Peter Rugg, le disparu
par
William AUSTIN
I
Jonathan Dunwell, de New York, à M. Herman Krauft.
Monsieur,
Conformément à ma promesse, je vous envoie ci-joint tous les détails que j’ai pu recueillir concernant l’homme et l’enfant disparus, envers lesquels vous avez témoigné de l’intérêt.
Vous vous rappelez peut-être que des affaires m’appelèrent à Boston pendant l’été de 1820. J’avais emprunté le paquebot jusqu’à Providence et, à mon arrivée, j’appris que toutes les places, dans la chaise de poste, avaient été retenues. Il me fallait donc attendre quelques heures un prochain départ ou accepter un siège, à côté du cocher. Je m’installai donc à côté de l’homme qui me sembla intelligent et d’humeur communicative. Cependant, à peine avions-nous parcouru dix milles que les chevaux rejetèrent brusquement leurs oreilles en arrière, les aplatissant comme celles d’un lièvre. Le cocher me demanda alors si j’avais emporté un imperméable.
– Non, répondis-je. Pourquoi ?
– Vous en aurez bientôt besoin d’un. Regardez donc les oreilles des chevaux.
– En effet... J’allais vous en demander la raison.
– Ils aperçoivent le faiseur d’orage, et nous ne tarderons pas non plus à le rencontrer.
À ce moment, il n’y avait pas un seul nuage au ciel. Mais, peu après, un petit point noir apparut sur la route.
– Le voilà, le faiseur d’orage, me dit mon compagnon. Il laisse toujours une brume derrière lui. Ah ! je lui dois d’avoir été si souvent trempé que je ne suis pas près de l’oublier ! Le pauvre type n’a pas la vie gaie et il est plus malheureux qu’on ne le pourrait croire.
Bientôt, un homme, accompagné d’une petite fille, passa à grande allure, au moins à douze milles à l’heure, dans un cabriolet, jadis de luxe, mais usé maintenant par les intempéries, et traîné par un grand cheval noir. Il tirait sur les rênes de son cheval, comme s’il prévoyait que la bête allait s’emballer. Il paraissait las, déprimé, et regarda avec inquiétude les voyageurs, particulièrement le cocher et moi-même. À peine nous eut-il dépassés que les chevaux redressèrent leurs oreilles, qui se rejoignirent presque au-dessus de leur tête.
– Quel est cet homme ? demandai-je. Il semble bien inquiet.
– Nul ne le connaît, mais son enfant et lui me sont familiers. Je l’ai rencontré plus de cent fois et il m’a si souvent demandé le chemin de Boston, même lorsqu’il en venait directement, qu’à la fin j’ai refusé de lui répondre. C’est pourquoi il m’a regardé de cette façon.
– Mais ne s’arrête-t-il jamais en route ?
– Jamais. Si ce n’est pour demander le chemin de Boston. À quelque endroit qu’il se trouve, il vous répondra toujours qu’il ne peut s’arrêter car il doit arriver à Boston le soir même.
Nous montions alors une haute colline à Walpole ; et comme nous avions une belle vue du ciel particulièrement serein, j’avais envie de rappeler au cocher, en manière de plaisanterie, l’histoire de l’imperméable. Aucun nuage ne se dessinait à l’horizon.
– Vous regardez du côté d’où cet homme est venu, me dit-il. C’est bien par là en effet qu’il faut observer. Jamais l’orage ne vient à sa rencontre ; il le suit.
Nous approchâmes bientôt d’une autre colline. Lorsque nous arrivâmes au sommet, le cocher me désigna, à l’est, un petit point noir, gros comme une bille :
– Voici la graine d’orage, dit-il. Nous pourrons peut-être arriver à Polley avant qu’il éclate, mais l’homme et son enfant voyageront jusqu’à Providence, sous la pluie, le tonnerre et les éclairs.
Soudain, les chevaux, comme poussés par l’instinct, redoublèrent d’allure. Le petit nuage noir passa au-dessus de la route nationale, grossit, enfla, s’étendit dans toutes les directions. Cet étrange nuage attira l’attention de tous les voyageurs, car, après avoir atteint un volume considérable, il diminua, mais devint plus compact, plus dense. Les éclairs successifs le transformèrent en une sorte de réseau irrégulier, et lui firent prendre mille formes fantastiques. Le cocher me fit remarquer un détail singulier. Il prétendait que chaque éclair, près du centre, lui permettait d’apercevoir distinctement la silhouette d’un homme assis dans un cabriolet traîné par un cheval noir. Mais, en vérité, je ne vis rien de semblable ; l’imagination de l’homme était certainement en défaut. Il arrive souvent que la pensée agisse à la place des sens, à la fois dans le monde visible et invisible.
L’orage lointain menaçait d’éclater. À peine étions-nous arrivés à la taverne de Polley que la pluie se mit à tomber à torrents. Mais cela ne dura pas, car le nuage prit la direction de la route nationale qui conduisait à Providence. Quelques instants après, un voyageur, d’aspect respectable, s’arrêta en voiture devant la porte. L’homme et l’enfant du cabriolet ayant excité quelque sympathie parmi nous, nous demandâmes au nouvel arrivant s’il les avait rencontrés. Il répondit affirmativement ; l’homme semblait s’être égaré et lui avait demandé la direction de Boston ; il conduisait à grande allure comme s’il avait espéré gagner de vitesse l’orage, mais un coup de foudre avait éclaté juste au-dessus de sa tête, semblant l’envelopper avec son enfant, son cheval et sa voiture.
– Je m’arrêtai, dit le voyageur, pensant que la foudre l’avait atteint. Cependant le cheval ne fit que redoubler d’allure, et, autant que je pus en juger, allait aussi vite que l’orage.
Pendant que le voyageur parlait, un colporteur conduisant un camion de ferblanterie arriva, tout dégouttant de pluie ; et comme nous l’interrogions, il nous répondit qu’il avait rencontré l’homme au cabriolet dans quatre différents États, en quinze jours ; que celui-ci lui avait demandé le chemin de Boston, et que, chaque fois, un orage épouvantable avait inondé son camion, emportant ses marchandises de fer-blanc, si bien qu’il avait décidé de les faire assurer à l’avenir. Mais, ce qui l’étonnait le plus, c’était l’étrange attitude de son cheval, qui, bien avant que l’homme au cabriolet apparût à l’horizon, s’arrêtait au milieu de la route et rejetait ses oreilles en arrière :
– Bref, j’espère bien ne plus jamais revoir cet homme et son cheval, dit le colporteur. Ils n’ont pas l’air d’être de ce monde.
C’est tout ce que j’appris alors, et j’eusse certes oublié, comme un rêve, ces étranges incidents si, me trouvant dernièrement sur le seuil de l’hôtel Bennett à Hartford, je n’avais entendu quelqu’un s’écrier : « Tiens, voilà Peter Rugg et son enfant ! Il est las, tout ruisselant de pluie, et plus loin de Boston que jamais. » Je reconnus alors l’individu même que j’avais rencontré plus de trois ans auparavant ; car on n’oublie pas Peter Rugg, ne l’eût-on vu qu’une fois.
– Peter Rugg ! dis-je, mais qui est Peter Rugg ?
– Ah ! çà, personne ne le sait exactement, répondit l’étranger. C’est un fameux voyageur, tenu en piètre estime par les aubergistes, car jamais il ne s’arrête pour manger, boire ou dormir. Je me demande pourquoi le gouvernement ne l’emploie pas pour assurer la Poste.
– Je ne le lui conseillerais pas, reprit un voyageur, car combien de temps mettrait une lettre pour arriver à Boston ? Il y a plus de vingt ans, à ma connaissance, que Peter Rugg cherche cette ville.
– Mais, dis-je, ne s’arrête-t-il jamais en chemin ? Ne parle-t-il jamais à quelqu’un ? J’ai déjà vu cet homme, il y a plus de trois ans, près de Providence, et l’on m’a raconté une singulière histoire à son sujet. Je vous en prie, monsieur, donnez-moi quelques détails sur lui.
– Monsieur, répondit l’étranger, ceux qui en savent le plus en disent le moins. J’ai entendu dire que le ciel marque parfois un homme, en signe de châtiment. Quelle est la condamnation de Peter Rugg ? Je ne sais, aussi je serais plutôt enclin à le plaindre qu’à le juger.
– Vous parlez comme un honnête homme, dis-je, et puisque vous le connaissez depuis si longtemps, vous me donnerez bien encore quelques renseignements. A-t-il beaucoup changé ?
– Oui, certes. On ne le voit jamais manger, boire ou dormir et son enfant parait plus âgé que lui. Il semble exclu du temps et désireux de trouver quelque lieu de repos.
– Et son cheval ? dis-je.
