Vision d’Hébal
par
Pierre-Simon BALLANCHE
LE RÉCIT.
Un Écossais doué de la seconde vue avait eu, dans sa jeunesse, une santé fort triste et fort malheureuse. Des souffrances vives et continuelles avaient rempli toute la première partie de sa vie. Des accidents nerveux d’un genre très extraordinaire avaient produit en lui les phénomènes les plus singuliers du somnambulisme et de la catalepsie. Il lui semblait que l’atmosphère fût l’organe général de ses propres sensations, et tous les troubles qu’elle éprouvait, il les éprouvait lui-même comme s’ils se fussent passés en quelque sorte dans la sphère de son être. Plus d’une fois il eut de ces hallucinations qui restituent un instant la forme et l’existence à des personnes dont on pleure la mort, ou qui rendent présentes celles dont on regrette l’absence. Il voyait, il entendait les héros de tous les âges, soit ceux dont les noms sont consacrés par l’histoire, soit ceux qui n’eurent de réalité que dans le roman ou la poésie. Les sons d’une cloche lointaine le transportaient vivement au milieu des scènes les plus intimes de la vie, tantôt pour lui faire éprouver la douce émotion d’un gracieux épithalame qui promettrait d’heureuses destinées à de jeunes époux, tantôt pour le faire frémir comme s’il eût entendu le glas funèbre d’un vieillard rassasié de jours. Les météores de l’air avaient mille choses à lui raconter des contrées les plus éloignées. Tous les êtres, tous les objets avaient une voix. Ce quelque chose, qu’on dirait l’âme de la création, s’entretenait avec son âme. Il croyait avoir voyagé, sans l’intermédiaire de ses sens, dans les régions de l’intelligence pure. Cette solitaire exaltation de toutes les facultés physiologiques et psychologiques, qui fut l’objet de tant d’études dans les mystères anciens, et qui est si discréditée de nos jours, avait été produite en lui par l’extrême susceptibilité de son organisation douloureuse. Toutefois cet état indépendant de l’état habituel, et qui constituait une individualité différente, avait cela d’heureux, que le mal le frappait à son insu. Alors, n’étant plus contenue par les liens de subordination des créatures entre elles, et d’assujettissement des créatures aux objets de la création, sa pensée errait en liberté parmi les mondes et parmi les lois qui gouvernent les mondes. Comme Job, elle osait demander à Dieu compte de ses œuvres, et Dieu daignait répondre à la pensée de l’homme. Alors elle concevait des notions du temps et de l’espace qu’en ces moments seuls elle pouvait concevoir ; alors, pour cette pensée ainsi affranchie, la vie idéale était la vie réelle ; alors elle ne s’étonnait point de cet ascétisme de l’Inde, qui va jusqu’à l’absorption la plus complète de l’homme dans sa cause ; alors la mémoire de faits personnels était remplacée par le souvenir des faits universels, et le temps mobile devenait l’immobile éternité.
Les thaumaturges qui ont paru dans les grandes époques de transformation pour le genre humain, les sibylles de la gentilité, les druidesses de la Gaule furent peut-être en contact immédiat avec cette chaîne mystérieuse des destinées humaines dont tous les anneaux sont continus et tiennent l’un à l’autre. Hébal avait quelque raison de croire à de telles prérogatives.
Il se sentait quelquefois dans une vie antérieure, qui se mêlait aux origines de l’univers, et son âme s’émerveillait des merveilles de l’œuvre insondable de la création.
Ainsi il se sentait ayant une existence réelle dans le passé, il se sentait assimilé à l’humanité antérieure, enfin il se sentait devenu le myste général, l’homme universel, vivant d’une vie infinie, cosmogoniquement, mythiquement et historiquement.
Une âme s’échappe des mains de Dieu. Son étonnement au milieu de l’ensemble des choses, lorsqu’elle se réjouit parmi les intelligences incorporelles ; son étonnement plus grand encore lorsqu’elle est emprisonnée dans des organes ; enfin son étonnement lorsqu’elle est délivrée de la prison de ses organes : Hébal éprouva plus d’une fois ces trois étonnements.
Sa vie mortelle était distincte de sa vie immortelle.
Durant sa vie mortelle il veille et il dort.
Et sa vie mortelle, symbole de sa vie immortelle, marche parallèlement avec la vie du genre humain.
Et il a la conscience de l’analogie de ses temps à lui, avec les temps du genre humain ; et ses temps à lui, comme ceux du genre humain, sont divisés en temps cosmogoniques, mythiques, historiques, apocalyptiques.
Il fait le tour du globe, il vole de sphère en sphère.
Partout en même temps, en tout lieu, avant la manifestation phénoménale de l’univers, après cette manifestation, il se connaît identique à lui-même ; comme il connaît l’homme, le genre humain, toujours identique à lui-même.
Le principe ontologique de l’homme est un principe cosmologique, et ce principe cosmologique repose dans le dogme de la déchéance et de la réhabilitation.
Dès lors analogie des époques rapprochées par l’esprit, et qui, dans de tels états d’exaltation des idées, semblent rapprochées par le temps, ce qui lui faisait comprendre que tout est contemporain pour celui qui conçoit la notion de l’éternité.
De plus, assimilation si complète de l’ensemble des destinées humaines avec une seule destinée individuelle, ce qui fait que chacun devient susceptible de les lire en soi-même. Par conséquent, chacun les lirait en soi, par intuition dans le passé, et par la même intuition dans l’avenir.
En effet, si chacun, par une faculté intellectuelle développée sans limite, pouvait se saisir de cette chaîne magnétique de la destinée humaine universelle, continue, n’aurait-il pas à l’instant même le sentiment de cette destinée tout entière, dans le passé et dans l’avenir, se réfléchissant tout entière dans l’éclair indivisible du présent ?
Pythagore eut l’instinct d’une si puissante assimilation qui a produit le panthéisme de l’Inde, et qui sert à l’expliquer. Il n’a manqué à la vieille philosophie italique que la révélation du principe ontologique de l’homme, exposé dans le récit psychologique de Moïse, résumé admirable de l’histoire génésiaque du genre humain dans ses rapports avec la création.
L’homme arrivé à son heure dernière, et qui, à cette heure, aurait comme l’impression concentrée de sa vie entière, aurait à la fois le sentiment de sa vie antérieure, abîmée dans l’infini, de sa vie individualisée dans le temps, et le pressentiment de sa vie future, restée en possession de la conscience acquise par l’épreuve de la capacité du bien et du mal ; cet homme présenterait une image de la faculté intelligente en contact avec la chaîne générale des destinées humaines.
Hébal s’était trouvé plusieurs fois dans cette situation extraordinaire. Peut-être est-ce celle qui suit la mort apparente de tous. Peut-être lui fut-il donné d’avoir, avant de mourir, des visions semblables à celles que donne la mort même.
Hébal avait donc une pensée qu’il craignait de ne pouvoir exprimer avant de mourir ; une pensée, la plus difficile de toutes les pensées humaines. Souvent, pour ce motif, il employa sa force de volonté à résister à la mort.
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Vers l’âge de vingt et un ans sa santé se raffermit, cet état de souffrance cessa, et avec lui cette alternative de ses sensations ordinaires et de ses sensations accidentelles, alternative qui auparavant modifiait toutes ses perceptions. Il ne lui resta plus, pendant quelques années, qu’un ébranlement de nerfs et une sensibilité très facile à émouvoir. Les notions qu’il s’était faites du temps et de l’espace subsistaient ; ses méditations sur l’homme collectif avaient la même suite et la même intensité. Il avait conservé une certaine habitude d’isolement qui le suivait jusque dans la société. Il se faisait une solitude au milieu du monde. On le croyait distrait lorsqu’il était occupé à gravir les hauteurs de la pensée, à descendre dans les abîmes des origines.
La lecture des poètes et des philosophes le transportait plus facilement qu’un autre sur toutes les routes tracées par l’imagination et la science, et le plus souvent il s’en frayait de nouvelles. Nulle hypothèse sur les états successifs du globe, sur les monuments antiques de l’humanité, sur l’homme et la société, ne lui était inconnue ; et lui-même, d’après une série de faits dont il avait le sentiment profond, la conviction sympathique, composait l’histoire du genre humain, un et divers, évolutif et identique.
Un jour donc Hébal était absorbé dans ces vagues contemplations de l’homme cherchant l’homme, de la conscience individuelle s’assimilant la conscience générale, de l’homme enfin en rapport avec l’univers des sens et l’univers de l’intelligence. Il avait les yeux attachés sur une horloge où le temps était mesuré par trois aiguilles, et il considérait attentivement la marche relative de ces trois aiguilles. Il comparait cette petite horloge ouvrage de l’homme, avec la grande horloge de l’univers dont les phases sont dans une harmonie irréfragable, établie par l’éternel Géomètre, hauts problèmes, avec lesquels la science humaine est ardente à se mesurer. Les notions du temps et de l’espace qu’il s’était faites, il ne craignait pas de les appliquer en ce moment, selon sa coutume, à sa propre vie, à la vie universelle, enfin à l’ensemble des destinées humaines enfermées entre deux infinis.
C’était sur la fin de l’été : le crépuscule du soir étendait son voile de silence, de recueillement, de longue rêverie sur la nature. L’aspect de la campagne doucement éclairée par la dernière lueur du jour flottait devant ses yeux comme un songe qui commence. Des sons indécis et monotones venaient légèrement onduler sur le bord de son oreille.
L’horloge à chaque heure jouait un air qui s’appliquait aux paroles de l’Ave Maria, et cet air était d’une grande suavité.
Le petit roulis qui précède l’air se fait entendre ; l’aiguille des secondes se précipite vers le nombre soixante : celle des heures touche à la neuvième.
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Hébal ne s’endort point, mais le monde extérieur semble disparaître pour lui ; sa pensée, dégagée de tout ce qui pouvait contraindre ou marquer son essor, ne trouve plus de limite ni dans le temps ni dans l’espace. Une réminiscence d’un genre nouveau se présente à son esprit ; c’est la réminiscence de toutes les apparitions magnétiques dont se remplissait si souvent la première partie de sa vie. Celles de ces apparitions qui faisaient saillir un point de l’ensemble des choses se groupèrent entre elles, prirent de l’unité, tout en se classant avec la rapidité de l’éclair qui fend la nue. Il en résulta subitement une magnifique épopée idéale à la fois successive et spontanée.
Et cette épopée prit une forme dithyrambique. La strophe, comme dans la poésie lyrique primitive, représentait le ciel des fixes ; l’antistrophe, le ciel des mobiles, le temps et l’éternité, le fini et l’infini ; l’épode résumait l’harmonie des deux mouvements. Comme Pythagore, il voyait une noble sirène jouant de la lyre à l’extrémité de chaque cercle des sphères célestes, et la cadence majestueuse de la sphère se mariait à la cadence de toutes les autres, et les sept notes fondamentales des nombres produisaient un concert sans fin, une danse éternelle.
Ainsi toutes les visions d’Hébal vont se résumer dans une seule vision ; et il ne sent plus la volonté de résister à la mort.
I.
STROPHE.
Les siècles vinrent s’abîmer dans un instant indivisible. Les grandes périodes astronomiques disparaissaient comme l’ombre d’un cadran solaire. Les révolutions palingénésiques, d’abord celles du globe, ensuite celles qui précèdent l’histoire, enfin celles qui se sont accomplies en présence de l’histoire, et qui sont enfermées dans un cadre chronologique, glissaient comme un immense et merveilleux mirage. Et l’avenir succéda au passé, pour ne faire qu’un avec lui ; et le dogme et le mythe parurent au commencement et à la fin ; et les premiers et les derniers âges du monde s’enfuyaient dans un horizon également obscur.
