Le sire de Castelnau
CHRONIQUE DU SARLADAIS
par
Eugène d’AURIAC
I
Vers le milieu du seizième siècle, on vit naître cette division d’opinions religieuses qui devait bientôt entraîner les peuples à se massacrer entre eux. En France, comme ailleurs, les réformes de Luther, adoptées et refondues par Calvin, avaient trouvé bon nombre de partisans. Le Nord et le Midi étaient partagés en deux camps bien distincts : catholicisme et calvinisme se trouvaient en présence. Le Nord était catholique, presque tout le Midi calviniste. Or, c’était toujours la même opposition qui se manifestait, opposition qui n’était pas seulement celle des hommes, mais de la nature ; aussi était-il impossible qu’elle ne fût pas poussée à l’excès, puisque ces mêmes hommes obéissaient à une force dont ils ne se doutaient pas ; et si le boucher royaliste, Blaise de Montluc, gouverneur de la Guyenne, laissait suspendues aux arbres du chemin des traces de son passage, personne n’ignore quels cruels supplices servaient de passe-temps au baron des Adrets, quand il était attaché au parti de la Réforme.
Cependant, les troubles qui agitaient nos provinces trouvèrent quelques pays calmes et tranquilles. Le haut et le bas Languedoc, les habitants des rochers escarpés du Vivarais et du Dauphiné avaient adopté avec empressement les doctrines de la Réforme qu’elles étaient encore à peine connues de certaines villes. Ce n’est pas que les partisans des nouvelles doctrines eussent désarmé. Tout au contraire, ils luttaient avec une ardeur sans cesse renaissante, et dans le Périgord en particulier, le protestantisme cherchait à se répandre par tous les moyens possibles. La ruse autant que la force était même mise en œuvre pour atteindre ce but.
Avant le massacre des protestants à Vassy (1er mars 1562), Périgueux était déjà en proie aux dissidences religieuses, et Sarlat soutenait un siège terrible contre les partisans de Calvin ; mais le peuple refusait de croire aux nouvelles doctrines que prêchait un ministre récemment arrivé de Genève. Simon Brossier n’était parvenu à propager ses croyances que dans les manoirs environnant les villes, lorsqu’il fut fait prisonnier d’après l’ordre de Chilhaud de Pronsault. Il n’avait pu rallier à sa foi qu’un petit troupeau de gens rustiques dont il forma l’église de la Roche-Beaucourt.
Après sa mort, qui arriva trois mois après sa seconde arrestation, cet homme trouva de la pitié dans le cœur de ceux qui n’avaient pas même voulu l’écouter, et le fanatisme catholique fit éclore ce que la force ni la ruse n’avaient pu obtenir. La captivité de Brossier montra ce que peuvent les châtiments en fait de croyance. Les esprits irrités s’enflammèrent, l’imagination s’exalta ; les prédications de ses partisans, qui avaient eu lieu la nuit jusqu’alors, se firent au grand jour, et Calvin eut en peu d’années plus de sectateurs que le catholicisme dans le Périgord.
La guerre civile, allumée presque en même temps sur tous les points de la province, y produisit les plus déplorables désordres. Non seulement la cupidité endurcissait les cœurs, mais encore la haine aveuglait les esprits, et la vengeance venait en aide à toutes les mauvaises passions. On ne connaissait plus les liens de la famille, on n’avait plus aucun respect pour les supérieurs ; l’obéissance à l’autorité était méconnue, et les serviteurs avaient si peu de soumission qu’ils se révoltaient souvent contre leurs maîtres. Les choses en vinrent à ce point que les domestiques de l’évêque de Périgueux, Pierre Fournier, ne craignirent pas de l’assassiner dans sa maison de campagne, le 14 juillet 1575.
Au milieu de ce théâtre d’horreurs, alors que catholiques et protestants mettaient tout en œuvre pour faire triompher leur cause, la ville de Sarlat seule était restée fidèle à son culte, et, en 1574, elle avait pu repousser de ses murs, pour la seconde fois, les protestants qui l’avaient assiégée sans succès douze ans auparavant. Cependant les réformés ne cessaient de piller et de détruire les autres villes du Sarladais, et comme ils trouvaient asile dans quelques châteaux, le sang coulait partout.
Peut-être l’histoire que nous allons rapporter paraîtra-t-elle romanesque et lugubre. Pourtant, si le lecteur daigne se reporter comme nous à l’époque de la Réforme, deux ans après les faits que nous venons de signaler, et quatre ans après le massacre de la Saint-Barthélemy, il voudra bien sans doute croire véridiques les détails suivants, que nous avons empruntés à un chroniqueur contemporain.
II
C’était, en 1576, vers la fin du mois de juillet. Sarlat, la ville catholique, venait de voir une insulte faite à ses croyances religieuses. Un homme, à ses derniers moments, avait ordonné que ses obsèques eussent lieu sans aucune cérémonie ecclésiastique.