– Quant à son cheval, il est plus gras et plus en forme que jamais, plus fringant, certes, qu’il y a vingt ans. La dernière fois que Rugg m’a interpellé, ce fut pour me demander à quelle distance se trouvait Boston. Je lui ai répondu : « Juste à cent milles. – Pourquoi me tromper ainsi ? m’a-t-il dit. C’est mal de se moquer d’un voyageur. Je me suis perdu ; je vous en prie, indiquez-moi le plus court chemin pour Boston. » Je lui répétai que Boston était à cent milles de là. « Comment pouvez-vous me dire ça ? reprit-il. On m’a assuré hier soir que je n’en étais éloigné que de cinquante, et j’ai voyagé toute la nuit. – Mais, dis-je, vous venez maintenant de Boston. Il vous faut revenir en arrière. – Hélas ! Il faut toujours revenir en arrière, gémit-il. Boston change avec le vent et tourne avec la boussole. L’un me dit que c’est à l’est, l’autre que c’est à l’ouest ; et les maîtres de poste m’indiquent tous la mauvaise direction. – Mais arrêtez-vous et reposez-vous, repris-je. Vous êtes fatigué et tout trempé. – Oui. Il a fait un bien sale temps, depuis que je suis parti de chez moi. – Arrêtez-vous donc. – Je ne peux pas m’attarder, car je dois être chez moi ce soir même. Je crois cependant que vous devez vous tromper sur la distance de Boston. »
« Il rendit alors la main à son cheval qu’il retenait avec difficulté et disparut en un éclair. Quelques jours après, je le rencontrai de nouveau, un peu avant Claremont, gravissant les collines de Unity, à environ douze milles à l’heure.
– Son nom est-il réellement Peter Rugg, ou l’a-t-on surnommé ainsi ?
– Je ne sais pas. Mais je présume qu’il ne reniera pas ce nom. Vous pouvez le lui demander, car le voici, avec son cheval. »
Un instant après, un cheval noir, fringant, s’approchait à grand trot. Je m’étais promis de parler à Peter Rugg, ou au moins, à l’inconnu qui portait ce nom. Je m’avançai donc au milieu de la rue faisant un geste pour l’arrêter. L’homme tira sur les rênes.
– Monsieur, dis-je, puis-je vous demander si vous êtes bien M. Rugg, car je crois vous avoir déjà rencontré ?
– Je m’appelle, en effet, Peter Rugg, dit-il. Je me suis égaré par malchance. Je suis tout trempé et bien fatigué. Mais voudriez-vous avoir l’amabilité de m’indiquer la direction de Boston ?
– Vous habitez donc Boston, et dans quelle rue ?
– Middle Street.
– Quand avez-vous quitté Boston ?
– Je ne peux le dire exactement, mais il me semble qu’il y a très longtemps.
– Mais comment êtes-vous tous deux si trempés ? Il n’a pas plu aujourd’hui.
– Il est tombé une grosse pluie, là-bas, en amont du fleuve. Mais je n’arriverai pas à Boston ce soir si je m’attarde. Me conseillez-vous de prendre l’ancienne route ou la nouvelle, celle du péage ?
– Il y a cent dix-sept milles par l’ancienne route et quatre-vingt-dix-sept par l’autre.
– Vous vous moquez de moi ! On ne doit pas tromper un voyageur. Vous savez très bien qu’il n’y a que quarante milles de Newburyport à Boston.
– Nous ne sommes pas ici à Newburyport, mais à Hartford.
– Voyons, monsieur ! N’est-ce donc pas ici Newburyport et le fleuve que j’ai suivi le Merrimack ?
– Non, monsieur. Vous êtes à Hartford et ce fleuve est le Connecticut.
Il se tordit les mains et parut incrédule.
– Les fleuves ont donc aussi changé leur cours comme les villes ont changé de place ? soupira-t-il. Mais voyez. Les nuages s’amoncellent au sud et il va pleuvoir cette nuit.
Il refusa de rester plus longtemps. Son cheval impatient bondit, ses flancs se soulevant comme des ailes ; il semblait vouloir tout dévorer devant lui.
Enfin, j’avais découvert, pensai-je, une clé à l’histoire de Peter Rugg, et je décidai, la prochaine fois que mes affaires m’appelleraient à Boston, d’y faire une autre enquête. Peu après, les détails suivants me furent fournis par Mme Croft, une vieille dame qui vivait à Boston dans Middle Street, depuis les vingt dernières années. Voici le récit qu’elle me fit :
L’été dernier, juste à la tombée du jour, quelqu’un s’arrêta à la porte de la défunte Mme Rugg. Mme Croft, s’avançant à la porte, aperçut alors un homme et une petite fille, dans un cabriolet usé par les intempéries, et traîné par un cheval noir. L’étranger demanda Mme Rugg. On lui répondit que celle-ci était morte à un âge très avancé, il y avait plus de vingt ans.
L’étranger s’écria :
– Comment pouvez-vous me tromper ainsi ? Demandez à Mme Rugg de venir à la porte.
– Je vous affirme, monsieur, que Mme Rugg n’habite plus ici depuis vingt ans. Personne d’autre que moi n’occupe cette maison et je m’appelle Betsy Croft.
L’homme regarda dans la rue de droite à gauche, et déclara :
– Bien que la peinture soit défraîchie, c’est bien ici ma maison.
– Oui, répondit l’enfant, et voici la borne, devant la porte, sur laquelle je m’asseyais pour manger ma tartine de beurre.
– Mais elle me paraît être du mauvais côté de la rue, reprit l’étranger. C’est curieux, tout semble ici avoir changé de place. Les rues ont changé, les gens ont changé, la ville ne me paraît plus la même et, fait plus étrange encore, Catherine Rugg a abandonné son mari et son enfant. Je vous en prie, continua-t-il, savez-vous si John Foy est rentré de mer ? Il était parti pour un long voyage ; c’est mon parent. Si je pouvais le voir, il me donnerait des nouvelles de Mme Rugg.
– Où habitait-il ? demanda Mme Croft. Je n’ai jamais entendu parler de John Foy.
– Un peu plus loin, là-bas, dans Orange-tree Lane.
– Il n’existe aucune rue de ce nom par ici.
– Que me dites-vous ! Les rues ont-elles toutes disparu ? Orange-tree Lane est au bout de Hanover Street, près de Pemberton’s Hill.
– Je ne connais pas non plus de rue de ce nom.
– Mais vous plaisantez, madame ! Vous connaissez sûrement mon frère, William Rugg. Il habite dans Royal Exchange Lane, près de King Street.
– Je suis certaine qu’il n’y a pas de King Street dans cette ville.
– Pas de King Street ! Pour qui me prenez-vous ? Dites-moi plutôt qu’il n’y a pas de roi George. Cependant, madame, vous voyez que je suis ruisselant de pluie et fatigué, et j’ai besoin de repos. Je vais à la taverne Hart, près du marché.
– Mais quel marché, monsieur ? Car vous semblez égaré. Nous avons plusieurs marchés.
– Il n’y en a qu’un, près du port.
– Oh ! le vieux marché ! Mais personne n’habite ce quartier depuis vingt ans.
L’étranger eut l’air déconcerté et murmura à intelligible voix :
– C’est curieux ! Cette ville ressemblait pourtant à Boston. Mais je comprends maintenant mon erreur. Quelque autre Mme Rugg, quelque autre Middle Street. Alors, madame, pouvez-vous m’indiquer le chemin de Boston ?
– Mais vous y êtes, monsieur. Ceci est la ville de Boston. Je n’en connais pas d’autre.
– Il se peut que ce soit la ville de Boston, mais ce n’est pas celle que j’habite. Je me rappelle maintenant être passé sur un pont au lieu d’emprunter le ferry. Quel pont était-ce donc, je vous prie ?
– C’est le pont de Charles River.
– Je comprends mon erreur. Un ferry relie Boston à Charlestown, et non un pont. Ah ! oui ! Je me suis trompé. Si j’étais à Boston, mon cheval me conduirait directement à ma porte. Mais mon cheval, par son impatience, me fait comprendre qu’il se trouve dans un lieu inconnu. C’est absurde d’avoir pu prendre cette ville pour mon vieux Boston. Celle-ci est plus belle et plus récente. Je pense que Boston doit se trouver assez loin d’ici, puisque cette brave femme l’ignore.
À ces mots, le cheval se mit à piaffer et à frapper le sol de son sabot. L’étranger parut quelque peu déçu, et soupira : « Je ne serai pas encore chez moi ce soir ! » Puis, rendant la main, il s’éloigna dans la rue et disparut aux yeux de la femme.
Il était évident que la génération à laquelle appartenait Peter Rugg avait disparu.
