les murs de pierre ; ses paroles que l’on n’entend point ne lui renvoient que leur propre écho. Et lorsqu’on le reconduit parmi ses semblables, quelle triste société pour lui. La grande société humaine l’a livré, dans son isolement, à sa misère, à son désespoir, à son erreur ; aucune main secourable ne s’est tendue vers lui ; aucune parole de sympathie n’a apaisé son âme. Il est resté seul, seul avec son cœur égaré. Pour la première fois, le jour où il a commis une faute rendue publique, il s’est aperçu qu’il n’était pas seul au monde ; la société humaine l’a saisi de son bras puissant et l’a retenu pour l’expiation. Et lorsqu’il revient parmi les hommes libres, quel est son sort ? Ceux qui auparavant n’avaient pas un regard pour lui le considèrent désormais avec mépris, avec défiance, sans aucune pitié effective, et le traquent partout. Que doit-il devenir ? Toi, qui es assis là en liberté, interroge ta conscience ; combien de fois n’as-tu pas été sur le point de devenir criminel, si la puissance suprême, qui est implantée en toi et qui te domine, ne t’avait arraché et enlevé des mains les instruments du crime. Aie donc pitié du pécheur, souffre avec lui, sacrifie-toi pour lui, et il te sera pardonné.

« Un jour, je fus, pauvre écolier, invité à dîner chez un riche. J’étais alors dans une misère affreuse. Je me trouvai là seul dans la salle à manger attendant l’heure du repas. Autour de moi brillait et étincelait la vaisselle d’argent, mes yeux papillotaient comme si j’avais été ivre. Tout à coup une pensée traversa mon cerveau comme un éclair : quelques-uns de ces objets pouvaient mettre fin à ma misère pour longtemps et personne ne me voyait. Un entraînement irrésistible m’attirait vers la corbeille où était entassée l’argenterie. J’y plongeai la main comme si quelqu’un m’y avait poussé. Mais au même moment il me sembla que ma main ne pouvait plus se mouvoir. J’étais incapable de rien lâcher et de rien prendre. La sueur de l’angoisse ruisselait sur mon front et je criai : « Au secours ! au secours ! » Je voulais appeler les gens pour m’arracher avec leur aide au péché. Un vieux serviteur accourut, et je lui racontai tout en pleurant. Il me consola dans ma douleur indescriptible, et il s’employa dans la suite avec d’autres à ne plus me laisser souffrir de la misère. »

Les commentaires que le prédicateur ajoute à cet exemple, et l’invitation qu’il fait à chacun de se représenter comme lui les diverses tentations de sa vie, vont droit au cœur. Durant la pause assez longue qu’il fait ensuite, il voit bien des mains jointes trembler, bien des hommes cacher leur visage derrière leur chapeau, bien des mains essuyer une larme qui humecte les yeux, mais personne ne regarde les autres, chacun a assez à faire à s’occuper de soi-même.

Après la prière qui termine la prédication, le prêtre invite les fidèles à imiter ce que font dans la capitale des associations d’hommes bien-pensants, c’est-à-dire à travailler à l’amélioration des forçats libérés en leur venant en aide. « Il faut, dit-il, que vous ayez le courage de traiter avec bienveillance des hommes tombés ; car un malheureux a doublement besoin de sympathies ; et celui qui peut lui témoigner de l’affection est doublement béni. »

La messe finie, tout le monde se presse pour sortir avec une précipitation inaccoutumée. Beaucoup s’étirent quand ils ont franchi 1a porte ; le sermon les a tellement empoignés qu’ils se sentent tous les membres brisés. Ils étouffaient, et maintenant ils reprennent baleine. On se forme en groupes. On parle de bien des choses, mais surtout du sermon et du curé. Michel le tisserand trouve qu’il ne cite pas assez souvent les textes, et le boulanger, qui a son mot à dire quand sa femme n’y est pas, insinue malicieusement qu’il a bien vu où le prédicateur voulait en venir. Un gars espiègle dérobe à une jeune fille son bouquet de romarin qu’elle porte au corsage en criant : « Au secours ! au secours ! » et s’enfuit à toutes jambes.

Mais dans la plupart des cœurs retentissent encore les paroles que l’on vient d’entendre tomber du haut de la chaire.

 

 

 

Berthold AUERBACH,

Récits villageois de la forêt noire.

 

Recueilli dans Les grand écrivains de toutes les littératures,

1re série, tome quatrième, Librairie Blériot, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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