Cette ville, qui devait son origine à un monastère de Bénédictins, ayant appartenu au pieux Bernard, comte de Périgord, lequel en donna la propriété à Pépin le Bref, Sarlat, disons-nous, voyait pour la première fois dans ses murs un pareil exemple d’audace sacrilège. On ne pouvait alors admettre la libre-pensée. Aussi, tous les cœurs étaient indignés, et personne pourtant n’osa s’opposer au convoi du protestant, qui fut déposé dans la tour du cimetière, sans prêtre, sans croix et sans flambeaux. Or, tandis que les Catholiques gémissaient d’un fait si nouveau et si étrange pour eux, les Calvinistes habitant les manoirs du Périgord triomphaient, car il y avait des hommes assez puissants et assez hardis dans la ville pour défendre les dernières volontés d’un de leurs coreligionnaires mourant.
La nouvelle de cet événement venait de se répandre parmi les rares seigneurs catholiques des environs de Sarlat, lorsqu’un jeune homme sortit le soir des ruines du château de la Broue et prit, en hâtant le pas, un chemin qui descendait vers la Dordogne. Sa démarche circonspecte avait quelque chose d’inquiet et de bizarre. On eût dit qu’il redoutait une surprise, et, cette crainte s’explique, si l’on songe aux déplorables excès auxquels se livraient alternativement catholiques et calvinistes. Le fanatisme, en étouffant les vertus évangéliques, ne permettait plus aux partis d’écouter aucun sentiment d’humanité : on ne songeait qu’à la haine et à la vengeance.
La mise simple de ce jeune homme, mais telle pourtant qu’un vrai disciple de Calvin l’eût trouvée mondaine, s’adaptait parfaitement à sa taille petite et pleine de noblesse. Son visage, où brillait tout le feu méridional tempéré par l’urbanité française, était presque caché par un vaste feutre gris à larges bords, que balayait une plume noire. Une épée, comme le plus fier duelliste en eût désiré une, et sur le pommeau de laquelle il appuyait sa main gauche, complétait son costume.
Arrivé près de la rivière, il s’avança résolument vers un saule placé au milieu d’une touffe de roseaux. S’étant appuyé sur l’arbre, il s’élança et tomba dans une petite barque habilement dissimulée par les hautes herbes qui l’entouraient. Là, après s’être débarrassé de son épée, il détacha une chaîne de fer qui retenait le bateau aux racines du saule ; puis, en quelques bonds, il fut au milieu de la rivière, dont il suivit le courant.
La journée avait été belle, les dernières gerbes du soleil couchant s’étaient cachées derrière les montagnes, et le crépuscule frais et embaumé remplissait l’air de calme et de douceur. Il y avait déjà quelque temps que le bruit cadencé de ses rames frappait la surface unie de l’eau lorsque notre jeune rameur vit la lune large et argentée se lever tranquillement au-dessus des rochers de Montfort. Alors, il tira un livre d’une aumônière, et s’étant étendu, la tête appuyée sur la partie supérieure de sa barque, il resta absorbé dans sa lecture.
La nacelle, abandonnée au courant de l’eau, flottait douce et tranquille, laissant après elle un léger sillon. Partout on entendait ces mille bruits silencieux qu’il est si agréable d’écouter le soir : la queue argentée d’un poisson frappant l’onde, le clapotement de l’eau contre la barque ; puis c’était l’astre des nuits dont la lumière veloutée, se reflétant dans la rivière, traçait une longue traînée de paillettes étincelantes.
Toute cette poésie si belle à connaître, toutes ces sensations si douces à sentir réagirent peu à peu sur l’esprit du jeune homme, dont les sens étaient déjà magnétisés par le voluptueux mouvement de la barque allant à la dérive. Comme si la parole faisait plus vivement sentir ce que l’on éprouve, des sons entrecoupés s’échappèrent d’abord de ses lèvres ; puis, ce fut un murmure soutenu. Bientôt, on put distinguer quelques mots ; les sons prirent peu à peu plus de volume, devinrent plus distincts ; enfin l’on entendit, chanté par une voix pure, claire, nette, harmonieuse, le sublime Cantique des cantiques de Salomon.
Plongé dans cette poésie orientale dont la beauté et la grandeur étonnent d’admiration, le jeune homme ne s’était pas aperçu que son esquif était déjà loin, bien loin du lieu de départ. Domme et ses fortifications, dont la Dordogne semble saper les fondements, Laroque-Gageac, Saint-Julien et leurs rochers étaient passés, et la masse noirâtre de Castelnau commençait même à se découper dans le bleu du ciel : mais il oubliait tout. La ville de Domme, dont autrefois, dans son enfance, il avait admiré, le soir, les anciennes murailles dentelées d’étoiles, n’avait pas même attiré ses regards, et pourtant elle était toujours belle à voir.
Bâtie en 1282, par Philippe le Hardi, pour servir de retraite à ses gens de guerre, Domme s’était élevée sur l’emplacement d’une forteresse que Simon de Montfort avait fait détruire en 1214. Longtemps en butte aux attaques des Anglais, souvent prise et reprise, elle avait eu maintes fois à souffrir, et si elle s’était toujours relevée de ses ruines, c’était pour être constamment en proie à de nouvelles luttes. Cette petite ville avait donc un passé glorieux ; mais elle n’était plus, aux yeux du jeune catholique, qu’une place forte, dont les collines hautes et escarpées donnaient un asile aux Huguenots vengeurs des massacres de leurs frères. Ainsi seul avec lui-même, il se laissait aller à son enthousiasme, et sa voix résonnait dans toute son étendue comme la harpe d’or d’un séraphin. Les anges devaient être jaloux de ces chants. Un instant la voix s’arrêta, le cantique était terminé, et l’on n’entendit plus que le gémissement des ondulations venant lécher la rive et le murmure des vagues sous les rochers.