Ce fut tout ce que je pus apprendre de Peter Rugg par Mme Croft ; mais, elle m’indiqua un vieillard, M. James Felt, qui habitait non loin de là, et qui avait tenu un journal des principaux évènements qui s’étaient déroulés depuis les cinquante dernières années. À ma demande, elle le fit chercher. Lorsque je lui eus exposé l’objet de mon enquête, M. Felt me répondit qu’il avait connu Rugg dans sa jeunesse et que sa disparition avait causé quelque surprise ; mais, comme il arrive parfois que des gens s’enfuient pour se débarrasser des autres, ou d’eux-mêmes, et qu’aucun créancier n’était venu réclamer quoi que ce soit, avec le temps on avait bientôt oublié Rugg, son enfant, son cheval et sa voiture.
– Il est vrai, dit M. Felt, que l’affaire Rugg donna cours à diverses histoires, vraies ou fausses, je ne sais, mais d’étranges choses se passaient dans mon temps sans que les journaux en fissent même mention.
– Monsieur, dis-je, Peter Rugg est vivant. Je l’ai vu dernièrement avec son enfant, son cheval et son cabriolet. Aussi, je vous serais reconnaissant de me raconter tout ce que vous savez, ou tout ce que vous avez entendu dire, de lui.
– Eh bien, mon ami, répondit John Felt, que Peter Rugg soit encore vivant, je ne le nie pas, mais que vous l’ayez vu avec son enfant est impossible, car Jenny Rugg, si elle vit, doit avoir au moins – attendez, – 1770, le massacre de Boston, – Jenny Rugg avait alors environ dix ans, eh bien, monsieur, elle doit avoir dépassé la soixantaine. Que Peter Rugg soit encore vivant est fort possible, car il n’avait que dix ans de plus que moi. Je n’ai eu que quatre-vingts ans en mars dernier, et je vivrai bien, je pense, vingt ans de plus que les autres.
Je compris alors que M. Felt était tombé en enfance, et je désespérai de tirer de lui quelque renseignement valable. Je pris congé de Mme Croft, et je m’installai à l’hôtel Marlborough.
« Si Peter Rugg voyage depuis le massacre de Boston, pensai-je, il n’y a aucune raison pour qu’il ne continue pas jusqu’à la fin des temps. Si ceux de cette génération savent peu de chose de lui, la prochaine en saura encore moins, et Peter et son enfant n’auront plus aucune attache en ce monde. »
Au cours de la soirée, je racontai mon aventure de Middle Street.
– Ah, croyez-vous vraiment avoir vu Peter Rugg ? s’écria l’un de mes auditeurs en souriant. J’ai entendu mon grand-père parler de lui, comme s’il croyait réellement cette histoire.
– Monsieur, je vous en prie, comparons l’histoire de votre grand-père avec la mienne.
– Si mon grand-père était digne de foi, Peter Rugg vécut jadis à Middle Street, dans cette ville même. Il jouissait d’une belle aisance, avait une femme et une fille, et était estimé de tous pour sa vie régulière et ses bonnes mœurs. Mais, malheureusement, par moments, il avait des crises de colère et jurait effroyablement. Pendant ces accès, si une porte l’empêchait de passer, il la démolissait d’un coup de pied. Parfois, il faisait la roue, ses talons par-dessus la tête, en lançant des jurons. Dans une crise, il fut le premier à exécuter le saut périlleux, accomplissant ce que d’autres, depuis, ont fait pour gagner de l’argent. Un jour, on vit Rugg rompre d’un coup de dent un clou de dix sous. À cette époque, tous les hommes et les petits garçons portaient perruque ; et Peter, en sa fureur, perdait à tel point le sens commun que sa perruque se dressait sur sa tête. Certains prétendaient que c’était à cause de ses jurons ; d’autres, proposant une explication plus rationnelle, déclaraient que son crâne augmentait de volume sous l’effet de la colère, qui, dit-on, dilate les artères. Quand il était en proie à ces crises, Rugg ne craignait ni Dieu, ni diable. En dehors de ces troubles passagers, Rugg, aux yeux de tous, passait pour un brave homme, car lorsque ses crises de colère étaient dissipées, personne ne se montrait plus calme que lui.
« Un matin, à la fin de l’automne, Rugg partit pour Concord avec sa petite fille à côté de lui dans son cabriolet, conduit par un grand et beau cheval noir. Sur le chemin du retour, un violent orage le surprit. À la nuit, il s’arrêta à Menotomy, maintenant West Cambridge, à la porte d’un de ses amis, M. Cutter, qui le pria instamment de passer la nuit chez lui. Commue Rugg refusait son invitation, M. Cutter insista : "Voyons, monsieur Rugg, voyager par cet orage ! La nuit est extrêmement sombre. Votre petite fille va périr. Vous êtes dans un cabriolet découvert et l’orage redouble. – Qu’il redouble, s’écria Rugg, avec un affreux juron. Je serai chez moi ce soir, en dépit de cet orage, ou que je ne retrouve plus jamais mon foyer !" Sur ces mots, il donna un coup de fouet à son cheval fringant et disparut comme l’éclair. Peter Rugg ne revint chez lui, ni ce soir-là, ni le suivant ; et, quand il fut porté disparu, nul ne retrouva sa trace, au-delà de Menotomy.
« Longtemps, par chaque nuit sombre et orageuse, la femme de Peter Rugg crut entendre le claquement d’un fouet, le trot rapide d’un cheval, et le bruit d’une voiture passant devant sa porte. Des voisins, aussi, entendirent les mêmes bruits et certains prétendirent que c’était le cheval de Rugg, dont ils reconnaissaient le trot. Ce fait se produisit si souvent qu’à la fin certains guettèrent avec des lanternes, et virent le vrai Peter Rugg, avec sa petite fille, son cheval et son cabriolet, la tête tournée vers sa maison, essayant vainement d’arrêter son cheval devant sa porte.
« Le lendemain, les amis de Mme Rugg s’efforcèrent de retrouver son mari et son enfant. Ils explorèrent toutes les tavernes et les écuries de la ville. Mais Rugg ne s’était arrêté nulle part dans Boston. Personne ne l’avait revu, bien que certains affirmassent que le trot du cheval et que les roues de la voiture sur les pavés avaient ébranlé les maisons des deux côtés de la rue – ce qui n’eût pas été impossible, car à cette époque, un lourd chariot ébranlait les maisons comme un tremblement de terre. Cependant, les voisins de Rugg ne guettèrent plus par la suite. Certains crurent qu’ils avaient eu une vision et n’y pensèrent plus. D’autres hochèrent la tête et ne soufflèrent mot.
« Ainsi Rugg, son enfant, son cheval et son cabriolet furent-ils bientôt oubliés. Le bruit courut, cependant, que Rugg avait été aperçu par la suite dans le Connecticut, entre Suffield et Hartford, galopant dans la campagne. Cela permit aux amis de Rugg de recommencer une enquête ; mais, plus ils cherchaient, moins ils trouvaient. Si on leur signalait Rugg un jour dans le Connecticut, le lendemain, ils apprenaient qu’il avait été vu gravissant les collines de New Hampshire ; et, peu après un homme dans un cabriolet, accompagné d’une petite fille, répondant exactement au signalement de Peter Rugg, et qui demandait le chemin de Boston, avait été rencontré dans Rhode Island. »
II. AUTRE RELATION
DES AVENTURES DE PETER RUGG
PAR
JONATHAN DUNWELL
Pendant l’automne de 1825, j’assistai aux courses de Richmond en Virginie.
Comme deux nouveaux chevaux, grands favoris, étaient engagés, l’assistance était des plus choisies et l’intérêt porté à son comble. Les partisans de Dart et de Lightning, les deux pur-sang, étaient également inquiets et incertains du résultat. Un profane n’eût pu percevoir, entre les deux bêtes, quelque différence. Elles étaient en aussi belle forme, de même couleur, de même taille, et, l’une à côté de l’autre, de même longueur à un demi-centimètre près. Leurs yeux étaient proéminents, brillants, résolus. Lorsque les deux chevaux se regardaient, ils prenaient une attitude fière, semblaient raccourcir leur cou, faire saillir leurs yeux, et bien reposer sur leurs quatre sabots. Ils offraient, sans aucun doute, des signes d’intelligence et faisaient preuve d’une courtoisie rare, même entre diplomates.