Alors Hébal comprit bien mieux encore que tous les temps sont contemporains pour celui qui parvient à concevoir l’éternité. Il comprit bien mieux encore qu’il n’y a point de succession pour Dieu ; il comprit enfin ce qu’était la parole divine enfantant toutes choses.
C’est ainsi que la grande épopée se déroula devant son esprit ; mais il la lut comme on exprimerait une seule pensée, une pensée divine : il la contempla d’une vue qui embrassa tout à la fois les temps, les lieux, les hommes et les choses, car c’était une épopée en action, vivante de la vie puissante et instantanée de l’évocation.
ANTISTROPHE.
Toutefois, avant le déplissement de la grande épopée, une lueur était entrée dans l’esprit d’Hébal. Et son esprit illuminé avait vu et senti ce que nul langage ne saurait exprimer, car c’était l’antériorité des choses.
Une puissance était, puissance sans nom, sans symbole, sans image.
C’était l’existence absolue, inconditionnelle, abstraite de toute forme et de toute limite, se suffisant à elle-même.
Spectacle impossible à décrire, car c’était l’idée considérant l’idée.
Et pourtant Hébal sentait, il sentait l’infini.
Et pourtant Hébal voyait, il voyait l’espace où allaient être les phénomènes.
Et un hymne non cadencé par des sons formait une harmonie que l’oreille ne saurait comprendre ; et cet hymne disait l’univers qui était une pensée de Dieu, et qui n’était pas encore sa parole.
Et une lumière qui n’avait rien de matériel éclairait des objets à l’état d’idées non exprimées.
Et le temps n’avait point de périodes astronomiques ; le temps ne s’était pas détaché de l’éternité.
Dieu n’avait pas mis le temps dans l’éternité, ni les mondes dans l’espace.
Dieu reposait dans son immensité, dans son ineffable solitude, dans sa faculté de contenir tout avant qu’il eût produit aucune substance.
Dieu donc avant toutes choses, et toutes choses émanées de lui ; et la création en puissance avant d’être en acte.
Dieu avait-il besoin de rayonner en dehors de lui, de se manifester dans des choses et des existences ? Avait-il besoin d’être contemplé, d’être adoré, d’être aimé ? Avait-il besoin de s’assurer de sa puissance de réalisation ? Ne lui suffisait-il pas d’être ?
Qui lui demanderait compte de la raison de ses œuvres ?
Et qui eût pu le faire sortir de son repos ?
Seulement il lui plut de sortir de son repos ; il en sortit sans effort, sans cesser la contemplation de lui-même.
ÉPODE.
Dieu, avant que rien existât, Dieu, puis les substances intelligentes.
Et parmi ces substances intelligentes quelques-unes errèrent, et il fallut un lieu pour les revêtir d’une forme, de la forme qui devait servir à les régénérer par l’épreuve.
D’abord la matière avec la faculté plastique.
Et la forme devint la condition de l’existence.
Et Dieu seul n’avait point de forme.
Et Hébal voyait d’une vue intellectuelle les globes, les sphères, les êtres, et les lois des globes, des sphères, des êtres ; et tout n’était que la pensée divine.
Et il s’impressionnait d’objets qui étaient cette pensée.
Et ce fut alors que l’idée humaine, pure de toute forme, éperdue dans l’idée divine, comprit la forme qui n’était pas, la pensée qui sera la parole.
Et ce fut alors que, confondue dans l’idée divine, l’idée humaine se mit à contempler l’ouvrage de la création en puissance ; et déjà l’idée humaine, assimilée à l’idée divine, trouva que tout était bien.
Hébal donc, avant la manifestation des choses et des êtres par la création, les avait vus et sentis, reposant dans la pensée de Dieu, comme sont les faits humains dans la pensée humaine avant l’expression de ces faits, avec cette différence néanmoins que la pensée humaine actuelle est asservie à des organes périssables, restreinte dans les bornes étroites de la création, condamnée à ne pouvoir franchir le seuil de l’abstraction.
Ainsi l’éternelle géométrie avait ses lois avant que les mondes vinssent s’y soumettre.
Il en était de même des affinités chimiques, avant que les corps vinssent les éprouver.
Ainsi la végétabilité et l’animalité existaient avant qu’il y eût des végétaux et des animaux.
Maintenant l’univers peut éclore, la matière peut sortir du néant, et apparaître sous des formes variées ; l’organisation et la vie peuvent se manifester.
II.
STROPHE.
Notre chétive planète, jetée dans l’espace infini, avec ses lois de gravitation et de projection, prend sa place dans l’harmonie universelle. La parole du Créateur est le moule qui lui donne une forme sphérique par ces lois primitives dont l’effet dure toujours. Une croûte extérieure cache ses entrailles incandescentes. De grands craquements brisent sa surface scoriée. Les montagnes sont produites avec un effort tel, que, si la terre n’eût pas été contenue dans le moule puissant de la parole, elle se fût partagée, et elle n’eût roulé dans son ellipse désolée que de stériles débris. Le bassin des mers se creuse avec un effort égal. Les continents se dessinent comme de vastes déchirures. Des végétaux pleins d’une sève créatrice les couvrent pour élaborer une atmosphère brute. Cette atmosphère élaborée par des plantes qui sont le vêtement de la terre, qui ne servent encore ni d’abri ni de nourriture, devient successivement propre à la vie animale dans ses divers degrés d’organisation. L’air, les eaux et la terre se peuplent d’espèces variées. Les plaines, les collines, les vallées, les lacs et les fontaines reflètent la lumière, et les nuages versent de fertiles ondées. Les animaux qui remplissent ces étonnantes solitudes, volent, nagent, rampent, marchent, et ne sauraient rencontrer de maîtres. Ils dévorent et sont dévorés. Ils vivent, ils respirent, sans admirer, sans aimer. Une création sans but ! Un spectacle sans spectateurs ! Un monde sans prière et sans adoration ! Nulle voix qui exprime un sentiment ou une pensée ! Des bruits confus ! Des sons qui ne disent rien !
Le cœur d’Hébal est saisi d’épouvante.
Mais cette atmosphère rendue propre à la vie animale devait être, s’il est permis de parler ainsi, profondément animalisée pour pouvoir être mise en contact avec les organes plus délicats de celui qui sera le spectateur et le roi, de celui qui saura aimer et adorer, la face tournée vers le ciel. Pour lui les exhalaisons de la terre seraient mortelles s’il y arrivait trop tôt. Les climats et les saisons dorment dans le chaos d’une nature qui cherche ses lois.
Il fallut bien des siècles pour préparer l’habitation de l’homme, et ces siècles silencieux ne subsisteront plus que dans de mornes et tristes empreintes géologiques.
Hébal eut ainsi l’impression des siècles antérieurs à l’homme, impression vive et rapide à l’égal d’une sensation poignante qui tuerait si elle avait de la durée.
Il connut la science qui sera le labeur de l’intelligence humaine. Des globes célestes tracent une courbe qui sera calculée. D’autres globes échapperont au calcul. Il en est qui décrivent une ligne parabolique dont le terme est l’infini. Chaque globe a son nom connu de Dieu, et ses lois qu’il a faites. Leur nombre est égal à celui d’atomes sans poids, sans mesure, sans dimension.
Hébal vit les couches superposées de la terre qui indiquent des siècles, une immensité de siècles dans la formation de cette terre.
Ainsi tout porte l’empreinte d’une contemporanéité universelle qui repose dans l’infini. Notre globe nu et aride avant d’être organisé ne connaissant que les lois géométriques éternelles, roulait donc dans l’espace et ces porphyres, et ces granits, et ces silices qui seront les lits des mers, les escarpements des montagnes, et cet humus qui sera la terre végétale. Et pendant que la terre ne présentait qu’une masse stérile, et pendant que de grands végétaux préparaient ensuite, autour d’elle, l’atmosphère des animaux et de l’homme, elle parcourait inconnue les signes du zodiaque, se balançant sur un axe qui est tantôt à l’équateur, tantôt au pôle. Et pendant que de grands reptiles viennent ensuite se glisser en liberté parmi ces effrayantes solitudes, pendant que, plus tard, de terribles quadrupèdes règnent sans partage, pendant que la lumière arrive à des yeux dépourvus d’intelligence, que l’air est respiré par des organes qui ne savent pas en faire des sons empreints de la pensée, où est l’homme, où est l’essence humaine ?
L’homme n’existe pas. L’essence humaine est dans la pensée de Dieu.
ANTISTROPHE.
Or la pensée divine voulut produire l’homme. Ici la pensée humaine éperdue se réfracte dans un dogme comme la lumière dans un prisme, et pourtant le dogme doit réfléchir la nature intime et transcendantale de l’homme. L’épopée idéale affirme un fait mystérieux dont la réalisation est idéale et mystérieuse. Nulle chronologie ne saurait exprimer le temps pour une époque où l’essence humaine n’est point en rapport avec le phénomène extérieur de la création.
Hébal comprit que lorsque cette essence fut détachée de la substance universelle, intelligente, pour être elle-même, elle reçut le don de la responsabilité, c’est-à-dire la capacité du bien et du mal.
Et elle n’a reçu la conscience d’elle-même que pour être une créature libre, agissant sur le monde pour l’achever ; sa volonté sera un destin ; sa force, une puissance.
Hébal eut le sentiment d’une physiologie toute merveilleuse, d’une psychologie plus merveilleuse encore, reposant au sein d’une ontologie divine.
Mais dès le commencement, la volonté humaine enfante un destin que la Providence doit briser ; la force de l’homme essaie une puissance au-delà de celle qui lui est attribuée, et qui, par-là même, rencontre un obstacle invincible.
Les lois de la Providence sont irréfragables ; la Providence rétablit l’harmonie de ses lois, à l’instant même où cette harmonie est menacée.
Un long cri de douleur s’échappe de tous les coins de l’immense univers, et apprend que l’intelligence nouvelle a succombé à l’épreuve.
Aussitôt le Créateur est venu au secours de sa créature ; et le décret de condamnation a été un décret de mansuétude et de grâce.
Hébal sentait à la fois l’être déchu et l’être réhabilité, ne formant qu’un seul être, un être identique, se reconstruisant lui-même, condamné à marcher désormais dans la voie du progrès pour reconquérir ce qu’il a perdu, l’éclat de son principe ontologique primitif, car le principe, qui seul constitue l’identité, n’a point péri.
ÉPODE.
Descendu de sa haute sphère, l’homme fut emprisonné dans des organes. Le travail, c’est-à-dire une succession d’épreuves nouvelles, lui est imposé pour remplacer l’épreuve inconnue sous laquelle il a succombé.
Et l’homme arrivé sur la terre qui lui est donnée comme un héritage, mais un héritage temporaire, se met aussitôt à s’approprier la surface de la terre, par les travaux qui doivent changer cette surface. Et il la couvre tout entière dès ses premières générations, pour lutter partout, d’un effort unanime, contre toutes les puissances végétatives exubérantes, contre toutes les puissances animales qui fuient devant lui, ou qu’il apprend à asservir au joug de la domesticité, contre les éléments qu’il doit assouplir et dompter. Et il est dit que l’homme achève la terre ; et il est dit de plus, par analogie, qu’il lui est donné de contribuer à la création de la terre. Tel est le labeur continu qui est loin d’être achevé.