Cependant, la voix reprit encore plus belle qu’auparavant, car l’émotion et les larmes passaient au travers. C’était une hymne sublime qui n’a de supérieure que le cantique de Salomon, une hymne belle comme celle qui l’a dite, belle comme celle qui l’a entendue : c’était le cantique de Marie ! Pour sentir tout ce qu’il y avait alors d’admirable dans ce chant, il faut se reporter au lieu et au moment de la scène, et se l’imaginer modulé par un jeune homme, par un poète catholique, par un exilé que l’on traque à chaque instant. Il avait presque fini, lorsqu’un faible cri immédiatement suivi d’un mugissement sourd de l’eau vint couper en deux le verset qui s’échappait de ses lèvres. Ramené à lui d’une façon aussi brusque, le jeune homme frissonna, et d’un bond il fut debout dans la barque. Ses yeux fixés sur l’onde semblaient l’interroger. L’oreille tendue, il cherchait à percevoir le moindre bruit, et sur son visage anxieux et troublé, le courage semblait le disputer à la crainte de voir paraître un être surnaturel. Tout à coup, de longs cheveux et une forme indécise parurent à peu de distance de la nacelle. Le chapeau et le pourpoint du jeune homme tombèrent dans la barque.
Il s’élança.
Un quart d’heure après, Jean Dydier de la Broue était sur le rivage, à genoux auprès d’une jeune fille complètement inanimée. Les tresses noires de sa belle chevelure, collées sur son visage, faisaient ressortir la pâleur de son teint. Ainsi couchée sur le sable, sans force et sans mouvement, elle semblait une sainte devant laquelle un jeune homme était en adoration. Inquiet, troublé, il ne savait comment lui faire reprendre connaissance. Enfin la jeune fille parut donner quelques signes de vie. Pour faciliter la respiration, Dydier déchira sa gorgerette, et un médaillon frappa sa vue ; un portrait d’homme était peint sur chacun des deux côtés ; il les regarda, et à la clarté de la lune, il put distinguer deux noms écrits au-dessous des personnages du médaillon : MARTIN LUTHER – JEHAN CALVIN.
– Une Huguenote ! s’écria-t-il aussitôt en frémissant. La jeune fille, qui en ce moment ouvrait les yeux, absorba tous ses soins. Bientôt, pourtant, elle eut assez repris ses sens pour qu’il pût s’éloigner quelques instants : il voulait rejoindre son bateau qui s’était arrêté un peu plus loin.
La pauvre femme tremblait de tous ses membres transis, et l’avait à peine entendu lorsqu’il lui avait parlé.
Dydier plongea de nouveau et saisit le bateau, avec lequel il eut bientôt regagné le rivage. Ayant pris son pourpoint, son épée et son livre, il ne tarda pas à reprendre sa place auprès de celle qu’il venait de sauver, et recommença tous ses efforts pour la rappeler entièrement à la vie.
La jeune fille put enfin parler et dire à son sauveur combien elle regrettait qu’il l’eût arrachée à la mort qu’elle désirait. Elle venait pourtant de lui exprimer toute sa gratitude, quand un mouvement de curiosité féminine lui fit prendre le livre placé à côté d’elle. Elle l’ouvrit et ayant lu le titre : Lytanies de madame la Vierge, elle le rejeta loin d’elle et mit ses mains sur son visage en étouffant ces mots :
– Oh ! un Papiste !
III
Les environs de Sarlat étaient toujours désolés par les cruautés des calvinistes. Non contents de ravager les campagnes, ceux-ci étaient parvenus en certains lieux à chasser les ecclésiastiques de leurs temples, et ils y célébraient la Cène ; puis, poussés par une frénésie qui n’a pas de nom, ils brisaient les croix placées sur la voie publique, et chaque jour les villes du Périgord ruisselaient du sang de nouvelles victimes.
Parfois on voyait des réformés, arrêtés après de tels actes, traverser la ville revêtus d’un sac de pénitent, la tête rasée et découverte, la corde au cou, les pieds nus, un cierge à la main. Ils marchaient ainsi au supplice, car ils étaient massacrés après avoir fait amende honorable devant l’autel qu’ils avaient outragé. Mais, plus souvent, heureux de se venger, en souvenir des atrocités commises sur leurs frères à Annonay, en 1563, ils agissaient de représailles, incendiant les maisons, massacrant les habitants, violant les femmes qu’ils forçaient ensuite à plonger un poignard dans le sein de leurs époux.
Tous les bons catholiques étaient au désespoir. En effet, les partisans des nouvelles doctrines devenaient chaque jour plus nombreux, et le calvinisme avait tellement fait de progrès qu’il s’était introduit jusque dans les communautés religieuses ; souvent même des nonnes fugitives adoptaient publiquement la religion des réformés.