Il était alors presque midi, l’heure de l’attente, du doute et de l’inquiétude. Les cavaliers montèrent leurs chevaux, et ils étaient si légers, si minces, si aériens, qu’ils semblaient faire corps avec leur monture. Les nombreux spectateurs avaient pris place ; et, immobiles, semblaient des milliers de statues vivantes. Tous les regards étaient fixés sur Dart et Lightning et leurs deux gracieux cavaliers. Rien ne rompait le silence, si ce n’est un courageux pivert qui attaquait l’écorce d’un arbre voisin. Le signal fut donné ; Dart et Lightning y répondirent avec une vive intelligence. Tout d’abord, ils partirent à un trot lent, puis pressèrent l’allure, et continuèrent au galop ; maintenant, ils fauchaient la plaine. Les deux chevaux collaient au sol, tandis que les cavaliers, penchés en avant, touchaient presque de leur menton les oreilles de leur monture. Si le sol n’avait été parfaitement plat, s’il avait été marqué de quelque ondulation, de la moindre déclivité, les spectateurs eussent, de temps en temps, perdu de vue chevaux et cavaliers.
Pendant que ces chevaux, côte à côte, semblaient voler sans ailes, et sans jamais se dépasser, tous les regards furent attirés par un spectacle imprévu. Juste derrière Dart et Lightning, un cheval noir, majestueux, d’une taille peu ordinaire, traînant un cabriolet usé par les intempéries, galopait sur le terrain. Sans effort apparent, il maintenait son allure, et avant que Dart et Lightning fussent arrivés au but, dépassa les pur-sang qui, devant ce nouvel adversaire, rejetèrent leurs oreilles en arrière et s’arrêtèrent brusquement. Ainsi, ni Dart, ni Lightning ne remportèrent le prix.
Les spectateurs, très nerveux, s’inquiétaient de savoir d’où étaient venus le cheval noir et le cabriolet. Beaucoup affirmaient qu’il n’y avait personne dans le véhicule. En effet, telle semblait être l’opinion générale, car le cheval noir avait été si rapide que même de près on n’avait pu distinguer si la voiture était occupée. Mais les deux cavaliers, tout près desquels le cheval noir était passé, affirmèrent qu’ils avaient distinctement aperçu un homme au visage triste et une petite fille dans le cabriolet. J’eus alors la conviction que cet homme était Peter Rugg. Mais ce qui surprit davantage fut que John Spring, l’un des cavaliers (celui qui montait Lightning), affirma qu’aucun cheval vivant ne pouvait, sans ralentir son allure, et attelé à une voiture, battre son pur-sang ; il affirma avec véhémence qu’il ne s’agissait pas d’un cheval – mais d’un grand bœuf noir. « Ce qu’un grand bœuf noir peut faire, dit John, je n’en sais rien ; mais aucun pur-sang, pas même Childers volant, ne peut battre Lightning en course. »
L’idée de John Spring provoqua l’hilarité générale, car il était hors de doute qu’un cheval noir, bien entraîné, avait interrompu la course ; mais John Spring, jaloux de la réputation de Lightning, tenait à affirmer que toute autre bête, même un bœuf, avait remporté la victoire. Cependant, on cessa bientôt de se moquer de John Spring ; car, dès que Dart et Lightning eurent repris leur souffle, tous deux se dirigèrent librement sur le terrain, et, baissant leur tête vers le sol, la relevèrent brusquement en se mettant à hennir. Ils répétèrent plusieurs fois ce mouvement, jusqu’à ce que John Spring déclarât : « Ces chevaux ont découvert quelque chose d’étrange ; ils dénoncent une trahison. Je vais interroger Lightning. »
Il se dirigea vers Lightning, saisit sa crinière ; et Lightning, baissant la tête vers le sol, le renifla sans le toucher, puis, levant la tête très haut, hennit si fort qu’on l’entendit de l’autre côté de la colline. Dart fit de même. John Spring se pencha pour examiner l’endroit que Lightning avait reniflé. Mais il se releva brusquement, le visage bouleversé ; ses forces l’abandonnèrent et il dut s’appuyer contre Lightning.
Enfin John Spring surmonta ce malaise et s’écria : « C’était un bœuf ! Je vous l’avais bien dit. Aucun cheval ne peut battre Lightning. »
Après un examen attentif des traces laissées par le cheval noir, il apparut nettement que les sabots de celui-ci étaient fourchus. Malgré ces preuves, je persistai à croire que l’animal était bien un cheval. Toutefois, lorsque la foule quitta le terrain, je présume qu’une bonne moitié des spectateurs aurait juré qu’un grand bœuf noir avait battu les deux plus rapides pur-sang qui eussent jamais couru sur un hippodrome de Virginie. Ainsi les faits, dits historiques, sont bien peu fondés.
Comme je rentrais chez moi, méditant sur les évènements de la journée, un étranger m’accosta en ces termes :
– Excusez-moi, mais n’êtes-vous pas M. Dunwell ?
– En effet, répondis-je.
– Ne vous ai-je pas rencontré, il y a un ou deux ans, à Boston, au Marlborough Hôtel ?
– Cela se peut, monsieur, car j’y étais.
– Et vous écoutiez une histoire à propos de Peter Rugg.
– Je m’en souviens parfaitement, dis-je.
– Ce qu’on vous avait raconté à Boston devait être vrai, car Rugg était aujourd’hui ici même. Cet homme est arrivé jusqu’en Virginie et, à ce qu’il paraît, est allé au cap Horn. Je l’avais déjà vu, mais jamais il ne galopait à une telle allure. Savez-vous, monsieur, où Peter Rugg passe l’hiver, car je ne l’ai vu qu’en été, et toujours lorsqu’il pleuvait, sauf aujourd’hui.
– Personne ne sait où Peter Rugg passe l’hiver, répondis-je, ni quand et où il dort, mange, boit, se repose. Il paraît avoir une idée assez peu précise du jour, de la nuit, du temps, de l’espace, de l’orage et du soleil. Son seul but est Boston. Il me semble que le cheval de Rugg dirige en quelque sorte le cabriolet, et que Rugg lui-même est sous la domination de son cheval.
Je demandai donc à l’étranger quand il avait vu, pour la première fois, Rugg et son cheval.
– Eh bien, monsieur, pendant l’été de 1824. Je m’étais rendu dans le Nord pour ma santé, et, après vous avoir rencontré au Marlborough, je revenais chez moi en Virginie, quand, si j’ai bonne mémoire, je rencontrai cet homme et son cheval dans chaque État, entre cette ville et le Massachusetts. Parfois nous nous croisions, mais, le plus souvent, il me dépassait. Il ne me parla qu’une fois, et c’était en Delaware. En s’approchant, il retint son cheval avec difficulté. J’ai rarement vu plus beau cheval ; sa robe était plus brillante, plus pleine, plus douce, que la peau d’une beauté noire. Lorsque le cheval de Rugg s’approcha du mien, il tira sur la bride, dressa ses oreilles, et regarda fixement mon cheval. Immédiatement, celui-ci se recroquevilla sur lui-même, le poil plissé comme un vieux morceau de cuir brûlé ; frappé d’un maléfice, il restait cloué sur place, comme si ses quatre sabots eussent été à jamais rivés au sol.
« – Monsieur, peut-être vous rendez-vous à Boston ? me demanda Rugg. Et si cela était, je serais heureux de vous accompagner, car je me suis égaré et je dois être chez moi ce soir même. Voyez comme cette enfant a sommeil ! Pauvre petite, elle est la patience même.
« – Mais vous n’arriverez pas chez vous ce soir, monsieur, répondis-je, car vous vous trouvez à Concord, dans le comté de Sussex, et dans l’État de Delaware.
« – Que voulez-vous dire par l’État de Delaware ? Si j’étais à Concord, il n’y aurait plus que vingt milles jusqu’à Boston, et mon cheval Lighfoot me conduirait au ferry de Charlestown en moins de deux heures. Vous vous trompez, monsieur, vous êtes certainement étranger, et cette ville ne ressemble en rien à Concord. Je la connais bien. J’y suis allé en quittant Boston.
« – Mais, je vous assure, vous êtes ici à Concord, dans l’État de Delaware.
« – Encore une fois, que voulez-vous dire par État ? demanda Rugg.
« – Eh bien, l’un des États-Unis.
« – État, répéta-t-il à voix basse, cet homme est un mauvais plaisant, et veut me faire croire que je suis en Hollande. – Puis, élevant la voix, il dit : – Monsieur, vous semblez être un gentleman, et je vous prie instamment de ne pas me tromper. Indiquez-moi vite, pour l’amour de Dieu, la bonne route pour Boston, car, voyez, je ne peux plus tenir mon cheval ; il n’a rien mangé depuis que j’ai quitté Concord.
« – Mais, monsieur, vous êtes ici à Concord, à Concord en Delaware, et non à Concord en Massachusetts. Vous vous trouvez maintenant à cinq cents milles de Boston.
