Élégie
Avec papa, nous avons tout à l’heure parlé d’Elle,
dans le soir triste et doux comme un chien fidèle,
près de la cheminée basse de sa chambre,
où grésillent, bien qu’on ne soit qu’en Novembre,
quelques bûches noires de chêne-vert...
Le froid ? Le silence ? On est transi.
– Cette année, l’hiver
est venu plus tôt que de coutume !...
– Oui...
Mon père a toussé ; un rhume
qu’il a dû prendre un matin, au tournant
de la route, où il y a toujours du vent.
Il vient de se coucher dans leur lit.
– Tu restes encore un peu ?
– Oui, Papa.
– Tu lis ?
– Oui, quelques pages encore...
Le bois fume
et, par plaies rouges agrandies, se consume
sans éclat, comme une âme...
– Ne fais pas de bruit
en partant.
– Non. Vous avez chaud ?
– Oui, merci...
– Bonne nuit !
– Bonsoir. Ta éteindras la lampe ?
– Soyez sans crainte !
Il s’est retourné ; le lit a poussé une plainte !
– Je crois du moins que c’est le lit trop large et mou. –
Comme il fait chaque soir en guise de prière,
mon père a dit, fermant ses yeux : Bonsoir, Mamou,
et me voilà seul avec la pensée de notre mère...
*
Mamou, c’était le nom dont mes lèvres d’enfant
vous avaient baptisée ; c’est le nom qui demeure
dans nos cœurs de petits ; c’est plus doux, plus aimant,
c’est aussi bien plus douloureux que maman :
Mamou ! on ne dit bien ce mot que si l’on pleure !
Vous étiez notre mère à tous deux à la fois.
Vous disiez : mes grands gosses !... Vos deux gosses, Père et moi ;
nous sommes deux orphelins qui prions sous votre toit !
Sainte Mamou, qui êtes aux cieux, qu’allons-nous faire
si vous ne secourez vos enfants sur la terre ?
Sainte Mamou, l’hiver, quand le vent du Nord souffle,
qui nous préparera le thé blond, les pantoufles ?
Sainte Mamou, on ne peut plus être malade,
maintenant que vous n’êtes plus notre garde-malade !
Sainte Mamou, qui nous passerait la teinture d’iode
sur la gorge, et qui nous porterait les tisanes bien chaudes ?
Sainte Mamou, donnez-nous la fraîcheur de vos lèvres
quand nous serons couchés avec la fièvre,
et faites que, ce soir, Papa dorme tranquille
dans votre lit, comme si vous étiez là. Ainsi soit-il !
*
Devant les bûches noires de bois vert
qui grésillent
je lis ? Non, je regarde un portrait dont les yeux clairs
au fond de ma nuit scintillent.
C’est un croquis d’un crayon léger ;
enfant, je l’appelais la « Mamou de papier ».
La Mamou de papier n’est pas une œuvre d’art,
mais c’est si bien Elle, qu’un soir, bien tard,
ma parole, je jurerais l’avoir vu sourire ;
s’il parlait le chat pourrait vous le dire ;
elle souriait avec ce petit air malheureux
qu’elle a sur la photo où nous sommes tous les deux
à regarder au loin, sous le ciel douteux !...
Ce sourire est semblable à son parfum d’automne
qui remplit la chambre verte et jaune
et qui s’harmonise au bruit de la rivière monotone.
Et ce sourire et ce parfum font déborder,
sur son autel le vase de mon cœur illuminé...
Son sourire, son parfum comme des bouquets fanés,
son sourire comme une envolée de prières,
son parfum, tendre comme les pelouses printanières,
doux comme la soie rose des roses trémières,
amer comme les brindilles du genêt !...
*
Mon Père dort très calme dans son lit froid.
Je regarde la chambre et, ce soir, je la vois,
me semble-t-il, pour la première fois !
C’est une chose qui arrive dans la vie :
on ne connaît pas bien les figures amies ;
il faut comme sortir de soi pour les regarder.
Le feu brille à peine ; j’ai baissé la flamme
de la lampe et je vois avec mon âme...
Comme un oiseau, la nuit le rêve a peur de la clarté !...
La commode joufflue est un autel plein de reliques ;
sur la nappe que maman broda de fleurs mystiques
un petit meuble en noyer ciré,
que mon père a sculpté avec l’amour d’un imagier,
semble sur cet autel un précieux tabernacle...
EN VÉRITÉ CECI EST MON CORPS... Le grand miracle
du souvenir divin s’accomplit tous les jours.
Mon père et moi, nous officions tour à tour...
Et y a là son porte-cartes en maroquin mauve ;
il y a là son dernier petit sac en cuir fauve,
il y a là son dernier mouchoir de poche brodé,
il y a là son dernier carnet aux coins dorés,
il y a là son dernier missel si feuilleté ;
il y a là sous les fleurs en gerbes éternelles
ce qui sera, ce qui est, ce qui fut Elle....