Guy de Castelnau, l’un des seigneurs du Sarladais, n’avait pas tardé à embrasser les doctrines de Calvin. Fanatique à l’excès, comme tous les renégats, il était impitoyable pour ses anciens coreligionnaires. On le redoutait partout, et son acharnement à poursuivre les catholiques avait fait choisir, par les réformés, les environs de son château, bâti dans une position extrêmement remarquable, pour le lieu de leur retraite.
C’était de là que le baron de Castelnau partait suivi de ses bandes pour exercer sa haine et ses cruautés contre les partisans de la cour de Rome. Digne en tout de son aïeul, Seguin de Badefol, seigneur de Castelnau de Berbière, qui répandait l’effroi, le carnage et la misère partout où il passait, « le sire de Castelnau, se baignait dans des ruisseaux de sang, meurtrissant tous les chrétiens, hommes, femmes et petits enfants ».
L’histoire nous apprend que deux siècles auparavant, en 1360 et 1362, Seguin de Badefol, surnommé le Roi des compagnies, avait dévasté toute l’Auvergne et les provinces voisines ; il avait rançonné les villes, pillé les églises et fait sa place d’armes de celle de Saint-Julien. Or Guy de Castelnau, qui tenait à honneur de dépasser son noble aïeul, « détruisait les crucifix, brûlait les saints livres, tuait les docteurs et prêtres cruellement et inhumainement, et allait arracher les catholiques de la grotte de Miremont, où ils se réfugiaient pour célébrer leurs saints mystères ». Aussi, depuis le 24 août 1572, combien de cris de mort avaient retenti près de la Tombe de Gargantua 1 ! Combien de soupirs étouffés dans les eaux noires et profondes qui serpentent autour des labyrinthes de la grotte, comme les eaux du Styx au fond du sombre Tartare !
C’était Marie, la fille du sire de Castelnau, que Dydier de la Broue avait arrachée à la mort.
Deux mois après la scène que nous venons de décrire, assis tous deux, sous un berceau des jardins de Castelnau, laissant aller leur imagination, ils parlaient d’amour et de plaisir. Marie avait sa main droite dans celle de Dydier, l’autre allait machinalement caresser la tête d’un superbe chien des montagnes assis à ses pieds. Regardant, sans les voir peut-être, les sites charmants qui se déroulaient devant eux, l’un près de l’autre, ils énuméraient les obstacles qu’il leur fallait surmonter pour se voir, pour s’aimer et pour se consoler ensemble.
Marie racontait à ce moment, ses beaux yeux noirs baignés dans ceux de Dydier, comment elle avait voulu mettre fin à ses jours pour échapper à la tyrannie de son père. Il l’avait tirée de son couvent qu’il avait détruit par l’incendie ; puis il lui avait fait apostasier la religion catholique, la religion de sa mère, pour la courber à l’exigence rude et sévère de celle de Calvin.
Elle lui disait, dans son langage harmonieux et pénétrant, toutes ses souffrances, toutes ses douleurs, toute cette histoire intime enfin que connaît si bien la femme malheureuse, tout ce drame de chaque instant, de chaque minute, que contient son cœur et que nous traitons souvent de folie, faute de le comprendre. Puis, détournant ses yeux de ces sombres tableaux, elle les reportait sur les deux mois de bonheur passés l’un auprès de l’autre, disant à Dydier l’horreur qu’elle avait éprouvée pour lui, catholique, papiste (horreur inspirée par son père), et son étonnement de le trouver bon, généreux et beau, au lieu du monstre qu’elle s’attendait à voir. Enfin, et sa voix devenait de plus en plus mélodieuse, elle lui disait ce sentiment nouveau qui s’était glissé dans son cœur, cette seconde existence qui avait absorbé tout son être pour ne lui faire voir que Dydier, ou plutôt qui avait réuni par une étrange sympathie l’âme et le cœur de Dydier à son cœur et à son âme.
Ensuite Marie s’étendait et lui détaillait une à une toutes les richesses de ce nouveau monde qu’il lui avait fait entrevoir et où il l’avait guidée. Et regardant dans l’avenir, elle trembla de voir ce bonheur s’évanouir ; elle trembla pour Dydier, car elle, n’était-ce pas lui ? Elle pensa à son père, au sombre et sévère huguenot.
– S’il venait à connaître mon amour pour toi, pour un papiste, dit-elle, il nous briserait tous deux !
Et ses idées devenant plus sombres, elle ne put supporter la pensée de voir son Dydier malheureux. Alors elle se mit à pleurer, et folle, éperdue d’amour, elle l’enlaça de ses beaux bras, comme si elle eût voulu le retenir et défendre la vie de son amant.
À ce moment, le chien tressaillit et laissa échapper un sourd grognement aussitôt comprimé.
– Tais-toi, Borg ! dit Marie, et, avec une grâce enfantine ; elle leva la main comme pour le frapper.