Le globe de la terre est donc livré à l’homme, pour qu’il le modifie par la culture, pour qu’il en fasse le tour, pour qu’il en étudie les lois générales et particulières, pour qu’il exerce sur lui le magisme intellectuel qui tend à spiritualiser la matière, pour qu’il étudie ses rapports avec les phénomènes de ce monde, avec les merveilles mystérieuses du monde des intelligences pures, pour qu’il cherche la place qu’occupe la pauvre planète, lieu de son exil, parmi les corps célestes, objets d’une contemplation sans fin.
Et l’homme est partagé en deux sexes, et la division des sexes et une loi cosmogonique à laquelle il aurait échappé, mais qui devient aussi sa loi : l’unité brisée produit la succession. Le mal est dispersé dans la génération des êtres, afin d’atténuer son intensité.
L’homme est tenu de se reconstruire : pour lui le temps recomposera l’éternité.
Ce qui subsiste après la déchéance, c’est la volonté libre s’exerçant dans la variété avant d’arriver à l’unité ; c’est la puissance du retour à l’unité par l’expiation. Et lorsque ce retour sera accompli, il sera devenu l’ouvrage de l’homme réhabilité.
Et la division des sexes sera l’emblème de la division des castes et des classes dans les institutions humaines primitives.
Ainsi donc la division des facultés humaines entre les individus qui doivent naître du brisement de l’unité est l’idée fondamentale de la division des castes et des classes.
Et tous les instituteurs des peuples auront le sentiment de cette division, qui est celle du principe actif et du principe passif.
De cet évènement cosmogonique, la déchéance et la réhabilitation, dogme si profondément enfoui dans le mystère des origines, résultent la séparation des sexes, les attributions des castes et des classes, les caractères distincts des races.
Le sexe passif parviendra sans doute à l’égalité avec le sexe actif, puisqu’il appartient à la même essence originelle. Cette égalité ne pourra point être parfaite, puisque la différence physiologique continuera d’exister.
Ainsi l’emblème des castes et des classes survivra aux castes et aux classes, qui doivent être abolies par la vertu de la Médiation.
Et l’identité de l’homme atteste son unité génésiaque, et prophétise son unité définitive.
Toutes ces notions, Hébal les eut intuitivement, et il connut de nouveau la succession des temps cosmogoniques, des temps mythiques, des temps historiques. Toutefois une pensée immobile de l’éternité vint se mêler à la pensée mobile du temps, celle que tous ces temps issus les uns des autres se reproduisaient perpétuellement, puisque le genre humain est toujours identique à ce qu’il fut dans tout le passé, à ce qu’il sera dans tout l’avenir.
La contemplation d’Hébal n’est point interrompue.
III.
STROPHE.
Avant donc le commencement des temps historiques, l’homme couvre toute la terre. Il est occupé sans cesse à affermir le sol qui croule sans cesse sous ses pas, à diriger les fleuves, à essarter les forêts, à limiter le domaine des animaux, à faire obéir le fer et le feu.
Et les traditions universelles disent les six jours cosmogoniques, qui sont six grandes révolutions opérées par des cataclysmes épouvantables.
Et Dieu fut dit s’être reposé le septième jour, c’est-à-dire s’être confié aux lois irréfragables qu’il avait imposées à toutes choses. Et ce fut par condescendance pour un être devenu successif que le nom des parties du temps phénoménal fut donné à des actes divins.
Et l’homme fut dit avoir sur la face la ressemblance de Dieu, car il lui fut donné de comprendre les lois imposées aux choses.
Et l’insufflation divine avait produit la parole primitive de l’homme, image fugitive de sa pensée immortelle.
Et il nomma les choses et les êtres ; il nomma Dieu. Et il ne connut pas l’intimité des choses, mais les rapports des choses à lui-même ; et sa connaissance fut ainsi restreinte parce qu’il avait succombé à l’épreuve de la capacité du bien et du mal. Il doit y arriver un jour puisque la réhabilitation le place dans la voie du progrès.
Mais pour arriver à l’intimité des choses et des êtres, il faut qu’il commence par se connaître lui-même, car il est une clef qui ouvre les trésors de la création.
De plus, pour arriver à connaître Dieu, il faut que l’homme étudie en lui-même la ressemblance de Dieu.
Or Dieu n’a nul besoin d’un signe pour se connaître lui-même ; la faculté subjective et la faculté objective ne sont point séparées dans l’existence absolue.
L’homme, être successif, a besoin d’un signe pour se rendre compte de sa propre intelligence.
En lui la faculté subjective et la faculté objective ne sont pas simultanées.
De là, pour lui, la nécessité de la parole.
ANTISTROPHE.
Tel fut l’homme, tel il est encore.
Et il gémit et il travailla.
Et la femme, qui était sortie de sa propre chair pendant un sommeil magnétique, la femme qui lui fut donnée pour compagne enfanta avec douleur.
Et le mal fut dispersé et réparti, pour qu’il perdît de son intensité.
Et l’homme n’avait été séparé en deux sexes que pour suppléer, par la succession, à l’épreuve unique dont ses facultés furent troublées.
Et la femme fut dite avoir induit l’homme en tentation, parce que la femme est l’expression volitive de l’homme.
Et l’antique anathème pesa sur l’homme parce qu’il n’avait pas su maîtriser, dans sa faculté volitive, la capacité du bien et du mal, sans laquelle pourtant il ne pouvait accomplir le dessein de Dieu sur lui.
Et la raison fut assujettie et soumise pour n’avoir pas su dompter la volonté.
Et la femme, dans toutes les cosmogonies, fut dite avoir introduit le mal sur la terre.
Et le Rédempteur fut promis à l’homme à l’instant même de sa chute ; et le Rédempteur devait sortir de la faculté volitive de l’homme, c’est-à-dire de la femme.
Et l’homme fut le sexe actif, et la femme le sexe passif, et leur âme est égale, car l’homme et la femme sont la même essence.
Et la prière et la Rédemption s’unissent pour faire rentrer l’homme dans l’unité perdue, et l’unité est restée en puissance ; et, voilée, elle produit la solidarité et la charité.
ÉPODE.
Hébal n’eut l’intelligence de ces merveilles qu’au moment où se leva pour lui le rideau des temps historiques.
Et toutefois les temps historiques sont loin encore ; Hébal ne les voit que dans l’avenir, mais cet avenir commence à se dessiner dans le lointain.
Les traditions universelles racontent que la terre fut maudite à cause de l’homme, et pourtant des êtres l’ont peuplée avant lui.
La révélation ne doit à l’homme actuel que ce qu’il est bon qu’il sache ou qu’il découvre pour subir l’épreuve du mystère.
Hébal ne pouvait pénétrer au-delà, car il n’avait pas passé par la palingénésie de la mort.
Et tous les principes qui constituent la diversité de l’homme se manifestent dans les générations qui précèdent le cataclysme attesté par tous les souvenirs du genre humain.
Une première victime et un premier meurtrier, et c’est le premier meurtrier qui fonde la première ville ; et la première ville est un asile, et le premier législateur est un fratricide : symbole terrible !
Et les instituteurs du culte, et les inventeurs des arts, et ceux qui sont nommés les géants, et ceux qui reçoivent le titre d’enfants de Dieu, et Lamech, l’autre meurtrier, et Hénoch montant au ciel : qui tenterait d’expliquer toute cette cosmogonie antédiluvienne ?
Et la terre est menacée de retourner à l’antique chaos. Mais Dieu ne voudra pas abolir l’épreuve infligée à l’espèce humaine.
Noé recueille, sous les yeux du Créateur, les germes et les principes de toutes choses, de toute organisation, de toute vie ; il les recueille sept fois.
Et l’arche mystérieuse flotte sur les grandes eaux.
Et l’homme, au sortir de l’arche, est tenu de refaire la terre et les climats de la terre.
Et les générations humaines se dispersent sur toute la terre.
Elles se partagent la terre et les climats de la terre.
La langue humaine s’est brisée et divisée ; les races humaines partagent entre elles les débris de la langue humaine.
Les races humaines sont caractérisées par les bénédictions et les malédictions des premiers pères des races humaines.
Maintenant l’aurore des temps historiques va commencer à luire.
Et les temps historiques se déroulèrent à leur tour devant Hébal, et lui furent expliqués par l’intelligence des faits originels et génésiaques, car le genre humain est identique à lui-même.
Et il fut prouvé à Hébal que l’essence humaine avait des temps cosmogoniques aussi bien que le globe.
Et il put porter son attention sur les faits historiques.
Et les faits historiques posèrent avec une triste majesté comme un seul fait, un fait continu qui trouve en soi la cause de ses développements.
Et l’épreuve et l’initiation, redoutable témoignage du dogme primitif, n’étaient qu’un tissu de longues, d’interminables calamités : sans l’histoire qui précède toute chronologie, comment Hébal eût-il connu la raison de tant de fléaux, de tant de malheurs, de la guerre, de l’esclavage, de la division des classes et des castes, de l’angoisse, de la mort ?
Eh quoi ! si près du berceau de la race humaine, et déjà de grands empires, des peuples puissants, de vastes métropoles ! et déjà les grains sont tombés sur l’aire, et l’aire plus d’une fois a été balayée par le terrible moissonneur ! C’est que des siècles ont passé sans qu’Hébal les ait aperçus, parce qu’ils ont à peine laissé de trace dans la mémoire des hommes. Et ces fondateurs inconnus, et ces conquérants innommés, et ces évènements qui ne furent chantés par aucun poète ; tout cela est de la poussière. Voilà qu’un vieux monde a disparu ; et l’homme survit ; il survit avec ses traditions, ses castes, ses formes sociales.
Et tous les premiers pères de la race humaine dispersés sur toute la terre ont été nommés par la tradition primitive qui est une tradition générale ; et leurs noms expriment les facultés qui les caractérisent, les secrets dont ils sont dépositaires, les missions que les peuples issus d’eux ont à accomplir.
Outre les temps cosmogoniques de la race humaine, il y a les temps cosmogoniques de chaque race, de chaque contrée, de chaque individu de la race humaine.
Et à chaque pas se pose le grand problème : Où est le berceau de la race humaine ? où est le berceau de chaque race ? où est le berceau de chaque homme ?
Mais partout la pensée humaine s’imprimant sur les monuments, s’empreignant sur le sol, comme la ressemblance de Dieu sur le visage de l’homme.
Hébal est plongé dans une religieuse admiration. Le mystère universel ne l’étonne point, parce qu’il lui a été donné de pénétrer subitement le principe ontologique et cosmologique de l’homme, parce qu’il sait, par une illumination spontanée et soudaine, ce qu’est l’essence humaine dans l’harmonie des mondes, parce qu’en ce moment toutes les traditions répandues sur la surface de la terre lui font entendre un cri unanime d’assentiment, parce qu’enfin le contact avec la chaîne des destinées universelles a remué en lui toutes les puissances de la conviction, toutes les sympathies de l’identité.
Alors il comprend le mystère du langage, qui est le son articulé, le son magnétisé dans tout l’appareil vocal, par tout l’homme, par toutes les facultés de l’homme, par la pensée que Dieu a réveillée de son sommeil.
Alors une analyse inspirée lui fait décomposer la haute synthèse qui repose dans toutes les langues humaines.
Alors il trouve dans la racine des mots l’expression permanente de la révélation et de la spontanéité ; dans la forme grammaticale, l’expression variée de la raison humaine, issue de la raison divine ; dans le trope et le rythme, l’expression de l’imagination en rapport avec le spectacle de la terre et des cieux, avec la nature et les êtres ; dans tout cet ensemble merveilleux, le symbole, l’inspiration, la musique, la poésie, la faculté prophétique s’exerçant sur le passé et l’avenir, une psychologie spontanée, libre, progressive de l’humanité.
IV.
STROPHE.
La mission du peuple hébreu est révélée à Hébal. Il reconnaît les patriarches dépositaires de l’antique promesse.