« Rugg me regarda alors avec plus de douleur que de rancune et répéta : “Cinq cents milles ! Le malheureux ! Qui aurait jamais pu le croire fou, mais rien n’est si trompeur en ce monde que les apparences. Cinq cents milles ! Ceci est plus fort que le fleuve Connecticut.” J’ignore ce qu’il entendait par le Connectiout, mais son cheval bondit, et Rugg disparut en un éclair. »
J’expliquai à l’étranger le sens de l’expression de Rugg, « le fleuve Connecticut » et ce qui lui était arrivé à Hartford, alors que je me trouvais sur le seuil de l’excellent hôtel de M. Bennett. Nous tombâmes d’accord pour reconnaître que l’homme que nous avions vu, ce jour-là, était bien le véritable Peter Rugg.
Peu après, je revis Rugg à la barrière de péage entre Alexandria et Middleburgh. Pendant que je m’acquittais de la taxe, je fis remarquer à l’employé que la sécheresse était plus grande, en cette région, que plus au sud.
– Oui, dit-il, la sécheresse est excessive et, si un voyageur ne m’avait raconté, hier, que l’homme au cheval noir avait été aperçu dans le Kentucky, il y a deux ou trois jours, je n’en parierais pas moins pour la pluie dans quelques minutes.
Je scrutai l’horizon, où je ne pus discerner le moindre nuage annonciateur d’une averse.
– Remarquez, monsieur, reprit l’employé, là, à l’est, juste au-dessus de la colline, un petit point noir, pas plus gros qu’une groseille, et qui, pendant que je vous parle, augmente de volume, passe au-dessus de la route nationale, et s’avance vers nous régulièrement, comme si son seul dessein était d’inonder quelque objet.
– En effet, je l’aperçois, dis-je, mais quel rapport y a-t-il entre ce nuage d’orage, un homme et un cheval ?
– Il y en a plus d’un. Mais arrêtez-vous un instant, monsieur, car je vais peut-être avoir besoin de vous. Je connais ce nuage, je l’ai déjà vu plusieurs fois, je suis sûr de ne pas me tromper. Vous allez bientôt voir un homme et un cheval noir.
Pendant qu’il parlait, nous entendîmes, en effet, le grondement lointain du tonnerre, et, bientôt, les éclairs illuminèrent le paysage comme pour une fête villageoise. À un mille environ, nous vîmes l’homme et le cheval noir, sous le nuage ; mais avant qu’ils fussent arrivés à la barrière de péage, le nuage s’était dissipé et pas une goutte de pluie ne tomba près de nous.
Comme l’homme, en qui je reconnus immédiatement Rugg, essayait de passer, l’employé baissa la barrière sur la route, saisit les rênes du cheval, et demanda deux dollars.
Éprouvant quelque sympathie pour Rugg, je m’interposai, et priai l’employé de ne pas le traiter trop durement. Mais il me répondit qu’il n’avait que trop de motifs de le faire, car l’homme était passé plus de dix fois sans payer, que, de plus, le cheval lui avait décoché une ruade qui aurait pu lui être mortelle, que l’homme était toujours passé si rapidement que les charnières rouillées de la barrière n’avaient jamais pu l’arrêter à temps. « Mais maintenant je le tiens ! » ajouta-t-il.
Rugg me regarda attentivement et me dit :
– Je vous en supplie, monsieur, ne me retardez pas. J’ai enfin trouvé la route directe de Boston, et je n’arriverai pas chez moi ce soir, si vous me retenez. Voyez, je suis tout trempé, et je voudrais changer de vêtements.
L’employé lui demanda pourquoi il était passé tant de fois sans payer.
– Une taxe ! s’écria Rugg. Exigez-vous une taxe ! Il n’y a rien à payer sur la grand-route du roi.
– La route du roi ? Mais ne voyez-vous pas cette barrière de péage ?
– Il n’y en a pas dans le Massachusetts.
– Peut-être, mais nous en avons plusieurs en Virginie.
– En Virginie ! Est-ce à dire que je suis en Virginie ?
Rugg, se tournant alors vers moi, me demanda à quelle distance se trouvait Boston.
– Monsieur Rugg, lui dis-je, je vois que vous êtes dans l’embarras. Et je suis désolé de vous savoir si loin de chez vous. Vous êtes, en effet, en Virginie.
– Vous me connaissez donc, monsieur, et vous me dites que je suis en Virginie. Permettez-moi donc de vous déclarer que vous êtes l’homme le plus impudent du monde, car je ne me suis jamais trouvé à quarante milles de Boston, et je n’ai jamais vu un Virginien de ma vie. Ceci est plus fort que Delaware !
– Votre taxe, monsieur, votre taxe !
– Je ne vous donnerai pas un sou, dit Rugg. Vous êtes tous deux des voleurs de grand chemin. Il n’y a pas de péage dans ce pays. Exiger des taxes sur la grand-route du roi ! Des voleurs qui rançonnent les voyageurs sur la route du roi !
Puis, baissant la voix, il ajouta :
– De toute évidence, il y a une conspiration contre moi. Hélas, je n’arriverai jamais à Boston ! Les grandes routes ne me laissent pas passer, les fleuves changent leur cours, et la boussole me trompe.
Mais le cheval de Rugg n’avait pas l’intention de s’arrêter plus d’une minute car, au milieu de cette discussion, comme ses naseaux étaient appuyés sur la planche supérieure de la barrière, il la saisit avec ses dents, la soulevant délicatement de ses gonds, et disparut en l’emportant. L’employé, confondu, regardait sa barrière disparaître.
– Laissez-le, dis-je, le cheval abandonnera bientôt votre barrière et vous la retrouverez !
Je pris alors congé de l’employé.
J’avais éprouvé le secret désir d’arrêter Rugg, de vider ses poches, pensant qu’un tel examen révélerait des choses importantes ; mais ce que j’avais vu et entendu, ce jour-là, m’avait prouvé qu’aucune force humaine ne pouvait retenir Peter Rugg contre son consentement. Je décidai donc de traiter Rugg avec douceur, la prochaine fois que je le rencontrerais.
En me dirigeant vers New York, je passai la barrière de péage de Trenton ; à New Brunswick, je m’aperçus que la route venait d’être refaite en macadam. On venait d’y étendre les petits cailloux. Je remarquai alors que, régulièrement, à tous les huit pieds, environ, les cailloux étaient déplacés sur une surface d’environ un demi-boisseau. Ce détail singulier m’incita à en demander l’explication à la prochaine barrière.
– Monsieur, me répondit le péager, votre question ne me surprend pas. Cependant, je suis incapable d’y répondre. En effet, je dois être ensorcelé et ce péage est certainement enchanté car ce que j’ai vu l’autre soir ne peut être qu’une vision, sinon, toutes les barrières deviendraient inutiles.
– Je ne crois pas aux sortilèges, répondis-je, et si vous me racontez en détail ce qui s’est passé la nuit dernière je vous en donnerai une explication rationnelle.
– Vous vous rappelez peut-être qu’il faisait l’autre nuit singulièrement sombre. Eh bien, monsieur, je venais de baisser la barrière, quand je vis ce qui me sembla tout d’abord être un combat entre deux armées. Les coups de fusil et l’éclair des bouches à feu ne cessaient pas. Comme cet étrange spectacle s’approchait de moi à la vitesse d’un ouragan, le bruit redoubla ; et une forme compacte sembla rouler sur le sol. Le plus magnifique feu d’artifice surgit de terre, et éclaira ce spectacle mouvant. Toutes les teintes de l’arc-en-ciel, les plus brillantes couleurs que le soleil déploie au printemps, unies à la gamme des pierres précieuses, ne pourraient fournir un spectacle plus magnifique, plus éclatant que celui qui entourait le cheval noir. Toutes les étoiles du ciel semblaient s’être réunies en apothéose au-dessus de la route de péage. Au centre de cette conflagration, un homme était assis, bien visible, dans un vieux cabriolet, traîné par un cheval noir. La barrière, selon les lois de la nature et celles de l’État, aurait dû se dresser comme un obstacle devant eux, et rompre l’enchantement ; mais le cheval sans effort sauta la barrière, et entraîna derrière lui l’homme et la voiture, sans même toucher la barre supérieure. C’est ce que j’appelle un sortilège. Qu’en pensez-vous, monsieur ?
– Mon ami, lui dis-je, vous avez grandement travesti un fait naturel. Cet homme était Peter Rugg, en route vers Boston. Il est vrai que son cheval galopait à toute allure, et ne pouvait, ce faisant, s’empêcher de déplacer les milliers de cailloux qui, volant en toutes directions, se heurtaient, résonnant, et provoquant des milliers d’étincelles. La barre supérieure de votre clôture n’est guère qu’à deux pieds du sol, et le cheval de Rugg, bon sauteur, pouvait aisément soulever le léger cabriolet au-dessus de la barrière.