Le chien ferma les yeux et se rapprocha en rampant de sa maîtresse ; mais sa tête n’était plus tournée vers elle, ses narines étaient dilatées, ses oreilles droites ; il flairait quelque chose.
Dydier alors répondit à Marie, dans ce langage que connaissent seuls les amants. Vivement ému par les larmes de celle dont il partageait les craintes, s’exaltant peu à peu lui-même, il s’éleva dans ces régions où bien peu de jeunes cœurs ne se sont pas enivrés. Puis sortant de cette extase que l’on a voulu flétrir du nom d’espaces imaginaires, il revint sur la terre, et entre lui et Marie il vit aussi le sire de Castelnau froid et inexorable, un mur d’airain, un obstacle insurmontable. Alors, comme tout est possible au paroxysme de la passion, un seul moyen se présenta à lui ; il résolut d’enlever Marie. Un prêtre les unirait, son oncle, son second père, qui l’aimait tant 2 ; et ensuite loin, bien loin, ils iraient chercher le bonheur, inconnus du monde, ne le connaissant pas, vivant pour eux, seuls avec leur amour.
Quand une femme aime, il n’y a qu’un monde pour elle, c’est son amant ; elle oublie tout pour lui, et Marie consentit. Dydier n’avait plus qu’un scrupule..
– Mais tu es protestante ? dit-il.
– Ma mère était catholique, répondit Marie entraînée.
– Ainsi, tu veux devenir ?...
– Tienne à jamais.
– Et catholique ?
– Et catholique !... Nous aurons la même foi et le même amour.
Borg fit un bond furieux, en jetant un aboiement terrible.
– Allons ! manants ! éclata une voix que Marie reconnut aussitôt, arquebusez-moi ce plaisant mignon !
Plusieurs coups de feu partirent au même instant. Marie tomba évanouie. Dydier voulut saisir son épée, mais inutilement ; il était blessé au bras droit. Se jetant aussitôt de côté, il se perdit dans les taillis.
Le sire de Castelnau s’avança la dague à la main, mais ne voyant plus que sa fille :
– Allons, mille cornes du diable, nous n’avons fait qu’effaroucher le bel oiseau, dit-il avec le même sang-froid que le maréchal de Tavannes, présidant au massacre de la Saint-Barthélemy. Et prenant Marie à son bras, sur lequel elle se plia comme un roseau, il regagna le château suivi de ses arquebusiers.
IV
Le 18 octobre 1576, par une soirée sombre et orageuse, un esquif se détachant sur les vagues blanches d’écume de la Dordogne, aborda vers l’endroit où se trouvent maintenant quelques maisons dont le groupe forme ce que l’on appelle Caudon. Deux personnages couverts de leurs manteaux en descendirent, et si quelqu’un se fût trouvé là, à la lueur d’un éclair qui déchira la nue et illumina leurs visages, il eût pu le reconnaître pour Dydier de la Broue et Marie de Castelnau. Dès qu’ils furent sur le rivage, un chien blanc, que l’on connaît déjà sous le nom de Borg, s’élança de la barque auprès d’eux, et tous trois prirent en silence le petit chemin tortueux montant à la chapelle taillée dans le roc, et qui, objet d’un pèlerinage religieux alors, est à peine maintenant un but de curiosité banale.
À les voir s’avancer, mornes et sombres, serrés dans leur cape, les yeux baissés, on les eût pris pour des condamnés allant au supplice, tant leur visage était pâle, leurs traits contractés, leur marche silencieuse et froide. La tristesse de la nature semblait en harmonie avec celle de leur âme ; tout présageait le violent combat qu’allaient se livrer les éléments. Sur un horizon brun roulaient de grands nuages noirs, semblables à des cercueils, que fendait parfois un éclair blanc, comme pour faire ressortir encore l’horreur de l’obscurité qui entourait les deux amants.
Ce calme précurseur d’un orage, répandu dans toute l’atmosphère, rendait plus terrible et plus sonore le roulement lointain du tonnerre, répété en vastes échos par les rochers voisins. Tout ce magnétisme extraordinaire auquel nul mortel ne peut résister, réagissait puissamment sur leur âme, et c’est à peine si Dydier pouvait soutenir le bras de Marie, appuyée contre lui, pour lui demander une protection dont il avait peut-être lui-même grand besoin.
Ils étaient arrivés à peu près à mi-côte, que de larges gouttes d’eau commencèrent à tomber ; mais ils étaient tellement absorbés dans leurs pensées qu’aucune plainte ne s’échappa de leur bouche lorsque la pluie vint les fouetter au visage. Seulement, ils se resserrèrent dans leurs manteaux et essayèrent de hâter le pas.
Le chemin qu’ils suivaient était rapide et raboteux ; tous deux y marchaient avec beaucoup de peines et de difficultés. Marie, faible et languissante, s’arrêtait à chaque instant pour reprendre haleine ; alors le bras de Dydier se roulait autour de sa taille, tandis qu’une douce parole venait lui remettre un peu d’espérance et de courage au cœur. Dans un de ces moments de repos, un éclair prolongé sillonna le sombre horizon et vint éblouir leurs yeux. Marie se rejeta aussitôt dans les bras de son amant et y cacha sa tête, en disant :
– Oh ! j’ai peur !