Il visite avec Moïse les sanctuaires de l’Égypte ; et, avec lui, il arrache son peuple à la maison de servitude pour le conduire par le désert à la terre promise.
L’arche d’alliance, les stations dans le désert, les tribus voyageuses, les troubles, les combats, les retours à l’idolâtrie, tout est symbolique. C’est le type et l’image de l’initiation du genre humain.
Hébal avait reconnu Abraham, le pontife roi, ce prêtre de Salem, ce roi de justice, Melchisédech, dont la génération avant et après est restée inconnue, et qui fut revêtu du sacerdoce éternel.
Sa vue avait été éblouie sur le Sinaï.
Il avait entendu Isaïe, Ézéchiel et Jérémie.
Daniel avait raconté les évènements en puissance, qui se passent dans le ciel avant de se passer en acte sur la terre.
Et le peuple s’était lassé du gouvernement de Dieu, et Samuel avait dit toutes les prérogatives de la royauté. Des rois s’étaient assis d’abord sur le trône de Juda, puis sur les trônes d’Israël et de Juda ; et toutes les lois qui régissent les dynasties et les peuples avaient été connues.
Qu’ils furent beaux les jours d’Esdras et de Néhémie !
Qu’ils furent beaux les jours où les Juifs, relevant les murs de Jérusalem, tenaient d’une main la truelle, et de l’autre l’épée, comme jadis ils faisaient la Pâque sans quitter le bâton du voyageur !
Et cette glorieuse famille des Macchabées excite une immense admiration.
Et les temps de l’accomplissement de la promesse approchent ; et la promesse retentit de plus en plus dans le monde ; et la promesse revêt plusieurs formes diverses parmi les nations.
Un seul regard a suffi pour embrasser septante semaines d’années.
Et autour de ces grands évènements qui sont l’axe de la roue merveilleuse des destinées humaines, grondent çà et là de lointaines rumeurs : ce sont des empires qui s’élèvent et s’effacent ; ce sont d’obscures et d’éclatantes dynasties qui périssent enveloppées des mêmes ténèbres ; ce sont des peuples qui disparaissent comme s’ils n’eussent jamais existé. Que de fois, qu’en des lieux divers, ont été prononcés de terribles anathèmes, les funestes paroles écrites par une main inflexible sur les murs de la salle du festin où se réjouissait un dominateur sans pitié ! Mais l’Égypte, mais l’empire fondé par Nemrod, mais la Phénicie, mais Tyr et Sidon : que de souvenirs reposent seulement sur les prophéties qui condamnèrent de grandes métropoles à périr ! Où sont Sésostris et Alexandre ? L’œil a-t-il le temps de suivre un éclair dans la nue ? Et pourtant il reste quelque chose d’Alexandre : il a transporté l’Orient en Égypte. Et pourtant il reste quelque chose de l’Égypte : une immense réalisation de la mort, toute la science humaine devenue un vaste hiéroglyphe muet.
ANTISTROPHE.
Les Pélasges ont marqué la première transition de l’Orient à l’Occident ; les Hellènes ont créé la fantaisie. Les siècles héroïques ne sont qu’un souvenir.
Moïse, Orphée et Foé se sont partagé l’empire de l’intelligence humaine.
L’expédition des Argonautes, la guerre des Épigones, la ruine de Troie, forment un poétique fanal au bout de l’horizon historique, où l’on aperçoit encore les personnifications des races et des migrations qui seront la Grèce illustre.
Sept villes se sont disputé la naissance d’Homère ; mais Hébal a cherché en vain le merveilleux vieillard.
Ces chants qui prennent un nom, qui revêtent une figure, qui deviennent un poète, montrent à Hébal comment chaque peuple travaille à faire son épopée, comment chaque race travaille à faire la sienne, comment toutes ces épopées successives doivent finir par produire l’épopée générale du genre humain, comment la pensée de cette épopée définitive, une dans sa magnifique diversité, n’est autre chose que la pensée même de la religion universelle.
Les gigantesques conceptions de l’Orient sont venues se fondre dans l’anthropomorphisme grec.
Les races héroïques ont disparu d’un sol qu’elles ont façonné de leurs fortes mains, et elles y ont laissé des monuments qui feront dire aux âges suivants : Combien furent puissants ceux qui nous ont précédés sur la terre !
L’attention d’Hébal est à peine attirée par les murmures de la place publique d’Athènes.
Il est tout entier à la lutte du principe Dorien et du principe Ionien, qui se manifeste par la guerre du Péloponnèse ; il voit là l’antagonisme du destin et de la volonté humaine ; si Sparte essaie vainement de stéréotyper la civilisation héroïque, c’est vainement aussi qu’Athènes exagère l’émancipation de l’homme.
Mais que la mort de trois cents Spartiates aux Thermopyles ait été inutile à la Grèce, elle est utile encore au monde, car les nobles actions sont le dictame des esprits.
Socrate boit la ciguë ; le génie éploré de la Grèce s’enfuit ; il sait que le peuple qui tue ses prophètes est perdu.
La muse tragique et la muse comique ont fait retentir leurs accents. La muse lyrique n’excitera plus les mâles courages. L’éloquence a perdu son pouvoir, les sophistes commencent à régner.
Les mystères d’Éleusis sont joués sur la scène.
La sibylle de Delphes n’est plus l’expression de l’amphictyonie nationale.
Les Grecs ne seront plus que les soldats de Philippe et d’Alexandre ; et la Grèce finira par être une province romaine.
Aristote et Platon se hâtent de léguer à l’avenir, l’un, le monde du fait et de la science, l’autre, celui de l’idée et de l’art.
Tel est le brillant épisode de la Grèce.
Le mouvement de la Grèce fut avorté : Hébal sut pourquoi ; c’est que la volonté humaine, toute seule, est inhabile à achever son initiation.
Toutefois la Grèce a sauvé le principe progressif et plébéien dont elle était dépositaire. Les démocrates d’Athènes, qui ont fait tant de fautes en Sicile, sur les Côtes de la Grande-Grèce, qui furent si stupides, si imprévoyants, qui laissèrent Socrate boire la ciguë, qui se berçaient des harmonieuses satires d’Aristophane, ont néanmoins bien mérité de l’Occident. Ils ont vaincu le grand roi à Salamine. La victoire de Salamine règne encore sur le monde.
Ce n’est pas tout : ils ont créé l’art ; et l’art est la noble couronne du génie plébéien.
ÉPODE.
Tous les empires de l’Orient sont immobiles.
Les destinés progressives de l’Occident datent de l’ère des olympiades, mais leur développement est bien antérieur.
Les évènements sont distincts ; toutefois ils comparaissent ensemble devant la pensée qui les embrasse tous à la fois.
Ainsi Hébal voyait en même temps naître une domination qui succédera à toutes les autres, celle qui enfantera un jour le monde moderne.
Le vieil Évandre et l’aveugle Thamyris, parmi les collines de Rome future, s’entretiennent d’un avenir inconnu.
Un nuage qui passe sur les Pélasges et sur les Sicules empêche de les apercevoir.
Ici encore Hébal fut étonné de voir que le commencement des affaires humaines n’est jamais le commencement des destinées humaines, et que l’histoire toujours est obligée de s’enfoncer dans l’horizon du mythe.
V.
STROPHE.
Où donc est le berceau du peuple romain ? Est-ce de la tanière d’une louve, est-ce d’un repaire de brigands que sortira le peuple qui doit assujettir le monde ? et le monde ne sera-t-il pas un jour le monde romain ? Un premier roi, qui est un fratricide, fonde la ville éternelle, établit le mariage par le rapt, et nul ne sait la mort de Romulus, parce qu’il a disparu dans un orage. Un second roi donne une religion ; et la science cherche en vain les rites de la religion donnée par Numa. Pourtant Hébal voit et le figuier ruminal, et le marais de la chèvre, et le bocage et la fontaine d’Égérie. Il voit le champ où se battent les trois frères de Rome contre les trois frères d’Albe. Un autre roi plante dans le sol romain le rameau légal qui deviendra le grand arbre plébéien. Hébal détourne ses regards de la voie scélérate. Et les boucliers tombés du ciel ! et les Tarquins ! et le lac Régille ! et Horatius Coclès ! et Porsenna ! et Mutius Scévola ! et Junius Brutus ! et Lucrèce ! et Tarquin mourant dans l’exil ! Hébal détourne encore ses regards, et Brutus ne détourne point les siens. Et chaque roi est une personnification d’une chose sociale ; et ces personnifications merveilleuses complètent le nombre puissant de sept, qui est un nombre cosmogonique et planétaire. Toutes ces royautés symboliques se succèdent dans un crépuscule douteux, qui n’est plus la nuit, qui n’est pas encore le jour. Et toute origine remonte à des enfants exposés, à des meurtres, à des fratricides : emblème primitif de la violence de l’état social. Épreuve ! initiation !
Et la loi des XII Tables, débris auguste d’une loi antérieure ! Elle a gouverné avant d’être, elle gouvernera après avoir été.
Et le peuple nouveau est obligé de combattre sans cesse pour conquérir son propre territoire.
Et au milieu des évènements divers de cette guerre continue, trois faits se détachent comme trois points lumineux. Ce sont les sécessions plébéiennes. La première, sur l’Aventin, produit la conscience ; la seconde, sur le mont Crustumérien, produit le mariage ; la troisième produit la dignité. Ainsi le plébéien est l’homme se faisant lui-même. Et Hébal suit toutes les phases de cet antagonisme du principe stationnaire et du principe progressif, antagonisme qui est une loi du genre humain déchu et réhabilité, qui est le ressort caché de l’histoire romaine, et de toute histoire.
ANTISTROPHE.
Rome et Carthage se disputent l’empire du monde.
Annibal et les Scipion acquièrent une gloire immortelle.
Les Gaulois ont cru avoir étouffé le gant romain, mais il avait de trop grandes destinées à accomplir.
Les Gracques montrent leur imposante et noble figure tout éclatante de cette flamme de Prométhée qui les consumera. Et Marius et Sylla, et César et Pompée se partagent des lambeaux sanglants ; la guerre civile, une seule guerre civile couvre le monde. Pharsale et Actium décident à qui appartient l’univers.
Et le tribunat, né obscurément de la première sécession plébéienne, après avoir grandi dans la discorde et dans la guerre, se personnifie et devient un empereur. Et Octave, sous le nom d’Auguste, règne sans partage. La pourpre impériale cache ses crimes ; tous les parfums d’une poésie d’imitation brûlent à ses pieds. Horace et Virgile longtemps charmeront le monde.
ÉPODE.
L’univers est en paix. Les peuples se reposent dans une trêve universelle qui durera peu. Les oracles de la gentilité se taisent. Les sibylles, devenues étrangères à un vieux monde qui va périr, ne savent plus que promettre le Désiré des nations : les nations sont dans une grande attente.
Et diverses voix furent entendues.
« Je m’en vais faire venir l’Orient qui est mon serviteur. »
« Où est le Désiré des collines éternelles ? Qu’il paraisse ! »
« Cieux ! versez votre rosée d’en haut, et que les nuages pleuvent le Juste ! »
« Qu’ils sont beaux les pieds de celui qui apporte la grande rançon ! »
Et les Étrusques disent aux Romains que le Pacificateur va naître d’une vierge.
Une femme environnera un homme, et cette femme sera la femme, et cet homme sera l’homme.
Et cet homme aura nom Emmanuel, Dieu avec nous.
Et les sibylles parlent comme Isaïe et David.