Cette explication satisfit M. McDoubt et je m’en félicitai ; sinon, ce brave homme, tout fraîchement débarqué d’Écosse, aurait pu ajouter ce fait à la liste déjà longue de ses superstitions. Ayant ainsi exorcisé la route de macadam, le tourniquet de péage, et M. McDoubt lui-même, je continuai mon voyage vers New York.
Je m’attendais fort peu à rencontrer Peter Rugg, ou à en avoir des nouvelles, car il avait maintenant sur moi une avance de douze heures. Je n’entendis pas parler de lui sur la route d’Elizabethtown, et j’en conclus donc que, la veille, il s’était dirigé vers l’ouest après avoir franchi le péage ; mais, juste avant d’arriver à Powles’s Hook, je remarquai une foule compacte de voyageurs sur le ferry-boat ; tous étaient immobiles et regardaient fixement un même point. En me voyant arriver, l’un des employés du ferry, M. Hardy, qui me connaissait bien, retarda d’une minute le départ, afin de me faire passer et, venant à ma rencontre, me dit :
– Monsieur Dunwell, nous avons à bord quelque chose d’étrange qui intriguerait le docteur Mitchell.
– Sans doute un poisson inconnu, qui a remonté l’Hudson ?
– Non. C’est un homme qui a l’air de sortir tout droit de l’arche de Noé. Il est accompagné d’une petite fille, son véritable pendant, et d’un beau cheval attelé au plus étrange cabriolet que l’on puisse imaginer.
– Ah, monsieur Hardy, vous avez décroché la timbale ! m’écriai-je. Personne, avant vous, n’a pu retenir Peter Rugg assez longtemps pour l’examiner à son aise.
– Vous le connaissez ? demanda M. Hardy.
– Non, personne ne le connaît, mais tout le monde l’a vu. Retenez-le aussi longtemps que possible, retardez le bateau sous n’importe quel prétexte, coupez les rênes du cheval, faites tout au monde pour le garder à bord.
En arrivant sur le ferry-boat, je fus frappé du spectacle qui s’y déroulait. Là se trouvaient, en effet, Peter Rugg, sa fille Jenny et leur cheval noir, paisibles comme des agneaux, entourés de plus de cinquante personnes, qui semblaient privées de leurs sens, sauf d’un. Immobiles, ils retenaient leur souffle et étaient tout yeux. Rugg leur semblait venir d’un autre monde ; et, à son tour, il les regardait, comme des créatures d’une autre planète. Nul ne parlait ; et je ne me sentais pas disposé à rompre ce silence, me félicitant de voir pour une fois Rugg au repos. Bientôt, Rugg murmura à voix basse :
– Encore une autre invention ! Des chevaux au lieu d’avirons. Les gens de Boston ont vraiment des idées originales...
Il apparaissait nettement que Rugg dût être d’origine hollandaise. Il portait trois paires d’un vêtement court, jadis appelées simplement culottes, et qui n’étaient pas encore usées ; mais le temps les avait marquées, les faisant tellement rétrécir qu’on voyait, à l’endroit des genoux, plusieurs épaisseurs de tissus de qualités et de couleurs différentes. Ses nombreux habits, dont les basques lui tombaient sur les genoux, lui donnaient une certaine corpulence. Dans son large manteau brun, on aurait pu tailler une demi-douzaine de pardessus modernes ; les manches étaient aussi larges que des sacs de farine, et, dans les parements, un nouveau-né eût trouvé place. Son chapeau, jadis noir, maintenant d’un brun rouge, n’était ni rond, ni fendu, mais d’une forme indéfinissable, et donnait au visage plein de Rugg un air de dignité antique. L’homme, bien que profondément hâlé par le soleil, ne paraissait pas âgé de plus de trente ans. Il avait perdu son regard triste et inquiet, était très calme, et semblait heureux. Le cabriolet dans lequel il se trouvait était très spacieux, de toute évidence, solide, et construit pour durer des siècles ; du bois employé on aurait pu tirer trois voitures modernes. Semblable à une voiture de Nantucket, il détrônait tout ce qui fut jamais sur roues. Le cheval, aussi, était un objet de curiosité ; sa taille majestueuse, sa crinière et sa queue naturelles lui donnaient un grand air d’autorité, et ses naseaux, largement ouverts, révélaient un souffle inextinguible. Il était évident que ses sabots avaient été fendus, probablement sur quelque route nouvellement passée au macadam, et qu’ils reprenaient leur forme primitive ; ainsi John Spring n’avait-il pas eu tout à fait tort en les affirmant fourchus.
Cette scène muette aurait pu se prolonger longtemps, car Rugg ne montrait aucun signe d’impatience. Mais son cheval, qui était resté tranquille pendant plus de cinq minutes, n’avait pas l’intention de persister dans cette oisiveté. Il se mit à hennir, et, un instant après, de son sabot droit, il frappa le sol :
– Mon cheval s’impatiente, il voit le quartier Nord, dit Rugg. Dépêchez-vous ou je ne pourrai plus le tenir en main.
À ces mots, le cheval leva la patte gauche ; et, lorsqu’il la reposa, tout le ferry-boat en fut ébranlé. Deux hommes saisirent immédiatement le cheval par les naseaux. D’un coup de tête, il les envoya dans l’Hudson. Pendant que nous nous efforcions de les repêcher, le cheval se tint parfaitement tranquille.
– Ne taquinez pas mon cheval, dit Rugg, et il ne vous fera pas de mal. Il est tout simplement désireux, comme moi, d’arriver sur une rive plus belle ; il voit l’église du Nord et sent son écurie.
– Monsieur, dis-je à Rugg en usant d’un léger subterfuge, je vous en prie, dites-moi, car je suis étranger, quel est ce fleuve, et quelle est cette ville de l’autre côté ? Vous êtes sans doute du pays ?
– Ce fleuve, monsieur, s’appelle le Fleuve Mystique, et ceci est le ferry Winnisimmet. Nous avons conservé les noms indiens. Et cette ville est Boston. Certes, vous devez être étranger, pour ignorer que Boston, là-bas, est la capitale des provinces de la Nouvelle-Angleterre.
– Pardon, monsieur, y a-t-il longtemps que vous avez quitté Boston ?
– Oh, je n’en sais rien. Je me suis rendu dernièrement avec ma petite fille à Concord pour y voir des amis. Mais, j’ai honte de vous l’avouer, je me suis égaré sur le chemin du retour, et je n’ai pas cessé de voyager depuis. Personne n’a pu m’indiquer ma route. C’est mal de tromper ainsi un voyageur. Mais, monsieur, mon cheval s’impatiente. Lighfoot, jusqu’à présent, n’a fait que quelques mouvements de croupe, et un signe de tête. Mais je ne suis pas responsable de ses pattes !
À ces mots, Lighfoot leva sa longue queue, et la fit claquer comme un fouet. L’Hudson retransmit le son. Immédiatement, les six chevaux se mirent en marche et firent avancer le bateau. Les eaux de l’Hudson étaient calmes comme de l’huile ; pas la moindre ondulation ne s’y dessinait. Mais les chevaux, partis au trot léger, s’emportèrent bientôt en un galop. L’eau balaya le plat-bord. Le ferry-boat fut enseveli dans un océan d’écume, et le bruit des vagues devint semblable au grondement d’une cataracte. Lorsque nous arrivâmes à New York, on put voir le magnifique sillage blanc laissé par le ferry-boat sur l’Hudson.
Bien que Rugg eût refusé de payer la taxe légale à la barrière de péage, cette fois, lorsqu’on lui réclama le prix du passage, il mit tout de suite la main dans l’une de ses innombrables poches, et en retira une pièce d’argent qu’il tendit à l’employé.
– Qu’est-ce que ceci ? demanda M. Hardy.
– Trente shillings, répondit Rugg.
– C’était peut-être trente shillings autrefois, vieux singe, reprit M. Hardy, mais cela ne vaut rien aujourd’hui.
– Ma pièce est en bon argent anglais, reprit Rugg, mon grand-père en a rapporté un sac d’Angleterre, toutes fraîchement frappées.
À ces mots, je m’approchai de Rugg, et lui demandai la permission d’examiner la pièce. C’était une demi-couronne, frappée par le Parlement anglais, datée de l’an 1649. D’un côté : « État d’Angleterre », avec la croix de saint George entourée d’une couronne de lauriers. De l’autre : « Dieu est avec nous », avec la harpe et la croix de saint George réunies. Clignant de l’œil vers M. Hardy, je déclarai que la pièce était bonne et je dis à haute voix :
– Je ne permettrai pas qu’on abuse de ce gentleman et je vais moi-même lui donner la monnaie.
À quoi, Rugg rétorqua :
– Je vous en prie, monsieur, quel est votre nom ?
– Je m’appelle Dunwell, répondis-je.