La chute fait un long bruit d’orgues étouffées ;
la lampe a la douceur d’une veilleuse ; sur le fond noir
de la chambre une fleur balance un encensoir,
et j’ai dans les jambes un désir de m’agenouiller.
*
Ah ! ces lilas d’Avril, la piété de ma mère,
cette fraîcheur et ce parfum envahissant !...
Et comme auprès de ces divins balbutiements
le « philosophe » en moi me paraît mécréant !
Mais vous m’avez absous ; versez-moi la lumière,
petite mère, et la candeur qui ruisselait
de vos mains jointes pour la prière,
et de votre corps incliné !...
Vous ne raisonniez pas votre Foi ; vous aimiez
comme le bouvreuil chante et comme luit l’étoile,
et votre barque allait, l’Amour gonflant sa voile,
tout naturellement, vers un Dieu de Charité....
Et j’évoque ce grand ciel sans nuages,
avec des vols blancs de pigeons au loin,
ce ciel, cet amour, cette Foi qu’ont les visages
lisses des Madones du Pérugin !...
Maman guidait au Chœur le chœur des jeunes filles,
de celles qui s’en vont, modestes, avec leurs familles,
le Dimanche, après Vêpres, promener,
et qui font dans les champs de tout petits bouquets,
en riant, comme des folles, sans le faire exprès...
Elle tenait les orgues et je tirais les jeux :
– HAUTBOIS, FLÛTE, VOIX CÉLESTE,
tandis que les doigts couraient lestes
sur les claviers harmonieux !
Vers l’azur du plain-chant s’essoraient les voix grêles,
et mes regards – tellement indiscrets ? –
suivaient sous les corsages trop serrés
la tiède palpitation des gorges frêles !...
Non, le chœur de tes anges, Piero della Francesca,
n’est pas plus virginal que n’était celui-là
et la mère du Dieu de ta NATIVITÉ
n’est pas plus sainte que n’était la mienne, en vérité !...
Dans la petite église il y a une chapelle
du Sacré-Cœur qu’elle ornait avec beaucoup de zèle,
dans la petite église que l’on voit d’ici
et dont la voix naïve disperse les soucis.
Le sonneur s’en fait vieux et bien vieille
s’en fait aussi la ritournelle :
C’est – le roi – Da – gobert
qui – a – mis – sa culotte – à – l’envers !...
Mais j’en aime l’âme fruste et comme fleurie
qui est un peu l’âme de ma mère chérie !...
Je sais à la maison une Vierge de bois
qu’au temps jadis ouvra d’un ciseau maladroit
quelque artisan tout confit en sa Foi.
Ses petites pommettes d’un rouge-vif, son teint jaune
et ses yeux allongés vers les tempes lui donnent
l’air fragile et rêveur d’une poupée nipponne.
Lorsqu’elle était malade, petite Maman
se cloîtrait dans sa chambre et comme un enfant
causait avec cette Vierge de bois, longuement !...
Je me rappelle, je me rappelle
ces jours de maladie où je venais m’asseoir près d’elle,
en descendant de ma chambre le matin.
Elle était blanche et frêle, et j’embrassais ses mains ;
nous écoutions voler nos plus tendres paroles.
Elle voulait que je lui conte les paraboles
qu’elle aimait – toujours – les mêmes quand
les cloches du village éclairaient l’air vibrant.
Et je lui disais celle du Semeur qui jette
le froment que viennent manger les alouettes ;
celle du mauvais riche qui s’habillait d’or fin
et du pauvre Lazare qui n’avait pas de pain ;
celle des vignerons où il y a une haie,
un pressoir, une tour, dans la vigne qui fut louée,
et des hommes qui étaient si méchants ;
celle de la brebis égarée dans les champs,
et que recherche le Bon Pasteur, comme la femme
qui retourne sa maison pour trouver son drachme ;
et celle surtout de ce bon Samaritain
qui sur la route banda les plaies de son prochain,
et les guérit en versant de l’huile et du vin !
Et maman préférait toutes celles
où l’on disait de la bonté qu’elle
était une source éternelle...
Je me rappelle... je me rappelle...
Sainte Mamou, que n’êtes-vous plus là
pour adoucir un peu mon cœur amer et las !
*
La dernière bûche a cessé de grésiller,
et voici que mon Père à ce silence s’est réveillé !...
– Tu es là encore ?
– Oui...
– Tu penses à Elle ?
– Oui...
– Mon pauvre ! Moi, mon rêve toujours fidèle
me dorlotait un peu ; comme toutes les nuits
tout à l’heure, maman n’était pas morte !...
J’ai souri tristement. Et puis un léger bruit
venant du vestibule a glissé sous la porte...
– Tu as entendu ?
– Oui.
– Ce bruit comme un pas frêle,
c’est peut-être elle qui revient ?
– Non, papa, non !
– Qu’en savons-nous ?
– Je sais, tant que nous en parlons,
Mamou ne peut partir !... Comment reviendrait-elle ?
Adrien-Pierre BAGARRY.
Paru dans le Mercure de France
en novembre 1920.