Les prophéties qui se rapportent au Médiateur ne formant qu’une seule parole, et cette parole exprimant toute la destinée humaine dans toute l’étendue des temps, des temps posés sur l’éternité, et cette parole encore, qui est à la fois cosmogonique et apocalyptique, qui unit les merveilles du ciel, de la terre, de l’univers, avec les merveilles de l’humanité une et identique, cette parole s’échappe de toutes les profondeurs de la création.
Hébal connut le sacrifice perpétuel et sans fin, qui est un sacrifice pacifique, non sanglant.
Toutefois il y aura de la chair et du sang au moment de la manifestation du sacrifice pour la race humaine, déchue et régénérée.
Et un grand frisson courut par tous les organes d’Hébal, et ce frisson était celui de toute la création saisie d’une douloureuse sympathie pour l’avenir qui va être le présent.
VI.
STROPHE.
Et la faculté volitive de l’homme, concentrée dans une femme de prédilection, qui est la pureté même, reçoit l’esprit de Dieu ; le Créateur s’identifie à sa créature ; le Rédempteur promis à l’homme au moment même de la chute de l’homme naît d’une vierge. Il a été conçu sans le concours de l’homme, et il s’appelle le Fils de l’homme. Bethléem, lieu obscur, mais prédit, est la cité royale. Une étable est le palais de l’Enfant promis aux nations. Des mages de l’Orient et de pauvres bergers entourent son berceau. Des anges lui apportent l’adoration des cieux.
Hébal est abîmé dans une extase toute divine. Sa prière est de l’amour. Le mystère universel ne l’étonne point parce qu’il lui a été donné de pénétrer le principe ontologique de l’homme, parce qu’il sait ce qu’est l’homme dans l’harmonie des mondes, parce que toutes les traditions répandues sur la surface de la terre lui font entendre un cri unanime d’assentiment, parce que le contact avec la chaîne des destinées humaines a remué en lui toutes les puissances de la conviction, parce qu’il a été inondé de la gloire des cieux.
L’Enfant divin croît en sagesse et en toutes sortes de perfections. Sa mère le cherche, et il est parmi les docteurs.
Le Christ est baptisé dans les eaux du Jourdain par le saint précurseur, et une voix du ciel le proclame Fils de Dieu.
L’esprit tentateur lui montre, sur la tour du temple, les royaumes de la terre, et il dédaigne les royaumes de la terre. Hébal aussi prend en pitié les splendeurs de la poussière, car il vient, d’entrevoir les splendeurs du ciel.
L’esprit tentateur transporte au désert celui qui pourrait animer le désert, et l’esprit tentateur s’enfuit en reconnaissant le Désiré des nations.
Le Sauveur guérit les malades, ressuscite les morts, convertit les pécheurs, apaise les tempêtes.
Et la foule suit les pas du Sauveur.
Et il confond par son immense mansuétude les accusateurs de la femme adultère.
Et il promet à la Samaritaine cette source d’eau vive qui étanche la soif pour l’éternité. Le temps vient, il est déjà venu, qu’on n’adorera plus ici ou là, mais en esprit et en vérité.
Et il est avec Marthe et Marie, et avec la sœur de Lazare.
Et il souffre qu’une femme arrose ses pieds de parfums.
Et il se plaît avec les enfants des hommes, portant leurs fardeaux, les aimant jusqu’à la mort. Il pleure avec eux ; avec eux il mange le pain qui est leur nourriture habituelle, avec eux il boit le vin qui est leur joie et leur force.
Et il ne dédaigne pas les publicains ; et toute âme lui est chère.
Et il explique à Nicodème le grand mystère de la renaissance dans l’esprit, le mystère de l’homme nouveau, et Nicodème ne peut le comprendre encore.
Le Messie est transfiguré sur le Thabor : l’éclat de ses vêtements éblouit les yeux d’Hébal.
Le voilà qui entre en triomphe dans Jérusalem ; la monture du pacifique triomphateur est un âne. Et il pleure sur Jérusalem, car les jours sont venus.
Et il fait la dernière Pâque avec ses disciples. Il institue la Cène en prononçant les paroles qui, dans la suite des âges, feront de son corps et de son sang un sacrifice perpétuel et sans fin.
ANTISTROPHE.
Et Hébal se souvient de l’agneau mystique immolé dès le commencement du monde ; et il comprend que le mystère de la régénération est un mystère cosmogonique toujours présent.
Et il se souvient encore que le pain et le vin sont des emblèmes très puissants chez tous les peuples.
Et il se dit que le mot Eucharistie exprime grave et amour.
Et pendant que le Christ instituait la confarréation universelle, il s’appuyait sur l’épaule de son disciple bien-aimé. Et le Sauveur des hommes compatissait à celui qui le trahira.
La sueur et le sang coulent de son visage, dans le jardin des Oliviers ; c’est qu’il s’approprie toutes les douleurs et toutes les fautes.
Il veille et il prie, et ses disciples succombent au sommeil, car la fatigue accable les enfants des hommes.
Des soldats viennent l’arrêter, et le prince des apôtres veut défendre son Maître, mais le Maître lui ordonne de remettre l’épée dans le fourreau.
Et le prix de la trahison a été trente deniers. Et celui qui a reçu le prix de la trahison ne veut pas le garder, et les prêtres en achètent le champ du potier. Et une ancienne parole se trouve vérifiée.
Et le prince des apôtres renie trois fois son Maître.
Or le prince des apôtres était un pauvre pêcheur.
Et le Fils de la Vierge paraît devant le juge des hommes.
Et il est couronné d’épines. Un sceptre de roseau est mis entre ses mains. Un manteau d’écarlate couvre ses épaules meurtries. Il est livré aux outrages et à la risée. Et il est dit de lui : Voilà l’homme.
Et il est préféré à un meurtrier.
Et tout un peuple demande son sang ; et tout un peuple crie pour appeler sur lui-même et sur les enfants de ses enfants le sang de l’innocent.
Et il marche au Calvaire portant sa croix, et il dit aux femmes qui le suivaient de ne pas pleurer sur lui.
Et un seul homme l’aide à porter sa croix, et ce n’est point un de ses disciples.
Et une femme essuie la sueur sanglante de son beau visage.
Et il est cloué sur l’arbre de l’opprobre, avec cette inscription : Jésus de Nazareth, roi des Juifs.
Et il est placé entre deux malfaiteurs.
Et il promet à l’un des deux le royaume du ciel.
Et la soif le dévore, et pour toute boisson un soldat lui offre du fiel et du vinaigre.
Un autre soldat ouvre son côté avec le fer d’une lance.
Il se plaint du délaissement de son Père céleste.
Et des hommes lui disent en raillant que puisqu’il sait faire des miracles, il devrait en faire un pour descendre de la croix.
Il recommande sa mère au disciple bien-aimé.
Il jette un grand cri, puis, abaissant sa tête, il dit que tout est consommé.
Et lorsque l’Homme-Dieu rendit le dernier soupir sur Golgotha, un gémissement fut entendu pareil à celui qui éclata au moment de la déchéance ; et ce gémissement devint aussitôt un cantique d’amour et de reconnaissance.
Et les dieux des nations s’enfuient, et les oracles de la gentilité se taisent.
ÉPODE.
Le mystère insondable de l’expiation est accompli.
Le voile du temple est déchiré. Les ténèbres couvrent la terre. La pierre des sépulcres s’agite.
Le ciel s’ouvre, Hébal entend le retentissement de l’hymne sans fin, l’hymne de la réconciliation, l’hymne de l’agneau immolé dès le commencement du monde.
La terre est en spectacle à toutes les sphères célestes.
Et des voix parmi le peuple disent : Celui-là était véritablement le Juste.
Et il est détaché de la croix. Et ses vêtements sont tirés au sort, pour rappeler la dernière des paroles anciennes sur lui.
Et il est couché dans un sépulcre neuf.
Une pierre est placée sur son sépulcre, et des soldats veillent pour que le corps ne soit pas enlevé.
Mais si le mystère de la réhabilitation est accompli sur la terre pour les hommes qui vivent, et pour ceux qui doivent naître, il n’est pas accompli pour les générations qui dorment dans le tombeau.
Le Christ va aux Enfers délier de l’antique anathème les générations qui ont vécu sur la terre, et la vertu de l’expiation affranchit le passé.
Le Destin est vaincu dans ce qu’il a de plus irrévocable, il est vaincu dans la mort.
Et le genre humain, depuis le commencement des temps jusqu’à la fin, participe à la réhabilitation.
Et de grandes joies éclatent dans le ciel. Et le troisième jour le Christ ressuscite d’entre les morts.
Et les soldats auront en vain gardé le sépulcre qui restera vide jusqu’à la consommation des siècles.
Et le Ressuscité reparaît parmi ses disciples, et il leur accorde le don des langues, et il leur dit d’aller nommer son nom parmi tous les peuples.
Et il remonte dans la gloire de son Père.
Et toute la destinée humaine, dans le passé et dans l’avenir, dans le temps et hors du temps, se résume et se transfigure dans la vie de celui qui a voulu être le péché pour être le salut, être la faute pour être le pardon, de celui qui s’est fait notre image pour que nous devinssions la sienne.
Hébal a la véritable intelligence de l’homme, de la religion universelle de l’humanité.
VII.
STROPHE.
Les disciples du Crucifié couvrent la terre pour répandre l’accomplissement de la promesse, comme au commencement de la race humaine les pères de la race humaine couvrirent la terre pour la peupler.
Et ils eurent comme eux le don des langues.
Et les antiques traditions restent identiques avec la tradition de la promesse.
Étienne, le premier martyr, voit les cieux ouverts pendant qu’il est lapidé par le peuple ; un fanatique garde ses vêtements.
Et le premier martyr est le type de tous ceux qui rendront témoignage.
Et celui qui garde les vêtements du premier martyr sera l’apôtre des nations.
Et le pêcheur de la Judée qui avait renié trois fois son Maître vint, avec le bâton du voyageur, secouer la poussière de ses pieds sur les statues des dieux des nations, et les dieux des nations tombèrent.
Et le persécuteur qui fut vaincu par l’esprit de Dieu sur la route de Damas, alla prêcher le Dieu inconnu dans la ville de Platon, devenue la ville des sophistes.
Et saint Jean eut dans l’île de Patmos cette révélation qui lui montra toute la série des destinées humaines.
Jérusalem vit le premier concile.
Sept églises dans l’Asie mineure fondèrent l’initiation chrétienne pour l’Orient.
Elle fut fondée dans les catacombes de Rome pour l’Occident.
Et le pêcheur de la Judée scella de son sang la foi qui allait gouverner le monde.
Et le persécuteur devenu l’apôtre des nations scella de son sang une religion encore sans rites.
Et Hébal sentit alors le grand travail de la régénération s’opérer à la fois dans tout un monde vieilli.
Et le monde vieilli va se renouveler sous le nom de monde chrétien.
Et l’on vit l’homme nouveau que n’avait pu comprendre Nicodème ; on le vit dans la solitude et dans la famille, dans la vie privée et dans la vie publique ; des vertus inconnues vinrent étonner les sages du siècle.
Et le malheur ne sera plus un opprobre.
ANTISTROPHE.