– Monsieur Dunwell, vous êtes le seul honnête homme que j’aie rencontré depuis que j’ai quitté Boston. Puisque vous êtes étranger, ma maison est la vôtre. Dame Rugg se fera un plaisir de recevoir l’ami de son mari. Prenez place dans ma voiture, monsieur, nous y serons à l’aise. Pousse-toi un peu, Jenny, pour que monsieur puisse s’asseoir. Dans quelques minutes, nous serons à Middle Street.
Je m’assis donc à côté de Peter Rugg.
– N’êtes-vous jamais encore venu à Boston ? me demanda Rugg.
– Non, dis-je.
– Eh bien, vous allez voir la reine de la Nouvelle-Angleterre, la seconde ville après Philadelphie, de toute l’Amérique du Nord.
– Vous oubliez New York.
– Peuh ! New York n’est rien, bien que je n’y sois jamais allé. Mais on m’a dit que tout New York tiendrait dans notre bief. Non, monsieur, New York, je vous l’assure, n’est pas grand-chose, et on ne peut pas plus le comparer à Boston qu’une chaumière à un palais.
Comme le cheval de Rugg tournait dans Pearl Street, je dévisageai Rugg autant que la bonne éducation le permet, et je lui dis :
– Monsieur, si ceci est Boston, je reconnais que New York n’est pas digne d’être l’un de ses faubourgs.
Avant que nous ne fussions engagés très loin dans Pearl Street, Rugg changea d’attitude. Il se mit à trembler nerveusement ; ses yeux sortirent presque de leur orbite ; il était visiblement ébahi.
– Que se passe-t-il, monsieur Rugg, vous paraissez troublé ?
– Ceci dépasse toute compréhension humaine. Si vous savez, monsieur, où nous sommes, je vous supplie de me le dire.
– Si cet endroit n’est pas Boston, ce doit être New York, répondis-je.
– Non, monsieur, ce n’est pas Boston, et ce ne peut être non plus New York. Comment pourrais-je être à New York qui se trouve presque à deux cent milles de Boston ?
À ce moment, nous arrivâmes dans Broadway, et Rugg, cette fois, sembla perdre la tête.
– Il n’existe pas de lieu pareil en Amérique du Nord. Tout ceci est l’effet d’un enchantement. C’est un mirage, en dehors de toute réalité. Voici bien, semble-t-il, une grande ville, des maisons, des magasins, des produits magnifiques, des hommes et des femmes innombrables, et aussi occupés, aussi pressés que dans la vie réelle, tous surgis en une nuit du chaos ; à moins que quelque séisme épouvantable n’ait jeté Londres ou Amsterdam sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre. Ou, peut-être, que je sois en train de rêver, bien que la nuit semble plutôt longue ; mais il m’est déjà arrivé, en une nuit, de me rendre à Amsterdam, d’acheter des marchandises chez Vandogger, et de revenir à Boston avant l’aube.
À ce moment, des cris retentirent : « Arrêtez ces fous ou ils vont nous tuer ! » Des centaines de gens essayaient en vain d’arrêter le cheval de Rugg. Mais Lighfoot ne se laissait retarder par aucun obstacle ; il filait droit devant lui comme une flèche. De mon côté, redoutant de me trouver avant la nuit, derrière les Alleghanys, je m’adressai à M. Rugg sur un ton de prière, je le suppliai de retenir son cheval pour me permettre de sauter en bas de la voiture.
– Mon ami, me dit-il, nous serons à Boston avant ce soir et dame Rugg sera entièrement heureuse de vous voir.
– Monsieur, veuillez m’excuser, dis-je. Mais regardez à l’ouest. Voyez ce nuage noir qui s’avance à toute vitesse comme s’il était à notre poursuite.
– Ah, répondit Rugg, c’est en vain que nous essayerions de lui échapper. Je connais ce nuage ; il accumule de nouveau sa rage, pour la déverser sur ma tête.
Puis, retenant son cheval, il me permit de descendre et me dit :
– Adieu, monsieur Dunwell, je serai heureux de vous voir à Boston. J’habite Middle Street.
On ignore dans quelle direction se dirigea M. Rugg, lorsqu’il eut disparu dans Broadway ; mais, ce que l’on sait bien, c’est que deux mois après son passage à New York il arriva enfin à Boston.
La propriété de Peter Rugg était récemment revenue à l’État de Massachusetts par défaut d’héritier ; et le Conseil général avait donné l’ordre d’annoncer la vente du domaine aux enchères publiques. Comme je me trouvais à Boston, à ce moment-là, et que j’avais pris connaissance de l’affiche annonçant un grand lot de terrain à vendre, j’éprouvai une sorte de curiosité à voir le lieu où Rugg avait jadis vécu. Le prospectus en main, je me dirigeai un peu au hasard dans Middle Street et, sans demander de renseignements, je m’arrêtai devant un endroit où je me dis : « Ceci est le domaine de Rugg. Je n’irai pas plus loin. Ce doit être là. » Ce lieu, en effet, semblait répondre à quelque triste prophétie. La façade donnait sur Middle Street, mais le terrain s’étendait jusque derrière Ann Street, comprenant environ une demi-acre de terre. Rien de plus naturel, jadis, que de posséder un aussi grand terrain autour de sa maison ; car une acre, à ce moment-là, dans beaucoup de quartiers de Boston, ne valait pas plus qu’un pied de terre aujourd’hui. L’ancienne demeure avait sauté après avoir servi de dépôt de poudre. Un autre bâtiment inhabité se dressait d’un air menaçant, fier de son délabrement. La rue avait été tellement surélevée que la chambre à coucher était descendue jusqu’à la cuisine, et se trouvait de niveau avec la chaussée. La maison semblait consciente de son destin ; et, comme lasse de rester là, la façade s’écartait brutalement de l’arrière-cour et attendait le prochain vent du sud pour plonger dans la rue. Les animaux les plus rusés cherchant un lieu de refuge auraient pu s’y donner rendez-vous. Là, sous la grosse poutre, le corbeau eût été en sécurité ; et, dans les niches inférieures, on aurait pu trouver le renard et la belette endormis : « La main du destin, pensai-je, s’est lourdement abattue sur ces lieux et, plus encore, sur ses premiers propriétaires. Qu’il est étrange qu’un si vaste terrain soit resté sans héritier ! Cependant, Peter Rugg pourrait passer aujourd’hui devant son propre seuil, et demander : « Qui habitait là, jadis ? »
Le commissaire-priseur, nommé par la Ville, pour vendre la propriété, était éloquent comme beaucoup de commissaires de Boston. L’occasion semblait lui fournir matière à un beau discours, son devoir et son secret désir le poussaient à briller. Il s’adressa au public en ces termes :
– Ce domaine, messieurs, que nous vous offrons aujourd’hui, appartint, jadis, à une famille maintenant éteinte. Pour cette raison, il est échu à l’État. Si l’un de vous redoutait d’acquérir une si vaste propriété, craignant que par la suite on vienne lui en disputer le droit de possession, je suis autorisé par le Conseil général à vous assurer que l’acquéreur recevra la meilleure de toutes les garanties : une action d’État. Je tiens à souligner ceci, messieurs, parce que je sais qu’il court dans ces parages une vague rumeur, tendant à faire accroire qu’un nommé Peter Rugg, premier propriétaire du domaine, serait encore en vie. Cette rumeur, messieurs, ne repose sur rien et ne mérite pas d’être retenue. Elle a pris naissance, il y a environ deux ans, d’après le récit incroyable d’un Jonathan Dunwell de New York. Mme Croft, dont je vois ici le mari, et qui meurt d’envie d’acquérir ce domaine, a propagé ces sornettes. Mais, messieurs, est-il humainement possible qu’une propriété, et spécialement une propriété de cette valeur, reste sans possesseur, pendant presque un demi-siècle, si un héritier, même éloigné, était encore vivant ? Car, messieurs, tout le monde est d’accord pour affirmer que si le vieux Peter Rugg était encore en vie, il serait aujourd’hui âgé au moins de cent ans. On sait que lui et sa fille, avec leur cheval et leur voiture, furent portés disparus il y a plus d’un demi-siècle ; et parce qu’ils ne sont jamais revenus, en vérité, ils seraient encore vivants, et, un jour, viendraient revendiquer leur droit de propriété sur cette vaste demeure ! Messieurs, un tel raisonnement ne permet jamais de faire de bonnes opérations. Que cette sotte histoire ne vienne pas entraver le noble but de confier ces ruines au génie de l’architecte. Si de telles contingences pouvaient retarder l’esprit d’entreprise, il faudrait alors abandonner tout espoir de tenter la moindre transaction commerciale. Vos économies, au lieu de rafraîchir votre sommeil par des rêves d’or et par de nouvelles sources de spéculation, vos économies, dis-je, vous procureraient d’affreux cauchemars. L’argent, lorsqu’il n’est pas employé, ne fait que troubler le repos de l’homme. Regardez ce terrain magnifique, devant vous. Voici une demi-acre – plus de vingt mille pieds – un terrain d’angle permettant de nombreuses réalisations ; ce n’est pas une bicoque de quarante pieds sur cinquante, où pendant la canicule on ne peut respirer qu’à la cave. Au contraire, un architecte ne peut contempler ce terrain sans envie, car il y a ici largement de quoi lui permettre de mettre au défi le temple de Salomon. Quelle séduction ! Comment y résister ? À l’est, tout près de l’Atlantique, Neptune, chargé des plus rares trésors de la terre entière, peut frapper à votre porte avec son trident. À l’ouest, les produits du fleuve du Paradis – le Connecticut –, bientôt par les bienfaits de la vapeur, des voies ferrées et des canaux, passeront sous vos fenêtres, et ainsi, sur ce lieu même, Neptune épousera Cérès, et Pomone de Roxbury, et Flore de Cambridge, danseront au mariage.