Dydier ne put parler, tant il était obsédé de tristes pressentiments ; mais, par un dernier effort frénétique, il enleva la jeune fille, et entraîné par une force surnaturelle, il gravit rapidement le chemin qui le séparait encore de la chapelle. Il ne s’arrêta que pour déposer celle qu’il aimait sur le seuil de la porte, où un prêtre les reçut.
C’était Jean de la Broue, chanoine de Sarlat. Forcé par les fureurs de la guerre civile d’abandonner la ville où il exerçait son saint ministère, il s’était réfugié avec d’autres ecclésiastiques dans ce lieu retiré, afin d’y prier et d’y être encore utile aux catholiques qui viendraient implorer son assistance.
Cette pauvre chapelle que tout Sarladais doit connaître, ressemble assez d’en bas à une tombe, et, à travers son clocher en ruines, on entrevoit la verdure qui recouvre les rochers, à peu près comme à travers les interstices d’un squelette. Si l’on y pénètre, la ressemblance est encore plus affreuse. Taillée dans le roc, elle n’a que l’emplacement nécessaire pour célébrer le service divin. Étroite, petite et oblongue, le rocher pèse sur elle comme une lourde pierre de cercueil et étouffe la respiration. L’air y est humide, chaud et fétide, tel que celui qui s’échappe d’un caveau, et l’ouverture ressemble à une fente de tombeau apportant, les bruits de la vie à un mort. Le roc taillé en saillie forme l’autel.
C’est là que devaient s’unir les deux amants.
Arrêtés un instant à l’entrée pour se recueillir, ils purent contempler à leur aise l’intérieur de la chapelle, et, impressionnés comme ils l’étaient, cet examen augmenta l’horreur qui leur ceignait l’âme.
Bâtie depuis vingt-sept ans à peine 3, cette chapelle avait déjà été plusieurs fois victime du pillage et de la dévastation des biens de la famille de la Broue par les protestants 4. Aussi était-elle noire et sans aucun des riches ornements qui l’avaient jadis décorée. Les pieux cénobites qui desservaient cet humble temple avaient constamment à dire l’office des morts pour les infortunés catholiques qu’immolaient les réformés, en représailles aux mânes de leurs coreligionnaires ; et ils ne possédaient pour tout ornement d’église qu’un vaste drap noir semé de larmes d’argent, lequel restait toujours suspendu aux parois de la chapelle. Or, pour célébrer un mariage, ils n’avaient eu ni le temps ni les moyens de s’en procurer d’autre.
Deux torches de cire jaune aux côtés de l’autel éclairaient l’intérieur et ressemblaient plutôt à des lampes sépulcrales qu’aux flambeaux de l’hyménée. Puis, au lieu d’orgues et de chants grégoriens, le vent, qui tourbillonnait par rafales dans les bois environnants, mugissait à travers les fentes de la porte mal jointe, et leur jetait une étrange harmonie. Parfois aussi l’ouverture qui laissait pénétrer l’air dans la chapelle s’illuminait tout à coup, et un éclair fulgurant venait les éblouir et faire pâlir la sombre lueur des flambeaux.
Sur un signe du chanoine, Marie et Dydier s’approchèrent de l’autel et s’y agenouillèrent, tandis que leur inséparable compagnon Borg, accroupi près de la porte, semblait en garder l’entrée.
Le service commença.
Cependant l’orage augmentait au dehors et prenait plus d’intensité. Toute la nature était en feu. Les éclairs partaient brillants de tous les points de l’horizon et se croisaient comme en un centre lumineux avec un éclat impossible à soutenir : l’obscurité plutôt que la lumière manquait à cette nuit. La pluie balayée par l’ouragan arrivait presque sur les marches de l’autel, et le vent faisait vaciller la flamme des torches s’allongeant en tourbillons de fumée noire.
L’officiant invoquait Dieu avec plus de ferveur, et les regards des fiancés, qu’un vague pressentiment semblait attirer l’un vers l’autre, se croisaient plus fréquemment et devenaient plus reluisants d’amour. Enfin le prêtre, que l’émotion avait gagné, ne pouvant résister au contraste de ces deux êtres si beaux, si jeunes, si aimants, avec l’aspect de la nature en ce moment, prononça les paroles sacramentelles, et unit leurs mains en versant un torrent de larmes.
L’homme de Dieu, un instant troublé par la grande voix des éléments, crut alors entendre l’Éternel lui demander solennellement pourquoi il avait sanctifié l’union du ravisseur et de la fugitive. Mais il se rassura promptement en pensant qu’il venait de remplir un saint devoir. L’un des deux époux lui était cher comme son propre enfant, et l’autre rentrait dans le sein de l’Église catholique !...
De leur côté, et comme s’ils eussent été poussés par une commotion électrique, les deux jeunes gens se levèrent, après avoir reçu la bénédiction, et Marie se précipita sur le sein de Dydier.
Le prêtre en larmes venait de s’agenouiller au pied de l’autel : il continuait ses prières...
À cet instant un coup de tonnerre épouvantable retentit, la porte s’ouvrit avec violence, et le vent, s’engouffrant dans l’intérieur de la chapelle, éteignit les torches qui l’éclairaient.
