Le chien parlant

 

RÉCIT DU COIN DU FEU

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Michel BALUCKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il était une fois une comtesse, une très étrange comtesse qui le matin avait cinquante ans et l’air d’un épouvantail : maigre, ridée et grisonnante, et au bout de quelques heures passées devant son miroir, paraissait non moins blanche, rose et jeune que si elle n’eût pas encore atteint la trentaine.

Or elle possédait un petit chien, nommé Finaud, charmante bête, dont les poils teintés par-ci par-là de taches marron, s’enroulaient en boucles soyeuses et qu’elle aimait ou plutôt adorait au point que sa passion pour ce quadrupède excitait la jalousie de tous les mendiants qui se voyaient froidement repoussés du seuil de la comtesse. Jacques lui-même, vieux domestique obligé aux nettoyages nécessités par Finaud, astreint à le servir et à lui témoigner autant d’égards qu’à sa maîtresse, s’indignait dans l’âme et se scandalisait de cette adoration de l’espèce canine. Et, pour comble de guignon, il se voyait forcé en outre à écouler les récits de la comtesse sur l’ingéniosité de son favori, ses farces, ses caresses, récits qu’elle terminait d’ordinaire par ces mots :

« Vois-le, Jacques, regarder comme s’il comprenait qu’il est question de lui. Non, c’est une bestiole si intelligente qu’il ne lui manque absolument que la parole. Si ce petit chien pouvait parler, il serait plus madré que bien des hommes. »

À force de répéter ces éloges, elle impatienta Jacques, qui lui dit un jour :

« Eh ! je vous prie, Madame, qu’y aurait-il de si extraordinaire à apprendre à un chien à parler ? Cela s’inculque bien à des merles et à des perroquets, qui n’ont certes pas la compréhension de notre Finaud. »

– « Oh ! c’est vrai qu’il a plus, cent fois plus d’esprit que ces oiseaux, seulement il faudrait quelqu’un qui eût la patience de l’instruire. »

Jacques répliqua par manière de plaisanterie :

« Il paraît qu’en Silésie il y a un gardeur de moutons qui apprend aux chiens à parler. »

La comtesse était si crédule qu’elle ajouta foi à cette fable et ne cessa plus de tourmenter Jacques pour qu’il s’informât, coûte que coûte, de l’endroit où habitait ce gardeur de moutons. Jacques louvoya et se déroba tant qu’il put ; finalement ne sachant comment échapper aux exigences de la comtesse, il lui inventa le nom du prétendu village de ce berger.

« Mais, je vous prie, Madame, il se fait payer gros ce tour de force, car il n’accepte pas moins de cent florins », ajouta-t-il dans l’idée d’effrayer par cette annonce la comtesse, connue pour sa ladrerie.

Mais la comtesse, qui tenait son cœur et sa cassette rigoureusement fermés aux pauvres, se montra d’une incroyable largesse, dès qu’il s’agit de son Finaud chéri, et se déclara prête à payer tout ce qu’il faudrait. Elle consentit à donner tout de suite une moitié d’avance et l’autre une fois l’éducation terminée, et elle expédia immédiatement Jacques avec l’argent et Finaud à ce précepteur de chiens.

Jacques ne se possédait pas d’indignation, parce qu’il se souvenait combien, en envoyant son fils à l’école, il avait supplié la comtesse de lui accorder un secours pour les inscriptions et les livres. Il s’agissait de la bagatelle de vingt et quelques florins qu’il ne put jamais obtenir, et elle n’hésitait pas à sacrifier deux cents florins en faveur du chien. Aussi, en conduisant au bout d’une laisse de soie le chien recouvert d’un mantelet bleu aux armes de la comtesse, il le traînait et secouait brusquement, déchargeant de la sorte sa colère sur cet animal, et le chien, ayant fini par s’obstiner à ne pas avancer, il lui détacha dans la tête un coup de pied tellement vigoureux que cette bête délicate poussa un gémissement plaintif et tomba sans vie.