« Hommes de science, hommes de goût, et vous, les lettrés – car j’en aperçois beaucoup dans cette assistance –, cette terre bénie est vôtre ! Si le lieu où, jadis, le héros n’a fait que laisser la trace de l’un de ses pas est aujourd’hui sacré, quel serait le prix du lieu de naissance de celui que le monde célèbre pour être né à Middle Street, juste en face de cette demeure, et dont la maison natale, si on ne la connaissait, serait revendiquée par plus de sept villes ! Pour vous, la valeur de ces prémices est doublement inestimable. Car, avant peu, là, juste devant la maison qui s’élèvera ici, un monument sera l’émerveillement et la vénération du monde entier. Une colonne s’érigera jusqu’au ciel ; et, sur cette colonne, sera gravé un seul mot qui ralliera tous les sages, les savants, les intellectuels, les hommes vertueux, prudents, bienveillants en principe et en fait, le nom de celui qui, lorsqu’il était en vie, fut le protecteur des pauvres, la joie des familles, et l’admiration des rois, et qui, maintenant mort, reste digne des sept Sages de la Grèce. Est-ce utile que je prononce son nom ? Il arrête le tonnerre et dirige la foudre.
« Hommes du quartier Nord ! Dois-je faire appel à votre patriotisme pour relever la valeur de ce domaine ? La terre entière n’offre pas de site plus célèbre ; là, au coin de la rue, vécut James Otis ; là, Samuel Adams ; là, Joseph Warren ; et, à l’autre coin, Josiah Quincy. Là, naquit l’Indépendance ; ici, la Liberté est née, s’est développée et a atteint sa maturité. Là, l’homme fut une seconde fois créé. Là, se trouve le berceau de l’Indépendance américaine – je suis trop modeste – là, commence l’émancipation du monde ! Mille générations, c’est-à-dire des millions d’hommes, traverseront l’Atlantique à seule fin de voir le quartier Nord de Boston. Vos pères – que dis-je ! – vous-mêmes – oui, à cette minute même, j’aperçois ici plusieurs amateurs, qui déjà tendent la main pour protéger le berceau de l’Indépendance.
« Hommes de spéculation ! Vous qui êtes sourds à tout autre son qu’à celui de l’argent, vous me prêterez, je le sais, une oreille attentive lorsque je vous dirai que la Ville de Boston aura besoin d’une partie de ce terrain pour élargir Ann Street. M’écoutez-vous ? M’écoutez-vous bien ? Je dis que la Ville aura besoin d’une grande partie de ce terrain pour élargir Ann Street. Quelle chance inespérée ! La Ville ne confisque pas le bien d’un de ses citoyens sans le dédommager. Si elle réquisitionne votre bien, elle se montrera généreuse au-delà des rêves du plus avare. Le seul danger que vous puissiez redouter, c’est de mourir étouffé sous le poids de vos richesses. Voyez la vieille dame qui est morte dernièrement d’une embolie, lorsque le maire lui a versé une indemnité pour un petit coin de sa cour. Toute la Faculté a reconnu que le trésor que le maire, imprudemment, lui versa en dollars sonnants et trébuchants, tout chauds émis de la frappe, provoqua un coup de sang qui lui fut fatal. Donc, que celui qui achètera ce domaine redoute sa bonne fortune et non Peter Rugg. Faites donc vos enchères en toute liberté, et que le nom de Rugg ne vienne pas ralentir votre ardeur. Combien offrez-vous par pied de ce domaine ? »
Ainsi parla le commissaire-priseur en levant gracieusement son maillet d’ivoire. L’enchère passa de cinquante à soixante-quinze cents par pied en quelques minutes. Puis de soixante-quinze à quatre-vingt-dix. Enfin, un dollar fut offert. Le commissaire-priseur semblait satisfait et, regardant sa montre, déclara que le domaine serait adjugé à ce prix dans cinq minutes si aucune surenchère n’était faite.
Il y eut un profond silence, pendant un court laps de temps. Mais, alors que le maillet était encore levé, on entendit un bruit sourd qui attira l’attention de tous. Comme le bruit semblait se rapprocher, quelqu’un s’écria : « Ce sont les bâtiments du nouveau marché qui s’écroulent ! » D’autres : « Non, c’est un tremblement de terre : on sent le sol qui bouge ! » D’autres encore : « Du tout, le bruit vient de Hanover Street et arrive de notre côté. » Ce qui était vrai, car, tout à coup, Peter Rugg fut parmi nous.
– Hélas ! Jenny, soupira Peter, je suis ruiné ! Notre maison a été brûlée, et voici tous nos voisins autour des ruines. Le ciel a protégé votre mère, dame Rugg, qui est sauve.
– Mais ils ne ressemblent pas à nos voisins, répondit Jenny. Il est évident que la maison a bien été brûlée, et qu’il n’en reste plus rien en dehors du perron et du vieux poteau de cèdre. Demandez donc où se trouve maman.
Entre-temps, plusieurs centaines de gens avaient entouré Rugg, son cheval et son cabriolet. Mais ni Rugg personnellement, ni son cheval n’attiraient autant d’attention que le commissaire-priseur. Le regard pénétrant et confiant de Rugg était le meilleur témoignage qui soit, et personne ne mettait plus en doute que la propriété lui appartînt. L’impression que l’éloquent commissaire venait de produire s’était effacée, et, bien que ses derniers mots eussent été : « Ne craignez pas Peter Rugg », dès qu’il l’avait aperçu en chair et en os, le maillet lui était tombé des mains, et il s’était mis à trembler. Le cheval noir apportait, lui aussi, son témoignage. Il savait qu’il était arrivé au terme de son voyage ; car il s’étira, jusqu’à grandir de moitié, posa sa tête sur le poteau de cèdre et hennit trois fois, faisant trembler son harnais du mors à la croupière.
Rugg, se dressant alors dans son cabriolet, demanda avec autorité :
– Qui a démoli ma maison en mon absence, car je ne vois aucun signe d’un sinistre ? Je demande par quel accident fortuit ceci s’est produit, et pourquoi cette foule est assemblée devant ma porte. Je croyais connaître tout le monde à Boston, mais vous me semblez être d’une autre génération. Cependant, quelques visages me sont familiers. Je veux même vous appeler par votre nom, bien qu’il me semble vous voir pour la première fois. Voilà, j’en suis certain, un Winslow, et là, un Sargent ; voici un Sewall, et, près de lui, un Dudley. Mais aucun de vous ne m’adressera-t-il donc la parole ? Ou tout cela n’est-il qu’un rêve ? Je vois, en effet, de nombreux visages d’hommes, avec des yeux bien ouverts, et, cependant, vous semblez tous muets, sourds, ou frappés de paralysie. C’est étrange ! Aucun de vous ne me dira donc qui a démoli ma maison ?
Alors une voix s’éleva de la foule, mais je ne peux dire exactement d’où elle venait :
– Il n’y a rien ici d’étrange si ce n’est vous, monsieur Rugg. Le temps, qui anéantit et qui renouvelle toutes choses, a détruit votre maison, et nous a placés ici. Vous avez passé de nombreuses années dans un mirage. L’orage, que vous avez défié comme un impie à Menotomy, s’est enfin apaisé ; mais vous ne retrouverez jamais votre chez-vous, car votre maison, votre femme et vos voisins ont tous disparu. Votre domaine reste, mais non votre foyer. Vous avez été exclu du siècle dernier, et vous ne pourrez jamais faire partie de celui-ci. Votre foyer a disparu et vous n’en aurez plus jamais d’autre en ce monde.
William AUSTIN.
Traduit de l’anglais par Georgette Camille.
Recueilli dans : Roger Caillois,
Anthologie du fantastique,
Gallimard, 1966.