L’horreur qui s’empara du pieux ministre et des deux époux ne saurait s’exprimer. Le vénérable chanoine avait interrompu sa prière et personne n’osait faire le moindre bruit. Marie, dont le cœur battait à peine, était soutenue par Dydier, qui se faisait lui-même un appui du rocher. Tout était noir, silencieux, mort. Il y eut quelques secondes de tortures indicibles. Enfin ce silence terrible fut interrompu par quelque chose de plus affreux encore. Borg se mit à hurler lamentablement. Chacun de ses aboiements arrivait lent et monotone au cœur des deux amants comme une lame glacée de poignard. Ils comprenaient tous deux cet avertissement de leur fidèle compagnon.
Tout à coup le bruit d’une arquebuse se fit entendre sous la voûte sombre, en même temps qu’un sillon de feu illuminait la chapelle, et le Christ d’ébène qui décorait l’autel roula à terre. Le chien lança un cri sonore et clair.
Puis on entendit ces mots articulés d’une voix de tonnerre :
– Sang Dieu ! la main te tremble, vil lourdaud. Tu crains de perdre ton âme puante. Va donc apprendre chez ton cousin Satanas à mieux ajuster de l’arquebuse.
Et un second coup de feu, suivi d’un cri de douleur suprême, retentit dans la chapelle.
Dydier et Marie avaient reconnu en même temps la voix du sire de Castelnau. Ils reprirent en quelque sorte courage, car ils savaient enfin qui les attaquait ; ils savaient contre qui ils allaient se défendre.
Celui qui venait de les unir, Jean de la Broue, le premier, reprit la parole, et leur montrant l’ouverture latérale de la chapelle qu’un éclair avait permis d’apercevoir.
– Fuyez ! enfants, dit-il. Puis, étendant les mains sur eux et levant les yeux au ciel, il ajouta avec émotion : « Seigneur, mon Dieu, doux salvateur, ayez miséricorde d’eux, et vous, enfants, fiance en lui ; fuyez ! »
Dydier avait repris toute sa présence d’esprit. Le danger qu’il courait et le besoin de sauver celle qu’il aimait lui avaient rendu son calme et son sang-froid. S’étant assuré, en faisant plier son épée, qu’elle était en état de le défendre, il prit Marie dans ses bras, appela Borg et s’élança par le chemin que lui indiquait le respectable prêtre dont les soins avaient guidé son enfance, en lui disant :
– Mon père, priez pour nous !
V
Cependant le sire de Castelnau avait tout prévu ; un arquebusier placé au-dessous de l’ouverture annonça par ses cris et un coup de feu que l’objet de leurs recherches venait d’échapper. Aussitôt toute la troupe, son chef en tête, fut autour de lui, et ils se concertèrent pour savoir quel parti ils avaient à prendre. L’implacable baron était trop exalté pour penser à autre chose qu’à ressaisir sa fille ; aussi quoique l’on jugeât à peu près inutile de poursuivre les fugitifs, fallut-il obéir à sa volonté et se préparer à l’accompagner.
Pour rendre les recherches plus sûres, on alluma des torches ; mais le vent et la pluie les eurent bientôt éteintes, et lorsque l’on se fut mis en marche, celles qui brûlaient encore ressemblaient au milieu de l’obscurité à des feux follets errant sur une lande déserte.
Ces quelques minutes de halte n’avaient pas été perdues pour les deux fugitifs. Un instant arrêté pour reprendre haleine, Dydier, regardant derrière lui, avait aperçu la lumière des torches, immobile et fixe. Il avait compris sans peine l’incertitude du sire de Castelnau sur la route qu’il devait suivre. Un vague espoir de salut lui traversa l’esprit. Marie, à qui le froid et la pluie avaient rendu l’usage de ses sens, s’était sentie assez forte pour suivre Dydier, et tous deux s’étalent mis en marche avec une espérance au cœur. Tous deux, non, tous trois, car leur fidèle chien des montagnes ne les quittait pas.
Dire quel chemin ils suivirent est impossible. La nuit était trop sombre, les éclairs trop éclatants pour qu’ils puissent le remarquer. Seulement après avoir descendu quelque temps, passé des ruisseaux, heurté des rochers, franchi des fossés, ils commencèrent à monter sur un terrain rude et couvert de pierres. Dydier se rassurait, car il croyait s’éloigner des bords de la rivière et arriver bientôt dans un lieu inaccessible à la vengeance. Ils s’arrêtèrent enfin sur un emplacement uni et dur comme le marbre. Il leur parut assez large ; mais l’obscurité les empêcha de juger au juste s’il s’étendait loin. Ruisselants d’eau, brisés de fatigue et d’émotion, ils ne savaient plus de quel côté diriger leurs pas, quand Marie tomba d’épuisement. Dydier, penché sur elle, cherchait à la ranimer. Bientôt elle reprit ses sens, et murmura d’une voix lente et affaiblie :
– Où sommes-nous donc, Dydier ?