Et toutefois, au bout du monde, qui était encore le monde romain, dans les mers du Nord, mers inconnues, est une île conquise par les armes de César ; et au bout de ce petit univers, il reste un rocher sur lequel l’aigle romaine n’a pu s’élever. Tant que la liberté trouve à poser son pied quelque part, tant qu’elle peut prendre son essor de l’aire la plus étroite, pour de là étendre son vol sur mille contrées, pour de là faire retentir sa voix puissante, et réveiller les peuples courbés sous le joug de l’esclavage, il est permis d’espérer. Trois cris terribles retentissent des bords du Tibre aux lacs de la Calédonie. Le premier est pour proclamer le monde soumis. Le second cri annonce qu’un rocher est resté inaccessible aux armes des maîtres du monde ; et les maîtres du monde s’indignent, et les peuples font des vœux. Et les sympathies généreuses sont aussi une puissance. La grandeur romaine a commencé par un asile ; le génie libérateur peut commencer par un asile. Rome rassemble toute l’énergie de son destin pour vaincre un rocher. La force qui a subjugué le monde se brise un instant contre le rocher comme une vaste mer contre un grain de sable. Mais le grain de sable disparaît au troisième cri. La liberté n’a plus où poser son pied. Ainsi la Calédonie a été pour le monde entier ce que les Thermopyles avaient été pour la Grèce. Harpe sonore du Barde, tais-toi en présence du despotisme universel.
ÉPODE.
Sans doute Hébal avait les yeux fixés de loin sur les montagnes d’Érin, lorsqu’il vit une telle résurrection d’un passé si glorieux.
Mais il est tranquille, car il sait que la liberté n’habite pas sur un rocher, et qu’une génération nouvelle l’a dans le cœur.
La liberté politique, un jour, naîtra de la liberté qu’enfante la régénération.
La fatalité qui résulte de la déchéance va s’abolissant.
Ainsi, d’abord, lutte de l’homme contre les forces de la nature.
Puis, lutte de la liberté humaine contre le Destin.
Puis, accord de la Providence et de la liberté humaine.
Puis enfin, la charité substituée à la solidarité.
Et la confarréation universelle, symbole des symboles, immolation perpétuelle et sans fin, sacrifice pacifique qui résume, complète et annule tous les sacrifices, est la grande expression de la religion de l’humanité.
VIII.
STROPHE.
Les vainqueurs des maîtres du monde sont cachés dans les catacombes de Rome même.
Et le roc Tarpéien, qui fut si longtemps le Caucase de l’Occident, voit ronger sourdement les fers qui retiennent captif l’émancipateur.
Trois sanglantes persécutions attestent la grandeur de l’initiation chrétienne. Et le sang des martyrs versé sans mesure est une semence sans mesure. Et tous les martyrs ressemblent à Étienne.
Et Jérusalem tombe comme dans un gouffre de sang et de feu.
Et Palmyre bâtie par Salomon disparaît du désert.
Et Zénobie a passé par les trois grandes initiations du genre humain.
D’autres évènements ont été à peine remarqués par Hébal.
Pendant que Mithridate opposait aux Romains la dernière résistance de la ruse et d’une volonté de fer, Odin, suivi de ses braves compagnons, s’élance des bords du Pont-Euxin aux rivages de la Baltique, et crée une religion qui sera la sanguinaire religion des Scandinaves.
Et les Barbares qui doivent renouveler la face de l’empire romain croissent dans des climats ignorés.
Et la corruption romaine est égale à sa grandeur.
ANTISTROPHE.
Hébal trouve dans le Musée d’Alexandrie une immense distraction ; là il assiste à toute l’évocation d’un passé qui n’est pas destiné à périr.
Et toutes les philosophies théurgiques qui ont ému l’intelligence humaine depuis Empédocle jusqu’à Apollonius de Thyane, comparaissent pour s’éclipser devant la philosophie chrétienne.
Et toutes les religions comparaissent pour affirmer la religion universelle du genre humain.
C’est en ce moment qu’Hébal voit se lever devant lui tout un monde que jusqu’alors il avait méconnu.
C’est en ce moment que l’Orient et l’Occident se racontent leurs mutuelles aventures, aventures qui sont toute la destinée humaine.
Le mont Himalaya, le Sinaï, le Caucase, le Taurus, le roc Tarpéien, forment l’horizon du vieux monde évoqué à la fois par toutes les sibylles, par tous les prophètes, par tous les philosophes, par toutes les croyances qui meurent et qui naissent, par tous les sacerdoces qui finissent et qui commencent.
Eh quoi ! la Trimurti indienne sur l’Himalaya !
Eh quoi ! la Thréitie de Samothrace s’enfuyant des mers transparentes de la Grèce, et venant s’asseoir parmi le chaos de glace et de feu qui se distingue à peine dans la mer brumeuse de l’Islande !
Eh quoi ! Prométhée restant attaché sur les sommets escarpés du Caucase !
Eh quoi ! toutes les fables prenant de la réalité ! Et le mythe, dans les lointains de l’humanité, projetant de grandes ombres à l’égal du dogme !
Malheur à qui se scandalise ! dit une voix.
Mais le mont Himalaya, le Caucase, le Taurus, le roc Tarpéien, se perdent dans les foudres et les tonnerres du Sinaï.
Le Sinaï lui-même se perd dans les ravissantes splendeurs du Thabor.
Hébal connut la prophétie perpétuelle de la langue hébraïque.
Il connut l’existence absolue révélée avec le nom de Jéhovah.
Il connut l’identité de l’espèce humaine à toutes les époques, manifestée par le sentiment intime du Médiateur.
Il connut l’ancien et le nouveau Testament.
Il connut l’accord des Perses avec les Hébreux ; des Égyptiens et des Grecs avec les Syriens.
Il vit qu’Alexandre avait voulu reconstruire le syriisme et l’hellénisme.
Il comprit que Socrate était mort pour le logos.
Enfin il sut en quoi consistait l’insuffisance des divers époptismes, soit des écoles fondées par la sagesse humaine, soit de ceux qui reposaient dans les sanctuaires antiques, ceux dont les sacerdoces de la gentilité étaient dépositaires.
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Et Constantin fait passer la religion chrétienne de l’état de religion secrète à l’état de religion publique. Il énonçait un fait que la grandeur romaine déchue lui avait caché ; car c’est lui qui a écrit les derniers règlements sur les augures.
Hébal cherche le labarum dans les airs ; mais la croix même du Sauveur des hommes jette, sur les hauteurs de Golgotha, une lumière divine qui éclaire tout l’horizon du monde de l’humanité.
Et Julien veut rétrograder, et il entreprend un labeur au-dessus des forces humaines. Et un beau génie et un grand caractère tombent dans l’opprobre de l’absurde.
ÉPODE.
Hébal avait suivi la longue lutte entre le christianisme et le paganisme, et cette lutte est finie ; mais une autre va commencer.
Les hommes sont en possession du subjectif qui s’est assimilé à leur conscience, ils vont se battre pour les formes de l’objectif.
Telle est la raison des hérésies qui se partagent l’empire des esprits.
Et les Barbares viennent disperser les débris des sociétés vieillies.
Et Mahomet paraît subitement dans le monde.
Et l’Afrique est rayée de la carte de la civilisation.
Et l’Europe se trouvera pressée entre la religion déjà pâlissante d’Odin, et celle de Mahomet, tout éclatante de jeunesse.
Et la religion de Mahomet roule ses flots jusque dans les champs de la Touraine. Là elle rencontre un héros qui la fait reculer, comme, plus tard, la bataille de Lépante finira son action sur l’Europe.
Hébal entend encore le craquement des empires, et autour de Charlemagne se groupe toute la mythologie du Moyen Âge, et il brille seul dans les ténèbres.
Et pendant qu’Hébal recueillait tant de choses dans son esprit, l’empire de Charlemagne s’écroulait au sein des mêmes ténèbres.
Et Pépin, maire du palais, c’est-à-dire tuteur des rois et chef militaire, Pépin, abbé de Paris, monte sur le trône.
Et les successeurs du pêcheur de la Judée protégeaient les peuples contre la forte hiérarchie féodale, et travaillaient en même temps à construire une monarchie universelle.
Alors fut manifesté le principe des deux puissances. Hildebrand, par l’ascendant de la foi, voulut enchaîner le principe temporel au principe spirituel.
Et le principe temporel résiste : une lutte interminable s’engage pour les siècles.
Quel travail, sans cesse suspendu et repris, que celui de la grande unité française se développant elle-même, et se préparant au gouvernement des peuples, par les mœurs et les opinions !
Et les croisades posaient la barrière à l’abri de laquelle l’Europe pourra se constituer.
Et saint Louis fondait la civilisation moderne.
Et des princes chrétiens règnent un instant à Jérusalem.
Et Constantinople tombe au pouvoir des Turcs.
Et le monde moderne, qui avait déjà une littérature spontanée, reçoit, par les Grecs fugitifs, le mouvement d’une littérature d’imitation.
L’unité française allait être étouffée dans d’implacables divisions, si le principe de cette unité, nécessaire à la direction des destinées nouvelles de l’Europe, ne se fût merveilleusement identifié à une vierge magnanime, sibylle providentielle, qui triomphe, et meurt sur un bûcher.
L’Amérique venait d’être découverte, Galilée fondait la philosophie expérimentale : deux mondes s’ouvrent, l’un au commerce, l’autre à la science.
Et la sainte humanité se voile la face devant les calamités de l’univers agrandi de tout un hémisphère.
Et la Chine et le Japon, visités par de savants missionnaires, enseignent des faits humains qui serviront à compliquer et à éclaircir l’immense question des origines.
La péninsule ibérique se dégage de la domination des Maures, et étend la sienne sur l’ancien et le nouvel hémisphère.
Hébal voyait toutes ces choses à la fois, il entendait tous les discours en même temps.
IX.
STROPHE.
Et le schisme de Luther vient alarmer les croyances déjà ébranlées par les mœurs.
Les ombres de ceux qui ont précédé ce puissant hérésiarque semblent se réveiller de leur tombeau pour dire : « C’est donc en vain que nous avons été égorgés, mutilés par le fer et le feu ! c’est donc en vain que le gothisme a été noyé dans le sang des Albigeois ! On peut tuer des nations entières, on ne peut tuer des idées ! »
Et les jésuites commencent un grand empire qui a ses provinces sur toute la surface de la terre.
Et l’humanité et la religion se voilent la face, car la terre est de nouveau inondée de sang au nom de ce qu’il y a de plus saint sur la terre. Et toujours : on tue les hommes, on ne tue pas les idées.
Et le long règne de Louis XIV brille d’abord d’un grand éclat, puis s’éteint dans de tristes misères.
Rois de l’Europe, comment avez-vous vu sans émotion l’échafaud de Marie Stuart ? Voyez maintenant Charles Ier monter à son tour sur le même échafaud !
Olivier Cromwell et Milton ne vous ont-ils rien appris ?
Savez-vous ce que fait Pierre Ier dans les chantiers d’Amsterdam ? Terrible parmi les terreurs d’un nord inconnu, il va révéler un empire qui un jour menacera bien des empires.
C’est dans Constantinople que sont déposées les clefs de l’Europe et de l’Asie. Le Turc stupide les garde pour celui qui saura les prendre.
Et Descartes et Bacon enfantent le dix-huitième siècle.
Et la révolution française vient accomplir la mission du dix-huitième siècle.
Et la coupe des malheurs est versée sur la France, et l’enivrement de la gloire ne la console pas.
Et une grande victime est tombée.
Et un homme antique s’élance sur la scène du monde.
Il reconstruit l’empire de Charlemagne, et il veut faire rétrograder l’idée comme il a fait rétrograder la pensée du pouvoir.
Et les batailles qu’il livre sont des batailles de géants.
Et l’esprit de la nation française se retire de celui qui a voulu ressembler à Julien.
Et deux fois il perd l’empire, et deux fois sa chute ébranle le monde.
Il meurt sur un rocher perdu dans les mers immenses de l’Atlantique, tombeau digne d’un Titan !
Et l’exil a ramené l’affranchissement par l’expiation.