Jacques commença par être très perplexe, mais il imagina bientôt un moyen de se tirer d’affaire. Il garda l’argent pour lui et s’en revint deux jours après dire que le gardien de moutons l’avait invité à revenir chercher le chien dans un mois.

Pendant ce mois, la comtesse fut au désespoir ; les jours lui paraissaient interminables et fastidieux sans cette créature adorée ; elle demandait à la prière de la consoler de la douleur qui l’obsédait. À chaque heure du jour, elle rappelait son très cher Finaud ; qu’est-ce que le pauvret faisait à cette heure, son instruction avançait-elle, la regrettait-il, etc. Elle comptait impatiemment les jours, les heures qui la séparaient de lui et, le mois à peine achevé, elle dépêcha Jacques en toute hâte avec les cent autres florins pour lui ramener au plus vite son trésor.

« Ramène-le-moi, disait-elle, quand même il ne serait pas complètement éduqué, car je ne saurais vivre sans lui plus longtemps. »

Jacques partit et revint deux jours après, mais sans le chien.

« Et où est Finaud ? s’écria la comtesse effrayée. Est-ce qu’il n’a pas encore appris à parler ? »

– « Au contraire, Madame, je vous prie. À mon arrivée, il se tenait précisément assis devant la maison et, en me voyant, il s’est mis à remuer la queue et à me dire :

« Et qu’est-ce que fait cette..... » mais je n’ose le répéter, de peur que madame la comtesse ne se fâche.

– « Parle, parle, chaque mot de mon Finaud m’est cher. Que disait-il donc ? »

– « Sauf votre respect, madame, il disait : Et que fait donc notre vieille minaudière ? »

– « Finaud se serait exprimé ainsi, ce n’est pas vrai. »

– « Si madame la comtesse le désire, je puis appeler en témoignage le gardeur de moutons, sa femme et tous les autres assistants qui l’ont entendu de leurs propres oreilles. »

– « Oh ! Finaud, ingrat Finaud ! Comment as-tu pu blesser si profondément ce cœur qui te chérissait tant ! » soupira la comtesse.

– « Ce n’est pas encore tout, je vous prie, madame, mais il a commencé à jaser sur cet athlète du cirque qu’à ce qu’il paraît madame la comtesse recevait en secret chez elle au thé, et sur ce bel acteur que vous auriez, madame, pendant plus d’un an, hébergé, nourri, vêtu, accablé de cadeaux par excès d’amour pour lui, et Finaud m’a dit :

– « Ne s’est-elle pas maintenant entichée de quelque autre gaillard ? »

– « Et lu lui as permis de tenir de pareils propos ! » demanda la comtesse toute rouge de fureur.

– « Je ne le lui ai point permis, je vous prie, madame, et, de peur que Finaud n’en débitât davantage, je lui ai appliqué sur le crâne un tel coup de bâton qu’il est resté sur place. »

– « Cruel ! tu l’as tué ! »

– « Je vous prie, madame, que devais-je faire ? N’est-ce pas assez qu’il y ait des gens qui colportent de semblables sornettes, que cette Marion qui a été votre femme de chambre sème par la ville de ces balivernes ? Faudra-t-il encore que les chiens essuient, sauf votre respect, leur museau sur madame la comtesse ? Un pareil chien parlant serait tout simplement compromettant pour madame, car il pourrait conter plus d’une historiette. »

La comtesse accepta en silence cet avis de Jacques et le reconnut bien fondé. La pauvrette souffrit longtemps de la perte de son chien favori, mais le temps, qui guérit les plus graves blessures, apaisa aussi sa douleur.

Elle supporta cette infortune avec une humilité et une résignation vraiment chrétiennes, en s’inclinant devant les arrêts de la Providence et en reconnaissant que Dieu a bien fait de ne pas gratifier les chiens du langage des hommes.

 

 

Michel BALUCKI.

 

Traduit du polonais par Ladislas Mickiewicz.

 

Paru dans le Bulletin polonais littéraire,

scientifique et artistique en 1889.

 

 

 

 

 

 

 

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