Borg, qui jusque-là s’était promené en furetant et sans bruit, poussa un long aboiement où il y avait quelque chose de surnaturel. Un éclair traversa le ciel. Un second aboiement, mais un aboiement douloureux, qui semblait partir du vague de l’air, éclata, et le court instant de silence qui le suivit fut troublé seulement par le bruit de l’eau qui venait de se refermer sur un cadavre.
– Au rocher de Caudon ! répondit Dydier anéanti ; puis, montrant une lueur rouge qui s’avançait vers eux : – Et voici ton père, Marie !
Pour comprendre ce qu’il y avait d’affreux dans ces mots si simples, il faut absolument connaître l’endroit où se passait cette scène. Le rocher de Caudon !... Il faut avoir vu de la rive opposée cet énorme pic de cent pieds de haut, nu et aride comme un crâne dépouillé, s’avançant sur la rivière, en affectant la forme d’une vaste cuirasse et, ainsi qu’une cuirasse, ayant une ligne proéminente au milieu. On dirait l’armure d’un géant oubliée là après sa défaite. Il faut avoir visité l’espèce de grotte qu’il forme en surplombant de sa masse le niveau de la Dordogne ; il faut, disons-nous, avoir vu l’eau qui baigne son pied, noire, tranquille et profonde, ressemblant à celle qui, dans la Diva Comedia, fait sept fois le tour de l’enfer ; il faut avoir contemplé tout cela pour sentir quel cri de détresse Dydier venait de pousser dans ces mots :
– Le rocher de Caudon !
Aussi ne pensa-t-il plus à la fuite, car le père de Marie arrivait devant lui et allait leur barrer le passage.
Ainsi tout était fini : il leur fallait abandonner la vie, si jeunes, si beaux, si aimants ; la vie qui s’ouvrait devant eux avec toutes les réalités que le prisme de la jeunesse fait paraître si belles ; la vie si douce, si riante, si parfumée à vingt ans ; tout cela n’existait plus pour eux. La mort seule leur restait. La mort de tous côtés, ici et là, devant et derrière, la mort, partout la mort. Marie comprit tout et se résigna. Son père approchait ; il les avait vus se détacher sur un éclair qui raya l’horizon. Aussi, du plus loin qu’il put, cria-t-il d’une voix altérée de rage et de plaisir :
– Je te tiens donc enfin ! larron d’honneur, dérobeur de filles, vilain mécréant !
Puis il ajouta d’une voix plus forte encore :
– À genoux !
– Oui, dit Marie en prenant la main de Dydier et en l’obligeant à s’agenouiller, – à genoux !
Elle pria un instant avec ferveur. Cette femme, si faible auparavant, était sublime alors.
Quand elle eut fini, elle se releva rayonnante de bonheur. Son père n’était plus qu’à quelques pas d’eux. Par un sentiment féroce, il s’était arrêté pour considérer ces deux êtres qu’il tenait enfin en sa puissance et sur lesquels il allait venger trois mois de tortures. On eût dit un tigre, une patte sur sa proie et aiguisant ses griffes de l’autre pour l’écorcher.
– Dydier, dit Marie, tu as oublié une chose ; c’est ton présent de noces.
– Eh bien ! que veux-tu ? dit celui-ci étonné.
– La mort de ta main et un dernier baiser de ta bouche.
– Viens, dit-il, je t’aime !... Mais avant que son amante fût dans ses bras, il chancela, glissa sur la pierre unie et disparut dans l’abîme, en jetant à Marie un éternel adieu.
Marie resta droite, immobile, les yeux fixés sur le gouffre, regardant sans voir la trace passagère qu’avait ridée la surface de l’onde. Ses dents claquaient, son corps tremblait, et pourtant la sueur ruisselait sur son front. Cette fièvre, cet état de folie, durèrent un moment, une seconde, puis tout à coup Marie s’élança dans la Dordogne en criant :
– Oh ! oui, Dydier, à toi, toujours à toi !...
À ce moment le sire de Castelnau arriva, et il put entendre le clapotement sourd de l’eau qui venait de recevoir une nouvelle victime.
Eugène d’AURIAC.
Paru dans Comme chez Nicolet,
collectif de récits, contes et nouvelles,
Paris, 1885.
1 La Tombe de Gargantua est une énorme pierre placée dans la partie la plus humide de la célèbre grotte de Miremont ; elle est ainsi nommée parce qu’on la prendrait effectivement pour le tombeau de quelque géant. La grotte de Miremont, signalée et depuis longtemps décrite par les naturalistes et les cosmographes, est l’une des plus curieuses de la France.
2 Jean de la Broue, chanoine de Sarlat, testa en 1572 en faveur de Françoise de Constantin, mère de Jean Dydier, l’aîné de la famille et par conséquent héritier naturel. Sa mort fit passer tous les biens sur la tête de son frère, puîné, François de la Broue, seigneur de Blagnac.
3 Elle fut fondée le 29 mars 1549, par Noble Martin de la Broue et Françoise de Constantin, sa femme.
4 Deux procès-verbaux, des 5 mars et 2 décembre 1552, constatent que les maisons appartenant au sire de la Broue furent brûlées par les calvinistes pour le punir de son attachement à l’Église catholique.