Et le principe volitif et le principe fatal recommencent cette lutte qui avait été suspendue par le captif de Sainte-Hélène, alors qu’il régnait sur les peuples et sur les rois.
Et la Restauration, à l’insu d’elle-même, a été l’âge de l’émancipation de la pensée.
Et la Restauration a été complètement méconnue par ceux qui devaient la protéger.
Et la dynastie s’est considérée comme cause et non comme instrument.
Et l’instrument indocile a été brisé par un effort subit et spontané.
Et la foudre n’aurait pas été plus prompte. Et une multitude a agi comme un seul homme, comme une intelligence unique.
Maison de France, tu as voulu conserver l’antique fatalité dont la Providence avait résolu de t’affranchir, parce qu’elle avait résolu d’en affranchir le monde.
Un silence succède, le silence de l’admiration.
Et les peuples racontent au loin la victoire d’une grande multitude, qui a été un seul homme, un homme puissant et sage.
Et les vieux rois se sont retirés dans l’exil ; et ils ont excité une pitié profonde, car on a compris qu’ils avaient été sans intelligence, qu’ils avaient méconnu leur mission.
Toutefois, en ces jours de crise où un peuple tout entier s’exprime par un mouvement subit et indélibéré, il est un mystère qui travaille les esprits jusqu’à ce qu’il soit sorti de sa solennelle obscurité. Les sociétés humaines marchent incessamment ; incessamment un passé se détruit, un avenir se forme. Les manifestations successives constituent les époques palingénésiques. À ces époques, les sociétés humaines sont tenues de deviner une double énigme, l’énigme générale de l’humanité, l’énigme de l’épreuve actuelle : c’est à ce prix seulement qu’elles s’assurent le progrès.
Ainsi le Sphinx spontané des barricades a volé du Louvre aux Tuileries, des Tuileries à l’Hôtel-de-Ville.
Qui aura le sentiment de la transformation sociale, peut-être prématurément accomplie ? En qui se fera l’assimilation de la pensée de tous ? Qui dira le droit résultant du fait non prévu ? Qui forcera le concret accidentel à produire l’abstrait normal ?
Hébal ne s’y trompe point. Deux degrés d’initiation ont été franchis à la fois. La loi des développements successifs veut que l’homme se rachète d’un degré franchi sans l’épreuve préparatoire. Hébal prévoit de grands troubles. Mais la loi du progrès a une telle puissance qu’elle finira par rétablir l’harmonie.
Et la lutte du principe volitif et du principe fatal va recommencer entre la France et l’Europe.
Une Europe toute nouvelle doit sortir des ruines de l’Europe ancienne, restée vêtue d’institutions usées comme un vieux manteau.
Une incrédulité apparente menace d’abolir toute croyance ; mais la religion du genre humain renaîtra plus brillante et plus belle.
Elle renaîtra au moment où le Moyen Âge aura rendu son dernier soupir dans sa dernière agonie : la résurrection est fille de la mort.
N’a-t-il pas été dit : « Je graverai ma loi dans leurs entrailles, et je l’écrirai dans leurs cœurs ? »
Et le Christ n’a-t-il pas dit : « J’ai d’autres brebis qui ne sont pas de ce troupeau ? »
Toutes les expressions des croyances intimes tendent à se résumer dans un symbole qui se forme en silence, au milieu des terribles agitations des sociétés humaines ; et quelques sons de ce futur symbole déjà commencent à se mêler au glas funèbre du Moyen Âge expirant.
Hébal ne cherche point ces théurgies, ces sciences magiques et superstitieuses qui, à la fin d’un cycle religieux, essaient de se substituer à la foi.
Il sait bien que le genre humain n’est point en travail d’une religion nouvelle, car il sait que tout est dans le christianisme, que le christianisme a tout dit.
Toutes les communions chrétiennes gravitent donc vers une unité catholique ; le temps est venu où toutes les hérésies vont confesser leur insuffisance.
C’est en vain que, dans la métropole de la civilisation, le signe de la promesse a été outragé : la croix civilisatrice régnera sur le monde.
La Grèce, la Belgique, la Pologne, ont demandé la liberté promise aux enfants de la foi : et voyez les miracles qui ont été enfantés ! La renommée aura-t-elle assez de palmes immortelles pour tant de héros ?
Une voix, prière ardente de tout un peuple qui demande le baptême du sang, s’élève, vers les hauteurs du ciel, à la mère du Christ :
« Que la Pologne, qui vous appelle sa Reine, que la Pologne qui fut si souvent le plus ferme appui de la chrétienté, redevienne florissante sous l’abri du saint Évangile, et soit aussi l’égide de la liberté des peuples. Vierge sainte ! si le Tout-Puissant a décidé, dans sa sagesse profonde, que notre patrie toute chrétienne doit souffrir comme votre Fils la mort du martyre, que sa gloire fasse partie de la gloire éternelle du monde ! »
Hébal revoit et Sagonte et Saragosse, et les Thermopyles et Missolonghi, et le rocher de la Calédonie, et les partages sanglants de la Pologne, triste fin d’une belle histoire qui recommence.
Qu’encore une fois la civilisation soit sauvée !
L’Italie ne conquerra-t-elle pas son indépendance, et la péninsule ibérique n’entrera-t-elle pas dans la loi du progrès ?
La ville éternelle sait qu’un nouveau règne lui est promis : le pontificat romain dira de quelles traditions il est dépositaire.
Les peuples ne seront plus parqués selon le caprice des conquêtes ou de la politique. Trois limites seront reconnues pour marquer la diversité des nations : les mœurs, les langues, les bassins géographiques. Et les limites naturelles ne nuiront point à la grande unité du genre humain, exprimée par la religion universelle.
Toutes les sympathies générales, toutes les sympathies de races se manifestent de nouveau comme dans les temps primitifs : c’est le signe certain d’une immense régénération.
Et la Russie va cesser d’être une puissance européenne.
Une mission lui sera accordée pour remuer l’Asie.
Combien de temps encore l’Autriche sera-t-elle campée sur les rives de la Brenta et du Pô ?
L’Angleterre déchire les derniers téguments de la puissante chrysalide.
Ainsi que la France, l’Europe veut agir comme un seul homme ; à son tour, le monde entier le voudra.
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Un nouveau rideau est tiré, un dernier sceau est brisé.
Et le passé raconte l’avenir.
Et une voix se fait entendre : Qui dira l’avenir ?
Et une autre voix dit : Celui qui sait le passé sait aussi l’avenir.
L’Europe se constitue donc de nouveau.
Et un frémissement général se fait sentir dans toute la création.
Le sang qui a arrosé le Golgotha proclame enfin l’abolition de la peine de mort, et dit l’impiété de la guerre.
Et la solidarité devient la charité.
La loi est fondée sur l’identité de l’essence humaine.
Le christianisme achève son évolution ; il règne sur le monde, mais d’un règne pacifique.
Et le christianisme, identique à lui-même, accomplit ses promesses dans toutes ses traditions, qui sont les traditions générales du genre humain.
La perfectibilité sort de la réhabilitation.
Les épreuves successives ont conduit à l’émancipation.
L’Occident triomphe. Voilà que l’Orient est ébranlé, et perd la conscience de son immobilité.
L’islamisme succombe dans la lutte.
La Chine elle-même devient progressive.
Le Gange est affranchi.
Partout, l’éclat du dogme éteint les lueurs incertaines du mythe ; les traditions resplendissent par-delà les condescendances des symboles.
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Et dans le point le plus reculé de l’avenir, sur la limite du dernier horizon de l’humanité, l’homme achève de compléter la création de la terre. Par un magisme nouveau il spiritualise la matière.
Les animaux disparaissent, car toute vie est devenue, par l’assimilation, la vie de l’homme.
Ainsi toutes les animalités successives qui ont précédé l’homme se résumaient successivement les unes les autres ; toutes ont fini par se perdre dans l’homme même, dernier terme de la création pour le globe de la terre.
ANTISTROPHE.
Hébal croit assister à l’agonie de l’immense univers.
Les lois qui en firent l’harmonie semblent avoir cessé.
Et cependant les corps célestes continuent de suivre en silence leurs ellipses tracées depuis l’origine des choses. Mais la terre, la terre seule, ne sait plus où est son équateur, où sont ses pôles. Elle chancelle sur elle-même. Son atmosphère est redevenue mortelle. Toute vie périt comme au temps du déluge. Hébal lui-même se sent mourir au sein de cette angoisse universelle. Son âme, détachée de son enveloppe mortelle, plane sur cette vaste ruine : elle se prépare à contempler un nouvel acte de la puissance suprême. La terre, globe éteint, sans vie, ni végétative, ni animale, la terre est lancée dans un autre coin de l’espace.
À un signe de la puissance suprême le genre humain tout entier se réveille de la mort.
Les hommes sortent des entrailles de la terre, des lieux qui furent des montagnes, des vallées, ou les profonds abymes des mers. Ils se lèvent debout, et ne reconnaissent ni la terre, ni les cieux, car tout est changé. Hébal revêt pour la dernière fois le vêtement de poussière qu’il venait de quitter. Il se trouve au milieu de cette multitude qui est le genre humain tout entier.
Et les bêtes rugissaient dans les dernières limites de la création qui n’était plus. Et les animaux domestiques, et les poissons muets, et les oiseaux s’agitaient comme touchés par une verge galvanique. Mais pour la race animale ce n’était qu’une résurrection apparente, car l’homme seul ressuscitait réellement. Mais l’immatériel ne devait point être anéanti, et toute vie s’était réfugiée dans la vie humaine.
Quel spectacle !
Le genre humain, seule forme subsistante, se réveillant de la mort, et se mettant, comme autrefois Job, à interroger le Créateur, le Créateur dont l’ouvrage va périr ! Tant de générations qui parlent par un cri unanime, devenu une voix articulée, une seule voix, la voix de l’homme universel ; et cette voix est un gémissement qui contient l’image et le souvenir de toutes les calamités humaines depuis le commencement jusqu’à la fin.
Et cette voix du gémissement, de l’angoisse et de la mort, cette voix disait :
« Voilà donc cette terre qui me fut donnée comme un héritage !
« Voilà cette terre que j’ai arrosée de mes sueurs, que j’ai baignée de mon sang, que j’ai pétrie de mes larmes !
« Voilà cette terre telle que l’ont faite les déluges, les tempêtes, les volcans, les fléaux, les cataclysmes, l’infructueux labeur de l’homme !
« J’ai lutté contre les forces de la nature, j’ai lutté contre les éléments, j’ai fait le sol et les climats ! Les forces de la nature m’ont dompté, les éléments m’ont vaincu, le sol et les climats se sont élevés contre moi !
« J’étais poussière et je suis redevenu poussière !
« Et ma vie n’a été qu’un combat, une angoisse.
« Pourquoi tant de calamités, tant de crimes, tant de douleurs ?
« Pourquoi la guerre, les dévastations, l’esclavage, les castes et les classes ? Pourquoi les sacrifices humains, les superstitions, les infamies ? Pourquoi de jeunes filles innocentes et de chastes épouses ont-elles été profanées ? »
Et tout ce cri de l’homme universel semblait se résumer dans le cri échappé sur Golgotha par le Médiateur :
« Pourquoi m’avez-vous abandonné ? »
Mais Dieu ne dispute point comme jadis il avait disputé avec Job, son serviteur. Une immense clarté intellectuelle descendit sur le genre humain.
La conscience d’Hébal, assimilée à la conscience universelle, a compris sans qu’aucune parole ait retenti dans le monde expirant.
ÉPODE.
Et la terre, au lieu des splendeurs qui tiennent à l’aspect des montagnes, des eaux, des forêts, du jeu de la lumière dans les nuages, la terre est enveloppée d’une lumière réelle.
Un coup de tonnerre dévore notre globe qui se perd dans l’espace comme le diamant dans le creuset du chimiste.
La forme qui voilait la matière en se l’assimilant, la forme disparaît : la matière est rendue au néant ; ainsi la matière et la forme de la matière ont disparu. Les sens ne sont plus, le monde n’a plus le vêtement extérieur pour apparaître à des organes. Les êtres se sont retirés dans leurs essences.
Cette poussière dont tous les atomes ont été mêlés à l’organisation de la vie animale ou végétale, dont tous les atomes furent le support des sons, des odeurs, de la lumière, des propriétés physiques, cette poussière, devenue gazeuse, éthérée, s’est perdue au sein de l’espace incommensurable, puis n’a plus été.
Dans les royaumes de l’éternité, la vue voit et n’est pas trompée. Ce qui est n’est pas une apparence. La forme est une réalité ; elle n’est point passagère.
Calme du séjour éternel : analogie de ce qui était avant la création avec ce qui est après que la création a disparu.
De nouveau, l’idée contemple l’idée.
L’âme n’a plus de lieu.
L’homme a achevé l’épreuve successive qui lui fut infligée pour suppléer à l’antique épreuve.
La capacité du bien et du mal a produit la liberté dans le bien.
L’essence humaine a sanctifié ses organes terrestres.
L’homme a accompli la loi de son être.
Il connaît le but de la création.
Il se connaît lui-même.
Il connaît Dieu.
Il s’identifie avec le Médiateur.
Il n’habitera plus ni les entrailles de la femme ni les ténèbres du tombeau.
Il ne sortira plus de la poussière pour rentrer dans la poussière.
La ressemblance de Dieu ne sera plus gravée sur des traits fugitifs.
Jésus transfiguré sur le Thabor : tel est l’homme cosmogonique, tel est l’homme à la fin des temps.
Et l’homme fut une fleur intellectuelle croissant sur une tige terrestre, une fleur immortelle dont le pied était enfoncé dans un sol destiné à périr.
L’homme intelligence avant, intelligence après.
La terre, théâtre inutile des actions de l’homme, lorsque l’homme phénoménal n’est plus.
Les lois du monde furent troublées par la liberté des êtres intelligents ; l’harmonie des volontés intelligentes avec la volonté finale est rétablie.
Mais d’autres évènements ont eu lieu avant le dernier évènement. Le Médiateur a jugé les vivants et les morts.
Des siècles se sont entassés sur des siècles, et il n’a été accordé à Hébal que de voir le dernier.
Et ce n’est qu’au dernier jour de ce dernier siècle que le Fils de l’homme a reparu comme sur le Thabor. Et non plus une parole d’ironie, mais une parole de vérité a dit : Voilà l’homme.
LE RÉCIT.
Cette étrange contemplation finit pour Hébal, et il entendit sonner neuf heures.
Son voyage qui avait embrassé toute la durée des âges depuis le commencement jusqu’à la fin avait été accompli dans le temps qu’avait mis la sonnerie de l’horloge à sonner l’air de l’Ave Maria.
Ainsi sa rêverie magnétique, composée de tous les songes d’une vie magnétique elle-même, d’une vie qui, durant plusieurs années, fut si souvent une sorte de rêverie habituelle, cette dernière rêverie qui était une épopée agissante, l’intuition plastique des destinées humaines dans leur magnifique unité, avait commencé avec l’air de l’Ave Maria, et avait fini avec lui.
Et il éprouva une grande fatigue. Il n’eut que le temps de raconter ce qui venait de lui arriver, et que nul autour de lui n’avait soupçonné.
Et il n’avait pu raconter tout ce qu’il avait vu, et il n’avait pu dire tout ce qu’il avait senti, car la parole successive est impuissante pour une telle instantanéité.
Et même il n’était pas certain de l’exactitude de son langage ; il avait passé trop brusquement de la région de l’esprit à la région de la forme.
Et il rendit le dernier soupir en prononçant le mot éternité.
Il avait senti que toute vie humaine est le résumé de toute la destinée humaine, et que cette vie humaine ne se résume elle-même qu’au moment palingénésique de la mort.
À ce moment sans doute tous les rideaux ont été levés pour lui, tous les sceaux ont été brisés, et il a eu le sentiment vrai des choses dont il avait eu le sentiment obscur.
L’inspiration marquait une trace visible sur son visage, mais cette inspiration définitive n’a pu produire d’autre expression extérieure que la trace fugitive de ses traits sitôt éteints.
Or l’air de l’Ave Maria, qui avait bercé son oreille durant son rapide voyage dans les régions de l’esprit, semblait reposer encore sur sa figure ; car c’est le signe aimable de la Médiation, et la Médiation est le mot de l’énigme de l’humanité.
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Héroïque Pologne, tu fais bien d’invoquer la mère du Sauveur des hommes ! Et la vierge par excellence est la volonté humaine absorbée dans la volonté divine.
L’Église a fixé au 25 mars la célébration de ce grand mystère, le mystère de l’assimilation de la volonté humaine à la volonté divine : c’est la fête nommée par elle la fête de l’Annonciation ; et c’est le jour de cette fête que la Pologne tout entière a fait, comme un seul homme prosterné au pied des saints autels, l’admirable prière dont Hébal a entendu les paroles s’élever vers le ciel.
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Pour donner une idée de la manière dont Hébal considérait le temps et l’espace, voici un passage d’une lettre qu’il écrivait à un de ses amis :
« Dieu renferme l’infini dans une molécule de matière. Il renferme la perception de l’éternité dans un instant indivisible. Représentons-nous par la pensé le plus petit insecte de la création. Nos yeux ne sauraient l’apercevoir, le plus fort microscope nous le montre à peine. Pourtant il y a là une vie, une action, une faculté locomotive. Cet insecte a été plus petit encore, puisqu’il est né, puisqu’il s’est développé. Ce n’est pas tout. Un mouvement de circulation entretient en lui cette vie organique si obscure pour nous. Un fluide quelconque va et vient dans tout l’appareil de canaux que l’analogie seule démontre ; car nos yeux, aidés de l’instrument le plus parfait, s’arrêtent à la forme extérieure d’un tel animal. Il est cependant vrai que la fibre de cet être tient une place dans l’espace, et que chaque mouvement de circulation qui s’opère en lui, tient une place dans le temps. Si lui-même a des yeux, et cela est incontestable, comment concevoir l’extrême ténuité de l’organe ? Comment se faire une idée de la molécule de lumière qui vient réveiller en lui la sensation de la vue ? Comment imaginer les objets qu’il voit, qu’il cherche à atteindre, dont le cercle forme toute la sphère dans laquelle il s’agite imperceptiblement ? Son horizon le plus étendu sans doute est circonscrit dans un espace qui, en quelque sorte, n’existe pas pour nous ; et pour lui, comme pour nous, la lumière parcourt soixante-dix mille lieues par seconde avant d’atteindre son œil et de colorer les objets qui bordent son étroit horizon. Mais encore chaque molécule de lumière qui pénètre un tel œil tient une place dans l’espace, et chaque toise parcourue par elle a dû être parcourue dans un temps qui aurait besoin d’être répété, cent soixante-quinze millions de fois pour composer une seconde.
« Supposez maintenant à une intelligence humaine la faculté d’arriver à cette appréciation du temps et de l’espace. Pénétrez plus avant dans l’hypothèse : supposez une intelligence humaine capable de la rapidité de conception analogue à la rapidité de sensations qu’il faudrait pour apprécier de telles mesures du temps et de l’espace. Il en résulterait que cette intelligence aurait, dans une seconde, une succession de pensées égale à toutes celles que pourrait produire l’intelligence humaine en général, dans l’état de veille, durant au moins quatre mois ; alors une minute équivaudrait à vingt ans d’une vie passée dans la veille et dans la méditation, encore dans une méditation continue et sans interruption. Bien plus, je crois que je suis timide dans mon calcul. Ainsi tous les temps historiques, quelle que soit la borne que vous vouliez leur assigner, seront renfermés dans bien peu d’heures.
« Il est facile de voir que l’hypothèse n’est point épuisée. »
Il écrivait ceci dans une autre lettre :
« Le miracle de Josué est un miracle théosophique.
« Le soleil et la lune s’arrêtèrent jusqu’à ce que le peuple se fût vengé de ses ennemis. N’est-ce pas ce qui est écrit au livre des Justes ? (Josué, X, 13. )
« Je ne veux pas entrer dans la théorie des miracles en général.
« Seulement je veux dire que l’examen de celui de Josué raconté d’après la tradition, comme les paroles mêmes de la Bible l’indiquent assez, pourrait donner lieu à une thèse philosophique sur le temps objectif et phénoménal, et le temps subjectif et intellectuel.
« Ici il serait arrivé à une multitude ce qui d’ordinaire arrive à un seul homme, encore dans des circonstances très rares. En effet, c’est un évènemént très rare que celui d’un fait s’accomplissant simultanément avec la pensée. Alors le mouvement du monde extérieur semble s’arrêter.
« Les juges de Galilée et Galilée lui-même durent être fort embarrassés.
« Ainsi le miracle de Josué conduirait encore à l’examen de la puissance d’un homme agissant sur les autres hommes et sur les choses.
« Josué est une volonté puissante forçant d’autres volontés à condenser des actes successifs dans un seul acte, un acte instantané.
« L’inspiration qui lui fait commander au soleil de s’arrêter est l’autorité poussée à sa plus haute énergie : elle transforme une armée en une trombe exterminatrice.
« Les lois de Dieu sont éternelles. Les lois de la nature établies par Dieu sont immuables.
« Les miracles ne sont ni une suspension de ces lois, ni une exception à ces lois.
« Si le miracle est un coup d’état de la Providence, c’est un coup d’état qui résulte de ces mêmes lois, comme la dictature est enfermée dans l’antique constitution romaine.
« Le miracle théosophique de Josué n’est point un fait isolé dans l’histoire de l’esprit humain.
« Les livres indiens nous offriraient plusieurs exemples de cette condensation des évènements dans un temps très limité, ce qui donne au temps quelques-unes des prérogatives de l’éternité.
« Une terrible bataille entre les Kauravas et les Pandavas va décider du sort de toute l’Inde.
« Les deux armées sont en présence. Déjà des flèches se sont croisées dans les airs pour engager l’action.
« En ce moment, Krishna, qui est la Divinité sous une forme humaine, et Arjuna, son disciple chéri, l’un et l’autre montés sur des chars, sortent, chacun de leur côté, des rangs des deux armées, et se rencontrent dans l’espace qui reste libre avant la mêlée.
« Tel est cet épisode si fameux du Mahâbhârata.
« Cet épisode, connu sous le nom de Bhagavad-Gita, est, je crois, l’exposition la plus complète de l’antique doctrine des Hindous sur la religion et la morale. Krishna instruit son disciple de ce qu’il lui importe le plus de savoir : la nature de l’âme, la destination de l’homme, les devoirs qu’il a à remplir envers ses semblables, envers la Divinité ; enfin de la route qu’il doit suivre pour parvenir au bonheur éternel.
« Il est évident que, dans la pensée du poète, cet étonnant dialogue est une contemplation sans durée appréciable du temps, car une journée entière aurait à peine suffi, dans la solitude, et avec une pleine liberté d’esprit, pour qu’un pareil entretien pût avoir lieu entre les deux interlocuteurs, c’est-à-dire entre Dieu et le vaillant archer. »
Pierre-Simon BALLANCHE,
La ville des expiations, 1831.